Enfance et démesure dans l'épopée medievale française
p. 405-456
Texte intégral
QUI SONT LES "ENFANTS" EPIQUES ?
1La première difficulté, non la moindre, consiste à mettre les chansons de geste d'accord entre elles, en essayant de définir l'ensemble cohérent qui réunirait tous les personnages épiques auxquels est appliqué le terme d'"enfes". Si le "terminus a quo" ne fait pas question, puisque le mot "enfes" s'utilise unanimement pour désigner le nouveau-né1 et même, à la limite, le foetus dès le moment de sa conception et pour la durée de sa vie intra-utérine :
La gentil dame au gent cors avenant
De lui remest ensainte d'un anfant.
Raoul de Cambrai. IV vv. 38-9.
2le "terminus ad quem" pose des problèmes dans la mesure où il varie d'une chanson à l'autre.
3Il semble que sa détermination par l'auteur se réfère tant à des critères sociaux que littéraires. Les uns reposent sur des données objectives dont on peut dresser la liste ; les autres sont davantage liés à la représentation particulière que l'auteur veut donner d'un personnage : par là même, le critique qui tente de les repérer n'échappe pas à un certain risque de subjectivisme en se faisant l'interprète des intentions qu'il détecte dans le poème.
4A côté d'éléments variables, une ligne de clivage est reconnue par tous : le terme d'"enfes" n'est jamais appliqué à un héros marié ou mainteneur de fief. Comme ces deux changements d'état (de célibataire à homme marié, d'homme sans terre à homme "chasé") sont souvent concomitants, il est difficile de se montrer plus précis en distinguant éventuellement entre les deux, et cela d'autant plus que le changement d'appellation peut s'effectuer dès le moment où ces projets, sans être encore réalisés, apparaissent comme devant prochainement aboutir. Le plus récent éditeur de Girart de Vienne, W. van Emdem2 prolonge les "enfances" de Girart, dans ses titres supra-paginaux, jusqu'au moment où le héros fait son entrée dans son fief de Vienne et s'y marie. On doit cependant noter que Girart, qui est appelé "enfant" tant qu'il n'a
5pas été armé chevalier (par exemple par différenciation avec son frère Renier, déjà adoubé :
"... car me faistes mostrer
Girart l'anfant de Gascongne le ber,
lui et Renier"... vv. 899-901
6Renier précisera peu après :
"Girart mes frères, se Deus me beneĩe,
ne set encore que est chevalerie".
vv. 946-7)
7cesse de se voir ainsi désigner du jour où l'empereur l'adoube, alors avec l'intention de le marier immédiatement à la duchesse de Bourgogne dont il tiendrait le fief. Pendant la (brève) période qui sépare l'échec de ce projet de son départ pour Vienne, Girart est appelé "bacheler" (v. 1336) et, dès ce moment, "li dus Girart" (XLI). De façon comparable, dans Raoul de Cambrai, Bernier ne sera plus jamais appelé "enfes" dès que, conjointement, il se fiance à la fille de Guerri (CCLVI) et se voit remetttre par son père les terres qu'il tiendra et qui serviront à doter son épouse (CCLVII), alors qu'il l'était encore peu auparavant (CCXXXVIII) face à son adversaire Gautier.
8On quitte l'enfance pour entrer dans un âge adulte défini par la maturité sociale : la tenure du fief et le mariage qui signifie la proche paternité. Les responsabilités alors endossées par le héros, tant vis-à-vis du seigneur (ou du souverain) de qui il tient sa terre, que vis-à-vis de la famille potentielle dont il devient le chef définissent sa totale intégration dans l'univers féodal : homme sans terre et homme sans descendance, il conservait jusqu'alors un aspect de quasi-marginalité ; d'une certaine façon, sa "norreture" n'était pas achevée. Telle est bien la conclusion à laquelle aboutit G. Duby, dans son article sur les "jeunes" lorsqu'il délimite la "juventus" comme la période (dont le point de départ est l'adoubement) qui prend fin avec le mariage ou la paternité3. Notons toutefois un décalage dans les termes : les épopées citées en référence disent "enfant" là ou les textes cités par l'historien écrivent "juvenis" : nous aurons l'occasion d'y revenir.
9La sortie de l'enfance se définit donc de prime abord par un changement de statut social et n'a pas de rapport direct obligatoire avec l'âge4. Certains des "enfants" épiques sont donc des adultes au sens actuel du mot. Tel est le cas, par exemple, de Gui de Bourgogne : au moment où l'histoire commence, il y a 27 ans que la génération des pères, Charlemagne en tête, est partie guerroyer en Espagne. La génération des fils, dont Gui est le principal représentant, a donc au minimum 27 ans... moins neuf mois, s'il faut voir en eux des "enfants du départ", ce que rien n'indique au demeurant5. Dans la Chevalerie d'Ogier de Danemarche, le fils de l'empereur, Callot, est, lorsqu'il est introduit dans le poème, un chevalier nouvellement adoubé (Novelement i ot ses adous pris. v.983). Reconnaissons lui donc de 16 à 18 ans. C'est peu après son retour à la cour paternelle que son geste meurtrier sur la personne du fils d'Ogier entraîne entre l'empereur et son grand vassal un long conflit dont deux étapes au moins sont localisées dans le temps : le siège de Castel-fort dure sept ans ; l'emprisonnement d'Ogier par Turpin, cinq ans ; à cela, il faudrait ajouter de nombreuses péripéties dont certaines, comme le séjour d'Ogier auprès du roi de Pavie, Désier, ne peuvent se dérouler en un jour : de 14 à 15 ans au moins se sont donc écoulés lorsque Charlemagne se décide, sous la pression des événements, à tirer Ogier de sa geôle. Or, Callot, qui était appelé "enfant" au début de l'histoire (v. 1102), continue de l'être à la fin (v. 10444 ; 10462), alors qu'il a la trentaine si l'on additionne les chiffres donnés. Avec Girart de Vienne, on aboutit à un résultat du même ordre : en route vers Vienne, le héros fait halte dans un couvent dont il reconnaît l'abbé :
"par ci venimes, bien a.xv.anz passez,
je et Renier mon frère l'alosé".
vv. 1505-6.
10C'est lorsqu'ils se rendaient tous deux à la cour de Charlemagne dans l'attente de s'y faire adouber qu'ils avaient été ainsi reçus. Si on rappelle que le retard mis à cet acte a été le fait de la négligence et du mauvais vouloir du souverain plus que de l'âge de l'impétrant (des allusions à ce manquement de la part de l'empereur sont faites dans la première partie de l'épopée), on conclut que Girart qui vient d'être adoubé et de se voir confier Vienne, a environ 30 ans au sortir de son enfance épique. S'il n'atteint pas cet âge, le Vivien du Covenant qui :
.VII. ans tos plains lo fist si Vivĩens
Conques ne fut.l. sol jor sejornant
De Sarrasins tuer ne de Persans...
w. 68-70.
11après le voeu prononcé le jour de son adoubement, à 24-25 ans lorsqu'il s'engage dans le combat mortel qui fait le sujet de l'épopée. Bernier ne peut pas être plus jeune à considérer la chronologie de Raoul de Cambrai : adoubement à 16-18 ans, premières campagnes entre Raoul et les gens du Vermendois, se terminant par la mort de Raoul, cinq ans de suspension des hostilités selon l'auteur, le temps que Gautier, neveu de Raoul ait l'âge de reprendre la lutte, reprise du conflit : c'est au cours de ce deuxième temps guerrier que Bernier, pourvu d'une terre et d'une femme, cessera d'être appelé "enfant"6.
12Mais s'il n'y a plus d'"enfant" épique muni de fief et d'épouse, tous les héros épiques qui en sont dépourvus ne sont pas pour autant appelés "enfant". Dans nombre de chansons, c'est l'adoubement qui marque le passage d'un état à l'autre, ou l'accomplissement des premiers exploits qui le suivent en règle générale de très près : ce n'est pas l'entrée en chevalerie qui fait sortir de l'enfance, c'est l'accession du héros à des qualités physiques et éthiques d'adulte qui est sanctionnée par l'entrée en chevalerie. Si l'adoubement anticipe quelque peu sur cette maturation, c'est à charge au héros à faire ses preuves : il cessera alors et alors seulement d'être dit "enfant".
13C'est ainsi que Floovant, dans les premières laisses de la chanson qui porte son nom, est, bien que déjà chevalier, toujours appelé "enfant" (v. 53 ; 73). Son père souligne son immaturité :
"Il est encore junes, meschins et baichilés,
Et si ne set pas bien ses garnemanz porter".
Floovant. vv 50-1.
14Ne fait-il pas précisément montre de cette immaturité en se livrant à une plaisanterie d'enfant inconscient de la portée de son geste sur la personne de son précepteur dont il coupe les moustaches7 ? Certes, il n'a pas encore "raisun de ber"8. Par contre, dès que sa personnalité se sera mûrie après les premières étapes de ce "roman d'apprentissage" que constitue la chanson, il cessera de se voir ainsi appelé. Si l'exemple de Floovant présente un aspect quelque peu exceptionnel par le caractère assez romanesque du personnage et de ses aventures, ceux offerts par Renaut de Montauban et bien d'autres sont tout à fait représentatifs d'une norme épique.
15Les fils d'Ayme, envoyés à la cour de Charlemagne pour se faire adouber, sont normalement appelés "enfant" par l'empereur :
"Enfant, dist Charlemaignes, je vos ai molt
amé" v. 1762
"Enfant, dist Charlemaignes, sens plus
d'arestisson" v. 17769.
16Au moment de son adoubement, il interpelle Renaut par le titre de "vasaus" (v. 1803) : jamais plus le terme d'"enfant" ne lui sera appliqué ni à l'un de ses frères armés chevaliers en même temps que lui10.
17L'exemple de Garin et de Bègue dans Garin le Lorrain appelle le même type de commentaire : les deux garçons sont recueillis à la mort de leur père par l'évêque de Châlons, le seigneur paternel se refusant à maintenir les orphelins dans leur fief. Au bout de sept ans, il les accompagne à la cour de l'empereur Pépin. Les "enfants" (ainsi appelés v. 1025 ; 1036 ; 1048) servent le souverain en attendant d'avoir l'âge d'être armés chevaliers. Un jour, le roi voit le cadet, "li enfes Bègues" (v. 1053) abattre à coups de flèches un cerf, puis un sanglier :
Devant ses homes.1.riche don li fist ;
C'est de Gascongne le duchaume tenir.
De tote France son senechal en fist,
Mais que Garins la tenist avec li.
XXIII.vv. 1056-9.
18Et le conteur ajoute :
Puis ne fu gaires que chevaliers les fist.
XXIII. v.1070.
19A partir de ce moment, Garin et Bègue pourront être appelés, individuellement ou conjointement "Loheren", mais jamais plus "enfant".
20On constate de même, dans la chanson d'Aspremont, que Rollandin et ses jeunes compagnons, intervenant contre le gré de l'empereur dans une bataille où leurs pères sont en difficulté, et alors qu'ils ne sont pas encore armés chevaliers, sont, jusque là, appelés "enfant"(v. 5502 ; 5571), comme ils l'étaient au moment où ils échappaient au portier chargé de les surveiller (v. 1248). Comme ils ne sont pas encore adoubés, ils combattent surtout à la massue. Leur participation, qui change le cours du combat, amène les adultes, bon gré mal gré, à leur reconnaître en quelque sorte statutairement la maturité dont ils ont ainsi fait la preuve pratique : comme ils ne sont plus des enfants à l'évidence, on les adoube... et on cesse de les appeler "enfants". C'est de façon comparable que Rollandin perd alors son diminutif et s'entend régulièrement appeler Roland11.
21Enfin, si, dans les Narbonnais, l'appellation d'"enfant" utilisée par le père pour s'adresser à ses fils n'intéresse pas notre propos, il nous importe, par contre, de signaler que, tant que ceux-ci n'ont pas été armés chevaliers, ils sont ainsi désignés à la fois par un personnage (un abbé qui se mêle charitablement de les tirer d'un mauvais cas où ils se sont mis : v. 2672) et par l'auteur lui-même (appliqué en particulier à plusieurs reprises à Aymer : v. 2979 ; 3015). Par contre, dans la seconde partie de la chanson, celle qui raconte le siège de Narbonne par les Sarrasins, seul sera appelé "enfant" Guibert, le benjamin des sept, pas encore adoubé, celui à qui, parce qu'il est le plus jeune, Aymeri se réserve de transmettre ses terres (v. 4460 ; 5029).
22Nous avons, à plusieurs reprises, employé les termes "adulte" et "vie adulte" pour désigner le héros et l'état de vie succédant à l'enfant/enfance : ceux-ci n'ont point d'équivalent dans l'épopée. Le héros qui n'est plus "enfes" est désigné soit par un titre qui renvoie ou non à la terre dont il est le mainteneur (comte, duc, marquis, etc...), soit par des termes plus généraux rappelant son état de chevalier et les qualités qui s'y rapportent (chevalier, baron, vassal, etc.), et, très souvent, simplement par son nom, comme s'il acquérait alors l'individualité complète dont il avait été jusqu'alors partiellement dépourvu, enfoncé qu'il demeurait dans une sorte de gangue collective, où il n'était qu'un "enfes" au même titre que d'autres, personnage encore inachevé, ébauché (d'où l'usage fréquent du diminutif : Berneçon pour Bernier, Rollandin pour Rolland, Aymeriet pour Aymeri, Guiot pour Gui), entrant en possession à la fois de l'intégralité de sa personnalité et du nom qui l'exprime.
23L'épopée ignore le terme de "jeunes" et use de "jovente", mais plus par référence, pour le coup, à une classe d'âge qu'à un état social :
"Car en grant peine vueil ma jovente user,
Ainz que cist reis n'ait ses granz eritez"
Couronnement de Louis. LV.vv.2213-4
24Il ne me semble pas que Guillaume veuille limiter l'aide apportée au roi Louis à la période de sa vie où il sera un homme sans terre... ce qui serait d'ailleurs contradictoire avec l'image donnée de lui dans l'ensemble de la geste.
25Par contre, les chansons de geste connaissent très bien le type social décrit par G. Duby sous le nom de "jeunes". Ce "temps d'errance" où le "jeune" est souvent, surtout en ses premières étapes, "accompagné d'un mentor" (art. cit. p. 835), c'est celui que connaît Floovant escorté de Richier, sur ordre de Clovis :
"Je vos conmant ici Floovant a garder ;
Il est encore junes"...
