Quelques avatars de l'or dans l'exégèse et la parénèse
p. 41-54
Texte intégral
1L'or coule à flots dans la Bible, tout au moins dans l'ancien Testament, depuis ce fleuve du Paradis Terrestre, le Phison, qui entoure "le pays où naît l'or, une terre où l'or est excellent"1 ; mais rien ne paraît plus banal et facile, à première vue, que les interprétations qu'en donnent les exégètes : sagesse divine, royauté, éclat de la patrie céleste... Pour esquisser un approfondissement de ces interprétations, il faudrait peut-être faire appel aux distinctions de Gilbert Durand sur les symbolismes de l'or, et à celles des historiens sur son rôle social.
2Gilbert Durand distingue "le plaqué-or de la conscience diurne"2, c'est-à-dire le symbolisme de l'éclat et de la lumière, et la "substance cachée" de l'or dans le "régime nocturne" où il représente l'intimité substantielle, la concentration, et, à l'arrière-plan, le schème d'une digestion qui l'assimile à l'excrément : suivant les tendances habituelles du "régime nocturne", l'or, dans ce second registre symbolique, devient ambivalent, partagé entre richesse intime et horreur excrémentielle.
3Les historiens, eux -comme on peut le voir ici même par l'exposé de Michel-Marie Du Feil - opposent deux fonctions sociales de l'or, la fonction de prestige, dominante en Occident aux époques mérovingienne et carolingienne3, où les rois "barbares" font battre monnaie pour affirmer leur souveraineté plus que par nécessité économique ; et la fonction monétaire, qui reprend son importance à partir du xiiè s. Il ne serait sans doute pas arbitraire de rapprocher cette distinction de celle de Gilbert Durand : la fonction de prestige correspond bien au symbolisme "diurne" de l'or, représentant la puissance illuminante de la monarchie et des autres pouvoirs, tandis que la fonction monétaire correspond plutôt au symbolisme "nocturne", où la valeur d'intimité est celle du signe abstrait, et où la perspective "digestive" est l'image de la circulation économique dans la société ; même l'ambivalence du "régime nocturne" se retrouve dans l'or monétaire, où le Christianisme voit à la fois une valeur positive par les possibilités ouvertes à la charité et une valeur négative par la cupidité et l'usure.
4On est tenté de retrouver cette dualité de l'or dans les interprétations de Grégoire le Grand sur le Livre de Job. L'assimilation de l'or du Phison à la sagesse divine, traditionnelle dès saint Ambroise4, se rattachait évidemment à la valeur d'"intimité" de l'or "nocturne", et en même temps, en somme, à l'emploi monétaire du métal précieux, car la "sagesse" biblique s'affirme moins par son éclat que par son efficacité sociale ; dès la première mention de l'or dans Job, saint Grégoire, dans ses Moralia (un des manuels de base de la pensée médiévale) reprend cette interprétation : les principes qui possident aurum sont les rectores Ecclesiae, détenteurs de la sagesse de Dieu ; l'argent, comme souvent, représente ici la parole par laquelle s'exprime cette sagesse5. A l'état idéal de l'humanité, évoqué dans ce passage, s'oppose - ce qui nous rappelle le principe d'ambivalence du "régime nocturne" - un état de corruption dont la peinture poussée au noir est représentée, dans les moralia, par le portrait de Léviathan au chapitre XLI de Job : cette fois, l'or, représentant l'éclat de la science divine, est corrompu scandaleusement par les successeurs des Apôtres, qui viennent se coller sous le ventre du démon par leurs prétentions et leurs erreurs perverses, et changent ainsi l'or en boue6.
