Culture et contre-culture dans l'epinette amoureuse de Jean Froissart : les écoles et les jeux
p. 389-403
Texte intégral
I. Vérité et Voir-Dit
1Lorsque, la trentaine largement passée1, Jean Froissart compose l'Epinette amoureuse2, son intention évidente est de faire un Voir-Dit, dans la ligne de son maître Guillaume de Machaut, et par delà, de rajeunir le Roman de la Rose. Comme ses modèles il dit Je, comme eux il raconte une histoire d'amour qu'investit sans l'envahir une double tradition culturelle, celle ces stéréotypes antiques et celle du lyrisme des trouvères. Le récit se réfère à un magasin d'accessoires mythologiques dont l'index nominorum, donne un juste aperçu : dans le désordre alphabétique, Achille voisine avec Actéon et Alexandre, Pallas avec Pâris, Phébus et Python, assortis d'un certain Papirus dont le nom semble né du parchemin de l'auteur. Cependant s'égrène un échantillonnage de moules poétiques à la mode, cinq ballades, trois virelais, trois rondeaux, un savant reconfort, enfin l'un de ces lais si difficiles qu' "Il y faut, ce dient li mettre,
Demi an ou environ mettre3.
2Un tel étalage de science et de virtuosité suffit pour jeter un doute sur l'authenticité du propos. Déjà dans le Voir-Dit la vérité affirmée par l'adjectif antéposé voir est menacée par le dit, par la littérarité, et le Je tend vers l'expression subjectivée d'une donnée extérieure soumise à un code.
3Pourtant, chez Machaut, la nature du sujet fait éclater le cadre. L'aventure tardive d'un poète illustre et de sa jeune admiratrice est plus individualisée que la conquête plurisymbolique d'une fleur par un garçon de vingt ans. Quand le secrétaire, non sans maniérisme, place une feuille de cerisier sur la bouche de la belle endormie afin que le narrateur puisse sans témérité y poser ses lèvres, puis qu'il retire brusquement le mince obstacle au baiser, on est tenté de croire que l'anecdote s'est produite, alors qu'elle peut être un simple "effet de réel", si on suppose que le secrétaire incarne l'habituel ami-serviteur de Désir. De même dans l'Epinette amoureuse l'extrême jeunesse et la situation sociale des personnages brouillent le schéma convenu. Il s'agit d'enfants, au sens moderne du mot. Un sait que l'ancien et le moyen français manquent, sinon de termes, au moins de précision dans le champ lexical des âges de la vie. Enfant désigne, selon le contexte, un bébé, un garçonnet ou une fillette, un adolescent, un jeune homme, un homme encore jeune, un serviteur, un ami... hais Froissart fournit des repères, les uns chiffrés, les autres déchiffrables. Les souvenirs de son premier "jouvent" ont pour limite douze ans, l'auteur le note deux fois :
Très que n'avoie que XII ans... (v. 25)
... Jamais je ne fuisse lassés
A jouer aux jeus des enfans
4Tels qu'ils prendent desous XII ans.(v. I48-I50) même lorsqu'il n'est pas exactement chroniqueur, il est souciaux de chronologie. S'il ne dénombre pas les années qui séparant ses douze ans de sa rencontre fantasmatique avec Vénus, on peut par recoupement en faire le compte. Jurant l'extase qui marque le passage comme un rite, le jouvenceau qui lui apparaît en compagnie de trois déesses se présente ainsi :
.... Bien te doi congnoistre,
Car puis IIII ans apriés ton nestre
En gouvernance t'ai ëu... (Vers 421-423)
5Or, dans Le Joli Buisson de Jeunesse, Froissart indique la durée de l'influence exercée par chacune des sept planètes sur la destinée des hommes4.Jusqu'à quatre ans domine la lune, puis de quatre à quatorze ans Mercure – qui parle ici –, suit Vénus, pour dix ans aussi, avant le Soleil, dix ans, Mars douze, Jupiter douze, et l'obscur Saturne jusqu'à la mort. C'est l'une des nombreuses adaptations des théories d'Hippocrate. C'est donc à quatorze ans que commence une initiation sentimentale dès longtemps préparée. Non sans quelque contradiction, l'auteur juge cette date bien précoce, alors qu'elle découle d'un loi générale :
...mes l'amour moie
De quoy lors par Amours amoie
Tant qu'en enfance, pour ce fait
Ne me portoit gueres d'effet.
Espoir, s'il m'eüst plus viel pris,
J'euĩsse esté trop mieuls apris
Et congneuĩsse mieuls son nom
Que je ne face ; et espoir non,
Car on dist : qui voelt la saucielle
Ploiier aise, il le prent vregielle.
Ainsi Amours me prist ou ploi
De mon droit jouvent... (Vers 129-140)
6L'embarras de l'auteur tient probablement aux contradictions qui apparaissent tant dans les livres que dans l'usage, quant au meilleur moment pour découvrir l'amour. Le rêveur du verger de Guillaume de Lorris est dans sa vingtième année, mais son exemple même a contribué à troubler des lecteurs beaucoup plus jeunes. Dans un domaine que la courtoisie sépare de l'éveil des coeurs, celui du mariage, on sait combien la classe sociale et les circonstances ont entraîné de différences. Très précoce chez les princes, pour des raisons politiques, la nuptialité est en moyenne plus tardive chez les chevaliers peu nantis et dans le peuple. Or l'état de Froissart est mal défini. Bourgeois, quand et pourquoi est-il voué à la clergie ? Il n'est pas un de ces vilains "et très vilains" qu'un chanoine élève pour le service de Dieu, non sans risquer les déconvenues. Son porte-parole observe les danseurs, écoute les musiciens, se mêle avec passion aux amateurs de chiens et d'oiseaux. A quel titre ? Parallèlement il joue dans la rue, puis se bat avec des garnements qui ne poursuivent aucune étude. Les exploits d'Achille et d'Alexandre, qu'il cite pour d'autres raisons, lui sont aussi indifférents que ceux de Roland ou de Gauvain, qu'il ne cite pas. Ses puériles amours n'ont que peu de rapport avec la quasi fraternité originelle de Floire et Blanchefleur, ou d'Aucassin et Nicolette, isolés par leur haute naissance avant de l'être par la singularité de leur destin. Son ascendance ne l'a pas engagé. Aux franges de divers états, il semble grapiller son bien, dans une disponibilité d'esprit qui accroît 1'exaltation de la pré-adolescence. Son extrême jeunesse et l'absence d'archétypes hérités favorisent le surgissement d'images violentes et instables, crevant le tableau déjà préparé. On en est saisi lorsque, vers la fin du récit, la dame... simple et douchette
Et d'eage forment jonette... (Vers 3735-36)
7après avoir cédé à Male Bouche et éloigné le jeune homme, lui tire brutalement les cheveux :
Mes en passant me prist la belle
Par mon toupet ; si très destroit
Que des cheviaus eut plus de trois. (3789ss )
8Signe d'un amour refoule ou espièglerie gratuite, la scène, plus qu'un ornement piquant, porte la marque de la chose vue, sinon vécue.
9Or l'intrigue, dégraissée des artifices5 est en majeure partie de cette veine. On ne jurerait pas que l'auteur a éprouvé ce qu'il rapporte à la première personne, mais on est sûr qu'il ne l'a pas inventé. A défaut d'un document sur l'enfance et la formation de Jean Froissart, nous avons son témoignage sur des épisodes réels de la vie de jeunes gens, un peu avant la grande Pesté qui en 1349 ravagea, entre autres, la région de Valenciennes où ils se situent. Le ton, qui se cherche, annonce l'étroite union de l'enthousiasme et de la distanciation qui caractérisent les fameuses Chroniques. L'homme qui évoquera sans les juger les prouesses d'un roi et les bons tours d'un voleur ressuscite le plaisir aigu et ambigu de "s'esbattre" et d'essayer ses forces neuves. Il ne faut lui demander mi ni le sérieux, ni le sens du relatif, ni la profondeur du sentiment, mais il offre la vivacité et la situation de la présence, et quelle garantie est plus sûre ?
II. Histoire et Mémoire
10Si on postule la validité au moins partielle des souvenirs dans l'Epinette amoureuse, on est conduit à les confronter aux données que les historiens ont rassemblées sur le rôle de l'enfant et sur son éducation à la même époque. Et, sans négliger d'autres sources il faut alors se reporter au livre de Philippe Ariès6 qui, en I960, exposa la première synthèse sur l'enfant et la vie familiale, sujet qui, depuis, intéresse le grand public autant que les spécialistes. Il faut y joindre la prudente Préface de la deuxième édition(1973) où l'auteur fait le bilan des critiques qu'il a suscitées et qu'il est loin de récuser.
11Ce parallèle est déroutant. Certes, sur plus d'un point, les deux textes convergent, mais sur d'autres ils divergent jusqu'à la franche opposition. Il serait outrecuidant de mettre en balance une enquête approfondie et une sorte de roman ; il n'est pas interdit de les faire dialoguer.
12Ma première intention a été de séparer systématiquement les confirmations et les contradictions, mais le projet aurait entraîné un clivage simpliste, alors qu'un passage littéraire, toujours allusif, exige plus de nuances. Je procéderai par champs associés : la famille, les classes d'âge, les études, les jeux, les libres lectures, l'écriture, le choix des plaisirs...
Famille
13Il est au moins un domaine où l'accord entre l'historien et l'écrivain est complet, encore que négatif, c'est l'absence de la famille conjugale, au sens moderne du mot. Chez Froissart, cette absence semble si naturelle qu'il n'est pas nécessaire de l'expliquer. Rien ne laisse supposer que l'enfant soit orphelin, ou éloigné des siens. A-t-il des "siens" ? L'unique occurrence de père et de mère, qui sont d'ailleurs en cooccurrence, renvoie à l'histoire du Troyen Paris pour qui ont souffert :
14Son père, si frère et sa mere. (v. 433) Il y a bien des cousins germains, mais par une curieuse métaphore ce sont les plaisirs de sa dame que le narrateur tient pour "bons voisins" :
15Trop plus que mes cousins germains. (v. 3499) Il est incidemment parlé d'une parente de la jeune fille – parente on ne sait à quel degré – qui prête une chambre bien parée pour les rendez-vous galants. Est-elle ignorante ou complaisante ? Les décisions imposées à l'enfant sont anonymes, c'est "on" qui le met à l'école, qui lui fait apprendre le latin, qui le prive de jeu. La jeune fille est surtout soumise à Male Bouche.
16Existe-t-il au moins des substituts des parents ? Ce n'est pas certain. Mercure et Vénus, ordonnant" l'enfance et l'adolescence de tous, ne peuvent prétendre à ce titre. La confidente de la dame et l'ami du garçon, médiateurs éphémères, sont des utilités qui apparaissent ou s'effacent au gré des besoins ; l'une meurt quand il le faut, l'autre ne joue qu'une scène.
17Cependant le narrateur, mal remis d'une fièvre amoureuse, rencontre beaucoup de compréhension à la cour d'une dame d'Outre-Mer7 qui le comble de cadeaux sans chercher à le retenir lorsqu'il est pris par la nostalgie. C'est tout le contraire d'une Genitrix, d'une protectrice abusive. Serait-ce la mère idéale, parce que toute provisoire ? Tels seront les successifs mécènes dont Froissart dira les prouesses, parfois les faiblesses, passant d'un camp à l'autre au hasard des circonstances et de ses intérêts. Pour tout personnage d'assez grand format, il est un "fils" aussi ingrat que vite ébloui. Il serait bien arbitraire d'imposer à ses oeuvres une clé oedipienne, à moins de faire parler le silence. Il n'hésite pas à consigner les affaires d| famille de ses maîtres. Au Livre III de ses Chroniques8, il raconte le drame horrible d'un père qui, soupçonnant avec toute apparence de raison son unique fils légitime d'avoir voulu l'empoisonner, pousse le jeune homme à une longue "grève de la faim" et finit par provoquer accidentellement sa mort. Le titre du chapitre donne le ton :
"Des grands biens et des grandes largesses qui etoient au comte de Foix et la piteuse manière de la mort de Gaston, fils au comte de Foix."
18La pitié n'est pas patente. La fin dramatique du fils, puis celle du père, sont décrites de la même façon objective ou, pire, nette et neutre. L'auteur réussit bien les agonies ; c'est un bon sujet, dans le goût du temps. Les liens de parenté ne le concernent pas. Serait-il né des pierres et des briques de Valenciennes ?
Classes d'âge
19Sur les classes d'âge, Ariès, en 1960, était formel. Il niait leur réalité en France avant le xvii° siècle. En effet, l'iconographie et le récit montrent souvent petits et adultes mêlés dans les tâches et les jeux. Mais, s'inclinant devant les critiques, comme J.L. Flandrin, l'historien reconnaît en 1973 que des le xiv° siècle il existe des sociétés d'enfants9. Notre auteur va dans ce sens. Certes, on le voit suivre les danseurs de caroles, les ménestrels, ceux qui parlent de chiens et d'oiseaux de chasse, et qui sont ses aînés. Il répète la leçon de Machaut, lorsqu'il affirme :
Que toute joie et toute honnours
Viennent et d'armes et d'amours.
Vers 53-54.
20C'est la devise courtoise que clercs et bourgeois tentent d'adopter ou d'adapter. Mais à l'école et dans les jeux il est naturellement attentif à la parité des âges. A l'école – nous en reparlerons- il y avait des "puce-lettes"
21Qui de (son) temps erent jonetes, (vers 38) Il joue avec "chiaus de no rue", bande locale unifiée aussi par la génération. Lorsqu'un peu plus tard il rencontre sa dame en un "hostel" proche du sien, il n'est pas seul :
Mous V ou nous VI d'un eage
Y venimes de liet corage...
Vers ID58-I059.
22Dans un pique-nique à la campagne, deux des participantes sont plus enfants que les autres qu'elles imitent et servent : ce sont les cueilleuses de violettes. Mais Froissart note qu'elles sont du même âge :
Y avoit lors II pucelettes
Auques d'un eage, jonettes. (V. 3514-15)
23L'expérience peut être mise à profit. La confidente comprend l'amour :
Car batue en avoit esté
Plus d'un yvier et d'un esté.(V.1285-86)
24Mais les plaisirs de tout genre se vivent entre jeunes. Dans 1'énumération des jeux, nous lisons :
Aux dés, aux escés et aux tables
Et a ces grans jeus delitables
Les jeus ne voloie pas tels....
25C'est un refus absolu : aux grands les délices des grands jeux – grand bien leur fasse ! – aux petits les pâtés et les bousculades. Le narrateur est-il une exception ? Il est admis que la plupart des divertissements étaient communs à tous, les adultes se plaisant à cache-cache et les enfants au jaquet et aux dés. A moins qu'on ait abusivement généralisé les indications fournies par l'iconographie...
Ecoles
26Sur les écoles, notre texte est discret, mais sur deux points essentiels il s'inscrit en faux contre l'opinion dominante : la ségrégation sexuelle, et l'enseignement élémentaire en latin.
27A l'école que fréquente d'abord le héros, bachelettes et puchiaus sont mêlés. C'est même tout ce qu'il en retient, car il y fit l'apprentissage puéril du service des dames :
Je les servoie d'espinchiaus,
Ou d'une pomme ou d'une poire,
Ou d'un seul anelet de voire,
Et me sambloit, au voir enquerre,
Grant proëce a leur grasce acquerre.
Vers 40-44
28Pourtant, lorsqu'un texte porte sur l'enseignement des filles, moins sacrifié qu'on ne l'a dit, au moins à Paris et dans le Nord, il est explicite. