L'or de Saint Mitre
p. 7-24
Texte intégral
1Dans la peinture médiévale l'or est le plus souvent symbole de spiritualité ; il traduit sensiblement la splendeur du monde divin, évoque l'éclat de la pure lumière eschatologique. Autant dire qu'il a vocation essentielle, sinon unique, à figurer le ciel et à auréoler les Saints. En témoigne toute la tradition de 1'icone byzantine, et sans aller chercher si loin, la Pietà d'Avignon si retenue ou le si glorieux Couronnement de la Vierge de Villeneuve-lès-Avignon d'Enguerrand Quarton1.
2Ces deux œuvres montrent à l'évidence que les ciels d'or qui somment les scènes, tragiques ou heureuses, s'opposent à la terre (lieu sombre, de souffrance et de mort dans la Pietà, coloré, d' aventures et de hasard, dans le Couronnement) comme lieu de perfection, de félicité et d'éternité, ce que symbolisent la pureté, l'éclat et l'inaltérabilité de 1'or.
3Aussi est-on surpris de trouver à Aix-en-Provence un tableau de l'école d'Avignon où, en contradiction apparente avec ce système, c'est à la terre qu'est réservé l'or. Il s'agit du retable de Saint Mitre, placé au-dessus de l'autel de la chapelle absidiale de la cathédrale, construite en 1442 pour recevoir les reliques de ce saint, translatées de Notre-Dame de la Seds, et disposées dans un sarcophage surmontant le retable2.
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4Saint Mitre, dit la légende syncrétique, qui fut développée tout particulièrement au xive siècle, et qui n'a quasiment aucun rapport avec la réalité historique - Mitre dans les plus anciens textes, meurt paisiblement de vieillesse3 - grec d'origine, s'exila de son pays par esprit de renoncement, après s'être, au préalable, dépouillé de ses biens en faveur des pauvres. Il vint à Aquae Sextiae, abdiqua volontairement sa liberté et se fit esclave du préteur romain Arvandus, pour le gagner au christianisme. Celui-ci lui ayant confié les clefs de son jardin où poussait une vigne, Mitre distribua les grappes de raisin aux pauvres. Accusé de vol, il fut condamné à mort en 465. Aussitôt que décapité, il ramassa sa tête et la porta à N.D. de la Seds, qui était alors le siège épiscopal, où l'évêque Basile l'accueillit.
5Le retable fut offert vers 475 par Mitre de la Roque. On le voit entouré de ses quatre fils ainsi que sa femme environnée de ses quatre filles ; ces deux groupes sont agenouillés symétriquement, au premier plan, de part et d'autre de l'effigie du saint, debout, de face, présentant sa tête qu'il tient entre ses mains. Tout le reste du tableau dispose, dans un espace urbain unifié, les différents épisodes de la biographie du saint.
6Il y a en conséquence dans le retable trois espaces sémantiques différents : celui où le donateur publie la piété de sa famille ; celui où le saint semble se présenter tel qu'en lui-même l'éternité le change ; celui où s'agencent les péripéties de la vie et de la mort de Mitre. Ces divers univers, historique (de la dévotion personnelle), intemporel (de la sainteté), hagiographique (de la charité), sont cependant picturalement liés, et s'articulent en un lieu central, sur lequel se détachent la silhouette des bourgeois aixois, où se dresse le saint hiératique et autour duquel se joue le destin de Mitre : c'est la place de la ville, au pavement d'or.
7Une des fonctions essentielles du tableau est sans aucun doute le récit des événements exemplaires de la vie de Mitre qui se fait en plusieurs scènes. Au premier plan à gauche, il reçoit à genoux, des mains de son maître debout, le préteur Arvandus, les clefs de la vigne dont l'entretien lui est confié. Au fond, devant la vigne en treille, on le voit, au milieu des pauvres, déposant une grappe dans le chapeau que l'un d'entre eux lui tend. Au-dessous, toujours sur la gauche, arrêté pour vol, il est amené par deux hommes d'armes devant le préteur assis sur le seuil de son palais, pour être jugé. A même hauteur, mais sur la droite, il est conduit en prison par deux gardes4. Au premier plan, tout à droite, il vient d'être décapité devant son maître par le bourreau, et se penche en avant pour ramasser sa tête qui est à terre, à l'extrême coin du tableau. Vers le centre, il apporte sa tête à la cathédrale, à l'entrée de laquelle l'évêque et le chapitre sont réunis pour l'accueillir. On remarque que, à la différence de ce qui se passe d'ordinaire dans les œuvres où plusieurs moments d'une même histoire sont représentés en un lieu unique, il n'y a pas correspondance spatio-temporelle entre l'éloignement du premier plan dans l'image et l'éloignement dans le temps dans le récit5. De la première scène à celle qui est seconde chronologiquement, on passe du premier plan au lieu le plus éloigné ; puis la troisième ramène à une situation perspectiviste intermédiaire ; la quatrième se situe sur le même plan, de l'autre côté, mais le déplacement latéral vers la droite ne peut passer pour une traduction culturellement logique de la successivité, car il faut traverser la dernière scène, l'arrivée à la cathédrale, et la négliger, pour ne la retrouver qu'après un crochet qui ramène, provisoirement, au premier plan pour la décollation. Un tel désordre narratif pose problème. Il paraît évident que le tableau n'a pas pour seul but d'exposer les étapes qui menèrent Mitre au martyre et â la sainteté. S'il en avait été ainsi, le peintre eut respecté les usages culturels de la représentation de la successivité où les oppositions spatiales avant/arrière et gauche/droite symbolisent la distinction temporelle de l'avant et de l'après. Le retable de Saint Mitre ne se présente pas seulement comme chronique, il faut donc lui supposer d'autres fonctions.
8Cependant toutes les scènes sont situées dans un décor unitaire vigoureusement mis en perspective, ville utopique aux grands édifices à l'italienne, où la tradition locale a longtemps prétendu reconnaître une vue idéalisée des principaux monuments aixois au xve siècle : palais comtal, porche de N.D. de la Seds, tour de la nouvelle cathédrale. Les bâtiments délimitent une place centrale triangulée par la perspective, fortement soulignée par un trottoir qui court à gauche devant le palais et par la base de l'édifice du premier plan à droite. Les diverses actions se passent sur le pourtour de cette place. On a pu voir dans cette disposition un souvenir du décor des mystères et l'on a rapproché le retable de Saint Mitre de toiles peintes en grisailles du musée de Reims qui montrent des représentations du Mystère de la Passion, joué en 1530, et de celui de La Vengeance de Jésus Christ. Ces dernières grisailles "ont un caractère théâtral extrêmement net et nous mettent en contact avec une conception déjà moderne de la mise en scène /.../ Les plus complètes et aussi les plus belles représentent Jérusalem avant et après sa destruction : la place publique de la Cité, avec le Temple de Salomon dans l'axe central, est déjà presque conforme aux lois de la symétrie"6. Dans le tableau d'Aix-en-Provence, le temple n'est pas au centre géométrique de la composition, mais parce qu'il est disposé frontalement, qu'il interrompt brusquemement le mouvement de la ligne de fuite vigoureusement marquée à droite, qui semble s'engouffrer sous le porche au moment même où nous voyons Saint Mitre sur le point d'y pénétrer, il paraît en effet être dans une position centrale. C'est une façon de signifier que l'église est le lieu et l'institution où s'évaluent et se jugent finalement toutes les conduites humaines. C'est là que sera reconnu le miracle de Saint Mitre ; c'est l'Église qui consacre les mérites de l'homme et canonise le saint. Arrêt du parcours ordonné du regard, aboutissement de l'histoire, l'église change la pérégrination humaine en itinerium in Deum.
9Si une telle lecture s'impose, c'est en raison du système d'oppositions figuratives qui distinguent l'édifice des autres bâtiments. Seul à être vu de face, seul d'architecture parfaitement symétrique, seul à présenter une élévation à trois niveaux, il se différencie de plus de ces architectures vaguement militaires, crénelées et flanquées de tours et d'é-chauguettes, par son fronton triangulaire et la hauteur du clocher octogonal qui l'emporte sur celle des autres tours. Sa décoration est aussi beaucoup plus riche, et les statues du fronton, où le Christ semble redoubler le geste d'accueil de l'évêque, forment aussi un groupe ternaire qui contraste avec la statue isolée que l'on voit sur le palais d'Arvandus. Toutes ces procédures affirment la prééminence de ce que représente la cathédrale par rapport à ce qu'évoquent les monuments civils, opposent le lieu du triomphe spirituel à ceux où s'exerce l'autorité séculière, tout comme dans l'épisode des démons des fresques de Giotto à Assise, architectures profane et sacrée s'opposent comme lieux du démoniaque et de la sainteté, en un analogue système d'isomorphies contrastées.