5A vrai dire, dans le texte hébreu, d' après les traductions modernes, il n'y avait pas d'or à cet endroit-là, mais le contresens de la Vulgate est l'occaion pour saint Grégoire d'énumérer, dans le style des Distinctionea du xiiè siècle ou de la Clavis du pseudo-Méliton, ce que peuvent être les valeurs symboliques de l'or dans l'exégèse : "divinitatis claritas, splendor supernae civitatis, caritas, nator gloriae saecularis, pulchritudo sanctitatis". Il est un peu surprenant de trouver là cette énumération, qui semble nous ramener au "registre diurne" en fondant les significations de l'or sur son éclat et sa beauté rayonnante, donc sur sa valeur de prestige - avec les quatre quasi-synonymes claritas. splendor, nitor, pulchritudo - alors que les interprétations qui précédaient semblaient plutôt se référer à la valeur intime, profonde et marchande du "régime nocturne" et de l'économie monétaire. Pourrait-on se risquer à imaginer que Grégoire le Grand, en écartant finalement cette seconde valeur au profit du banal éclat lumineux, suit la tendance de son époque, où, dans l'Occident "barbarisé", l'usage monétaire de l'or tend à se réduire au profit de l'usage de prestige ? Une telle hypothèse ne pourrait trouver sa confirmation que dans une étude minutieuse des références symboliques à l'or dans les textes du viè au viiiè siècle ; on pourrait éventuellement se demander, a partir de là, si le rétablissement d'un circuit de l'or en Occident par les conséquences des invasions musulmanes, tel que l'a montré Maurice Lombard7, a eu un effet sur la mentalité symbolique.
6Mais il faut bien reconnaître que l'exploitation exégétique des filons aurifères bibliques ne se prête pas toujours aussi bien à l'opposition des "deux valeurs de l'or" ; éclat et intimité, prestige et échanges économiques, ces oppositions ont pu prendre une certaine portée, dès le moyen Age, dans les laboratoires des alchimistes et les échoppes des changeurs, et elles triomphent dans l'imaginaire capitaliste et romantique dont les théories de Gilbert Durand et celles des historiens modernes tendent à généraliser les structures ; mais je ne suis pas sûr qu'elles aient concerné profondément les mentalités courantes avant le xviè siècle. L'or des rois et l'or des financiers (ou des sages, ces financiers de la pensée) ne peuvent pas vraiment s'opposer dans des sociétés où le roi est plus ou moins le maître des échanges économiques et de toutes les sagesses. Mais cela ne veut pas dire que les interprétations médiévales de l'or se fondent dans un magma confus ; on peut y distinguer des nuances.
7Je vais tenter de le faire à propos d'une des rares références à l'or dans le Nouveau Testament8, celle de l'or des liages, dans le chapitre II de saint Matthieu : "et apertis thesauris suis obtulerunt ei munera, aurum, thus et myrrham". Outre les commentaires suivis de l'Evangile, on trouve à peu près nécessairement un commentaire de ce passage dans des centaines de sermons sur l'Épiphanie. J'ai retenu quelques-unes de ces explications, d'époques diverses.
8Je mets d'abord à part, comme saint Thomas le fait lui-même, l'explication historique et matérielle donnée par certains "litteraliter" : les liages se trouvent en présence d'une maison sale, d'un enfant faible, et d'une mère pauvre, et ils offrent donc de l'or pour soutenir financièrement la mère, de la myrrhe pour soutenir physiquement l'enfant, et de l'encens pour faire partir les mauvaises odeurs de l'étable. Saint Thomas cite cette opinion, sans référence précise ("aliqui...")dans sa Lectura super Matthaeum ; il ne la refuse pas, mais il n'éprouvera pas le besoin de la citer dans sa Catena Aurea9, car il pense qu'il faut plutôt s'orienter vers un sens symbolique ("aliquid mystice hic praetenditur"). Y a-t-il donc pour lui opposition radicale entre le sens monétaire "littéral" de l'or et sa valeur symbolique ? C'est difficile à dire, car, dans ce cas, c'est probablement la déchéance subie par l'encens qui a dû surtout choquer les adversaires du "littéralisme" et leur faire rejeter l'ensemble...
9D'après la Catena aurea, le premier sens symbolique qui apparaît est celui qu'offre un sermon de saint Augustin dont Grégoire le Grand reprend à peu près les termes dans une homélie sur l'Évangile10 : l'or est offert à Jésus comme il doit l'être à un roi, l'encens comme il doit l'être à Dieu, et la myrrhe, ingrédient de l'embaumement, comme elle doit être offerte à celui qui mourra pour le salut des hommes. C'est l'interprétation que reprend, par exemple, Julien de Vézelay dans son sermon pour l'Épiphanie11, mais avec une curieuse insistance sur l'or, à propos duquel il commence tout de même par utiliser l'explication historique et matérielle que signalera saint Thomas :
10"L'or était bien nécessaire à cette maman nourrissant son enfant, qui demeurait seule, sans l'aide d'une sage-femme ni d'une nourrice"..."L'or, donc, les Mages l'offrent pour venir au secours de la pauvreté de la mère (maternae subsi-dium paupertatis), et par ce geste ils signifient que l'enfant deviendra roi, de même que par l'encens ils proclament qu'il est Dieu, par la myrrhe ils reconnaissent qu'il est homme. N'est-ce pas là dire équivalemment : Seigneur, nous te présentons l'or destiné à la couronne de celui qui doit régner (aurum... unde fiat corona regnaturo) ; l'encens, nous l'offrons au vrai Dieu ; et nous venons avec la myrrhe pour l'embaumement et pour la sépulture de ton corps..."
11Outre cette insistance sur un sens littéral qui propose un modèle moral et qui n'est pas opposé au symbole (les "deux ors" ne sont tout de même pas radicalement distincts ! ), remarquons la précision unde fiat corona : le lien spécifique entre l'or et les rois était sans doute moins évident au xiiè s. qu'au temps de saint Augustin, et Julien de Vézelay éprouve le besoin de lui donner un support matériel, en présentant l'or comme la matière première de l'emblème le plus connu de la royauté.
12L'interprétation augustinienne se retrouve un peu partout, par exemple dans un sermon inédit de Jacques de Vitry cité dans la thèse de Jean Longère12, mais le maître parisien, engagé dans la campagne anti-albigeoise, en tire un argument contre les hérétiques : l'encens va contre la théorie d'Arius pour qui on ne doit offrir ce sacrifice qu'à Dieu le Père, la myrrhe contre celle de Manès qui ne croit pas le Christ mortel, et l'or contre les deux, car lianes refuse de croire le Christ né de la race royale de David, et Arius ne lui attribue que la "servitude".
13Malgré cette mise en valeur chez Jacques de Vitry, il reste que l'or, bien que nommé en premier dans le texte évangélique, tient dans ce système ternaire traditionnel une position hiérarchique médiane, puisque la place de la royauté, entre la divinité et l'humanité, ne peut guère être qu'au milieu. Mais, à partir de ce point central, son symbolisme a pu rayonner sur les autres éléments ; surtout à mesure qu'il devenait usuel, à partir de textes de l'Ancien Testament comme Ps. 71 ; 10-11, de considérer les trois Mages comme des rois ; l'or, avec la royauté qu'il signifie, semblait donc privilégié dans les trois dons. C'est ce que l'on verra par exemple chez Gerson, dans son sermon "Adorabunt eum..." pour l'Épiphanie13, prononcé le 6 janvier 1391 devant le roi Charles VI, âgé de 23 ans, et, en principe, encore sain d'esprit. Bu donataire, Jésus, l'interprétation glisse sur les donateurs, les trois "rois" mages ; et, à ces trois rois, Gerson fait correspondre trois royaumes, c'est-à-dire, non pas "trois parties du monde" comme dans certaines interprétations que je laisse de côté, mais trois façons de concevoir sa royauté pour un roi de ce monde comme l'est le principal auditeur du sermon :
14"...le premier royaume est personnel, le second est temporel, le tiers est espirituel. Par le premier royaume qui est personnel, est l'omme bien ordonné quant a sa personne ; et appartient a toute humaine creature, car chascun se doit gouverner deuement, et par ainsi sera digne d'estre roy appellé ; de quo regno accipitur illud evangelii : Regnum Dei intra vos est, et illud tragicum : rex est qui posuit metus et dixi mala pectoris. Par le second royaume qui est temporel, est l'omme bien gouverné en commune police, quant a temporalité ; et appartient aux princes et seigneurs terriens, qui bien ordonnent leurs peuples en union et en pais, et les deffendent de toutes oppressions ; de quo regno inducitur illud Scripurae : regnavit David, regnavit Salomon, etc. Le tiers royaume, qui est espirituel, principaument regarde le gouvernement de Sainte Eglise, et ceulx qui la doivent deffendre, et soustenir la foy cres-tienne, par laquelle et non autre nous pouons notre fin espirituelle, c'est assavoir de paradis, acquerir..."
15"...En figure et demonstrance de ces trois royaumes offroient au jour dui les trois rois a leur Dieu Jhesu trois manieres de dons : mierre, or et encens. Par la mierre est figuré le premier royaume, car comme elle de sa propriété et condicion deffant de pourriture coeporelle, ainsi est ordonné ce royaume a garder l'omme de pourriture espirituelle, par laquelle je entens péché. Le second royaume qui est temporel, est entendus par l'or ; car, comme l'or secourt a la povreté et indigence de l'omme, ainsi ce royaume est ordonné a pourvoir les hommes ayant ensemble leur vie temporelle souffisamment et paisiblement, moyennant l'auctorité du prince. Le tiers royaume est figuré par l'encens duquel on use ou service de Dieu, pour lequel service est ce tiers royaume principaument ordonné ".
16Notons au passage la motivation sémantique :"comme l'or secourt à la povreté et indigence de l'homme" : le lien avec la royauté se situe maintenant dans le domaine économique et non dans celui du prestige. Mais, comme les "trois royaumes* sont mis ensuite en rapport avec les "trois états" de la société, l'or se trouve ainsi, indirectement, symboliser " l'estat de chevalerie, qui a seigneurie de dominacion en temporalité". Gerson semble rejeter implicitement le rattachement de l'or à l'"estat de bourgeoisie" (ce rattachement qui sera récusé, en somme, par l'anoblissement de Jacques Coeur...) ; du reste, pour lui. Va responsabilité du gouvernement de ce "second royaume " revient toujours au roi (arbitre éventuel, en fin de compte, entre richesses nobiliaire et bourgeoise...)
17Dans la suite, Gerson oriente cependant son sermon vers une morale moins spécifique de l'"état" royal, en rattachant les trois dons des Mages à trois vertus dont l'homme doit offrir les effets comme les Mages : à la myrrhe correspond la "franche voulenté", à l'or la charité et à l'encens la foi ; mais ces vertus ont des "trônes", qui sont tout de même plus particulièrement référés à l'état royal : la "raison" pour la "franche voulenté" "et donc pour la myrrhe, la "justice" pour la charité et donc pour l'or, la "science divine" pour la foi et donc pour l'encens. Le cycle est ainsi fermé : nous revenons à des interprétations se référant aux essences théologiques plus qu'aux pratiques morales ; mais l'or reste à la seconde place ; ce n'est pas lui, comme dans les exégèses d'autres textes bibliques, qui représente la "sagesse divine". A propos du "second royaume", Gerson en revient même assez précisément aux considérations de politique ; mais, à ce moment, il oublie complètement le symbole de l'or qu'il avait posé au départ, pour développer d'autres thèmes, et en particulier l'image du corps social où les bras sont les chevaliers, les yeux le clergé, et les pieds le menu peuple, image fréquente chez lui et chez son amie Christine de Pizan.
18Cette politisation du schéma des "dons des nages" a eu apparemment (bien que je n'aie pas fait une statistique sur tous les sermons pour l'Épiphanie) moins de succès qu'une façon plus banale et plus classique de faire passer les interprétations de saint Augustin du destinataire aux donateurs, c'est-à-dire, en fin de compte, de la théologie à la morale. Ce système plus banal consiste à faire des trois dons les symboles des formes d'activité des hommes vis-à-vis de Dieu, ce qui aboutissait, comme dans une des étapes du schéma de Gerson, à un système de "vertus". On trouve déjà cela chez Grégoire le Grand, et saint Thomas le signale dans sa Catena aurea, à partir de la même homélie sur les Évangiles, où est proposée une équivalence de l'encens avec la virtus orationis, de la myrrhe avec la carnis mortificatio, et de l'or avec le lumen sapientiae. Dans cette seconde interprétation, saint Grégoire fait glisser l'or de la première place, qu'il a dans l'ordre du texte évangélique, et de la seconde, qu'il a dans la hiérarchie des personnalités du donataire, à la troisième, mais dans un classement évidemment progressif, ce qui tend à donner au métal précieux le rôle capital, et nous fait retrouver sa valeur "nocturne" que nous avions observée à propos des textes de Job.
19Au xiiè s., Guerric d'Igny, dans son premier sermon pour l'Épiphanie "Afferte Domino...", insiste lourdement sur cette valeur supérieure de la sagesse représentée par l'or, par rapport aux deux autres dons : la véritable prédication, dit-il, doit venir de celui qui possède l'or de la sagesse ; c'est à lui de fabriquer des pendants et des boucles d'or pour les oreilles de ses auditeurs (l'épisode du veau d'or est inversé métaphoriquement grâce à Cant. I, 10) ; alors, "pretiosius est hoc aurum cunctis opibus, etiam thure et myrrha" : la sagesse est supérieure à la prière et à la mortification, bien qu'il ne faille pas oublier ces deux devoirs14. Cette modification de la hiérarchie paraît intéressante, car elle semble montrer que l'intériorisation de la religion, par laquelle on place l'attitude spirituelle au-dessus de pratiques plus ou moins rituelles, a pu être liée à la mise en vedette d'un symbole emprunté aux valeurs séculières, pour lesquelles l'encens et la myrrhe ne représentaient plus grand-chose au Moyen Age, alors que l'or y avait une importance et une signification évidentes. Et ce lien entre un "comparé" qui est de l'ordre de la spiritualité approfondie et un "comparant" qui était maintenant remonétarisé et qui représentait donc l'introduction de l'abstraction dans les rapports économiques, ce lien nous ramène encore à la valeur d'"intimité" et de "circuit digestif" que Gilbert Durand décrit dans le symbolisme "nocturne" de l'or.
