La photographie post mortem dans l’Italie des xixe et xxe siècles
Une introduction
p. 247-267
Texte intégral
1La pratique du portrait post mortem en Italie est un sujet quasiment absent de l’historiographie de la photographie, y compris la plus contemporaine, où elle n’est évoquée ou représentée que très brièvement et de manière anecdotique1. Même la récente monographie de Mirko Orlando dédiée à la photographie après décès2 est entièrement basée sur une analyse critique de la littérature secondaire et sur un matériel iconographique déjà publié. Aucune recherche systématique et approfondie des sources originelles ne semble avoir été effectuée en Italie ou ailleurs. Si, comme on le verra, Marina Miraglia fait exception parmi les historiens, ce sont principalement des ethnographes et des anthropologues, comme Francesco Faeta, qui ont fourni les contributions les plus significatives sur la photographie post mortem en Italie auxquelles je ferai référence tout au long de ce travail. Cependant, le sujet est toujours abordé rapidement, dans le cadre d’analyses plus générales. Ce chapitre cherche donc à combler, même si ce n’est que très partiellement, un vide historiographique en se basant sur un travail d’archives et en réunissant divers documents iconographiques ou analytiques sur ce type de photographies, disséminés dans des études de nature différente.
2Pour de multiples raisons, la recherche iconographique a été limitée à quelques régions du centre-nord de l’Italie3. Composé d’environ 160 « sujets » post mortem4, le matériel de mon étude a été recueilli dans des institutions spécialisées dans la photographie ou, le plus souvent, dans des fonds photographiques conservés ou crées par des bibliothèques, des archives et d’autres établissements culturels5. Seules les photos post mortem relevant du domaine de la ritualité funéraire ont été prises en considération. Les photos d’accidents, de faits divers ou celles, très nombreuses et déjà bien étudiées, des « brigands » tués ou exécutés pendant les dernières décennies du xixe siècle n’ont pas retenu mon attention. Dans certains cas, j’ai eu accès à l’ensemble du matériel disponible, alors que dans d’autres je n’ai pu utiliser que le matériel catalogué ou digitalisé, ou encore le résultat d’une première recherche sommaire faite à ma demande par le personnel. Tirées en noir et blanc entre 1859 et 1961, ces photographies datent pour la plupart du xxe siècle, et plus précisément des années 1920-1960 (pour 50 % d’entre elles6). Une partie de ce corpus est composé de plaques photographiques. Les tirages portent très rarement les traces d’un travail de post-production comme le sfumato ou la coloration. Bien que le corpus étudié soit très restreint, on fera ici l’hypothèse que cette chronologie reflète la démocratisation et la diffusion d’une technique que l’on vient à utiliser dans ce domaine bien particulier qu’est le rituel funéraire, et non une évolution dans la représentation ou la sensibilité sociale à l’égard du cadavre qui serait devenu plus représenté et représentable.
Un regard professionnel sur le cadavre
3Dans l’Italie du xixe siècle, le portrait est avec l’architecture l’un des principaux sujets photographiques7. En province comme dans les grandes villes, des photographes professionnels ou semi-professionnels se spécialisent dans l’art du portrait. Si cette tendance est particulièrement visible à travers l’évolution de la communication publicitaire, le portrait post mortem n’est que très peu évoqué. Le cas de Paolo Crisanti est un exemple rare : à l’ouverture de son nouvel établissement dans le petit centre d’Acquapendente (Viterbo) en 1866, il se proposait de venir photographier à domicile non seulement panoramas, tableaux et objets d’arts, mais aussi pour tirer le portrait de personnes âgées et de « cadavres8 ». Deux décennies plus tard, le Stabilimento Fotografico Montabone de Gênes faisait la publicité de ce qui était présenté comme « le plus beau souvenir pour la famille » : le portrait de personnes vivantes ou décédées, dont l’absolue ressemblance était garantie9. Que ce soit dans les manuels, les traités, les revues spécialisées, cet aspect spécifique du travail de photographe semble être totalement ignoré, voire occulté. Par ailleurs, ce n’est qu’à partir des premières décennies du xxe siècle que la littérature sur la photographie, jusqu’alors uniquement portée sur les questions techniques, s’enrichira de considérations plus théoriques et stylistiques10. Une attention particulière est alors accordée à la dimension esthétique du portrait, individuel ou en groupe, à l’intérieur ou en plein air. On y discute de l’utilisation de la lumière naturelle et artificielle, de l’attitude et de la position des personnes à photographier, des différences entre enfants, femmes et hommes. On y retrouve de nombreux conseils destinés au photographe pour « accentuer ou même augmenter dans le portrait les caractéristiques intellectuelles et éthiques chez les hommes, psychiques et esthétiques chez les femmes11 ». Toutefois, comme j’ai pu le constater en consultant la riche collection de sources imprimées conservée par la biblio-médiathèque Mario Gromo du musée du Cinéma de Turin, ces écrits n’évoquent que des sujets vivants.