10Il y a bien d'autres oppositions signifiantes dans le tableau. Pour en revenir à la statuaire, au personnage féminin qui, à en juger par ses attributs et sa situation sur le bâtiment au seuil duquel Arvandus siège, doit représenter la justice, et est d'une nudité toute païenne, répond au fronton de la cathédrale le Christ, à l'ample drapé, qui, juge suprême, fait un geste miséricordieux. Du coup c'est toute la scène du jugement où Mitre est condamné à mort pour sa vilennie imputée qui est contestée par celle, proche à dessein, où il est admis pour l'éternité au royaume des Vertueux.
11Ce triomphe du serviteur glorieux de Dieu s'oppose d'ailleurs aussi à la scène où Mitre, humble esclave du préteur, reçoit les clefs du jardin. Dans l'une un prêtre élève une grande croix, dans l'autre un assesseur tient une pique symboliquement terminée par un croissant, suggestive des fausses croyances. Or tout comme le geste d'accueil de l'évêque Basile est redoublé par celui du Christ, de même au-dessus du piquier la déesse de la fausse justice brandit en écho le symbole de son autorité fallacieuse. Le réseau des correspondances et des oppositions significatives est donc très serré.
12Saint Mitre se distingue de tous les autres personnages par la couleur de son vêtement, tunique et manteau rouges, qui remplissent une fonction déictique, permettant d'identifier au premier abord les divers rôles qu'il assume, et aussi une fonction syntaxique, reliant visuellement les diverses étapes d'une même aventure. Ce rouge évoque évidemment aussi, et surtout, le sang et la gloire du martyre.
13La plupart des protagonistes secondaires sont poussés à la caricature, grimaçant comme le personnage qui est à côté du préteur dans la scène du premier plan à gauche, en adoptant des attitudes déjetées comme les soldats, quasiment difformes, qui amènent Mitre devant son juge, ou comme le bourreau, déporté par l'appui qu'il prend sur son épée. C'est là au demeurant une procédure banale, que l'on retrouve, par exemple, dans les fresque du xve s. de l'église de Castéra-Loubix, au Béarn7.
14Seuls, le préteur Arvandus et Saint Mitre - ainsi que les membres du clergé - échappent à cette péjoration de la représentation. D'ailleurs Arvandus, personnage d'autorité, a aussi une robe rouge, mais dont seuls le bas et les manches apparaissent, car il porte par dessus une somptueuse tunique brodée orientale (sans que l'on puisse décider si cette orientalisation du costume - turban, soieries... - connote seulement un exotisme antiquisant de convention, ou, comme le croissant du piquier, le monde de l'erreur). Cependant Mitre et Arvandus sont fortement différenciés par toute une série de traits qui qualifient leur apparence : barbe, robe brodée, turban, verge pour l'un ; visage imberbe, manteau rouge, nimbe pour l'autre. Saint Mitre est de plus remarquable par ses attitudes : debout, il est d'une rectitude absolue ; les deux fois où il n'est pas debout, il est agenouillé, incarnant l'humilité et la piété.
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15Les deux scènes du premier plan sont celles où ces oppositions sont les plus sensibles, en raison de l'échelle de la figuration qui facilite la lisibilité de ces traits, mais aussi en raison de la correspondance établie entre ces deux scènes par leur disposition en miroir par rapport à l'axe de l'effigie "centrale" de Saint Mitre en majesté. Dans chacune le préteur Arvandus est placé à l'extrême bord du tableau et Mitre est agenouillé devant lui. Là commencent les différences. A gauche, Mitre, servus pretoris, marque par son attitude, le respect qu'il doit à son maître. A droite, servus Dei, il est prosterné, dans une posture d'adoration, connotativement s'entend ; dénotativement, il vient d'être décapité, se penche pour ramasser sa tête, mais se trouve d'ores et déjà engagé dans une action qui, dépassant les frontières de l'existence humaine, le met en présence de Dieu. Dans le premier cas, il tend les mains pour recevoir les clefs et va partir pour la vigne où il trouvera occasion de charité ; dans le second, il tend les mains pour ramasser sa tête, il va partir pour la cathédrale où il trouvera consécration de sa sainteté.