Floovant, vv. 49-40
26Cette "vie en bande" de jeunes se regroupant autour d'un chef qui est souvent le fils du seigneur (p. 837), c'est celle d'Aymeri et des "V.c. danziaus" (Aymeri de Narbonne. v. 842) qui l'aident à prendre Narbonne. Cette "situation qui se prolonge tant que le père, en âge et force d'administrer le domaine, refuse d'en laisser assurer la responsabilité par le fils, qui va donc, parfois contraint et forcé, chercher son indépendance au loin" (p. 842), ce serait celle d'Aymeri et de son père Hernaut de Beaulande, si la prise de Narbonne n'était l'occasion de résoudre le problème (Aymeri de Narbonne) ; ce sera celle des fils d'Aymeri : le père gardant la terre pour le plus jeune, les aînés iront chercher dans "l'aventure lointaine, terres et épouses" (p. 842) (Narbonnais).
27Mais les "juvenes" sont "adulescentes" ou "pueri" avant leur adoubement. La nomenclature épique diffère donc sur deux points importants : il n'y a pas un terme désignant uniquement le temps de la vie du héros compris entre l'adoubement et le mariage ; même si ce laps de temps est décrit, comme nous venons de le voir, dans sa spécificité, il est en fait, soit rattaché à ce qu'on peut considérer comme une période antérieure de la vie du héros : l'enfance, soit intégré dans la maturité dans la mesure où aucun terme particulier ne le désigne. On est donc amené à se demander si l'emploi des termes enfant/enfance appliqué à des "juvenes" ne repose pas souvent sur des critères plus littéraires que sociologiques. Les disparates constatés à cet égard dans l'usage épique correspondraient alors à des intentions différentes des auteurs relativement à la représentation de leurs personnages. Tel critère ne vaudrait donc qu'à l'intérieur de tel ou tel texte, ou groupe de textes. Mais tous renverraient à la non-maturité du personnage entendue en un sens large.
28L'"enfes" pourra, par exemple, être celui qui, bien qu'étant en âge de porter les armes, gouverner une terre, etc... a derrière lui une, voire deux générations toujours bien vivantes. Le terme soulignera alors une opposition virtuelle entre les générations, dont la chanson pourra ensuite narrer l'actualisation : telle est la situation de Gui dans Gui de Bourgogne. La première partie du poème repose sur une opposition binaire : les pères sont partis en Espagne depuis 27 ans et on est sans nouvelles d'eux ; les fils, inquiets de cette absence prolongée et des risques politiques qu'elle fait courir à la stabilité du royaume, se choisissent une sorte de "roi par intérim" – c'est "l'enfes Guis" –, qui décide une expédition de secours. L'auteur oppose alors l'échec subi par les pères, qui ne sont pas venus à bout des conquêtes projetées, et la victoire très rapidement remportée par les fils qui vont de succès en succès. Marquée par diverses tentatives de "croisades d'enfants", la chanson tente, après avoir marqué la distance entre les générations, de les réconcilier : les pères accueillent à genoux ces cohortes à leur yeux composés d'êtres surnaturels, dont ils ne savent pas qu'ils sont les géniteurs, mais les fils, respectueux, s'inclinent pareillement devant eux, et Gui ne revendique pas quelque pouvoir que ce soit, du moment où un Charlemagne, pourtant bien vieilli, et contesté par les barons, est toujours là pour l'assumer. Mais la fin du poème introduit un autre conflit : celui qui met aux prises la génération des "enfants", Gui à leur tête, avec la génération intermédiaire, représentée par Roland : les deux hommes se disputeront la gloire d'avoir pris Luiserne :
Quant Rollans vit Karlon, si li dist sa pensée : "Viaus oncles, je vous rant ceste grant tor
quarée.
– Mais je, dist l'enfes Guis, que je l'ai
conquestée,
Et la bele compaigne que je ai amenée.
Ainques nen fu par vous teste de bu copée,
Ne n'i feristes onques de lance ne d'espée.
– Par mon chief, dist Rollans, c'est mençonge
provée ;
Vos en aurés encor cele teste copée".
Gui de Bourgogne.vv. 4274-81
29Pour résoudre ce différend, Charlemagne demandera à Dieu d'engloutir la ville qui s'effondrera aussitôt dans un abîme d'eau. Bien que l'auteur annonce que cette haine entre les deux personnages doive se poursuivre jusqu'à la mort, elle n'aura sans doute guère le temps de durer puisqu'à la fin de la chanson les héros "S'iront en Reinschevaus à lor fort destinée" (v. 4301). Gui est donc moins "enfant" en lui-même que dans la mesure où la génération de Charlemagne et celle de Roland précèdent la sienne et sont toujours agissantes dans la chanson. Le recours à la notion d'"enfance" sert aussi à l'auteur à introduire dans son poème des façons d'agir et de penser qui ne sont pas celles des adultes plus âgés, sans être pour autant celles d'"enfants" au sens de notre actuel état civil, car, en ce cas, la confrontation serait impossible.
30Des raisons de type littéraire peuvent également rendre compte de certains disparates constatés d'une épopée à l'autre, voire, ce qui pose encore plus de problèmes, à l'intérieur d'une même épopée.
31Pour le premier cas, nous pensons aux deux personnages de Vivien tels qu'ils apparaissent dans la Chanson de Guillaume et dans le Covenant. Dans la seconde de ces épopées, Vivien est appelé "enfes" alors qu'il est âgé d'environ 25 ans12. Or, jamais ce terme n'est utilisé par l'auteur de la Chanson de Guillaume qui présente pourtant son personnage comme un nouveau chevalier ("Nad uncore gueres que tu fus adubé" v. 2019) qui semble bien en être à son premier combat, et qui ne doit guère avoir plus de 18 ans13. Mais c'est que, dans cette chanson, le rôle de l'enfant est déjà tenu par Guiot, frère cadet de Vivien, âgé de 15 ans et pas encore armé chevalier14. La nécessaire différenciation entre les deux personnages est au moins un des éléments qui expliquent que l'aîné soit de préférence appelé "li ber", ou Vivien tout simplement.
32Pour le deuxième cas, un assez bon exemple est fourni par Raoul de Cambrai : les deux personnages principaux de la première partie de la chanson, Raoul et Bernier, ont été élevés ensemble et on ne peut supposer qu'il y ait entre eux un écart d'âge qui mérite d'être signalé. Si l'un est le fils orphelin de Raoul Taillefer, l'autre est le fils bâtard d'un seigneur de Ribemont. Ce double malheur les rapprochera sans doute avant de les séparer mortellement, puisqu'ils finiront par se retrouver dans deux camps opposés. Mais, d'emblée, la supériorité sociale de Raoul est soulignée : il est le premier adoubé, et son premier geste est d'armer à son tour chevalier son compagnon d'enfance qui devient son "hom" ("R. est mesires" sera le douloureux leit-motiv de Bernier reculant le moment de la rupture de l'hommage vassalique). A-t-on remarqué qu'il est inhabituel que le parrain en chevalerie d'un nouvel adoubé soit du même âge que lui ? C'est généralement un parent appartenant à la génération antérieure (un oncle, le plus souvent), ou le seigneur du père, de toute façon des gens nettement plus âgés que l'impétrant qui s'acquittent de cette tâche. Face à Bernier, Raoul assume ici une fonction de "père" social. On sera peut-être moins surpris, après cela, de constater que si, jusqu'à leur entrée en chevalerie, Raoul et Bernier ont pu être désignés par le terme d"'enfant", Raoul cessera d'être appelé ainsi dès que, peu de temps après avoir reçu ses armes, il entreprendra d'entrer par la force en possession d'un fief destiné à remplacer celui dont il avait été spolié à la mort de son père ; par contre, Bernier, lui, continuera d'être appelés "enfes" pendant toute la durée du conflit qui se terminera par la mort de Raoul, et même au delà.
33Enfin, le terme d"'enfant" pourra servir à douer un personnage de qualités, positives ou négatives. Le caractère "nice" d'Aiol, fonction d'une éducation non sans points communs avec celle de Perceval, justifie l'emploi du substantif "enfes" (Aiol. v. 840) et même de l'adjectif "enfantis" (v. 644) qui lui sont appliqués alors qu'adoubé par son père, il commence d'aller chercher aventure. Si, au début du Couronnement de Louis, le fils de Charlemagne est appelé "enfes" (v. 87), ce pourrait n'être qu'une constatation objective ("Et je sui jovenes et de petit eage" v. 259) ; mais qu'à la fin de la chanson, alors que de nombreuses années15 se sont écoulées, la même appellation continue d'être utilisée (v. 2683), ne renvoie plus qu'à la faiblesse, coupable selon l'auteur, du personnage, à son immaturité, précisément peu en rapport avec son âge, bref à son "enfantillage".
34Plusieurs de ces éléments peuvent se combiner : si Callot, à la fin de la Chevalerie d'Ogier, est toujours appelé "enfant"16, ce peut être parce qu'il n'est toujours qu'héritier du trône (Charlemagne l'occupe sans faiblesse) ; ce peut aussi être afin de marquer une opposition de génération avec Ogier qui le poursuit de sa vindicte : Callot appartient à la même génération que Bauduinet, le fils d'Ogier, dont il a été le meurtrier ; mais ce peut être encore, en particulier dans la longue scène où Ogier se le fait livrer et s'apprête à l'exécuter de sa propre main comme il n'a pas cessé d'affirmer qu'il le ferait, pour montrer en lui une victime apte à susciter la pitié et afin d'accentuer le caractère impitoyable d'un Ogier qui se veut juste mais qui prendrait la figure d'un vengeur démesuré si l'ange de Dieu ne retenait son bras.
35Enfin, est-ce un hasard si, dans la chanson d'Aliscans Vivien qui est normalement désigné par son nom pendant toute la bataille est à nouveau appelé "enfant" (v. 807-812-844) dans la scène de ses retrouvailles avec Guillaume : neveu face à son oncle, il retrouve une part de la juvénilité que sa maturité de combattant lui avait fait perdre ; présenté comme recevant la communion pour la première fois de sa vie, il réintègre ce qui peut être perçu, ici, comme une classe d'âge dont il était, à lire le reste de la chanson, sorti depuis longtemps.
36Le choix de ces critères que nous avons appelés "littéraires" nous amène donc à nous interroger sur l'existence d'une spécificité épique de l'enfance : que signifie le personnage de l'enfant ? Quelles valeurs, positives ou négatives représente-t-il ? Nous considérerons à présent non plus seulement les "enfants" épiques entre adoubement et mariage, mais tous ceux qui, ainsi appelés, participent à l'action de la chanson. Par contre, nous négligerons ceux qui n'y jouent qu'un rôle d'"objet" – objet de sentiment ou d'action17. Nous laisserons aussi de côté ces "Enfances" écrites après coup dans lesquelles, au lieu de donner un fils au héros, on lui donne en quelque sorte un jeune père en son propre personnage18.
VALEURS D'ENFANCE
37Si le roman a fait, avec le Perceval de Chrétien de Troyes, un éclatant usage du héros demeuré "enfant", par absence d'éducation et d'expérience, l'épopée y a peu eu recours. Les chansons de geste dans lesquelles on en trouve la trace ont d'ailleurs pu, étant donné leur date relativement tardive, avoir été influencées par le roman.
38L'auteur d'Aiol semble même avoir eu à coeur de souligner le parallélisme, lorsqu'il présente ainsi son héros :
Chou est Aiols li enfes c'avés trové,
Qui fu noris el bos, qui rien ne sot.
vv. 840-1
39Aiol, élevé jusqu'à l'âge de 14 ans par un ermite, puis réuni à ses parents bannis de leurs terres par un souverain ingrat, part avec l'idée de s'adresser au roi Louis pour rentrer en possession des anciens fiefs paternels. Son père, après lui avoir enseigné le rudiment des armes et l'avoir adoubé le charge, non sans un irréalisme certain, de cette difficile mission. La mère du garçon, qui a une vision plus juste des choses, s'inquiète fort :
"Mes enfes est jovenes, s'a poi d'aé,
'Que il ne set encore querre.i.ostel
Ne a un gentil home ne set parler".
vv. 144-6
40Pour l"'ostel", Aiol se tirera d'affaire, et d'ailleurs pour le reste aussi, mais non sans connaître quelques aventures bien réjouissantes pour le lecteur. C'est ainsi, par exemple, qu'il se mêle à une joute mettant aux prises quatre Sarrasins (qu'au demeurant il n'identifie pas comme tels)... et que son premier coup est mortel, alors qu'il ne pensait pas à mal :
Encore estoit Aiols si enfantis
Ne li cuida mal faire, se li a dit :
"Remontés tost, vallet, sor vos ronci :
Demain vos tenés miex se estes ci !
– Cuivers, che dist li autres, tu l'as oci(s) !
– N'en puis nient, dist Aiols, se Dieu(s) m'ait !
Ainsi qui dai juer con tu fesis.
Puisque cestui ai mort, or garde ti !".
XVII.vv. 644-51
41Vaguement troublé cependant à l'idée d'avoir pu tuer un chrétien, il est tranquillisé dès qu'il apprend que sa victime est un Sarrasin. C'est avec la même alacrité qu'il met en fuite ses trois autres adversaires, puis une troupe de brigands qui prétendaient emmener son cheval. Face au Chevalier vermeil, à Clamadeu des Isles, etc.. Perceval faisait preuve de la même efficacité. Mais, comme à son départ, c'est par son père et non pas sa mère qu'il a été chapitré, c'est aux conseils paternels qu'il se réfère avec plus ou moins de bonheur :
"Ja devant cheste espee ne garirés,
Ains en serés tout mors et afiné (s),
Car mes pères me dist al desevrer
Que il n'avoit millor en.x. chitës :
Et tout chou qu'il me dist ai jou trové(s)".
XX. vv. 848-852
42Comme son émule romanesque, il aura d'ailleurs vite fait d'acquérir le vernis mondain et chevaleresque qui lui manque ; et comme il n'a personne à craindre sur le plan de la vaillance, la réussite couronnera ses efforts ; mais son ardeur à entreprendre, le caractère entier des convictions qui l'inspirent, sans oublier son jeune âge lui vaudront d'être appelé "enfant" (Aiol. v. 3661), alors qu'il aura fait depuis longtemps ses preuves de chevalier.
43L'autre "nice" épique, c'est Doon de Mayence, alors qu'on ne l'appelle encore souvent que Doelin. Après une petite enfance mouvementée, lui aussi vit en solitaire jusqu'à l'âge de 15 ans, en compagnie de son père. Ses premières aventures font apparaître l'ignorance dans laquelle cette vie à part l'a maintenu : c'est ainsi qu'il ne comprend pas les moqueries dont il est l'objet de la part d'un passeur qui a la surprise de constater que son jeune passager ignore jusqu'à l'existence de l'argent (Doon de Mayence. vv. 2600 sq.). Quant à sa découverte de la boisson, au château de son oncle, elle peut faire sourire :
Et du vin que il voit, si en but largement.
A son oncle l'a dit, qu'il vit lés li séant :
"Tel vie n'a il pa ugrant bois verdoiant,
Où nous avons esté si longuement manant".
Lors reboit et reboit et menu et souvent,
Se on ne li ostast, je cuit qu'il béust tant
Que il n'i connéust ne ami ni parent.