20Resterait à voir une autre tendance dans les interprétations symboliques des dons des Mages, et cette autre tendance nous paraît, à première vue, une chute brutale dans l'égo-centrisme scolaire des intellectuels, si nous la prenons dans la sécheresse de la Catena aurea, où saint Thomas cite sans commentaire la Glose ordinaire, qui fait correspondre les trois dons aux trois sens de l'Écriture, historique, moral et allégorique, ou aux trois sciences fondamentales, la Logique, la Physique et l'Éthique. Nous serions tentés de dire qu'avec de telles interprétations, les clercs savants contemplent leurs nombrils. Mais la Lectura super Matthaeum vient encore ici au secours de la Catena aurea, car Thomas d'Aquin y justifie ce genre d'interprétations. L'explication morale des trois dons, en effet, se réfère pour lui "ad actionem nostram", donc seulement à la vie active, tandis que les exégèses qui nous paraissent lourdement scolaires se situent "quantum ad contemplationem". Bien sûr, on peut encore trouver surprenant que cet enthousiasme juvénile pour les sciences livresques les donne pour cadre à la contemplation... Mais il ne semble pas que saint Thomas tienne beaucoup à la correspondance terme à terme entre les trois dons et les disciplines intellectuelles qu'il en rapproche : "per ista tria possunt significari vel tres sensus Sanctae Scripturae, sc. litteralis (sub quo comprehenditur allegoricus), anagogicus et moralis ; vel très partes philosophiae, sc. moralis, logica et naturalis ; omnibus enim his debemus uti ad servitium Dei "15. Au fond, peu importent les correspondances précises, l'essentiel est le fait que nous avons trois dons à faire à Dieu ; l'or n'est plus qu'un élément du compte.
21Cependant, Alain de Lille, en introduisant une interprétation de ce type dans son sermon sur l'Épiphanie16, établissait les rapprochements avec précision : la myrrhe, pour lui, représente le "sens historique", car, de même qu'elle n'a aucune "douceur", l'historia n'offre à l'âme aucune delectatio ; l'encens, à cause de son odeur, représente le sens moral, qui propose à l'âme "mirabilem suavitatis odorem" ; enfin, l'or signifie le sens anagogique, c'est-à-dire celestium consideratio, parce que, comme l'or a une praerogativa parmi les métaux, de même "anagoge inter intelligentias monarchiam retinet". L'anagogie Tient de la plus haute puissance de l'âme, l'intelligence, "par laquelle seule on contemple les choses divines". Si bien que, finalement, les trois rois représentent les trois puissances de l'âme : ratio, intellectus. Intelligentia, hiérarchisées. L'or, en somme, est offert par le roi le plus puissant.
22Les quelques commentaires et sermons sur l'Épiphanie que j'ai consultés sont évidemment insuffisants pour qu'on puisse en tirer une véritable conclusion. On pourrait cependant risquer l'hypothèse que, pour tous ces auteurs, l'or, par opposition à l'encens et à la myrrhe, représente une force positive, une puissance concrète, bien identifiable, et indiscutée sur le plan où elle se place. A partir de cette impression première il y avait deux possibilités : faire du métal précieux le signe de la puissance temporelle, cette valeur palpable, mais qui reste évidemment à un niveau relativement inférieur dans le système chrétien ; ou alors, affirmer héroïquement que la seule véritable positivité est celle de la puissance spirituelle, en affectant à celle-ci le symbolisme de l'or. Mais, de toute façon, l'interprétation des dons des Mages ne semble jamais avoir mis l'or à la dernière des trois places ; plus généralement, la littérature exégétique ne semble pas avoir assumé le "renversement chrétien des valeurs" au point de faire de l'or un symbole de ce qu'il faut mépriser en soi. Sur ce point, l'exégèse biblique ne paraît pas aller dans le même sens que certains exempla, comme celui du philosophe qui réduit toutes ses richesses à une boule d'or qu'il jette à la mer17. Registre diurne et registre nocturne ont contribué concurremment à garder à l'or une valeur positive, le premier grâce à la nécessité d'éblouir la masse des fidèles par une vision dorée du ciel, le second par le prestige obscur d'une matière liée aux arcanes de la puissance politique et économique autant qu'au rêve alchimique.