16Dans la scène de remise des clefs, on est devant une représentation qui correspond à ce que Roland Barthes a appelé le numen8. Mitre tend les mains, il va saisir les clefs qu'Arvandus va lâcher. C'est un suspens dramatique entre un avant et un après que l'organisation de la scène permet au spectateur d'imaginer par référence à l'univers de savoir de l'expérience quotidienne. Le tableau, décomposant l'aventure de Mitre en diverses étapes symptomatiques - où, sauf dans la dernière, joue toujours le numen -, l'incidence du geste de Mitre va bien au-delà de la réception des clefs ; on l'imagine partant pour la vigne que l'on voit en fond de l'espace perspectiviste, et de là l'histoire rebondit. Mais la scène de droite est d'un fonctionnement symbolique tout à fait autre. La mort est le terminus ad quem qui suspend définitivement les effets possibles du suspens prémonitoire. Il n'y a pas d'au-delà que l'on puisse imaginer en se fondant sur l'univers de savoir pragmatique. Et pourtant ! Le tableau montre qu'il y a un après : Saint Mitre va se rendre à la cathédrale, et nous n'hésitons pas à reconnaître dans l'attitude du saint décapité le geste en cours, à imaginer la tête ramassée et le martyre se relevant, etc. L'univers de référence n'est plus alors pragmatique, mais doxologique : c'est le corpus des légendes hagiographiques et des croyances religieuses. On voit par là que la figuration peinte se fonde sur un discours préalable qu'elle transcode. Que ce soit dans la description prolixe de l'hagiographie, ou la stylisation conventionnelle de l'effigie en majesté, la peinture religieuse ne symbolise qu'un univers symbolique antérieur déjà structuré.
17On se rappelle que Mitre a choisi volontairement d'être l'esclave d'Arvandus dans l'espoir de le convertir. Cette entreprise de prosélytisme aboutit à la mise à mort du missionnaire. Or l'on sait quels prodiges accomplit le martyre, et la fécondité du principe de réversibilité. Dieu, le Juste, pourrait-il dénier à Mitre ce pour quoi il donne sa vie ? Dans la scène de gauche, on remarque la ceinture blanche que porte, et dans cette scène seule, le préteur, ceinture qui est à hauteur du visage de Saint Mitre. Or cette ceinture dessine sur la personne du préteur romain la croix et le marque ainsi, prémonitoirement, du signe de la vraie foi. Dans la scène de droite, il n'a plus de ceinture, mais une transformation substancielle s'est opérée en lui dont il porte le signe sur son visage. Sa barbe, qui était noire dans les scènes de la remise des clefs et du jugement, est devenue blanche. Nul doute que ce qui a ainsi fleuri en lui et sur lui ne soit la foi. Dans toute la tradition médiévale, chansons de gestes et fresques peintes, la barbe est symbole de puissance ou de sagesse. La barbe noire du préteur indiquait son autorité temporelle ; sa barbe fleurie révèle sa sagesse nouvelle. Comme Félix dans le Polyeucte de Corneille, il a été converti au spectacle de la fermeté dans la mort de celui dont il avait ordonné le supplice.
18C'est ce que confirme le bourreau qui du regard en appelle au spectateur. Si l'on prolonge son bras gauche on arrive au visage du préteur ; si l'on poursuit le tracé de l'épée, instrument du supplice, qu'il tient dans la main droite, on tombe exactement sur le col décapité de Saint Mitre arrivant à la cathédrale. L'attitude déjetée du bourreau s'explique par cette fonction signalétique des premiers miracles post-mortem de Saint Mitre, soulignant la double relation de cause à effet : le préteur a fait mourir Mitre ; le martyre de Saint Mitre a fait naître Arvandus à la foi.
19Nulle surprise là du point de vue de la substance du contenu doctrinal. Mitre donnait sa vie par amour de Dieu et pour sauver son maître. Les deux intentions n'en font qu'une sous l'éclairage de la charité. La mort de Mitre est une prière en action pour son prochain qui est exaucée. Par contre on ne pourra qu'admirer la solution picturale de l'artiste au problème de la traduction sensible de cet effet de la grâce. L'écart stylistique de ce bourreau, souvent jugé expressionniste, n'est qu'un écart déictique ; la forme conférée à l'expression n'a d'autre raison que de manifester entièrement les contenus.
20Entre les deux groupes du premier plan il y a, tant dans la forme de l'expression que dans les contenus désignés ou impliqués correspondance typologique9. Les attitudes de Mitre et d'Arvandus sont dans les deux cas semblables extérieurement. Mais le contexte narratif fait à chaque fois dépasser aussitôt le sens littéral. Car devant Mitre tendant les mains pour prendre les clefs, nous comprenons qu'il s'en servira pour donner au jardin l'exemple de la charité ; quand nous le voyons ramasser sa tête, nous comprenons qu'un autre jardin lui a été ouvert où il pourra encore plus efficacement exercer ses mérites pour autrui. Au cœur de chaque scène, pour qui sait voir, un signe de son triomphe spirituel est inscrit : la blancheur de la ceinture en croix à laquelle fait écho celle de la barbe en fleur. Ainsi le visible est continuellement évalué qualitativement et les marques de la diegesis se convertissent continuement en narratio.