4Dans le débat théorique qui marque les processus d’affirmation de la photographie comme pratique douée d’une dignité esthétique propre, il semblerait que le portrait post mortem soit donc absent et ne reçoive que très peu d’attention dans les manifestations artistiques officielles et publiques comme les expositions et les salons. Ainsi, que Giorgio Wood puisse présenter l’agrandissement de Monsieur Silvio Banci pris 12 heures après sa mort parmi d’autres portraits photographiques dans la section Beaux Arts de l’exposition nationale artistico-industrielle de Prato de 188012 relève de l’exception. Il en va de même pour L’Addolorata d’Edoardo Garrone de Turin, présentée avec d’autres travaux à l’exposition internationale de la photographie de Gênes en 1905. C’est l’une des rares pièces à être choisie pour illustrer le catalogue de l’exposition où figuraient plus de mille photos13. À cette époque, le portrait après décès n’est donc pas l’objet de débats et de récits ; il est bien pratiqué14 mais il est entouré de silence et enveloppé de non-dits15. Plus de 75 % des photographies du corpus étudié ont été réalisées par des photographes professionnels ou semi-professionnels16 et non par des membres de la famille ou des amis. Pour les autres photos du corpus, l’identité de l’auteur n’est pas connue. Appelés à exécuter le portrait sur le lit de mort d’un grand personnage, de riches bourgeois ou de gens plus modestes, les photographes offrent ce service particulier sur la base d’une demande et moyennant rémunération. C’est certainement le cas des photographes qui opèrent entre la fin du xixe siècle et les années 1960 comme Saverio Marra (1894-1978) en Calabre, Bernardis Angelo (1844-1937) dans le Frioul, Mario Vaiani et l’atelier Gasparini (actif entre 1945 et 1970) dans l’Émilie-Romagne, Emilio Sommariva (1883-1956), Eugenio Goglio (1865-1926), Simone Magnolini (1895-1982) et l’atelier Tollini (actif entre 1930 et 1983) en Lombardie.
5À cet égard, le témoignage laissé par Umberto Becchi est précieux. Initié à cet art par son père photographe, actif dans les premières décennies du xxe siècle à Carpi (Émilie-Romagne), il explique qu’à cette époque :
la photographie n’était pas répandue et les personnes qui se faisaient photographier étaient peu nombreuses. Il n’y avait pas besoin de documents, de cartes d’identité, alors les gens mouraient sans photographie. Par conséquent, mon père allait faire la photographie du mort [...] il s’agissait de campagnards. J’ai commencé à accompagner mon père faire la photo au mort à l’âge de 10 ans [...] Pour nous, c’était un divertissement car on prenait le carrosse [probablement une voiture à chevaux], puis on gagnait bien : pour un mort, on prenait 30-40 franch [lires17].
6On voit également apparaître des photographes de portraits funéraires dans la littérature et dans la cinématographie. Dans un recueil de nouvelles, Giuseppe Marotta décrit l’histoire de Don Raffaele Caserta18, un homme vivant dans les années 1920 à Naples qui a pour principale activité de peindre des ex-voto. Cependant, à une certaine période, il ne se contentait pas de représenter « la grâce reçue » ; quand la mort triomphait de la vie, il s’offrait d’habiller et de photographier les cadavres. Dans le roman de Giulio Aristide Sartorio, qui se situe dans la Rome du tout début du xxe siècle, le peintre Alessandro Brandi est appelé à faire le portrait photographique d’un noble décédé. Il se sent étouffer et il est pris d’inquiétude face à ce corps « maquillé, embaumé et coiffé19 ». L’adaptation cinématographique de Misère et Noblesse (1954) met en scène le personnage de Pasquale, photographe ambulant, qui dit avoir été appelé dans le passé par le « jeune marquis » pour photographier sa mère sur son lit de mort20.