Notes de bas de page
1 Gen. II, 11-12 :"Nomen uni Phison : ipse est qui circuit omnem terram Hevilath, ubi nascitur aurum ; et aurum terrae illius optimum est". L'interprétation "sagesse" est justifiée par Eccliq. XXIV, 35 :" qui implet quasi Phison sapientiam" (il s'agit de la Loi de Moïse, ou, dans la Vulgate, au roi issu de David).
2 Structures anthropologiques de l'imaginaire, 3è éd., Bordas, 1969, p.300.
3 Voir par ex. Georges Duby, Guerriers et paysans, NRF 1973. p.74-83.
4 Saint Ambroise, De Paradiso, III, 15 (PL XIV, 280 C- 281 A) :"Phison igitur prudentia est, et ideo habet bonum aurum, splendidum carbunculum, et prasinus lapidem. Aurum enim pro inventis prudentibus frequenter accipimus..." (cit., à l'appui, de Os. II, 8 et Ps. 67, 14)"...Hoc ergo bonum aurum dicit, non illud monetale, quod corruptibile et terrenum est".
5 Job, III, 1 4-15 : "cum regibus et consulibus terrae, et cum principibus, qui possident aurum, et replent domus suas argento" ; cf. Grégoire, Moralia in Job, IV, XXIX-XXXI,= PL 75, 666-670.
6 Job, XLI, 21 : "Sub ipso erunt radii solis, et sternet sibi aurum quasi lutum" ; cf. Grégoire, Moralia, XXXIV, XIV-XV = PL 76, 730-732.
7 Maurice Lombard, ".L'or musulman du viiè au xiè s. : les bases monétaires d'une suprématie économique", Ann.Ec.Soc.Civ. avril-juin 1947 p.143-160, repris dans son recueil Espaces et réseaux au Haut Moyen Age, Mouton, 1972, p.7-29.
8 Le mot aurum ne présente que 21 occurrences dans le Nouveau Testament, dont aucune dans trois des quatre Evangiles. Il s'agira ici de Mt II, 11, texte rapproché souvent de Ps., LXXI, 10-15, où il est question d'or ("...et dabitur ei de auro Arabiae"), mais non d'encens ni de myrrhe.
9 Saint Thomas d'Aquin, Lectura super Evangelium S. Matthaei (date : 1256-59), éd. Marietti, Turin, 1951, § 201 p.31 ; Catena Aurea (oeuvre plus tardive), éd.Marietti, Turin 1953, t.I, In Matthaeum, I, § 5, p.38-39.
10 St Grégoire, Homélies sur l'Évangile, X, §6 (PL 76, 1112-1113).
11 Julien de Vézelay, Sermons, éd. D. Vorreux, Cerf, 1972, tome I (sermon II), p.84-85.
12 Jean Longère, Les œuvres oratoires des maîtres parisiens au xiiè s., étude historique et doctrinale, Paris, Études Augustiniennes, 1975, tome I p.142 (et texte tome II p.111).
13 Jean Gerson, Oeuvres complètes, VII* : l'oeuvre française, sermons et discours, éd. Mgr Glorieux, Desclée, 1968, n° 342 p.519-538 (texte cité ici : p.520-521).
14 Guerric d'Igny, Sermons, éd. J. Morson, H. Costello et P. Deseille, t. I, Cerf, 1970, p.251-252.
15 Lectura super Matthaeum, loc. cit. (supra note 9 ).
16 Alain de Lille, Textes inédits avec une introduction... par M. Th. D'Alverny, Vrin, 1965, p.241-245, "In die Épiphanie sive apparitionis Domini" (texte cité : p.242-243).
17 voir par ex. Guillaume Le Clerc de Normandie, Le Besant de Lieu, ed. P. Ruelle, Bruxelles, 1973, vers 965-1048, p.96-98 (commentaire p.66-67).
Auteur
Centre universitaire d'Avignon
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