21Une relation typologique analogue à celle qui unit horizontalement les deux scènes extrêmes du premier plan peut se lire verticalement du fait que l'artiste a disposé sur le même alignement l'effigie du saint en majesté et la silhouette de Mitre en jardinier. La mise en relation est soigneusement calculée, puisque l'espacement entre le cou du saint et les pieds du jardinier correspond exactement â la place qu'occuperait la tête de Mitre s'il s'avisait de se la remettre sur les épaules. L'œil du spectateur, sollicité par ce rapport mesuré ne peut que conjoindre les deux figurations, même si elles appartiennent à deux espaces symboliques différents. Or c'est justement cette différence de qualification des deux espaces qui fonde en légitimité la relation typologique entre le geste d'offrande du jardinier et le geste d'ostension du saint, le don du fruit et le don de sa vie, l'un entretenant la vie du corps des contemporains de Mitre, l'autre la foi, vie de l'âme, des contemporains de Mitre de la Roque. On remarquera que la silhouette de Mitre jardinier est la seule qui ne soit pas couronnée du nimbe. C'est qu'il s'agissait dans cette relation verticale de maintenir l'écart entre le quotidien et l'éternel, la contingence humaine et l'essence divine, écart dans lequel joue la typologie.
22Au premier plan c'est donc la vertu théologale de la foi qui est diversement exemplifiée : à gauche Mitre se fait esclave pour la foi, à droite il est fait martyr de la foi, au centre il est témoin de la foi (et la famille de la Roque proclame aussi sa foi).
23Au-dessus, trois scènes sont aussi mises en relation par leur situation au même niveau : la condamnation, l'emprisonnement, et entre eux, l'accueil à la cathédrale. La première engage directement la dernière, l'emprisonnement introduisant simplement entre la promesse de mort et le triomphe de la mort, un temps d'attente, un suspens de la diegesis, qui, dans la narratio, prend valeur du temps de l'espérance. C'est en effet la sentence rendue par le préteur qui voue Mitre au martyre et lui donne le droit d'espérer la récompense eschatologique que l'Eglise avalise.
24Enfin, au point d'aboutissement imaginaire de la perspective, là où Mitre fait l'aumône du raisin, se trouve actualisée la charité.
25Le retable procède donc à une illustration hiérarchisée des trois vertus théologales. On constate que la mise en perspective illusionniste du tableau ne résulte pas seulement d'un souci d'unification esthétique de la représentation, et en tout cas certainement pas d'une préoccupation naturaliste, et on comprend maintenant le pourquoi du désordre apparent de la distribution des "stations" de l'itinéraire biographique qui mène Mitre au martyre. Parce que c'est un itinerium in Deum la récapitulation chronologique n'est pas d'importance première. Il était plus essentiel de rendre sensible la progression morale, ou plutôt, car dans le domaine intemporel des qualités, l'histoire perd tout sens, la participation du saint à l'univers préétabli des vertus théologales. Or la tradition a fixé un ordre de préséance récitative à l'énoncé de ces vertus -foi, espérance, charité -, qui vaut hiérarchisation. C'est cette hiérarchie que reproduit l'ordonnance du retable. La perspective joue sur deux plans au moins : créant un espace illusionniste où se situent les péripéties biographiques, elle représente un univers à trois dimensions, celui de l'expérience ; dessinant sur le plan de la toile un schéma triangulaire, quatrième dimension abstraite, elle permet d'y disposer les événements, considérés seulement comme manifestation des vertus théologales, selon un ordre dogmatique. La perspective telle que l'avait codifiée pour la première fois Alberti en 1436 sous le nom de "construction légitime" est ici parfaitement maîtrisée10. Mais sa légitimité ne tient pas à ce qu'elle permet, selon la définition que donne de la peinture Vasari, "une contrefaçon de tout ce qui existe dans la nature, tel qu'elle nous le présente"11. Elle vient de ce que, sans renoncer à ses mérites mimétiques, elle permet de soumettre l'espace pictural à une triangulation autoritaire par laquelle les événements historiques se soumettent à un ordre théologique.
26L'inscription dans le tableau de la doctrine de l'Imitation par le moyen de la perspective se fait en deux temps.
27Les deux fuyantes, qui orientent si véhémentement l'espace, établissent d'abord l'équivalence symbolique de la vigne et du sang dans l'hagiographie : celle de gauche passe très exactement par la grappe que Mitre dépose dans le chapeau du pauvre ; celle de droite très précisément par le cou tranché de Saint Mitre devant la cathédrale.
28D'autre part les lignes de fuite des couronnements des bâtiments sont chacune dans le prolongement parfait des lignes de fuite des soubassements des édifices qui leur font face de l'autre côté de la place, de sorte que le tableau est traversé par deux grandes obliques qui vont chacune d'un côté à l'autre, déterminant en se croisant le point de fuite. Or ces obliques se coupent à angle droit, dessinant une croix. Tout le retable est donc structuré par ce signe de croix : rien n'échappe à l'ordre divin. Le point focal de l'œuvre, où tout converge, où tout s'unit, où tous les sens se confondent est le centre de la croix. C'est en fonction de ce lieu idéal que s'ordonnent les actions représentées, c'est à partir de lui, vigne de la charité, qu'elles s'organisent tropologiquement, c'est de ce centre que rayonne le sens anagogique. La croix est dans le retable de Saint Mitre, comme dans l'histoire de la Création, origine et aboutissement.
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29Ainsi, selon les termes de Maurice Merleau-Ponty dans Signes, le langage indirect et les voix du silence, la perspective est dans ce tableau "beaucoup plus qu'un secret technique pour imiter une réalité. Elle est l'invention d'un monde dominé"19. Le monde de la représentation y est soumis à une triple organisation, à trois structurations différentes mais coexistentes.
30Les exégètes y reconnaissent indissociablement co-présents un sens littéral ou historique, un sens moral ou tropologique, un sens mystique ou anagogique. La lecture allégoriste se développe à partir du ive siècle grâce à Jérome, Ambroise et Augustin et sa théorie ne cessera d'être affinée tout au long du Moyen Age. Parallèlement, le déchiffrement de la peinture (et donc les fonctions d'enseignement qui peuvent lui être confiées) est assimilé à celui des textes, et cela dès le IVe siècle également ; Grégoire le Grand écrivait à Serenus de Marseille : "Ce qui est un livre pour ceux qui savent lire, une peinture l'est pour les personnes illettrées qui la regardent"21. Au xve siècle encore le dominicain Fra Michele de Carcano, s'appuyant sur Grégoire le Grand, continue à affirmer que les images sont nécessaires "de sorte que ceux qui ne sont pas en mesure de lire les Ecritures puissent cependant s'instruire en voyant figurés les sacrements de notre salut et de notre foi"22. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la composition d'un tableau à visée didactique comme l'était le retable de Saint Mitre combine trois organisations significatives, correspondant aux trois niveaux hiérarchisés de lecture allégorique.
31La lecture littérale, s'attachant à l'histoire de Mitre, se fragmente en moments successifs qui entraînent en un parcours erratique, désordonné, symbolisant la contingence de l'expérience humaine.
32La lecture tropologique, fondée sur des relations horizontales et verticales, contenue dans la figure principielle du triangle, discerne au-delà de ce désordre une ordonnance hiérarchisée moralement et théologiquement.
33La lecture anagogique découvre, sous-jacente à l'incertitude du parcours historique et à la géométrisation de l'échelle morale, un schème qui reprend les lignes de force des structures antérieures et les dépasse, subsumant symboliquement les significations qui leur étaient liées en révélant le principe spirituel qui les transcende, marquant les univers historique et moral du sceau de la Providence.
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34Si ce tableau de la vie de Mitre s'organise selon les trois degrés de l'allégorisme, il en va de même du retable dans son ensemble, combinaison de trois espaces sémantiques diversifiés, où la narration des incidents de la biographie de Mitre correspond au sens littéral, où la représentation des donateurs en prière vaut engagement moral à l'émulation et constitue le sens tropologique, tandis que le saint dressé dans sa splendeur d'idole révèle l'enjeu eschatologique de l'aventure humaine, qui est le sens anagogique.
35Or c'est sur la surface d'or de la splendide place centrale que se rencontrent, se renforcent et s'ordonnent ces divers niveaux de sens de l'œuvre. Derrière les figures du donateur et des siens, comme derrière le saint érigé en majesté, l'or s'étend comme un fond intemporel, signe de la ferveur des uns (comme dans les adorations siennoises), de la gloire de l'autre (comme dans les icones). Pour Mitre l'esclave, cette place est l'endroit utopique et réel autour duquel se décide et se vérifie sa vocation au martyre ; il ne la foule que lorsque, ayant accédé à la sainteté, il se dirige miraculeusement vers la basilique. Agora et parvis, chemin de l'église et voie du ciel, arène du combat terrestre de l'homme, équivalent métaphorique pour le saint de la voie d'or qui dans l'Apocalypse mène à la Jérusalem céleste23, cette plage d'or est aussi, pour le donateur, le lieu où s'exprime ce que Saint Paul appelle la "vision de l'invisible"24.
36Ainsi bien que l'or de Saint Mitre ne soit littéralement qu'un sol, par la vertu de l'allégorisme, il conserve ses pouvoirs symboliques, sur la terre comme au ciel... Ce pavement est un pur locus allegorious où l'or est indice kalokagathique 25 tout à la fois des mérites du martyre, de la gloire du saint et de la foi du croyant.
37Jacques Mesnil, à propos de Masaccio, a montré que longtemps la perspective n'a pas été conçue par les peintres comme le moyen de créer l'illusion de la réalité, mais d'unifier stylistiquement l'œuvre peinte. Ce fut, dit-il, "un instrument très efficace de cohésion, d'harmonie et de logique dans la composition, en établissant du même coup un rapport nouveau entre l'œuvre d'art et le spectateur : un rapport de nature purement esthétique, et non plus religieuse ou symbolique, comme durant le Moyen-Age"12. Visiblement, à Aix-en-Provence, nous sommes à un stade antérieur de l'utilisation de la perspective comme "forme symbolique", selon l'expression d'Erwin Panofsky13. Car si la perspective est bien "un instrument de cohésion, d'harmonie et de logique dans la composition", cependant le principe d'organisation du tableau, par juxtaposition d'épisodes multiples de la même histoire, reste médiéval. Le paradoxe apparent du tableau est de combiner une mise en scène qui tient encore du décor multiple à mansions avec une perspective rigoureuse conforme à la "scène tragique" de Serlio. Le paradoxe se dissipe quand on découvre que cet espace triangulé "naturellement" - on parle de perspectiva naturalis tout au long des xive et xve siècles14 - sert surtout à des fins symboliques. Il délimite l'espace où s'inscrit clairement l'effigie-statue de Saint Mitre ; il devient une sorte de diagramme révélateur des vertus théologales incarnées par le saint. Dans le retable de Saint Mitre la perspective remplit donc, simultanément, une fonction d'unification visuelle et esthétique du tableau et une fonction de démonstration conceptuelle et allégorique15.
38On en a une preuve flagrante quand on remarque que le point de fuite, l'infini, se trouve sur la vigne, ou plus exactement au point de contact précis, sur la toile, de la treille, de l'église et du ciel. Dans cette conjonction bienheureuse, c'est la vigne qui est l'élément sémantiquement le plus important, car les marques stylistiques de sa valorisation allégorique sont très accusées : la treille est d'une hauteur irréaliste, seul élément de toute l'œuvre à contrevenir ainsi à la mimesis perspectiviste ; la vigne qui grimpe sur les supports est rouge, et quelle que soit l'explication saisonnière que l'on puisse avancer pour cette couleur, sa justification est d'être ainsi mise en relation avec le rouge récurrent du manteau de gloire du martyr (dans l'axe vertical symbolique constitué par l'effigie frontale du saint et son image de jardinier charitable, elle est le couronnement de ces relais pourpres).
39La vigne et le martyr ont partie liée, non seulement parce que c'est pour avoir distribué les raisins que Mitre a été condamné à mort, mais parce que la vigne, symbole eucharistique, rappelle l'acte de charité suprême, celui du Christ qui a versé son sang pour venir en aide aux hommes. Le martyre de Saint Mitre se situe donc - comme tous les martyres, mais ici avec une motivation accrue - dans la perspective de l'Imitation, où le martyr, par sa mort, réitère le sacrifice du Christ16. (Le thème de l'Imitation est d'ailleurs présent dès l'origine de l'histoire : l'abbé E. Marbot écrit que "Saint Mitre se fit esclave, s'abaissa S l'exemple de son divin Maître"17.Le suc de la vigne et le sang du martyr, le don charitable du raisin et le don eucharistique du sang, se répondent allégoriquement. Cette correspondance, au reste banale, mais essentielle, était rendue plus prégnante par le contexte topographique du montage dans lequel était inséré le retable : au-dessous l'autel sur lequel à l'office s'accomplissait la transubstantiation du vin, au-dessus le sarcophage contenant le corps du martyr. Le retable était alors en quelque sorte la charnière de ce monument tripartite rappelant que le martyr n'est qu'un exemplum christologique18.
40On retrouve là la tripartition du sensus allegoricus qui commande au Moyen Age la lecture des textes sacrés20.
Notes de bas de page
1 reproduits in.LACLOTTE M. - La peinture en France aux xive et xve siècles - Gonthier/Seghers 1960.
.CHATELET A. et THUILLIER J. La peinture française de Fouquet à Poussin - Skira 1963.
2 MILLE Abbé J. - Notre métropole ou monographie historique et descriptive de la basilique métropolitaine Saint Sauveur -Makaire - Aix-en-Provence 1883.
3 CARRIAS M. - Saint Mitre d'Aix, étude hagiographique -Université de Provence 1967.
4 Ou l'inverse : mis en prison, puis condamné à mort. Cela ne change rien au problème du suspens, constitutif du temps et de l'exemplification de l'espérance.
5 Cf. comme exemple probant de cette organisation, fort commune, l'étude du festin du duc Jean de Berry des Frères Limbourg in FRANCASTEL P. - La figure et le lieu - L'ordre visuel du quattrocento - Gallimard 1967.
6 DECUGIS N. et REYMOND S. - Le décor de théâtre en France du Moyen Age à nos jours - Compagnie française des arts graphiques 1953.
PARIS L. - Les toiles peintes du musée de Reims - 1843.
7 COZE G. - Castera-Loubix - L'église Saint Michel - Les amis des églises anciennes du Béarn 1967.
COSTA G. - Les peintures murales de l'église de Castera- Loubix - Les Monuments historiques de là France - 2 - 1972.
8 BARTHES R. - Photos-chocs in Mythologies - Seuil - Paris 1957.
BARTHES R. - La chambre claire - Cahiers du Cinéma -Gallimard - Seuil 1980.
9 DANIELOU J. - Sacramentum futuri - Etudes sur les origines de la typologie biblique - Seuil 1950.
10 ALBERTI L.-B. - Della pittura - Livre I - 1436, édition critique par MALLE L. - Florence 1950.
11 VASARI G. - La vite dei più eccelenti pittori scultorie archittetti - Florence 1568, édition critique par RAGGIANTI C. - Milan - Rome 1943-49.
19 MERLEAU-PONTY M. - Signes, le langage indirect et les voix du silence - N.R.F. - Paris 1960.
21 GREGOIRE - Epistulae XI 13 - Patrologia Latina de Migne 1128.
22 Cité in BAXANDALL M. - Painting and experience in fifteenth century Italy - Oxford University Press - 1972.
23 Nous devons cette judicieuse interprétation à Jean-Marc PASTRE de l'Université de Rouen.
24 C'est-à-dire la foi = Heb. 11, 1.
25 Selon le terme de EVDOKIMOV P. - L'art de l'icône, théologie de la beauté - Desclée de Brouwer 1972.
12 MESNIL J. - Masaccio et la théorie de la perspective in Revue de l'Art ancien et moderne 203 - 1914.
13 PANOFSKY E. - La perspective comme forme symbolique - éd. de Minuit - Paris 1978.
14 EMILIANI M.d. - La question de la perspective in La perspective comme forme symbolique - op. cit.
15 Pierre FRANCASTEL dans La figure et le lieu, op. cit. étudie un exemple similaire de désordre historique qui se résout en ordre démonstratif dans le cycle de La légende de la croix de Piero della Francesca à Arezzo. Les préoccupations de Francastel sont d'ordre sociologique, mais toute sa description révèle que le programme d'Arezzo, comme le retable de Saint Mitre, sert simultanément des intentions narratives et allégoriques.
16 L'imitation de Jésus-Christ est rédigée par Thomas KEMPIS au xve siècle.
17 MARBOT Abbé C. - Notre-Dame de la Seds - Makaire - Aix-en-Provence 1904.
18 La correspondance symbolique vigne de Saint Mitre/sang du martyre = sang du Christ/suc eucharistique se prolonge, de façon dégradée, dans la superstition populaire de "l'eau" -quelquefois appelée aussi "sang" - "de Saint Mitre" : à droite de l'autel, une petite anfractuosité exsude par temps humide une légère condensation. Celle-ci est recueillie par des "croyants" pour guérir les plaies.
20 CHYDENIUS J. - La théorie de l'allégorisme médiéval -Poétique 23 - 1975.
GILSON M. - L'esprit de la philosophie médiévale -Vrin - 1948.
BRUYNE E. de - La théorie de l'allégorisme in Etudes d'Esthétique Médiévale 3 vol. Rijkumverslteit te Gent -bruges 1977.
Auteur
Université de provence
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