Anges, adultes, blanc et noir
7En Italie, les photographies post mortem de bébés ou d’enfants sont fréquentes. Ils représentent plus de 50 % du corpus recueilli. Ils ont été réalisés principalement pendant la première moitié du xxe siècle, à une période où la mortalité infantile et en bas âge, bien qu’en baisse, était encore élevée, et particulièrement dans les zones non urbaines. Les bébés et les enfants ont quasiment tous été photographiés à l’intérieur d’une maison, très rarement en plein air. Dans un seul cas, un bébé est dans les bras de sa mère, sur un lit d’hôpital, et le père est à coté21. Dans un tiers des cas, on remarque une certaine préparation scénographique, qu’elle soit minimale (ajout d’un simple tissu blanc ou noir) ou plus élaborée (fabrication d’un catafalque constitué par des matelas et des coussins, ajout de candélabres, de fleurs, vraies ou fausses, et de quelques images religieuses) (fig. 1). Dans la zone alpine d’Ampezzo (Vénétie), une tradition a perduré jusque dans les premières décennies du xxe siècle qui consistait à placer les enfants mort en âge préscolaire sous une sorte de baldaquin appelé el Paradis (le paradis), orné de tissus, de papiers, de voiles, d’images religieuses et de fleurs22. Il s’agit ici d’une tradition extérieure ou plutôt antérieure à la pratique de la photographie, contrairement à d’autres scénographies (comme les « fonds » blancs et noirs) qui relèvent plus probablement d’astuces techniques et de la sensibilité esthétique du photographe.
8Les petits cadavres sont présentés allongés, avec le buste légèrement soulevé et les yeux fermés. Ils sont généralement posés sur le lit ou sur un coussin, rarement dans la bière ouverte ou dans le berceau. Extrêmement rares sont les poses qui cherchent à donner une impression de vie au trépassé, en l’habillant normalement et en le maintenant en station assise ou débout. Généralement, il est photographié seul, parfois dans les bras d’une femme, rarement dans ceux d’un homme, ou encore avec d’autres membres de la famille (fig. 2).
9Le corps est fréquemment recouvert et/ou encadré de fleurs, des bouquets sont mis entre les mains de l’enfant ou des couronnes de fleurs posées sur la tête, conformément à la liturgie catholique concernant la mort des enfants et des vierges. Simples ou élaborés, les vêtements sont blancs, ou au moins très clairs, dans la quasi-totalité des cas. Dans la culture occidentale, le blanc symbolise la pureté et l’innocence de ces enfants baptisés morts avant « l’âge de raison », établi et réaffirmé par l’Église catholique en 1910 autour de 7 ans23. Blancs sont le cercueil, la voiture funèbre, les fleurs, les tissus aux fenêtres et les vêtements des femmes et des fillettes présentes aux funérailles. Dans certains cas, la force symbolique de cette couleur se matérialise dans un ou plusieurs tissus blancs pliés et posés sur le cadavre, comme une sorte de plaque protectrice (fig. 324).
10Certains enfants photographiés dans la région de l’Émilie pourraient porter une tenue spécifique, traditionnelle, que des femmes étaient encore capables de confectionner dans les années 1980. Il s’agit d’un vêtement faufilé, c’est-à-dire découpé et cousu à la main de façon provisoire, afin d’éviter les nœuds et les coutures. La croyance voulait que l’enfant puisse « entrer au paradis sans obstacles », sans qu’il soit retenu par ses habits25. On ne dépose quasiment pas de chapelets ou de crucifix sur le corps des enfants, comme s’il n’était pas nécessaire de protéger le destin de ces défunts particuliers au moyen d’objets religieux témoignant de leur foi. Le « petit enfant mort » est chargé d’une « grande force de sacralité26 » ; il est destiné à devenir un ange et à intercéder depuis le ciel pour sa famille.
11Les adultes, généralement habillés de couleurs sombres, sont eux aussi photographiés à l’intérieur de la maison, sur le lit et très rarement dans la bière. Dans certains cas, le cadavre (notamment celui des femmes) porte des vêtements ou est recouvert de draps qui sont blancs, comme le couvre-lit. Dans la région alpine d’Ampezzo (Vénétie), ce dernier était vu comme « quelque chose de funèbre27 ». Cela indique que dans certaines formes de ritualité funéraire chrétienne pour les adultes, le noir (ou des couleurs sombres) et le blanc se côtoient. Les prêtres et les nonnes sont revêtus de leurs habits religieux. Fleurs et plantes sont aussi présentes. Entre les mains des défunts adultes sont souvent disposés des objets de piété traditionnels (chapelet et crucifix), comme si ces corps inanimés, ces cadavres agissaient. Ces corps sont en quelque sorte considérés comme des sujets actifs : ils « portent », ils « offrent » les symboles de leur propre foi.
12Dans des régions comme l’Émilie, les photographies prises après la Seconde Guerre mondiale témoignent de l’appartenance politique du défunt au parti communiste. Femmes et hommes sont photographiés une fois mis en bière, encadrés de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau et entourés par des membres de leur famille et probablement des compagni (camarades) du parti (fig. 4).
13En de très rares occasions, le défunt est habillé et maintenu en station assise ou débout, et parfois ses yeux sont ouverts. La plupart des clichés de ce type que nous avons pu observer étaient l’œuvre d’Eugenio Goglio et avaient été pris dans la région alpine du Val Brembana28. Une série de photographies se distingue parmi eux : l’exposition en plein air du cadavre d’Angelo Tondini, archiprêtre de San Martino oltre la Goggia. Immortalisée dans une photo de groupe, la paroisse entière semble s’être rassemblée autour de son curé (fig. 5, 6).
14Le témoignage d’Umberto Becchi à propos de ces photographies funéraires particulières – des portraits « alive, yet dead » comme les a définis l’anthropologue américain Jay Ruby29 – est là aussi instructif :
et eux [les proches] ne voulaient pas [que le défunt soit] sur le lit de mort, ils le voulaient assis ; ensuite un employé des pompes funèbres l’amenait en bas et le mettait sur une chaise. On lui ouvrait les yeux car ils se refermaient lentement, et alors, comme j’étais très petit, mon père m’envoyait derrière maintenir le mort par la nuque, afin qu’il reste droit, et moi je devais rester caché pour ne pas me faire voir. On utilisait trois ou quatre plaques pour arriver à faire une photo car il ne pouvait y avoir d’autres prises30 [...].
Le corps, la maison, la tombe
15Une très grande partie des photos du corpus provient de fonds photographiques. Elles ont été conservées dans leur univers de production, comme fragments d’une activité professionnelle, comme traces d’autres images qui, véhiculées par divers supports (papier, porcelaine, cadre ou bijou) ont eu une vie et ont certainement joué un rôle important dans ce que Francesco Faeta a appelé le « théâtre funèbre », cet ensemble de représentations de la mort composé « d’icônes, de textes, de contextes et de pratiques31 » (fig. 7).
16L’anthropologue italien explique comment, dans la culture paysanne de l’Italie méridionale (et plus spécifiquement de la Calabre), une pluralité d’images du défunt, généralement réalisées de son vivant, reliait les endeuillés, la maison et le cimetière comme autant de segments d’un système unitaire32. Les photos post mortem présentées ici trouvaient-elles également leur place dans le portefeuille d’un père ou dans le pendentif d’une mère ? Étaient-elles conservées discrètement dans un tiroir ou exposées à la vue de tous dans la maison familiale ? Quel était leur rôle dans la dimension émotionnelle de l’élaboration d’une perte ? Nous n’avons aucun élément de réponse. Mais un acte, parfois l’unique, de ce « théâtre funéraire » se joue au cimetière, où les photographies sont incrustées ou déposées sur la tombe. Dans les cimetières italiens, le portrait sculpté a dominé tout le long du xixe siècle et même au-delà. La présence de la photographie, qui dans quelques cimetières était entachée de vulgarité et donc interdite33, remonte aux décennies 1860-187034. Présence discrète, initialement limitée à des tirages papier protégés par un sous-verre, elle envahira progressivement l’espace funéraire jusqu’à devenir une caractéristique de la culture latine à partir de l’entre-deux-guerres, avec la large diffusion des émaux photographiques. Les portraits post mortem y sont très rares, concernent essentiellement des bébés et des enfants et se focalisent essentiellement sur le visage (fig. 8).
17Des six cimetières analysés, celui de Livourne présente le plus grand nombre de cas (entre le début du xxe siècle et les années 1950) et celui de Turin les exemples les plus anciens35. Sur de nombreux monuments funéraires de la même période, le portrait du défunt a généralement été pris de son vivant, même lorsqu’il s’agit d’enfants en bas âge. Ce constat nous invite à comprendre la présence de portraits post mortem comme un choix obligé, en l’absence d’autres photos. Après les années 1950, les portraits post mortem disparaissent complètement de l’espace funéraire italien des adultes mais demeurent dans la ritualité funéraire des mort-nés qui s’est enrichie de la création de petits monuments à partir des années 199036.
La photographie post mortem : une lecture
18À la lumière du corpus qui vient d’être analysé et des lectures interprétatives élaborées notamment par les historiens et les anthropologues, la présence du cadavre qu’implique nécessairement la photographie après décès est riche de formes et de significations possibles. Les photos post mortem répondent à ce qui me semble être deux nécessités majeures et non exclusives : l’une attachée à l’identité du défunt, l’autre au « moment », au « fait », « au rituel ».
19La photographie offre à un nombre toujours croissant de personnes, la possibilité de cristalliser une présence37. Selon Roland Barthes, la photographie aurait le pouvoir « de nous assurer de la réalité », « toute photographie est un certificat de présence », elle certifie que « ça-a-été », que celle ou celui que je vois a été là « et cependant tout de suite séparé ; il [/elle]a été absolument, irrécusablement présent[/e], et cependant déjà différé[/e]38».
20Comme l’explique Ingrid Fernandez, dans la photographie post mortem « le cadavre transgresses les catégories d’animé/inanimé, de culture/nature, de vie/mort et la notion d’un temps qui peut être fixé et immobilisé39 ». En même temps, cette photographie, cette « image vivante d’une chose morte40 », fixe et véhicule elle aussi l’identité visuelle, et visualisable à travers le regard, d’une personne. En suivant l’interprétation de Francesco Faeta à propos du rôle de la photographie dans le rite funéraire l’on pourrait dire que la photographie après décès « représente le défunt ou, plus exactement, parce qu’elle enferme une partie de son essence vitale, elle le présentifie41 ». Dans le corpus analysé, cette reproduction de l’identité, que l’anthropologue Jay Ruby appelait likeness42, est attestée par le visage, toujours visible sur la photo. Le corps des adultes est très rarement visible dans sa totalité. Il est presque toujours coupé au cadrage comme si le corps dans son intégralité était quelque chose de secondaire et de superflu pour la fixation de cette identité (fig. 9). C’est bien à cette « identité lisible » que les photographes faisaient référence au xixe siècle, en garantissant à leurs clients une ressemblance entre leur portrait et la personne photographiée.
21En figeant l’identité, le portrait photographique, qu’il soit ou non post mortem, donne la possibilité de construire une généalogie visuelle. C’est pour cela que sur certaines photos post mortem, on retrouve exposées les photos de ceux qui ont précédé le défunt dans la mort : sa femme, son mari, son grand-père. Ce sont des « métaphotographies ». La photo post mortem, comme la peinture et la sculpture avant elle, donne la possibilité de compléter visuellement l’unité familiale et de mettre en relation les générations. Ainsi, afin d’envoyer un cliché à son beau-fils émigré en Argentine, une grand-mère se fait photographier avec les trois enfants de ce dernier restés auprès d’elle en Italie, sans omettre de tenir dans sa main droite le portrait post mortem du quatrième, décédé en bas âge (fig. 10).
22La ligne généalogique, dans ce cas construite à travers les images, non seulement renforce l’identité familiale mais lui donne une dignité plus grande : je suis puisque j’ai une histoire, puisque d’autres ont été43. Dans les cimetières italiens, on rencontre beaucoup d’exemples de cette généalogie photographique, avec ou sans portraits funéraires.
23La question de l’identité permet également de mieux comprendre les portraits « alive, yet dead ». S’agit-il ici d’un « camouflage du cadavre », d’une fiction ? Y a-t-il tromperie volontaire ? Pour qui ? Dans le corpus analysé, nous avons vu que ce type de portrait post mortem est mieux documenté dans un contexte non urbain, où la possibilité de posséder une photo de son vivant est encore très rare dans la première moitié du xxe siècle. Il y a probablement dans ces portraits une certaine négation de la mort, mais celle-ci n’est pas de nature activement trompeuse. Cette mise en scène, souvent maladroite, ne cherchait probablement pas à tromper et ne présumait pas de l’incapacité de ceux qui regardent la photo à reconnaître ce corps comme un cadavre. Plus sûrement, elle révèle une sorte d’exploitation identitaire maximale de ce corps mort. Il est habillé comme un vivant, maintenu dans une position de vivant et ses yeux sont ouverts, restaurant en quelque sorte une communication avec celui qui regarde ce corps photographié et semble lui dire « moi le mort-vivant je te vois, donc je suis ». Il s’agit en quelque sorte de fixer et préserver au mieux une identité dont la visibilité reproductible est sous la menace croissante de la putréfaction.
24Fixer les traits d’un visage grâce à la photographie étaient pour certains extrêmement important. Au xixe siècle, lorsque des personnes n’avaient pu ou voulu avoir une photo de leur vivant (comme dans le cas du patriote Carlo Cattaneo44) et qu’il n’était pas possible de réaliser leur portrait post mortem, c’est son portrait sculpté, dessiné ou peint qui pouvait être photographié45 (fig. 11).