Doon de Mayence. vv. 3215-221
44Cependant, si au type du "nice", les auteurs épiques préfèrent celui du "puer senex", un point commun les rapproche ; pour nous en tenir à une formulation proverbiale, disons que, pour l'enfant épique, "la valeur n'attend pas le nombre des années".
45Doelin n'en est-il pas, au demeurant le meilleur (et plus précoce) exemple ? Il a sept ans lorsqu'il tente de protéger sa mère des brutalités du traître Herchembaut : jurant comme un adulte, il se jette sur lui sans tenir compte du rapport de forces (Doon de Mayence. vv. 170 sq.). Doon et ses frères sont alors remis par Herchembaut à Salomon avec mission de les noyer. Un des enfants y perdra la vie... mais Salomon aussi, grâce à l'intervention de Doon. Voilà un début prometteur. La suite après la vie solitaire en compagnie du père ne le démentira pas.
46C'est également à l'âge de sept ans que Landri (Doon de la Roche), seul, ose dénoncer comme scandaleux le remariage de son père (dont la première femme est encore vivante et qu'il accuse mensongèrement d'adultère pour se donner un motif de répudiation). Le "topos" du "puer senex" intervient certes ici dans la mesure où il n'est pas fort vraisemblable d'imaginer un aussi jeune enfant capable de comprendre ces subtilités matrimoniales ; peut-être voit-il d'ailleurs seulement qu'on veut nuire à sa mère dont l'innocence est évidente à ses yeux. Il s'en prend donc au traître Tomile, le frappe et le menace pour l'avenir. Et il met fin aux plaintes de sa mère :
"Taisiez vos, bele mere, por Dieu le fil Marie
Qan oi jou.vij.ans, si com je vos oi dire,
Certes, en petit d'ore (est) que j'en avrai.xv.
Que porrai porter armes, s'il est qui me les
livre ;
Si ferai je a.x. or est plus corz termine,
Puis manderai o moi les contes et les princes,
Trop lor donrai or fin, besanz et manandies :
Il vendrunt tuit o moi, si feront mon servise.
Je vos rendrai Coloigne, Cormaise et Espire,
Et la tor de La Roche dont vos fustes fors mise.
Encor vos ferai dame de (grant) fermeté riche".
Doon de la Roche .XXVII.vv. 840-50
47A une confiance inébranlable dans le triomphe futur de son bon droit, et peut-être, par là même, assez "enfantine" au sens traditionnel du mot, s'ajoute ici une dignité qui laisse bien augurer de la fierté de l'enfant : que sa mère cesse de se lamenter puisque c'est inutile et qu'elle a affaire à des gens de mauvaise foi ; et aussi une lucidité qui n'est pas, en un âge aussi tendre, sans amertume : Landri sait que sa mère n'a rien à attendre de ceux qui les entourent qui connaissent pourtant l'innocence de l'une, la faiblesse de l'autre et qu'ils sont victimes d'une machination, mais qui, assurément, ne diront ni ne feront rien qui risque maintenant de leur nuire ; ils attendront que l'enfant, devenu grand, puisse faire figure de protecteur efficace pour éventuellement prendre son parti.
48Là où l'adulte calcule, l'enfant agit. Le spectacle de l'injustice lui est insupportable. Dans Anseis de Mes, l'un des héros, Bauche, se retire au couvent. Point apaisés par cette attitude, les partisans du clan adverse montent un coup de main et réussissent à surprendre et tuer leur adversaire, ne lui laissant que le temps d'une prière ; mais l'auteur du meurtre veut encore emporter, en gage de son forfait, le coeur de sa victime. Et c'est l'intervention soudaine de l'enfant qui servait Bauche, cri du coeur exprimant une pure protestation plus encore qu'escomptant quelque efficace :
Et quant le voit li garçonnes petis
Qui servoit Bauche et par nuit et par dis
Si a geté en haut deus si haus cris,
Toz en resonne li bos et li larris.
Vers Alori est maintenant guenchis.
Tient une clef, si l'on a feri el vis
Si roidement que jus il est cheis.
Ja l'eust mort quant Aloris salli
Et Cileberz, Bertrans et Savaris.
Anséĩs de Mes CLXXXV.vv. 9443-57.
49Si l'âge de l'enfant n'est pas ici précisé, le terme qui le désigne ("li garçonnes petis") ne permet pas de l'imaginer comme beaucoup plus âgé que Landri.
50Dans la version octosyllabique d'Amis et Amile, lorsque le héros frappé de la lèpre, est abandonné de tous, y compris de sa femme, seul l'enfant Owein lui demeure fidèle : c'est lui qui l'accompagne jusqu'à la cour de son ami, poussant la petite voiture d'infirme qui lui sert de moyen de locomotion, le nourrissant et le soignant constamment. Dans la version écrite en décasyllabes, ce rôle est assuré par le propre fils du héros, Girart. Lui aussi n'a que sept ans (v. 2231) et il brave à la fois l'ostracisme dont Amis est victime et la vindicte de sa propre mère pour venir en aide à son père :
Or fu Amis touz seuls en l'abitacle,
Touz corresouz et dolans et malades,
Nus hom qui soit por voir ne l'i regarde.
Girars ses fiz s'en donne souvent garde,
N'ot que set ans, moult ot petit d'eaige,
Et nonporquant s'ot il tant de coraige
Qu'il prent le pain quant il puet sor la table,
Porte son pere la fors en l'abitacle.
Voit le sa mere, si le chose et menace,
Qu'encontre terre et a poins et a paumes
Le battra tant que i parront les traces.
Amis et Amile. CXIII.vv. 2227-37.
51Mais le cas le plus fréquent où les enfants font une irruption prématurée dans le monde des adultes, c'est celui de la bataille. On met en effet un certain soin à les en écarter, moitié crainte d'être embarrassés par des apprentis-combattants, moitié tendresse pour eux, trop jeunes pour qu'on les expose aux risques mortels des combats. La rudesse masque, ici, la sollicitude : Charles recommande en ces termes quatre "enfants" à l'archevêque Turpin :
"Je vos cornant Rollandin e Haton,
Si vos cornant et Estolt et Cuion.
Jo ai ces quatre noris en ma maison ;
Gardés les moi tant que nos revenron.
A cest besoing n'ai cure de garçon
Ne d'espervier ne de vol d'oisellon,
De nul déduit se de l'espee non !".
Aspremont. LXIII. vv. 1058-64
52Dans la Chanson de Guillaume, ce dernier s'oppose à ce que le jeune Guiot prenne part à la bataille et recommande à sa femme de tempérer les ardeurs belliqueuses du garçon : c'est ce qu'elle lui rappelle (vv. 1530-2)... avant de se laisser convaincre (v. 1536) et de le pourvoir des armes nécessaires19. Le même motif est repris dans le Covenant Vivien à propos de Guichardet qui est d'autant plus impatient d'intervenir qu'il sait la situation difficile où se trouve son frère Vivien :
Guichardés ot la novelle conter
De son chier freire qui est assis sor mer ;
Pitié en a, si a pris a plorer.
0 voit Guillelme sel prist a apeler :
"Honcle(s) Guillelmes, por Deu ! car m'adobés !
Si secorrai mon chier freire charnel
Et aidera(i) païens a descopeir".
-Niés, dist Guillelmes, ne vos removerés ;
Trop estes jones et de petit aei
Por Sarrasins ferir et encontrer.
Cant venrĩez en l'Archant sor la mer,
Et variez ces barges et ces néis,...
N'avriez oĩl quel poĩst esgardeir,
Ne cuer el ventre qui poĩst endureir".
Dist Guichardés :"Oncles, ne vos doutés ;
Cant ge fuirai, ja mar i remenreis".
Guillelmes l'ot, si a.ii.ris getés ;
"Beaus niés, dist il, certes vos n'i venrés :
Avoc Guibor céans sejornerés ;
Cant ge serai de l'Archant restorneis
Et vos plaira, lors serés adoubés".
Chevalerie Vivien .XXXIV. vv. 1201-27
53Autrement dit, Guillaume cherche à gagner du temps ; pensant qu'il est inutile d'insister, Guichard laisse partir son oncle, mais ne se tient pas pour battu pour autant ; il se tourne, à présent qu'il est seul avec elle, vers Guibourc à qui Guillaume l'a confié, et il va essayer de la faire sa complice :
"Franche contesse, por Deu ! car m'adoubeis !
S'irai en l'ost, que molt l'ai desirei,
Si secourrai mon chier freire charneil.
–Voir, dist Guibor, vasas, vos n'i ireis,
Car mes drois sire le m'a bien commendei'.
–Dex, dist li anfes, tant sui ge plus irei(s) !".
XXXIV. vv. 1276-82
54Voyant qu'il n'arrive pas à convaincre ou attendrir Guibourc, Guichard décide d'agir tout seul et sans plus demander d'autorisation à qui que ce soit ; il va mettre son oncle devant le fait accompli :
Ist de la chanbre sans congiet demandeir,
Vint a l'estable, s'ait les huis defermeis,
Prent.i. destrier c'on i dovoit gardeir,
Fort et ilsnel, leans n'avoit son per ;
Isnellement lou corut ensalleir.
Ne pot d'espee ne d'auber recovreir.
A esperon s'an ist de la citéi,
Ne finera s'iert a l'ost assanblei(s).
XXXV.vv.1293-1300
55On le ramène à Orange où Guibourc cette fois, se décide à l'armer chevalier ; il repart aussitôt pour l'Ar-champ et fait ses premières armes, avant même d'avoir rejoint l'armée, défaisant en route
".vi. larons félons et defaés" v. 1321.
56La chanson d'Aspremont confie à Turpin la garde de Rollandin et de ses compagnons. Ceux-ci trompent sa surveillance mais se heurtent à un portier moins accommodant que Guibourc et qui a l'outrecuidance de vouloir les retenir ; ils l'assomment avant de se débarrasser de la même (violente) façon du propriétaire des chevaux qui leur sont nécessaires pour gagner le champ de bataille où l'empereur affronte les Sarrasins : gourdins et massues leur suffisent comme armes puisqu'ils ne sont pas adoubés, mais les montures, ils ne peuvent s'en passer (vv.1247-1370).
57Lorsqu'il apprend que deux chevaliers vont soutenir en combat la culpabilité de sa mère, le jeune Doon (Doon de Mayence-), âgé de 15 ans, décide d'aller la défendre. Son père essaie de le retenir, l'estimant trop jeune encore pour affronter des adultes. Mais cette vue raisonnable des faits n'emporte pas l'adhésion du garçon :
"Ja pour peur de mort ne seroi jour blasmés
Recréu ne mauves ne couart apelés,
Ja chevalier couart ne doit estre henourés"...
vv. 2354-56
"Pere, dit Doelin, et qu'alez vous querant ?
Qui Dieu a à ami, que va il reculant ?...
vv. 2390-91
58La surprise du père, pour s'exprimer par le biais d'un stéréotype ("Nature et Dieu"...) n'en est que plus significative :
Quant son pere l'oĩ, sel regarda assés,
De chou qu'il li ot dire fu tout espoantez.
"Biau fis, fet le baron, chez mos où les (prenez) ?
Qui vous a cheu apris et comment les trouvés ?
Nature vous aprent et Dieu que vous amez,
Qui vous avanchera, se bien vous i fiés".
Doon de Mayence. vv. 2359-64
59L'éducation humaine avoue son insuffisance et s'en remet à des puissances supérieures.
60Mais les actions accomplies par les enfants sont-elles à la hauteur de leurs prétentions ?
61Les plus jeunes d'entre eux voient, en règle générale, leurs tentatives limitées par les réactions – violentes – des adultes. Avant de décrire l'intervention de Landri en faveur de sa mère, l'auteur insiste sur la faiblesse très exactement enfantine du petit :
62Son père le soupçonne d'être un bâtard :
Quant li enfes le voit, si li rit bonement,
Et li dus le bota de son pié laidement,
Que li berz reverse et 1'enfes chiet adens ;
Li viaires li fiert desus le pavement ;
Bien i parut la plaie jusqu'as armes portant.
Li enfes brait et crie, qui ne set autrement :
Ne puet sa dolor dire car il n'a pas le sens.
Doon de la Roche.VI, vv, 282-88
63et l'enfant devra attendre que des années s'écoulent avant de pouvoir faire rendre justice à sa mère.
64Le jeune servant de Bauche sera maîtrisé, au demeurant non sans mal, par les assassins de son maître :
L'enfant aerdent, batus fu et laidis.
Ne s'en meust qui li donast Paris,
De deus chevestres l'ont si loié et pris.
Anseĩs de Mes. CLXXXV.vv. 9458-460.
65L'enfant Owein ne peut qu'accompagner le héros dans son épreuve, non le faire respecter des siens... mais, dans la seconde version de la chanson, Girart, frappé par sa mère, "corrige" à son tour, avec quelle énergie, ceux qui se refusent à servir son père, en commençant par le cuisinier qui "oublie" de lui porter à manger :
Devant lui garde, si a un pel trouvé,
Fiert le glouton, la ou fu anclinéz,
Mervilloz cop li a tantost donné
Tout droitement entre front et le nés,
Que la cervelle fist el foier voler.
Puis li a dit : "Lechierres, ci estez !
Si fait mestier voz voil je bien monstrer."
Li dui le voient, s'en sont espoanté.
Amis et Amile.CXV.vv.2271-8
66Witasse, à 13 ans, dans la chanson de Godefroy de Bouillon, apprend que son père, malade, est attaqué par un traître qui veut s'emparer de son fief. Sans donner d'explication, il quitte aussitôt le service du roi à la cour de qui il se trouve :
Onques ne prist congié, tant par fu esmaris :
A son ostel en vient ; sor.i. banc s'est assis,
Et fist mètre sa sele sor.i. destrier de pris ;
A l'archon fu pendus.i. bons brans coloris.
Li vaslés est montéd, s'afule.i. mantel gris ;
Jamais ne finera, à nul jor qu'il soit vis,
S'iert vengiés de Rainouars : bien s'en est aatis !
Godefroy de Bouillon. vv. 1 142-56
67L'affaire est aussi vite menée et achevée qu'entreprise ; il ne faut que vingt quatre heures à Witasse pour châtier Rainouart. Aussitôt fait, il regagne Wissant, la cour du roi et reprend son service où il l'avait laissé, sans même prendre le temps d'enlever ses éperons. C'est un message du père du jeune garçon qui mettra le roi au courant de ce qui s'est passé ; celui-ci s'étonne que Witasse ne lui ait pas demandé de l'aide :
"Sire, ce dist Witasses, ce puet on bien laissier ;
Ne vos osasse mie de tel chose proier,
Ne tant faire vo gent pener et traveillier !
Jo m'en passai là outre, tos sol sans esquier,
Si m'a cil doné trêves dusc'à.i. an entier".
Godefroy. vv. 1527-31
68Non pas "qui dit mieux' ?" mais "qui ferait mieux " ?
69Si Guiot (Chanson de Guillaume) est finalement fait prisonnier par les Sarrasins, il a, auparavant, le temps de faire la preuve de sa valeur et que son "cors... d'enfant", pour parler comme Guillaume vaut bien celui d'un adulte20. Après avoir cru que son jeune neveu ne ferait que l'embarrasser, Guillaume doit reconnaître qu'il est un combattant de marque, tel est le sens du compagnonnage qu'il lui propose :
"Ça traez, niés Gui, vers mun destre poig,
Od le mien ensemble porte tun gunfanun :
Si jo t'ai, ne crem malveis engrun".
Chanson de Guillaume. CXIII.vv. 1672-4
70L'armée de Charlemagne n'aura que sujet de se réjouir, dans Aspremont, de l'arrivée de Rollandin et de ses compagnons qui contribueront pour plus que leur part au rétablissement d'une situation fort compromise. L'empereur, en particulier, ne devra son salut dans le combat singulier qui l'oppose au musulman Aumont qu'à l'intervention de Rollandin (CCCVII). Les circonstances de cette intervention grandissent de façon exceptionnelle le jeune héros : l'auteur nous présente en effet d'abord en Charlemagne un combattant invincible, protégé qu'il est par une pierre merveilleuse enchassée dans son heaume ; mais Aumont, en corps à corps, réussit à arracher à Charlemagne son heaume miraculeux :
Quant ce voit Karles, auques fu esperdu. v. 5997
71Charlemagne s'adresse alors à Dieu en une pressante prière. C'est dans ces conditions que se présente Rollandin, à la fois donc envoyé de Dieu et relayant l'action de la pierre magique. Convaincu "de visu" de l'efficacité du garçon, Charlemagne l'accepte officiellement au nombre des combattants (CCCLXIX)... mais cette "régularisation" peut faire sourire. Il arme ensuite chevaliers Rollandin et ses compagnons.
72L'enfant récuse donc, par sa conduite encore plus que par ses discours, la notion d'une limite fixée a priori qui désignerait le moment où, recevant l'adoubement, il aurait accès aux "geste" de l'univers chevaleresque. Pourquoi cette impatience ? Est-ce désir d'une promotion personnelle, dans la mesure où le monde des adultes est perçu comme prestigieux par ceux qui en sont tenus à l'écart ? Il ouvre plus largement les domaines de l'action militaire et du pouvoir social et politique. Certains textes pourraient le faire penser.
73Il arrive aux enfants de reproduire le langage des adultes et de laisser transparaître l'envie qu'ils ont d'être considérés comme des égaux par ceux-ci. S'improvisant chef d'armée, Rollandin exhorte ses "troupes" avant la bataille :
"Huimais pensés, baron, de 1'eslaichier.
Cascuns tant valle con s'il fust chevalier".
Asprenont .vv.558-9
74Et comme il a dû entendre Charles préparer, avant de partir en campagne ses discours et proclamations, il calque ses promesses sur celles de l'aîné prestigieux :
"... Monjoie ! ferés i, escuier.
Mes oncles Karles donra cascun mollier".
vv. 5572-3
75Armés chevaliers, ils expriment leur émerveillement :
Dist l'uns a l'altre : "Molt nos poons prisier ;
Nos estions garçon et paltonier ;
Bien devons Karles amer et tenir cier
Qui nos a fait del servage lascier.
Ja de cavage ne donrons mie denier ;
Cascun de nos a il fait chevalier.
Ains nos lairrors tos les membres brisier
Que lasçons Karle honir ne vergognier".
vv. 9636-663
Quant li vallet se sont apercëu,
Qui a la cort suelent aler tot nu,
De la poverte estoient il issu
U il avoient tos jors mes gëu,
Grant sont et gros et erent parcrëu ;
Qant se troverent des bons halbers vestu,
Laciés es ciés les bons elmes agus,
Et en lor mains les bons espiels molus,
Rollant en rendent mercis et salus.
vv. 9678-686
76Ils manifestent longuement leur joie, et leur reconnaissance à l'empereur, se regardant avec une satisfaction orgueilleuse qui est surtout touchante à cause de leur jeune âge ; ils se comparent, quels ils étaient et quels devenus, s'étonnant plus de cette transformation matérielle d'eux-mêmes que de leur conduite dans la bataille.
77Un humour et une gravité du même ordre apparaissent dans la peinture de Guiot face à son oncle Guillaume :
"A la fei, uncle, ço dist li enfes Gui,
Si tu murreies jo tendreie tun paĩs ;
Guiburc ma dame voldreis ben servir ;
Ja n'averad mal dunt la puisse garir,
Pur ço qu'ele m'ad tant souef nurri".
Quant l'ot Willame, vers l'enfant se grundi :
Dunc li respunt Willame, mult laidement li dist :
"Mielz vus vient, glut, en cendres a gisir
Que tei ne fait mun coûté à tenir".
Chanson de Guillaume. CIII. w. 1446-54
78Il y a certes beaucoup de naĩveté dans les prétentions de l'adolescent, beaucoup de maladresse dans ses propos, et Guillaume peut trouver que son neveu a vite fait de réorganiser le monde après sa disparition, en prenant sa place. L'aîné réagit donc violemment, car il se sent poussé par la génération suivante hors d'une carrière qu'il occupe encore21.
79Dans ces exemples, le "jeune" ne se différencie pas de l'adulte ; il veut au contraire s'identifier à lui... quitte, dans le second cas, à l'éliminer pour cela.
80Plusieurs fois, l'épopée laisse transparaître, de façon plus ou moins voilée, cette impatience des "jeunes" de l'Histoire. Elle se contente d'ailleurs de leur accorder de manière fantasmatique à l'intérieur même de la fiction ce que la réalité leur dénie durement : c'est, dans le contexte de la chanson, pour rassurer Guillaume en difficulté, non pour se débarrasser de lui, que Guiot s'exprime comme nous l'avons vu ; Rollandin garde sans cesse le nom de Charlemagne à la bouche, et Gui de Bourgogne ne se considérera comme roi qu'autant que dureront les incertitudes suscitées par l'absence prolongée de l'empereur22.
81Mais, en règle générale, c'est moins poussés par un désir d'auto-affirmation que sous la pression des événements que les enfants se manifestent. Et ce sont les situations les plus difficiles qui les sollicitent avec prédilection. Si le père de Landri n'avait pas injustement accusé son épouse d'adultère, si Amis n'avait pas été lépreux, si Bauche n'avait pas été assassiné, Landri, Owein/Girart et "li garçonnes petis" d'Anséĩs de Mes n'auraient pas cherché à brûler les étapes, et si son père n'avait pas été malade et agressé, Witasse aurait été content d'assurer le service du roi ; si Vivien en difficulté à l'Archamp n'avait pas appelé Guillaume à son secours, ni Guiot, ni Guichardet n'auraient réclamé, avant le temps fixé par les adultes, les armes de chevalier ; et il en est de même, par exemple, du jeune Hernaudin, dans la geste des Lorrains : dans Garin le Lorrain, Béatrice se lamente devant ses jeunes enfants sur la mort de leur père survenue en plein conflit avec un lignage ennemi ; alors, l'un des enfants, pour remercier un parent qui promet sa protection :
"Granz mercis, oncles, ce li dist Hernaudins,
Dieus ! que je n'ai un hauberjon petit,
Je voz aidasse a la guerre maintenir !".
CXIX.vv. 11. 176-8
82Si Charlemagne était revenu vainqueur d'Espagne après un délai raisonnable, Gui et la génération des fils n'auraient pas cherché à relayer les aînés avant qu'on les prie de le faire : on hésite à dire qu'ils ont même fait preuve de patience, les 27 ans de campagne de l'empereur pouvant être appréhendés de façon plus symbolique que réaliste ; mais pourquoi pas ? Il reste que le nombre connote indéniablement la longue impuissance de la génération des pères.
83Poussés par un urgent et ardent sentiment du devoir, préoccupés de la fin à atteindre, ils ne se soucient guère des moyens : et c'est ici que la menace de démesure, écartée en un premier temps par la notion du service, réapparaît.
84Cela veut dire d'abord qu'ils ne s'interrogent guère sur leurs propres forces. Aussi connaissent-ils parfois des moments pénibles, une fois confrontés à une réalité qu'ils ne se sont sans doute même pas donné la peine d'imaginer. Ils découvrent alors leurs faiblesses et leurs limites au contact d'une réalité décevante, en faisant l'expérience de ce qu'ils ignorent. L'enfant apparaît souvent dans l'impossibilité de dominer ses émotions ou même des impulsions purement physiologiques. Il en est encore au stade où un désir exprimé doit être immédiatement satisfait : pour lui, tout à l'heure, demain ou jamais, c'est tout un ; il ne veut connaître que tout de suite :
"... l'incapacité de résister à la faim est un trait d'observation courant. Dans la Chanson de Guillaume, Guiot, quand vient l'heure où Guibourg lui donnait son petit déjeuner, ne peut plus tenir : il est sans force, il pleure, il croit qu'il va mourir, le coeur lui manque ; avec moins de talent, l'auteur des Enfances Guillaume a noté le même trait chez Aŷmers, dans la laisse LII. Le thème revient à plusieurs reprises dans Huon de Bordeaux : c'est uniquement par la faim que l'on peut avoir raison de Huon, mais quand il a faim rien ne compte plus pour lui, Obéron peut bien déployer ses merveilles : "Je n'en ai cure mais que j'aie disné", dit-il.
J. Lods, art. cit. p. 59
cf. aussi Doon de Mayence, vv. 3215-221 cité ci-dessus.
85Capables de se battre, ils supportent beaucoup moins bien les contraintes quotidiennes de la guerre : ne pas se mettre à table aux heures habituelles, voire se passer de manger leur est difficilement concevable.
86L'adulte épique, s'il reconnaît pour lui-même sa peur ou si l'auteur se charge de nous la dire, ne la montre pas. L'enfant, lui, la manifeste :
"C'est le petit Elyas dans le Chevalier au cygne :
Il cancele trestous et de sa main se soigne
De la paour qu'il ot li covient qu'il se tiegne
A l'archon de sa sele...
C'est Huon de Bordeaux et son frère Girardin :
"La car nous tramble, li cuer nous asoplist.
…
J'ai tel paour tous li sans me frémist".
87Les enfants pleurent, ils tremblent, ils se réfugient en pensée auprès de leur mère ou de celle qui les a élevés : cela arrive même à Vivien (J. Lods, art. cit. P. 59 )
88Mais aussi, ils sont promis aux triomphes les plus éclatants (Aspremont, Gui de Bourgogne, Aymeri de Narbonne) pour n'avoir pas hésité à entreprendre, pour n'être pas partis battus d'avance, pour avoir préféré Fortitudo à Sapientia.
89Cela signifie également que le souci d'efficacité primant chez lui, il ne fera pas (toujours) la distinction entre les moyens licites (selon le code de la chevalerie) et ceux qui ne le sont pas. Certes – et ce légalisme peut surprendre -, il ne se servira pas de la lance et de l'épée et, non chevalier, se contentera de la massue ou du gourdin, – ou cherchera à être adoubé à tout prix pour avoir le droit d'utiliser les armes convoitées. Mais, pas encore au bout de sa "norreture", de son éducation, il n'hésitera pas à mentir. Doelin, amoureux de Nicolete, anticipe sur l'accomplissement du devoir conjugal, qu'en l'occurrence les deux "enfants" mesurent à l'aune de leur plaisir, en excipiait d'une coutume qu'il invente pour la circonstance (Doon de Mayence.vv. 3750 sq). C'est aussi ce que Guiot recommande à Guibourc de faire lorsqu'elle lui oppose l'interdiction formulée par Guillaume de le laisser partir ; et c'est ce qu'il se propose de faire, quant à lui, pour l'innocenter :
"Jo sai mentir, si li voldrai cunter
Que jo vus sui tut par force eschapé".
Chanson de Guillauroe. vv. 1534-5
90Participant finalement au combat au côté de Guillaume, Guiot ne cesse de s'y targuer de cette expérience qui, précisément, lui manque : "Unques mais n'oĩ tel" va-t-il répétant, se prêtant un passé d'"ancien" alors qu'il n'a pas encore eu le temps d'entendre grand chose. Plaisant décalage et exploitation d'un "topos" éprouvé, celui du "puer senex". "Si as raisun de ber" rétorque Guillaume... ce qui est faux à l'évidence car la "raison" de l'enfant s'oppose à celle de l'adulte dans le choix qu'ils font des manières de combattre. Guiot, qui, précédemment, évoquait avec tant de tendresse Guibourc, et avec tant d'avidité enfantine, le souvenir des "goûters" qu'on lui servait au château achève un blessé, l'émir Desramé que Guillaume vient de renverser de son cheval, une jambe coupée :
"De cele chose se coruzat mult Willame :
"A, glut, lecchere, cum fus une tant osé,
Que home maigné osas adeser !
En halte curt te serrad reprové !
Co respunt Guiot : "Une mais n'oi tel !
S'il n'aveit pez dunt il peust aler,
Il aveit oilz dunt il poeit veer,
Si aveit coilz pur enfanz engendrer.
En sun paĩs se fereit uncore porter,
Si en istereit eir Deramé
Qu'en ceste terre nus querreit malté.
Tut a estrus se deit hom délivrer.
–Niés, dist Willame, sagement t'oi parler !".
Chanson de Guillaume .CXXX.vv.1964-76
91La dialectique n'a jamais été le fort de Guillaume, et son acquiescement me paraît être ici plus l'expression de sa stupéfaction devant une vision des choses qui le prend au dépourvu, que celle d'une conviction nouvelle : on ne le verra pas, dans la suite du texte, achever les blessés. Cuiot se fait ici l'apôtre de l'efficacité à tout prix ; pour lui, qui veut la fin, veut les moyens.
92C'est aussi la maxime de l'action de Rollandin venant au secours de Charles en difficulté face à Aumont dans la chanson d'Aspremont. On retrouve à plusieurs reprises le même type de comportement attribué à des enfants : dans Gui de Bourgogne, c'est par la ruse, perçue comme plus efficace que la force pure, que les enfants s'emparent des cinq villes qui résistent toujours à 'empereur.
93Dans ce souci primordial de causer le plus de tort possible à l'ennemi, la cruauté pure et simple est-elle toujours très loin ? A viser l'élimination des Sarrasins, selon la logique de Guiot, on explique bien la conduite de Vivien en pays musulman :
Ci l sont entrei en Espaigne le grant,
Castent les terres as Turs et as Persans,
Tuent les mères, s'ocient les enfens.
Partote l'ost fait crier Vivĩens :
"Qui pora prendre païen ne mescreant,
N'en preigne ja ne or fin ne argent,
Mais il li toille la teste maintenant",
vii. ans tos plains lo fist si Vivĩens,
Conques ne fut.i. sol jor sejornant
De Sarrasins tuer ne de Persans...
Covenant Vivien. II. vv. 6 1 -70
Cf. aussi. IV. vv.101-12.
94Mais est-on sûr qu'il n'y ait pas là une part de pure délectation à verser le sang ? N'est-ce pas l'instinct qui parle dans ce qu'il a de plus étranger à toute notion d'éducation et de mesure ?
95Ne considérant que la fin à atteindre et se proposant un seul but, l'enfant pourra être un adversaire acharné. Il sait même parfois longtemps attendre sans pour autant renoncer à ses visées. Dans Raoul de Cambrai, Raoul, orphelin de naissance, est dessaisi du fief paternel. Dès que la conscience et la parole lui viennent – et l'auteur épique, sur les deux points, a largement anticipé sur le cours naturel de son développement -, il pense à un avenir où il se voit récupérant la terre. Si son oncle s'inquiète pour lui une assurance totale anime au contraire le garçon :
"Oncles, dist l'enfes, or le laissiez atant :
Je la ravrai, se je puis vivre tant
Que je port armes desor mon auferant".
XVI. vv. 353-5
96Puis Raoul entre dans le silence normal de l'enfance : aussi bien n'avait-il que... trois ans (v. 344) lorsqu'il tenait ce fier discours. Dix vers suffisent à l'auteur pour amener son héros à l'âge de 15 ans où il est armé chevalier. Le jeune homme, par son adresse à la quintaine, fait l'admiration de tous :
Dient François : "Ci a molt bel enfant ! " v. 515
97mais le poète nous avertit :
S'en lui n'eüst.j. poi de desmesure,
Mieudres vasals ne tint onques droiture.
Mais de ce fu molt pesans l'aventure ;
Hom desreez a molt grant painne dure.
XXIV.vv.495-8
98Pourtant il ne se passe toujours rien :
Une grant pièce remeist la chose ensi. v. 520
99Raoul continue d'assurer son service auprès du roi qui le "nourrit"23. L'oncle Guerri commence à croire que son neveu a oublié la tâche qu'il s'était engagé à remplir autrefois ; aussi bien, Raoul peut-il faire confiance au roi qui a promis de lui rendre sa terre lorsqu'il serait en âge de la tenir. Mais Guerri, plus soupçonneux, et jugeant le temps venu, se voit opposer par le souverain une fin de non-recevoir. Il fait aussitôt honte à Raoul de son inertie :
G. le voit, par le bras le saisi ;
Son peliçon li desrout et parti :
"Fil a putain ! le clama, si menti,
Malvais lechieres ! por quoi joes tu ci ?
N'as tant de terre, par verte le te di,
Ou tu peuses conreer.j.ronci".
vv. 659-664
100Mouvement d'humeur bien inutile ; Raoul n'a pas besoin de s'entendre répéter les choses :
R. l'oĩ, desor ces piés sailli ;
Si haut parole que li palais frémi,
Qe par la sale l'a mains frans hon oĩ :
"Qi me la tout ? trop le taing a hardi !"
vv. 665-8
101Raoul se précipite aussitôt chez le roi pour demander des comptes. Lorsqu'il s'entend confirmer que le souverain n'a pas l'intention de reprendre les terres de R. Taillefer au Manceau Gibouin qui les a tenues entre temps, il n'hésite plus :
"Dès iceste eure, par le corps s. Amant,
Me blasmeroient li petit et li grant,
Se je plus vois ma honte conquérant,
Qe de ma terre voie autre home tenant.
Mais, par celui qui fist le firmamant,
Se mais i truie le Mancel souduiant,
De mort novele l'ase'ur a mon brant !".
XXXIII.vv. 702-8
102Cependant, Raoul accepte d'attendre encore trois ans. Au bout de ce délai, n'ayant pas obtenu satisfaction, il acceptera de reproduire pour son compte l'injustice dont il estime avoir été victime à sa naissance et envahira les terres de la famille de Vermendois dont le chef vient de mourir24. L"'enfant" qui avait ".j. poi de desmesure" ne l'a point dominée. Au contraire. Il est mûr maintenant pour devenir cet homme "desreez" qui va brûler le monastère d'Origny, amener son écuyer Bernier à dénoncer la foi qui les lie, poursuivre en combat cet Hernaut de Douai, dont il a autrefois tué les fils, après l'avoir mutilé.
103La mort de Raoul fait rebondir le conflit sur des bases différentes. Son neveu Gautier va chercher à venger son oncle sur la personne de Bernier, son "homme", et qui, l'ayant tué, peut théoriquement être considéré comme traître à son seigneur. Le jeune âge de Gautier à la mort de Raoul crée un lien entre les deux parties de l'histoire, dans la perspective qui nous occupe. Le traitement de l'enfance par l'auteur y est identique :
Molt par fu l'enfes coraigeus et hardis, v.3609
104Et l'enfant Gautier, devant le cadavre de Raoul, prononce non pas le "planctus" traditionnel, mais un voeu de vengeance :
"Oncles, dist il, tos ai duel acointié.
Qi de nos.ij. a parti l'amistié
Ne l'amerai si l'arai essillié,
Ars ou destruit ou del règne chacié.
Cuivers bastars, con tu m'as fait irié !
Se m'as tolu dont dévoie estre aidié :
Tuit nostre ami en fusent essaucié.
Mais, par les s. qi Jhesu ont proie,
Se je tant vif qu'aie l'elme lacié,
Ne te larai n'en donjon n'en plaisié,
N'en forteresce dusq'a Paris au sié,
Si t'avérai le cuer del pis sachié,
En.c. parties fendu et peçoié.
Tuit ti ami en seront detrenchié !".
CLXXVIII.vv. 3614-62725
105Nous avons cité tout au long ce texte car il fait clairement apparaître le caractère profond du ressentiment éprouvé et l'aspect acharné de la lutte annoncée. On pourrait cependant croire que ce sont là paroles dictées au jeune âge de Gautier sous le coup d'une émotion forte mais destinée à s'apaiser rapidement. Il n'en sera rien, et l'auteur le précise d'emblée :
Une grant pièce covint puis detrier
Ceste grant guerre dont m'oés ci plaidier ;
Mais Gautelés la refist commencier.
Tantost com pot monter sor son destrier,
Porter les armes, son escu manoier,
Molt se pena de son oncle vengier.
CLXXXIII.vv. 3732-38
106L'histoire recommence donc, même si c'est la grand-mère et non l'oncle qui vient rappeler l'enfant à la promesse faite :
Gautelet a en la place trové ;
As effans joe qi forment l'ont amé.
La dame l'a a son gant asené,
Et il i vint de bone volenté :
"Biax niés, dist ele, or sai de vérité
R. vostre oncle aveiz tout oublié,
Son vaselaige et sa nobilité".
Gautiers l'oĩ, si a le chief cliné :
"Dame, dist il, ci a grant cruauté ;
Por ce se j'ai o les effans joé,
S'ai je le cuer dolant et trespensé.
Mi garnement me soient apresté :
A Pentecoste, qe ci vient en esté,
Volra(i) penre armes, se Diex l'a destiné.
Trop ara ore B. sejorné ;
Par tans sera li bastars revisdé.
Nostre anemi sont en mal an entré".
CLXXXIV. vv. 3748-764
107Ce qui vient d'être dit sera fait, et, après cinq ans (v. 3785), la vengeance contre Bernier va être entreprise. Elle sera scrupuleusement poursuivie par un Gautier intraitable et qui en remontrera même à Guerri. Quand il apprend que Gautier reprend la guerre contre lui, Bernier lui offre, ainsi qu'à Guerri, des accommodements. Mais Gautier, qui rencontre au demeurant Bernier pour la première fois (il s'enquiert auprès de Guerri du nom de l'orateur qui parle de paix) refuse, avec une réaction d'horreur quand il connaît l'identité de celui qui lui adresse la parole :
"Dex, dist Gautiers, con sui en grant friçon !
Par cel apostre c'on qiert en Pré Noiron,
N'en partiroie por la cit d'Avalon,
Tant que li aie mostré mon confanon".
CXC.vv. 3964-67
108Mais, chose étrange, Gautier poursuit la vengeance d'un oncle dont il est profondément différent, contre un Bernier à qui il ressemble bien davantage. Lorsqu'il s'entend avec Bernier pour l'affronter en combat singulier, il s'y prépare religieusement :
Gautiers s'en entre dedens une abeĩe..
Por la bataille vers Dieu molt s'umelie :
Il ne pert messe, ne vespres ne matines ;
Toute guerpi a sa grant legerie ;
CCI.vv. 4290-93
109... Raoul, lui, faisait dresser sa tente dans les églises et faisait gras le Vendredi-Saint. Lorsqu'au cours d'une trêve Bernier sera attaqué par les hommes de Guerri, Gautier l'aidera à leur échapper, étant empêché par ses blessures de faire plus et de retourner ses armes contre les siens (CCXIX. vv.4744-462)... Raoul, lui, après avoir déclaré qu'il ne toucherait pas au monastère d'Origny, le faisait investir et incendier par ses hommes, sans même laisser une chance d'échapper aux religieuses qui l'occupaient. A la cour du roi Louis, Guerri propose d'en venir directement aux mains avec Bernier, et Gautier s'interpose :
"Oncles, dise il, on vos doit chastoier.
Ja ne vos coste la viande.j. denier ;
Et tex hom quide sa grant honte vengier
Qi tos esmuet. j. mortel encombrier".
CCXXIII.vv. 4827-830
110... Raoul, lui, frappait Bernier au visage pendant que celui-ci le servait. Gautier est donc très soucieux de se conformer au code chevaleresque dans les manières de combattre, alors que Raoul ne cessait de le transgresser. Autrement dit, à la place de Bernier, Gautier n'aurait pas agi différemment de lui ; en particulier, il n'aurait pu que s'interposer entre Raoul et son adversaire Ernaut de Douai rendu incapable de poursuivre le combat par la mutilation subie. Or, cette démesure de Raoul, qui, seule, a justifié la conduite de Bernier, il semble que Gautier refuse de la reconnaître. Ce n'est pas pourtant qu'il l'ignore. Même s'il ne faut pas évidemment compter que la mère de Raoul ou Guerri l'en aura averti, Bernier, à plusieurs reprises, rappelle à l'enfant Gautier les méfaits de son oncle, qui, de surcroît, étant donné leur énormité, ne peuvent qu'être de notoriété publique26. Mais les phrases ne semblent pas parvenir à la conscience de Gautier. Et il s'en tient à la poursuite de sa vengeance, opposant un refus sans nuance, et souvent formulé en termes injurieux, à toutes les propositions de paix qui lui sont faites :
Gautiers l'oĩ, si s'en est aĩriés :
"Bastars, dist il, vos me contraloiés.
Par le sépulcre ou Jhesu fu couchiés,
Ja vostre drois n'en essera bailliés,
Ains vos sara li cuers del piz saichiés,
En.c.parties fendus et peçoiés !'
CXCI. vv. 4015-020.
(cf. aussi v. 5180 ; vv. 5197-5201 ; 5275-77)
111Il ne démord pas d'une analyse de la situation qui peut se résumer ainsi :
..."Jel fas por chastoier.
Ensi doit on traĩtor justicier
Qu'ocist a tort son signor droiturier".
CCXXXIV. vv. 5078-080
112Dans la grande scène qui rassemble les protagonistes à la cour du roi, alors que Bernier et les frères de Ribemont font solennellement acte de soumission à la mère de Raoul, à son oncle et à lui-même, par la remise de leurs épées, il serait prêt à écouter favorablement les frères... si Bernier en était excepté :
Et Gautelés c'escria a haus cris :
"Levez les ent, dame, par vos mercis,
Por Damedieu qi onques ne menti.
Nel di por ce que ja soit mes amis
Tant qe il soit detranchié et ocis".
CCXI. vv. 5330-34
113Cette solution n'en étant pas une, exhorté par l'abbé de Saint Germain, prié par l'ensemble de l'assistance (vv. 5337-59) et à nouveau par Bernier qui lui tend son épée pour qu'il le tue s'il lui refuse plus longtemps la paix, c'est à contre-coeur qu'il finira par acquiscer :
"Dex ! dist G., con je le fas dolent !". v. 5360
114Mais ces hésitations ne rendent pas son engagement moins sincère : une fois l'accord conclu, Gautier se considère comme l'allié et l'ami de Bernier. Quand le roi se refuse à reconnaître à ce dernier la tenure du Vermendois, Bernier appelle à l'aide son adversaire de la veille qui prend son parti (vv. 5490-91)· Ce n'est pas Gautier qui, après qu'un long temps se sera écoulé, tuera Bernier, c'est Guerri.
115Refusant de transiger avec la tâche à accomplir, les enfants peuvent être présentés comme des modèles offerts aux adultes ; ou plutôt, le contraste établi entre eux fait ressortir la grandeur de l'homme jeune aux dépens des faiblesses de l'homme mûr. L'usure des barons de Charlemagne dans Gui de Bourgogne, l'acceptation de la défaite qui est dans leurs coeurs font apparaître le passage à l'âge adulte comme un processus de décadence plus que de maturation quand on les compare à la troupe fringante de Gui, menant à bout en quelques semaines la conquête des cinq villes réputées imprenables par leurs aînés et devant lesquelles ils piétinent, à la limite de la révolte contre la décision impériale qui les maintient sur place sans espoir de succès. L'empereur mêle arguments matériels et spirituels, sans pour autant convaincre ses hommes (vv. 17-23). Voulant rétablir son autorité contestée, l'empereur s'introduit en espion dans Luiserne, mais ce sera pour s'y faire aussitôt reconnaître. Gui apparaît au contraire comme le "positif" de ce pitoyable monarque : il lui suffit de parler net pour se faire obéir, même lorsque ses ordres ne sont pas conformes aux désirs de ceux qui l'ont élu :
Lors maudit chascuns l'eure que il fu queronez ;
Or quidoient en France dormir et reposer ;
Mais il les covendra chevaucher et errer.
Gui de Bourgogne, vv. 25 7-59
116Le départ a lieu aussitôt après. Gui n'a pas de peine à faire respecter une discipline stricte au sein de son année et s'il utilise la ruse, ce sera pour prendre les cinq villes dont l'armée de Charlemagne n'est pas venue à bout, parce que sa troupe est trop nombreuse pour s'en emparer par la force. L'écart existe au niveau des faits, de l'échec à la réussite, mais aussi à celui de l'inspiration, de la pusillanimité à l'audace27.
DEMESURE ?
117Mais y a-t-il lieu de parler de démesure pour ces entreprises hardiment conçues et exécutées mais aussi sagement28 ? Précisément, l'enfant fait la preuve de sa maturité en ne se conduisant pas en "desreez" : n'est-ce pas pour cette raison que le terme d"'enfant" n'est pas appliqué à Aymeri, encore désigné, dans Aymeri de Narbonne, par le diminutif Aymeriet qui l'accompagne généralement ? Quant à Gui et ses amis, l'inspiration de l'auteur maintient leur autonomie à l'intérieur de limites rassurantes pour les adultes. Volonté de succession et de rivalité s'allient dans leur démarche. Tantôt, ils sont décrits comme des adultes, avec peut-être, parfois, une insistance dans le trait qui caricature moins eux que le modèle qu'ils reproduisent.
118"Pueri senes", ces jeunes gens parlent comme le prudent Naime dans Aymeri de Narbonne avec quelques violences de langage en plus. C'est en se trompant sur ce qu'il va leur demander qu'ils choisissent Gui comme souverain. L'absence de leurs pères leur paraît une excellente occasion de prendre leur place ; ils ne désirent pas pour autant s'exposer au danger en allant à leur secours ; aussi déchantent-ils quand ils entendent l'ordre de départ donné par Gui (cf. vv. 257-9 cités p. précédente). Lui-même a parfois un langage et des idées exacts reflets de ceux qui l'ont élevé. Son attitude envers les femmes, alternance de brutalité et de courtoisie est caractéristique à cet égard ; lorsque celles-ci se plaignent du départ, après leurs maris, de leurs fils, Gui les menace furieusement de leur faire "touz les membres tolir" (v. 277), mais au moment du départ, il recommande à ceux qui restent :
"Et se pansez des dames et faites enorer" v. 287
119Ce mélange d'un idéal de respect et d'une pratique d'autorité voire de violence sont bien ceux des adultes épiques ; à quoi s'ajoute, seul trait original, ici, la brusquerie du passage d'un ton à l'autre, qui dénote justement la juvénilité de Gui. Une autre scène, commencée dans l'émotion s'achève en "topos". Avant de combattre Huidelon, Gui, qui n'a pas mangé depuis deux jours, accepte la proposition de son adversaire de se restaurer ; il se jette sur la nourriture avec avidité et l'on songe, non sans attendrissement à Guiot regrettant les bons repas servis par Guibourc ; mais il ne s'agit là, nous dit le texte que d'un appétit normal d'adulte (épique naturellement) :
Et dist li uns à l'autre : "Por Mahomet ! véés :
Tant par a cil François et pain et vin usé
Que. IIII ; chevaliers an éussent assés.
–Fil à putain gloton, ce dist Huides li ber,
Il est bons chevaliers, il est bien anpliés,
Il n'en a.i. meillor en la crestienté.
Hom qui si bien menjue ne fera ja lasté".
vv. 2243-4929
120Enfin l'auteur de Gui de Bourgogne n'a pas voulu écrire un texte subversif ; aussi, après avoir décrit un héros adolescent exemplaire par ses différences avec les adultes, après avoir montré une royauté juvénile plus efficace que l'autre, il remet chacun et chaque chose à sa place à la fin de l'aventure. Sans doute ne voyait-il pas comment il eût pu en être autrement. Charles et ses barons, au moment des retrouvailles, respect et gratitude pour l'aide miraculeuse qui leur a été apporté par les enfants, s'agenouillent devant eux ; mais Gui ne peut "supporter" ce spectacle :
"Amis, ce dist li enfes, dites moi vérité ;
Qui etoit ce que ses gens sont issi atorné ?
–Sire, ce dist Bertrant, ce est humilité ;
Si grant joie ont de vous ne sevent où aler.
–Helas, ce dist li enfes, com somes mal mené !
Ce déussons nos faire, qui somes les moisné !
A sa vois, qu'il ot clere, commença à crier :
"Baron, or tost a terre ! n'i ait plus demoré,
Et li pon des espées soient desus torné,
Et coûtes et genous à la terre metez".
Et il si firent sempres dès qu'il l'ot commandé...
vv. 3937-47
121La réalité est redevenue familière. Mais tantôt aussi, Gui et avee lui ses compagnons, se posent en s'opposant au monde des adultes. L'élection d'un roi est le signe de leur refus de ce monde, qu'ils récusent d'abord dans son souverain. Le messager envoyé par l'enfant à Charles déclarera à celui qui se considère comme l'empereur de tous :
..... "Nous ne vos connoissons,
Si tenum de nuli fors sul de rei Guion,
N'unkes en nostre tans n'i ot rei si lui non".
vv. 966-68
122Et les enfants feront part à leurs aînés, sur quel ton virulent, des critiques conçues à leur encontre :
"Et si vos estes Karles ki fu à Morilon,
C'or pléust à Dieu qui Longis fist pardon,
Que fuissĩes en France, à Paris, sa maison,
Et si fuissent les dames de par tout le roion,
Et si tenist chacune en sa main.i.baston ;
Ja vous batroient tant le dos et le crepon
Que n'i vodriés estre por l'anor d'Avalon ;
De lor maris avés faite desevroison".
vv. 969-76
123Gui lui-même établit de nouveaux usages, une nouvelle façon de mener la guerre. Ce n'est pas toujours sans incohérence. On retrouve chez lui la même cruauté par souci d'efficacité que chez Guiot (Chanson de Guillaume) : au cours de la prise de Maudrane, il attaque des ennemis désarmés :
"Que gent qu'est désarmés ne vaut pas.i.
besant"
v. 3673
124et cette cruauté reste, curieusement, associée, toujours comme chez Guiot, au même abandon (actif) à la volonté de Dieu :
Et l'enfes se tient bien, qui an Jhesu se fie.
v. 558
125La relative a ici valeur de cause plus que d'épithète.
"Si m'aĩt Diex, ainçois parlerons : d'el ;
A Montorgueil irons se Diex l'a destiné".
vv. 1552-53
126Devant la ville, un des assiégeants se montre sceptique quant à l'issue du siège ; Gui le reprend aussitôt :
"C'est an Dieu qui tôt le monde forma,
Quant lui vient à plaisir, panre le nos lera" ;
vv. 1616-19
127Il ne doute jamais que Dieu soit pour beaucoup dans la prise successive des villes devant lesquelles Charles est resté impuissant. Il se contente de mettre toutes les "chances" de son côté. Son armée a reçu des consignes strictes :
"Que il n'i ait en l'ost ne tolu ne amblé ;
Mes vitaille le suie assez et à planté,
Et face la danrée.iii. denier acheter.
Et qui miels ne porra à fin argent peser,
Li rois est riches hon qui lor donra assez,
Tant com il ait denier, que il n'i ait lasté".
vv. 297-302
L'enfes Guis fait crier par la cité vaillant
Qu'il n'i ait chevalier, tant soit de haute gent,
Qui toil le à Sarrazin son or ne son arjant,
Tyres, pailes, ne dras, ne riens sans son commant ;
Il en perdra la teste, ja n'i aura garant.
Quant Sarrazin l'entendent, s'en sont lié et joiant,
Et dist li uns à l'autre : "Ci a mult bone gent !
Por eus devons nos croire en Dieu communément".
vv. 2416-23
128Que Gui doive après les recommandations du départ (première citation), répéter ses ordres au cours de la campagne (deuxième citation) marque la force des habitudes auxquelles il s'oppose : Charles et les siens, sans doute, ne sont pas si scrupuleux. "Chances" très humaines, dira-t-on : il cherche à se concilier les bonnes grâces des autochtones et les deux derniers vers cités montrent qu'il y réussit. Peut-être ; mais "chances" spirituelles aussi. Il pense plus à l'aide de Dieu et au salut de ses hommes qu'à l'amitié des Sarrasins. Ses préoccupations morales éclatent encore lorsqu'il recommande au messager envoyé à Charles :
"Et si vos pri, biaus sire, que bel à lui parlez ;
Nel tenés pas por vil por ce s'a povertez,
Mais à vostre pooir le sien cors honorez",
vv. 660-62
129En empêchant ses hommes de devenir une troupe de pillards pensant plus au butin qu'au combat (car les injonctions de Gui peuvent encore être interprétées de cette façon), le jeune homme fait de son armée sans doute un instrument militairement et humainement plus efficace – par une discipline stricte qui s'oppose au relâchement des barons -, mais il en fait avant tout un outil plus capable d'oeuvrer pour la gloire de Dieu en obéissant à Sa volonté, en comptant sur son aide, pour avoir renoncé à chercher son intérêt et sa gloire propres. Aussi, tout naturellement, ou surnaturellement, quand ils s'avancent au combat, les compagnons de Gui ne semblent pas être des hommes mais des anges, ainsi que l'atteste un Sarrasin :
"Ce ne sont mie gent, ains sont angre anpené.
Certes, s'or les veiés, sor les chevaus montez,
Com li cheval les portent les piés amoncelez,
Les écus à leur cous com s'il erent plantez !
Par Mahomet mon Dieu,qui j'ai mon cors doné,
Se tut li Sarasin qui de mere sont né,
Ne se tuit li mort erent resucité,
Et erent là aval en ce champ assamblé,
Si fuissent li enfant avoques eus mellé,
Ses auroient amort ains soleil esconsé.
Lor Diex veille por aus, qui les tient en bonté ;
Mes li nostre se dorment, qui tuit sont rasoté".
vv. 475-86
130Mais, "Qui veut faire l'ange fait la bête"... et il n'est pas sûr que Gui ne fasse pas la bête en attaquant des ennemis désarmés. Cela étant, plusieurs des éléments que nous venons d'évoquer : respect des pauvres, confiance en Dieu, nous emmènent loin, semble-t-il, du thème de la démesure. L'enfant met ici en pratique les commandements que les "chastoiements" adressés aux bacheliers au moment de leur adoubement renferment, et que, intégrés au monde des adultes, ils oublieront trop souvent. L'enfance apparaît donc ici comme atteignant une forme de sainteté.
131Cependant, comme le mieux est l'ennemi du bien, nous allons retrouver le thème de la démesure, sur le plan religieux, sous la forme d'une "confiance" placée en la divinité de façon telle qu'elle en devient un défi à Dieu. Je veux parler du voeu – on pourrait dire du gab, le schéma n'en étant pas sensiblement différent de celui employé par les pairs dans le Pèlerinage de Charlemagne – de Vivien dans le Covenant30. Il s'agit d'un pari plus que d'une promesse, d'une gageure en tout cas que Vivien prononce au moment de son adoubement :
"Biaus oncles, entendés ;
Par teil covent l'espee me doneis :
En covenant ai si a Damedé,
Lou glorios, lou roi de maiestei,
Voiant Guibor qui m'a norit soef,
Et voiant vos et voiant tos les pers,
Que ne fuirai jamais en mon aei
Por Sarrasin, por Tur ne por Eseler,
Puis que ge soie de mes armes armés
Et jou avrai mon hiame el chief fermé,
Ja tant n'estroi en bataille apressei(s)".
Covenant Vivien. I. vv. 11-19
132On doit d'abord souligner le caractère exceptionnel de l'aide ainsi implicitement demandée à Dieu, qui prend l'allure d'un défi porté plus que de l'expression de la confiance. La confiance, c'est, se trouvant dans une situation humainement sans issue, tout en ayant fait l'impossible pour ne pas y être enfermé, d'espérer en Dieu pour qu'il supplée aux limites de nos forces naturelles. Ici, Vivien se met de lui-même dans une situation impossible et demande à Dieu de l'en sortir. Or il a été dit : "Tu ne tenteras pas le seigneur ton Dieu". Vivien demande en quelque sorte à Dieu de le douer de forces surnaturelles, de le faire échapper à sa condition de créature telle précisément que son créateur l'a voulue. Allons plus loin : se rend-il compte que Dieu devra opérer pour lui une sorte de miracle permanent qu'il n'est nullement fondé à exiger ? On peut en douter à considérer de près les termes qu'il emploie. Dieu n'apparaît dans son discours que comme le point d'application du voeu ; mais il n'est nullement question de l'intervention divine nécessaire à son accomplissement : Vivien ne dit que "je" ou "ma/mon" (six fois dans les cinq derniers vers). Il entre donc une part considérable de pure et simple affirmation de soi dans le geste de Vivien. Il se trouve quelqu'un pour faire remarquer l'imprudence de la promesse ; et, pour que l'intervention ait plus de poids, le trouvère l'a placée dans la bouche de Guillaume, parain en chevalerie de Vivien, et qui n'est certes pas suspect de lâcheté :
"Niés, dist Guillelmes, molt petit durerés,
Se maintenir toudis cest veu volés.
Ja n'est il (hons), tant soit pros ne ber,
N'esteut foĩr quant il est enpressés,
Por tant qu'il soit en bataille chanpeil,
S'il ne se velt laissier tôt descoper.
Beaus niés, cist vos ne fait mie a garder ;
Vos estes jones, laissiés tel(s) foletés.
S'il avient chose que en bataille entrés,
Fuiés molt bien, se mestier en avés ;
Cant leus en iert, aieres retorneis,
Si con ge fais, cant jou sui enconbrés
Et ge sui trop de bataille apressés ;
Je n'atant mie que ge soie afolés.
Qui lui oblie ne doit autrui amer".
Covenant Vivien. I. vv. 22-36
133Il explique à son neveu les nécessités auxquelles tout combattant est parfois contraint de se soumettre sans qu'on puisse mettre en cause son courage ; et comme si ces généralités (vv. 24-27) pouvaient aux yeux de Vivien concerner le commun des chevaliers mais non pas leur élite, il finit par évoquer son exemple personnel (vv. 33-35). Il déclare à Vivien qu'il va au devant d'une mort certaine s'il se conduit comme il s'engage à le faire... et taxe sévèrement son geste (v. 29) ; la première partie du vers signifie sans doute qu'il serait dommage qu'un être ayant devant lui toute l'existence s'acharne ainsi à abréger ses jours, qu'il s'agit là d'un sacrifice trop lourd, et que seul un vieillard pourrait à la rigueur, le prononcer ; peut-être veut-elle aussi dire, qu'il faut vraiment être jeune (manquer d'expérience) pour avoir l'idée d'une telle "foleté". Et Guillaume termine son objurgation par un vers (v. 36) qui me paraît très important. Il est à rapprocher du commandement de Dieu qui ordonne à l'homme d'aimer son prochain comme lui-même : en effet, celui qui hait et méprise en lui la création divine ne sera pas capable de l'aimer dans les autres. Donc, plus que l'outrecuidance d'un homme trop sûr de lui, Guillaume voit dans le voeu de Vivien la marque d'une indifférence criminelle pour sa propre vie qui lui paraît être l'indice d'une indifférence et d'une dureté semblables, et tout aussi condamnables sinon plus encore, à l'égard d'autrui.
134Vivien s'entête à prononcer son voeu et Guillaume ne peut que lui dire qu'il ne vivra pas vieux, soulignant – discret reproche ? – que sa mort causera beaucoup de douleur à tout son lignage. Sept ans se passent pour Vivien au combat sarrasin dans les atrocités que nous avons dites et il finit par se trouver engagé dans une bataille où il ne va pas avoir le dessus. La fureur des Sarrasins est décuplée par la vue d'un vaisseau plein des leurs, mutilés, que Vivien (défi et dérision) a envoyé à leur roi Déramé. La bataille va se dérouler selon un schéma qui rappelle celui de Roncevaux où Vivien joue le rôle de Roland, faisant preuve des mêmes "legerie" et "estultie" que le héros de Turold. Vivien accueille la perspective de la bataille qui s'annonce bien inégale, avec confiance : une confiance qui paraît assez saine, dans la mesure où elle est faite à la fois de la conscience de la valeur des hommes qui l'entourent et de l'espérance mise en Dieu :
"Nos somes jone et damoisel de pris,
S'avomes armes tôt a nostre plaisir,
Et bons chevas, corans et Arabis ;
Si créons bien el roi de paradis,
Et en la crois ou li suens cors fut mis,
Qui fut de mort, si con Dex, surexis ;
Et cil paien croient en Entecrist,
Et en lor dex doleros et chaitis.
Li un(s) de nos valt des lor.xxvi.
XIV. vv.388-93
135Cependant, la démesure existe dès le moment où Vivien ne veut pas voir que le nombre des Sarrasins rend cette confiance, au moins pour son premier élément, parfaitement illusoire et il refuse, comme Roland dans des circonstances analogues, d'appeler Guillaume au secours, malgré les conseils de Gérard qui tient le langage d'Olivier :
Et dist Gerar(s), cant tel gent ai veüe :
"Niés Viviens, ci a fole atendue
S'eüst Guillelmes la novelle entendue,
Nos arĩens et secors et aiue".
XIII. vv. 376-79
136Enfin et surtout, dans tout le cours de la bataille, Vivien combine l'affirmation de sa propre personnalité, que nous décelions déjà dans son voeu, et l'oubli des autres que lui reprochait à l'avance Guillaume. Cela est net dès les préliminaires du combat. Au "nous" qui associe ses compagnons à lui-même, fait progressivement place le "je". Quelques citations, un peu longues sans doute, éclaireront cette progression :
Dist a ses homes : "Or poés esgarder :
Bataille avrons, sel poons endurer ;
Ce sont paien, Sarrasin et Escler.
Hui devons nos nos barnages mostrer,
Et Damedeu nos ames commander".
XII. vv.346-50
137Dans ce premier temps, Vivien ne se dissocie pas de ses hommes ; mais, dans un second temps, l'exhortation qu'il leur adresse le met à part :
Dist a ses homes : "Bone gent asolue,
N'aiés paor de la gent mescreue
Dont tant avés asanblee veüe.
De rien se poine cil qui Deu(s) nen aiue.
Traions non ça lés ceste roche agüe,
Chascons restigne el poing l'espee nue ;
Qui ci mora, s'arme iert bien asolue,
Avoc les anges servie et coneüe,
En paradis avra maintes aüe(s).
Vers Damedeu ai covenance aiue
Que ne fuirai por la gent mescreüe".
XIII. vv. 365-75
138A la fin de ce passage, le rappel du voeu fait de la bataille qui s'apprête une affaire personnelle à Vivien ; enfin, dans un troisième temps, le rapport entre "je" et les autres est renversé : quelques vers seulement (cf. vv. 388-93 précédemment cités) rappellent la valeur des hommes et leur foi en Dieu, alors que la partie la plus longue de la tirade justifi le refus individuel de Vivien d'appeler Guillaume :
"En covenant l'ai a Damedeu mis
Que ne fuirai por Turs ne por Persis,
Ne (ja) del chanp n'iere par aus partis :
Trovés (i) iere tos dis ou mors ou vis.
Malvais seroie, recreans et faillis,
Se a Guillelme avoie jai trerais ;
Encor nen est mes fors escus croisis,
Ne mes haubers desconfis ne mal mis.
Tenés ma foit, que ge lou vos plevis :
Ja en Orenge n'en ira mais escris,
Tant con ge soie ancor si poestis ;
Ja reprovier n'en avront mi ami,
Guiber(s) li rois, Guillelmes li marchis,
Bueves li dus et Bernars li floris,
Hernals li rois, Aymers li chaitis,
Ne li miens pères, d'Anseüne Garin(s),
Ne mes aios, de Nerbone Aimeris.
Que por paiens soi(e)ent.i. jor fuitis :
O si morai ou si demorai vis.
XIV. vv. 397-416
139La disproportion des deux parties traduit bien à elle seule ce qui fait l'essentiel des préoccupations de Vivien. Là encore, les mots sont ceux de Roland. Si la bataille a lieu, ce n'est au fond guère pour la gloire de Dieu mais pour l'honneur de Vivien ; honneur tout humain d'ailleurs et quasiment "mondain" : c'est le qu'en dira-t-on qui inquiète ici le jeune homme, de façon très vaine d'ailleurs après ce qu'a dit Guillaume au moment de son adoubement. Il ne s'agit plus (guère) de Dieu ; il ne s'agit même plus (ou si peu) de courage ; il s'agit seulement de l'opinion d'autrui, et encore d'un autrui profane en la matière ou mal informé.
140Tout occupé de rester formellement impeccable quant à lui, Vivien se soucie-t-il de ses compagnons ? Ou bien, comme Roland, veut-il les entraîner dans sa folle tentative ? On pourrait croire qu'il pense à eux car il leur donne licence de se retirer :
Dist Viviens : "Baron, or entendés :
Vés si paiens, dont vos tant amnés ;
Je ne voil pas que vos por moi morés
Alés vos en quel part que vos volés,
Molt bonement lou congié en avés.
Je remenrai, car li covens est tés.
XV. vv. 429-35
141Mais ces mots sont précédés de remarques telles qu'elles constituent une sorte de chantage qui ne peut avoir pour résultat que de faire rester les barons :
Et se des Turs vos est tel paior pris,
Congié aiez et de Deu et de mi :
Si voist chascons lai ou est ses plaisirs.
Deu(s) verra bien a(l) grant jor de joĩs
Li quex sera de lui servir aidis.
Qui bien fera, qui pros ne qui hardis,
Cil iert a joie coronés et floris ;
Il n'avra mais cure des malvais, des faillis".
XIV. vv. 417-24
142Tout y est de ce qui peut toucher le plus ces hommes, dans leur amour-propre : s'ils partent, c'est par peur... donc par lâcheté, dans l'amitié qu'ils ont pour leur chef et dans l'esprit de solidarité qui lie normalement ceux qui se trouvent engagés dans un combat : vous partez, je reste... donc vous m'abandonnez ; enfin dans leur espérance en Dieu : s'ils partent, ils ne sont que des chrétiens tièdes (de ceux que Dieu vomit comme on sait).Il faudrait à ces hommes beaucoup de lucidité, et peut-être beaucoup de sécheresse de coeur, pour se dire que si eux, en partant, portent une certaine part de responsabilité dans la mort de Vivien, part bien hypothétique car leur présence n'est pas un gage de victoire, loin de là, lui, à coup sûr, porte l'entière responsabilité de leur mort à tous en les incitant à rester tout en refusant d'appeler Guillaume à l'aide. Et comme ils ont honte qu'on puisse les soupçonner d'avoir reculé par crainte d'avoir abandonné leur chef, de ne pas aimer Dieu, ils resteront :
...."Vivĩens, cois estés ;
Ne vos faurons por estre demanbré,
Ans i ferrons de nos brans acerés !".
XV. vv.446-48
143Comme on pouvait s'y attendre, à peine engagée, la bataille tourne mal pour les chrétiens. Elle sera cependant longue, le trouvère ayant le soin de ménager des accalmies : Vivien et les siens pourront se réfugier un moment dans une tour qui les met à l'abri de leurs assaillants. Il organise un long crescendo de violence, de sang et d'horreur ; la littérature épique est certes fertile en épisodes sanglants, mais le poète du Covenant Vivien surpasse ses devanciers dans la scène insoutenable où Vivien blessé au ventre tranche de sa propre épée sa "boele" qui "l'encombre" et demande à Guillaume, finalement accouru, de la lui attacher autour de la taille pour qu'il puisse continuer de combattre (laisses XLIX et L). Cette recherche de l'horreur est en accord avec le caractère forcené du personnage.
144Ce ne sont pas les péripéties matérielles du combat mais les réactions du héros qui ont à nous intéresser : Vivien va-t-il s'interroger à la longue sur le sens de son acte, ou au contraire s'en tenir à son attitude initiale ? La question se pose avec d'autant plus de force que le trouvère a eu l'art de ne pas faire de son héros absolument un insensible. Il sait bien d'abord que l'aide de Dieu va leur être ô combien nécessaire, même si le rappel qu'il en fait est bref :
Dist Vivĩens : "Dex ! car nos secorés !
Regardés nos de vos grans maiestés !
XV. vv.517-18
145La mort des siens, la sienne aussi, qu'il entrevoit à la première blessure grave, vont parfois jusqu'à l'abattre ; même s'il ne le dit guère et s'il évite sans doute d'en convenir vis-à-vis de lui-même, il aime cette terre des vivants dont il paraît parfois si détaché :
Li anfes plore par dedesos son elme,
Car il voit bien sor lui en est la perte.
"Dex, dist li cuens, sainte vraie paterne,
Regardés, sire, vostre maisnie belle !
Ne vos verrai ja mais, oncles Guillelme(s),
Ne mon lignage, mes amis ne ma geste.
Hé ! Guibor dame, cortoise damoiselle,
Tant mainte nuit dormit sos vos memelle(s) !
Cant g'iere mors, vos orés la novelle,
Por moie amor en plorés vos.m. lermes !"
Faut li l'alaine et li cuers li flaelle,
Por.i. petit ne se pasme en la selle.
vv.602- 1 3
146Plusieurs fois, il aura de ces moments qu'il considère comme de faiblesse et contre lesquels il s'empresse de réagir comme s'ils étaient coupables. C'est donc avec d'autant plus de rage qu'il se relance, chaque fois, dans le combat :
Il voit sa gent de tote(s) pars deserte,
Car gent paiene trop durement l'apresse ;
Lors traist l'espee, refiert soi en la presse ;
Tranche les cors, si abat la bouelle...
vv.614-17
147La première blessure grave de Vivien (laisses XIX-XX) marque une articulation dans le combat. Gérard reproche à Vivien de ne pas avoir envoyé de messager à Guillaume :
Dist Gerars : "Sire, molt avés mal erré,
Que ne creĩstes mon dit ne mon panser.
Ier main a jor, cant il fut ajornei,
Cant cil paien furent ci arivei,
S'aüsiens pris nos mesages privei(s),
Et envoiet a Guilliame au cor neis,
Mien essient ancor fussiens salvei !
XXI. vv.689- 995
148La réponse de Vivien montre bien qu'il ne revient sur rien de ce qu'il a d'abord affirmé :
Dist Vivĩens : "Ensin est or alei.
A nos parens fust tos jors reprovei.
Miolz nos vent il a bien estre finei
Que nos fussiens a no honte eschapei ;
Et s'an serons de bone gent loei,
S'avrons vers Deu conquise l'amistei.
Cant li homes meurt en son premier aei
Et en sa force et en sa poestei,
Adont est il et plains et regratei (s).
Et cant il meurt an sa vielletei,
Je ne sera ne plains et regrateis".
XXI. vv.696-706
149Cependant, elle est intéressante à un double point de vue. La première partie (jusqu'au vers 701) est un essai de justification d'ensemble de la conduite de Vivien ; il n'y met plus en avant son voeu, ne s'y distinguant pas des autres ; aussi bien, Gérard lui demandait des comptes sur la façon dont il avait entraîné l'armée dans cette aventure. Vivien continue d'invoquer l'honneur terrestre et l'amour de Dieu. Mais ce qu'il affirme de plus nouveau et, pour nous, de plus intéressant, se trouve dans les derniers vers. La formule générale employée montre que Vivien ne parle pas ici seulement en son nom personnel ("Cant li homes"...). Réflexion de jeune homme : l'homme vieux, c'est-à-dire le père, c'est celui qui détient la terre, même si ses fils sont en âge de lui succéder : que d'impatiences inavouées cette vie qui se prolonge suscite-t-elle ! Mais Vivien ne parle pas seulement au nom des hommes de sa classe d'âge : ce qu'il dit, tout le monde le pense autour de lui ; puisque la vie du chevalier est faite de combats nombreux, on voit bien l'espèce de méfiance et (presque) de mépris dont l'homme âgé risque d'être l'objet : il est d'abord celui qui ne peut plus combattre, donc un être qui ne remplit plus sa fonction normale ; il est aussi celui qui a réussi à passer à travers tous les dangers de tous les combats ; comment y est-il arrivé ? Ceux qui reviennent ont eu de la chance, ou ont su "s'en tirer" : en fuyant par nécessité comme Guillaume dit lui-même qu'il le fait... et parfois, peut-être, sans nécessité mais tout simplement pour éviter le danger. L'homme âgé est donc plus ou moins suspect d'avoir été un lâche.
150Mais surtout philosophie de l'existence bien peu chrétienne, qui rejoint l'adage antique selon lequel "Ceux que les dieux aiment meurent jeunes". Il y a ici pur et simple dégoût de la vieillesse, attitude compréhensible chez un homme jeune à qui la perspective de sa propre senescence fait horreur, mais peut-être quelque chose de plus : un certain mépris de la maturité et de la vie elle-même. Vivien n'envisage guère de moyen terme entre la jeunesse et la décrépitude. (La "force" et la "poestei" s'appliquent certes à l'âge adulte, mais à une vie qui a encore devant elle un certain temps de plénitude, avant qu'on puisse parler de déclin). La vie est une usure et c'est ce que refuse Vivien : il ne peut y échapper que par la mort et c'est pour cela qu'il la recherche et qu'il fait tout pour mourir de la main des autres sinon de la sienne propre (et encore cf. vv. 1916-17 cités p. suivante). Mourir alors qu'il n'a pas atteint sa propre "akmê", voilà ce qu'il souhaite. Dans une perspective qui se veut chrétienne, le type de sainteté auquel on se réfère alors, c'est celui des Innocents, morts martyrs avant d'avoir vécu. Le voeu de Vivien me paraît donc répondre chez lui à l'exigence de réduire la vie, avec toutes ses compromissions, à un schéma très simple, qui leur laisse d'autant moins de place qu'il s'arrange pour le rendre, à brève échéance, mortel. Le héros se voue à la mort pour ne pas découvrir qu'il n'est pas immarcescible, ni, de par sa nature, immortel : démarche de démesure donc puisqu'elle tend à nier les limites même de la condition de l'homme.
151Cependant, Vivien semble, un moment, vouloir vivre : il consent finalement à appeler Guillaume à l'aide et à se réfugier avec ses hommes dans un château voisin (laisses XXII-XXIV). Ils y demeurent un mois mais ne tardent pas à se trouver à court de vivres. La sagesse voudrait qu'ils se contentent de se défendre des attaques éventuelles des assiégeants, en attendant l'arrivée des secours ; ce serait peut-être le salut et ne peut donc convenir à Vivien qui ordonne une sortie :
Vivĩens vait ses homes apeler :
"Seignor, dist il, car vos alés armer ;
Tant con vivons ne devons reposeir
De Sarrasins ocirre et afoleir.
De la loi Deu essaucier et lever,
Et de nos aimes a Damedeu doner.
Je ne volroie, por.vii. muis d'or conbleis,
Que nos trovast Guillelmes enfermés ;
A tos jors mais nos seroit reprové(s) !"
A ces paroles s'an issit tos armés ;
XXXV. vv. 1365-74
152La justification religieuse avancée ne vaut pas grand chose : l'Eglise, on le sait, n'a jamais approuvé la recherche du martyre à tout prix, et elle l'a même condamné ; quant à son motif humain, il est si absurde quand on connaît le point de vue de Guillaume en la matière, qu'il sert plutôt à souligner la folie du jeune homme. Le vouloir vivre ne se ranime, instinctivement en quelque sorte, chez lui, que lorsqu'il est blessé ; c'est alors qu'il se rappelle les siens (laisse XXXVIII et vv. 602-13 déjà cités). Mais dès que la perspective de la mort s'éloigne, Vivien est à nouveau saisi d'une étrange impatience :
Dist Vivĩens : "vancut avons lou chanp :
Paien nos fuent, alons après poignant ;
En paradis Damedex nos atant,
Je oi les anges laissus en ciel chantant ;
Dex ! por coi vif, que ne me vois morant !
Qu'i fust la joie que ge desirre tant !
Fust or la moie avoc les Innocens !".
XLII. vv. 1589-95
153La référence aux Innocents que nous laissions pressentir est ici explicite ; si, de tous les saints, c'est ceux-là que Vivien nomme, c'est bien par souci d'identification ou, à tout le moins, sentiment de ressemblance31. Guillaume finit par arriver, mais trop tard : Vivien est mortellement blessé et son oncle ne pourra même pas le convaincre de s'arrêter de combattre. Attendant Guillaume, il l'évoquait avec les mots de la tendresse humaine et de la piété :
"Mais a Deu prie, lou pere reaiment,
Que de ce sicle ne soie despartans
S'aie paleit a Guillelme lou franc,
Dou vrai cors Deu soie conmenians !"
XLII. vv. 1601-04
154Mais, une fois celui-ci arrivé, c'est sur un ton acerbe qu'il répond à ses exclamations de douleur charnelle :
Dist Vivĩens : "Laissiés ester, chaeles !
Est ce or plais ne de clerc ne de prestre ?
Vostre merci, remeteis en ma selle,...
L. vv. 1877-79
155et devant le refus de Guillaume, Vivien menace de se suicider
"Se ce ne faites, que vos le refuseis,
Je m'ocirrai, si que vos lou varés".
vv. 1916-17
156Vivien repart donc au combat, pour mourir, sans doute, bientôt. Il obtiendra ainsi ce qu'il cherche depuis sept ans. Sa promesse était-elle autre chose qu'un voeu de mort ?32.
157Il faut que jeunesse se passe. Que le héros attende le(s) terme(s) fixé(s) par les adultes, ou qu'il les devance, il doit, pour perdre le nom d'enfant, et "gagner ses éperons de chevalier" (C. Péguy), faire la preuve de sa maturité ; il doit avoir acquis certaines techniques de combat, et des éléments de "savoir-vivre" avec son seigneur et ses hommes, avec ses adversaires aussi.
158L'enfance lui sert d'excuse à les ignorer, à en méconnaître la valeur. Elle est le temps de la spontanéité, de l'intégrité – même dans le mensonge –, de l'absolu pour le meilleur, et comme si le pire ne menaçait pas déjà. "Fortitudo" peut encore dédaigner "Sapientia" : "cest mot mei est estrange". Mais l'homme mûr doit composer, nous ne l'entendons pas au sens d'une contrainte qu'il subirait malgré soi et qui viendrait le diminuer, mais au sens d'un devoir moral qui vient l'épanouir : "Fortitudo" ne va plus sans "Sapientia".
159L'enfance est nécessaire au Vivien du Covenant pour être (presque) exempt de tout reproche. Sans quoi, il serait Roland, réduit à se lamenter ("Pur mei vus vei murir"...) sur l'arrière-garde dont sa "legerie", son "estultie" ont causé l'anéantissement ; et Raoul de Cambrai le "desreez" ne serait pas loin.
"Kar vasselage par sens nen est fulie".
Roland .v.1724
Home desreez a molt grant painne dure.
Raoul .v. 498
160Les citations et références des textes épiques renvoient aux éditions suivantes :
161AIOL, Chanson de geste publiée d'ap. le ms. de Paris p. J. Normand et G. Raymond, Paris, 1877 (SATF).
162ALISCANS, chanson de geste publiée d'ap. le ms. de l'Arsenal et à l'aide de 5 autres mss. p. F. Guessard et A. de Montaiglon. Paris, 1870 (APF, 10).
163AMIS ET AMILE (unde Jourdain de Blaivies), zwei altfranz. Heldengedichte des Karolingischen Sagenkreises nach der Pari-sez Handschrift zum ersten Male heraugsgegeben von K. Hofman. Erlangen, Deichert, 1882.
164AMIS ET AMILE, chanson de geste éd. p. F.P. Dembowski. Paris, 1969 (CFMA).
165ANSEIS DE MES, according to ms. N (Bibl. de l'Arsenal 3143). Text published for the first time in its entirety, with an introduction by H.G. Green, New York, 1939.
166AYMERI DE NARBONNE (p. Bertrand de Bar sur Aube) : chanson de geste publ. d'ap. les mss. de Londres et de Paris, p. L. Demaison, 2 vol. Paris, 1887 (SATF).
167CHANSON D'ASPREMONT, chanson de geste du xiie siècle, texte du ms. de Wollaton Hall, éd. p. L. Brandin, 2 vol. Paris, 1921-2 (2ème éd. revue, 1923-4) (CFMA).
168CHANSON DE GUILLAUME, éd. p. D. Mc Millan, 2 vol. Paris, 1949-50. (SATF)
169LA CHEVALERIE VIVIEN (ou COVENANT VIVIEN), chanson de geste publ. p. A.L. Terracher, Paris 1909.
170LE COURONNEMENT DE LOUIS, chanson de geste du xiie siècle, éd. p. E. Langlois. Paris 1920 (3ème éd. 1938 (CFMA).
171DOON DE LA ROCHE, chanson de geste publ. p. P. Meyer et G. Huet, Paris, 1921 (SATF)
172DOON DE MAYENCE, chanson de geste publ. p. A. Rey, Paris, 1858 (APF, 2).
173LES ENFANCES GUILLAUME, chanson de geste du xiiie siècle, publ. p. P. Henry, Paris, 1935.
174FLOOVANT, chanson de geste publ. p. F. Guessard et H. Michelant. Paris, 1859 (APF, I).
175GARIN LE LOHEREN, according to Ms A. (Bibl. de l'Arsenal, 2893) with Text, introduction and Linguistic study, by J.E. Vallerie. Ann Arbor, 1947.
176GIRART DE VIENNE, p. Bertrand de Bar sur Aube, publ. p. W. van Emden, Paris, 1977.
177GUI DE BOURGOGNE, chanson de geste publ. d'ap. les mes. de Tours et de Londres p. F. Guessard et H. Michelant, Paris, 1859 (APF, I).
178LES NARBONNAIS (Le département des Enfants Aymeri + Le Siège de Narbonne), publ. p. H. Suchier. 2 vol. Paris, 1898 (SATF).
179LA CHEVALERIE D'OGIER DE DANEMARCHE éd. p. M. Eusebi. Milan-Varèse. Ist. cisalpino, 1962 (Testi e documenti de letter. moderna, 6).
180RAOUL DE CAMBRAI, chanson de geste du xiie siècle publ. p. P. Meyer et A. Longnon. Paris, 1882 (SATF).
181RENAUT DE MONTAUBAN (ou LES QUATRE FILS AYMON), chanson de geste publ. p. F. Castets. Montpellier, 1909 (Slatkine Reprints, Genève, 1974).
182LA CHANSON DE ROLAND, publ. d'ap. le ms. d'Oxford et traduite p. J. Bédier. Paris, 1921 (165e éd. en 1947).
Notes de bas de page
1 Concurremment avec "enfançon".
2 Girart de Vienne, par Bertrand de Bar-sur-Aube, publié p. W. van Emden. Paris, 1977.
3 G. Duby. Les "jeunes" dans la société aristocratique au xiie siècle dans la France du Nord-Ouest. Annales (ESC) 1964, pp. 835-46, en particulier, p. 835.
4 Rien à voir donc avec la répartition de la vie en six âges selon Honorius d'Autun : il distingue l'enfance (jusqu'à sept ans), la jeunesse (jusqu'à 14), l'adolescence (jusqu'à 21), la maturité (jusqu'à 40), la vieillesse (jusqu'à 70) et la décrépitude. Cité par J. Le Goff, La civilisation de l'occident médiéval. Paris, 1972, p. 213.
5 Gui est appelé "enfant" aux vers 230, 270..
6 Cf. ci-dessus.
7 Symboliquement, le geste est offense à la dignité chevaleresque et virile de la victime.
8 C'est l'expression par laquelle dans la Chanson de Guillaume, Guillaume exprime son admiration pour un autre enfant épique, Guiot.
9 Notons que ce terme n'est pas le seul à les désigner. Ils sont également appelés "bacheler" (v. 1739) et qualifiés par l'expression "qui furent de jovent" (v. 1736). Cela peut servir à nuancer ce que nous disons ci-dessus de Girart de Vienne... ou à constater que, là encore, l'usage de deux textes diffère.
10 Sauf à les désigner dans leur relation avec leur père : mais le terme est alors simplement l'équivalent de "fils".
11 Cf. la liste des occurrences des deux noms dans l'index des noms propres de l'édition de la chanson par L. Brandin. Paris, 1924, II, p. 203.
12 Cf. ci-dessus.
13 "Sez que diras dame Guiburc ma drue ?
Si li remenbre de la grant nurreture,
Plus de quinze anz qu'ele ad vers mei eue".
LVI. vv. 683-5
14 Sur ce personnage, cf. J. Lods. Le thème de l'enfance dans l'épopée française. CCM. 1960, 1 pp. 58-62.
15 Cinq ans s'écoulent entre le couronnement de Louis et la mort de Charlemagne (v. 163), Guillaume passe trois ans en Poitou (v. 2012), sans compter toutes les expéditions à peine mentionnées dans le poème.
16 Cf. ci-dessus.
17 Sur ces derniers, cf. J. Subrenat. Quelques petits enfants dans la littérature médiévale. Mélanges J. Lods. Paris, 1978, pp. 545-557 (exemples empruntés à l'épopée pp. 549, 552, 553, 557). Cf. aussi les communications présentées au présent colloque et qui concernant les petits enfants, font une place à l'épopée.
18 Les Enfances Guillaume sont typiques de ce genre ; Guillaume y fait la connaissance de celle qui deviendra sa femme lorsqu'il l'aura enlevée dans la Prise d'Orange : la sarrasine Orable. Guillaume y apparaît pourfendeur de sarrasins et fier représentant du lignage Aymeri, conforme à l'image du Guillaume plus adulte que nous ont fait connaître le Couronnement de Louis, le Charroi de Nîmes et la Prise d'Orange, image que le trouvère lui aussi connaissait lorsqu'il écrivait ces "Enfances" a posteriori. La conduite du héros dans ce récit est si bien en tous points celle d'un adulte qu'elle n'a pas ici à nous intéresser.
19 Notons que, dans la même chanson, le frère aîné de Guiot, Vivien, tout en reconnaissant que son frère est trop jeune pour combattre estime que, dans ces circonstances exceptionnelles, il pourrait participer à la bataille :
"Sez que diras a Guiot mun petit frère ?
De lui a quinze anz, ne deust ceindre espee :
Mais ore la ceindrat pur secure le fiz sa mere".
Chanson de Guillaume. vv. 679-81
Cette divergence de point de vue entre Guillaume et Vivien ne s'explique-t-elle pas par la jeunesse même de Vivien, qui est lui-même un chevalier nouvellement adoubé, donc proche encore de l'enfance ?
20 Mielz portad armes que uns hom de trente anz. v.1536.
21 Cf. G. Duby, art. cit., p. 840.
22 De façon comparable, Aymeri ne sera candidat à la prise de Narbonne que dans la mesure où tous les représentants de la génération précédente se seront d'abord récusés.
Si nous n'avons pas exploité cette chanson, dans le cours de cet article, c'est qu'Aymeri n'y est pas appelé "enfant", même si sa situation est celle décrite par G. Duby comme étant celle des "jeunes".
23 La responsabilité du roi en la matière, qui croit trouver ainsi un arrangement avec Raoul, diminue évidemment celle du vassal.
24 La responsabilité du roi en la matière, qui croit trouver ainsi un arrangement avec Raoul, diminue évidemment celle du vassal.
25 Cf. aussi vv. 3634-645 : la réitération des paroles de Gautier a (forte) valeur d'insistance dans une épopée qui fait un usage discret des laisses parallèles.
26 Cf. en particulier CXCI. vv. 3995-3413, au moment où le conflit va reprendre.
27 Une analyse du même ordre pourrait opposer l'attitude entreprenante d'Aymeri (et) dans Aymeri de Narbonne aux reculades des barons.
28 Gui utilise la ruse là où un rapport de forces lui est défavorable ; Aymeri n'agit que solidement soutenu par une troupe aguerrie de 500 jeunes gens, tous fortement motivés de surcroît par la chance qui leur est offerte.
29 Cf. un commentaire du même ordre de Guibourc sur Guillaume dans la Chanson de Guillaume, vv. 1422 sq.
30 Premiers martyrs du Christ, l'épopée les nomme en rapport avec les chevaliers tombés au combat sarrasin, considérés eux aussi comme martyrs ("As Innocenz vos en serez séant", promet Turpin aux combattants de Roncevaux. Roland.
v. 1523). Mais, dans le cas de Vivien, le rapprochement me paraît plus précis.
31 Premiers martyrs du Christ, l'épopée les nomme en rapport avec les chevaliers tombés au combat sarrasin, considérés eux aussi comme martyrs ("As Innocenz vos en serez séant", promet Turpin aux combattants de Roncevaux. Roland.
v. 1523). Mais, dans le cas de Vivien, le rapprochement me paraît plus précis.
32 Sur le plan de la démesure, le personnage de Vivien dans Aliscans est beaucoup moins significatif que celui du Covenant : il y a certes le rappel du voeu, pendant la bataille (vv. 83-94), dans les paroles de Guillaume qui le rend responsable (mais est-ce exact ?) de la mort de son neveu (vv. 740-41), et au moment de sa confession (w. 841-67). Mais là encore, Vivien compte sur le secours de Guillaume et affronte plus qu'il ne la recherche (il a même un mouvement de fuite) sa propre mort.
Auteur
Université de Provence
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