25Au-delà des questions relatives à l’identité individuelle, la photographie post mortem répond aussi à des exigences liées au « moment », au « fait », « au rituel » et à leur inscription visuelle. Dans certains cas, comme dans celui d’un enfant mort à Vimercate en 195146, la photographie du cadavre est l’incipit d’une documentation visuelle des différents moments qui rythment les funérailles de la maison au cimetière, documentation qui pouvait être recueillie dans un album pour les membres de la famille47. Dans tous ces cas, la photographie dépasse le cadre du seul corps pour laisser apparaître ce qui l’entoure, afin que la famille puisse consigner la scénographie du rituel dans lequel il est inscrit. Quelque fois, le cercueil est fermé, posé sur le lit, et c’est la « chambre ardente » qui est photographiée. Dans ces cas, il semblerait que l’exigence majeure, mais jamais la seule, soit de montrer que le défunt a été honoré, que la famille a fait de son mieux, rituellement et esthétiquement, que la tradition et les croyances (religieuses ou politiques) ont été respectées48. Ces photographies post mortem sont appelées à documenter le rite de passage et à certifier en quelque sorte le changement de statut, de vivant à mort. Elles « constituent des instruments initiatiques, des signes qui desserrent et légitiment une condition sociale [...] nouvelle, en la rendant intelligible49 ». Enfin, dans un contexte d’émigration (comme celui que connaît la région du Frioul-Vénétie Julienne), photographier un défunt, son corps et ses funérailles, seul ou avec sa famille, a pour fonction d’informer les proches d’un fait important et douloureux, et de partager avec eux un rituel auquel ils n’ont pas pu participer50.
Notes de bas de page
1 Gabriele d’Autilia, Storia della Fotografia in Italia dal 1839 a oggi, Turin, Einaudi, 2012 ; Antonella Russo, Storia culturale della fotografia italiana. Dal Neorealismo al Postmoderno, Turin, Einaudi, 2011 ; Paolo Morello, La fotografia in Italia. 1945-1975, Rome, Contrasto Due, 2010.
2 Mirko Orlando, Ripartire dagli addii. Uno studio sulla fotografia post-mortem, Meda, MJM Editore, 2010. Un article publié en ligne a précédé cette monographie : « La fotografia post mortem », Storia e Futuro. Rivista di Storia e Storiografia, n° 24, novembre 2010 (www.storiaefuturo.com/it/numero_24/laboratorio/5_fotografia-morti-1361.html, dernière consultation 28/01/2013).
3 Je voudrais remercier l’ensemble du personnel de ces institutions pour leur patience, leur gentillesse et leur grand professionnalisme. Je remercie tout particulièrement madame Daniela Perco du musée ethnographique de Belluno pour ses précieux conseils.
4 Ce chiffre n’inclut pas les différentes photographies post mortem d’une même personne. À moins que le cadrage de l’une d’elles soit totalement diffèrent, elles ont été généralement considérées comme faisant partie d’une seule et même unité. Dans la plupart de cas analysés, nous ne disposions que d’une photo par personne.
5 Piemont : Archivio fotografico, Società di studi valdesi – Torre Pellice ; Biblioteca civica « Alliaudi », Pinerolo. Lombardie : Museo della fotografia contemporanea – Milan ; Archivi dell’immagine – Regione Lombardia (en ligne) ; Archivio di stato di Milano ; Civico archivio fotografico – Comune di Milano ; Biblioteca braidense -Milan. Vénétie et Trentin : Museo etnografico – Belluno ; Archivio fotografico feltrino – Pedavena ; Fondo Tommaso Filippi, IRE – Venezia (en ligne) ; Fondo Luigi Munari, Foto archivio storico trevigiano – Trévise. Frioul-Vénétie-Julienne : Centro regionale di catalogazione e restauro, Fotografie (en ligne). Émilie-Romegne : Centro etnografico ferrarese – Ferrara ; Centro etnografico, Musei di Palazzo dei Pio – Carpi ; Biblioteca Panizzi – Reggio Emilia ; Fondo Giovanni Valbonesi – Comune di Galeata. Tuscane : Archivio e Museo Alinari – Florence ; Collezione Malandrini, déposée auprès de l’Archivio Alinari – Florence ; Archivio fotografico toscano – Prato.
6 Une datation a pu être établie pour 132 cas sur 160.
7 Gabriele D’Autilia, Storia della fotografia in Italia dal 1839 a oggi, Torino, Einaudi, 2012, p. 31, 62-79.
8 Piero Becchetti, Fotografi e fotografia in Italia. 1839-1880, Roma, Quasar, 1978, p. 51.
9 Almanacco Italiano. Piccola enciclopedia popolare della vita pratica e annuario [...], Firenze, Bemporad & Figlio, 1899, p. 59.
10 Gabriele D’Autilia, Storia della fotografia in Italia dal 1839 a oggi, op. cit., p. 50, 120.
11 Ernesto Braun, « Ritratto e Somiglianza ». Cité dans Rodolfo Namias, Il ritratto fotografico e l’arte nel ritratto, Milano, Progresso Fotografico, 1920, p. 89.
12 Guida-catalogo dell’esposizione mandamentale pratese. Settembre 1880, Prato, G. Salvi, p. 5, 29. Dans le catalogue, les ouvrages ne sont pas reproduits. Sur Giorgio Wood, voir Oriana Goti, « La fotografia professionale a Prato tra Otto e Novecento », Rivista di Storia della Fotografia, n° 3, 1986, p. 26-37.
13 Catalogo delle opere esposte alla esposizione internazionale di fotografia, Genova, maggio, giugno, 1905, Genova, Gênes, s. n., 1905 (?), p. 14, 21. À l’occasion de cette exposition, Edoardo Garrone reçoit la médaille d’or de premier rang. Voir Marina Miraglia, Culture fotografiche e società a Torino. 1839-1911, Torino, Umberto Allemandi, 1990, p. 385-386.
14 Sur ce point voir aussi Joëlle Bolloch, Photographie après décès : pratiques, usages et fonctions, dans Le dernier portrait. Musée d’Orsay, Paris, 5 mars-26 mai 2002, Paris, Réunion des musées nationaux - musée d’Orsay, 2002, p. 112-145.
15 Sur ce « silence » voir aussi le chapitre d’Isabelle Renaudet.
16 Comme, par exemple, Saverio Marra qui était charpentier et photographe dans le petit village de San Giovanni in Fiore. Sur le rôle des amateurs et des professionnels dans la culture photographique italienne entre le xixe et le xxe siècle, voir Marina Miraglia, Culture fotografiche e società a Torino. 1839-1911, op. cit., p. 57-62.
17 Voir ce témoignage dans Luciana Nora, « Morte », in La culla, il talamo, la tomba. Simboli e ritualità del ciclo della vita. Carpi, Sala dei Cervi del castello dei Pio, ottobre-novembre 1983. Catalogo della mostra a cura di Mario Turci, Modena, Panini, 1983, p. 84 (la traduction est de l’auteur).
18 Voir « C’è mestiere e mestiere » in Giuseppe Marotta, L’oro di Napoli, Milano, Bompiani, 1977 [1947], p. 245-252.
19 Giulio Aristide Sartorio, Romae Carrus Navalis. Favola Contemporanea, Milano, Fratelli Treves, 1907, p. 3-8.
20 Miseria e Nobiltà est une comédie écrite pour le théâtre par Eduardo Scapetta en 1888. Parmi les versions cinématographiques, la plus connue est celle de Mario Mattioli de 1954, avec Totò (Antonio De Curtis) et Sophia Loren.
21 Fondo Gasparini, Centro etnografico, Musei di Palazzo dei Pio - Carpi.
22 Amelia Menardi Illing, I giorni, la vita in Ampezzo nei tempi andati. Pieve d’Alpago, Nuove edizioni Dolomiti, 1990, p. 183-184.
23 Voir le décret « Quam singulari Christus amore » de Pio X, émis par la Congrégation des Sacrements le 8 août 1910. Rituellement marqué par la première communion, cet âge avait varié au cours des siècles pour s’établir entre 12 et 14 ans. Voir aussi Conferenza Episcopale Triveneta, La prima comunione all’età dell’uso della ragione. Nota dei Vescovi a cento anni dal decreto « Quam Singulari » voluto da S. Pio X (1910), 1er juin 2010.
24 Voir aussi un parallèle provenant des Pays Bas, Anja Krabben, « Onveranderlijk de eeuwigheid in », in Sliggers, Bert C., Naar het lijk. Het Nederlandse doodsportret 1500-heden. Zutphen, Walburg Pers, 1998, p. 148-175. Photographie p. 153.
25 Lire le témoignage de madame Bruna Arletti cité par Luciana Nora, op. cit., p. 83-84.
26 Marie-France Morel, « Images du petit enfant mort dans l’histoire », Études sur la mort, n° 119, 2001, p. 27.
27 Amelia Menardi Illing, I giorni, la vita in Ampezzo nei tempi andati, Pieve d’Alpago, Nuove edizioni Dolomiti, 1990, p. 177.
28 Archivi dell’immagine - Regione Lombardia (en ligne).
29 Jay Ruby, Secure the Shadow. Death and Photography in America, Cambridge, MIT Press, 1995.
30 Luciana Nora, op. cit., p. 84 (la traduction est de l’auteur).
31 Francesco Faeta, « La mort en image », Terrain - Revue d’ethnologie de l’Europe, n° 20, 1993, p. 69-81. (version en ligne, http://terrain.revues.org, p. 7 du PDF)
32 Ibid., p. 6.
33 Voir Gian Marco Vidor, Biografia di un cimitero Italiano. La Certosa di Bologna, Bologne, Il Mulino, 2012, p. 192.
34 Cette chronologie a été déterminée sur la base de l’analyse des monuments de six cimetières urbains (voir note suivante) et a été confirmé, par exemple, dans le cas du cimetière de La Certosa de Ferrare. Voir Roberto Roda, « Note sulla diffusione a Ferrara di alcuni usi sociali e simbolici della fotografia », in Roberto Roda, Renato Sitti, Carla Ticchioni, dir., Fotografia Ferrarese (1850-1920), Portomaggiore, Arstudio, 1984, p. 138-144.
35 Six cimetières urbains ont été systématiquement analysés : La Certosa à Bologne, La Cigna à Livourne, Porte Sante à Florence, Maggiore à Padoue, Monumentale à Turin et Urbano à Lucque. S’y ajoute le cimetière communale de Vipiteno, documenté par Veronika Salzburger, que nous remercions.
36 Sur le rôle de la photographie dans la nouvelle ritualité funéraire des mort-nés dans la culture occidentale contemporaine voir Dominique Memmi, La seconde vie des bébés morts, Paris, EHESS, 2011, p. 53-66.
37 Voir entre autres, Martin Schulz, « Die Sichbarkeit des Todes in der Fotografie » dans Thomas Macho et Kristin Marek (hrsg.), Die neue sichtbarkeit des todes, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2007, p. 401-425.
38 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard Seuil, 2000 [1980], p. 120.
39 Ingrid Fernandez, « The lives of corpses. Narratives of the image in American memorial photography », Mortality, vol. 16, n° 4, 2011, p. 351.
40 Roland Barthes, op. cit., p. 123.
41 Francesco Faeta, op. cit., p. 9.
42 Jay Ruby, op. cit, p. 60-61.
43 Chiara Gallini, « Appunti su alcuni riti fotografici », La ricerca folklorica, n° 7, 1983, p. 145-149. Voir aussi Katharina Sykora, Die Tode der Fotografie 1 : Totenfotografie und ihr sozialer Gebrauch, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2009 ; Caroline Ziolko, « Le photographique mémoriel. Dire la mort et son contraire », Frontières, 23, n° 1, p. 33-39.
44 Carlo Agliati, Il ritratto carpito di Carlo Cattaneo. Bellinzona, Casagrande, 2002, p. 37-38.
45 Voir aussi la colonne funéraire dédiée, entre autres, à Irene Girola Massano, dans le cimetière Monumentale, Arco Famiglia Girola, Turin.
46 « Funerali di bambino piccolo », Archivio fotografico, Museo del Terriorio Vimercatese, Vimercate, Cod. 2883-2891.
47 Voir par exemple l’album « In memoria della piccola Luigia », donné par les grands-parents à l’oncle Ugo. Reportage de « F.lli Pellegrino », Milan, 11-13 février 1926, Archivio Alinari, Firenze, CDP 217.
48 Voir aussi ce qu’écrit Marina Miraglia dans « Un fotografo calabrese del primo Novecento. Tra autobiografia e racconto », in Francesco Faeta, dir., Saverio Marra Fotografo. Immagini del mondo popolare silano nei primi decenni del secolo, Milano, Electa, 1984, p. 21-27.
49 Francesco Faeta, « Il viaggiatore del tempo e il suo orizzonte d’altipiani », in Francesco Faeta, dir., op. cit., p. 14-15.
50 Chiara Gallini, « Appunti su alcuni riti fotografici », op. cit. ; Francesco Faeta, « Il viaggiatore del tempo e il suo orizzonte d’altipiani », op. cit. ; Marina Miraglia, « Un fotografo calabrese del primo Novecento. Tra autobiografia e racconto », op. cit.
Auteur
Centre pour l’histoire des émotions Institut Max Planck, Berlin
Docteur en Histoire, Centre pour l’histoire des émotions, Institut Max Planck, Berlin.
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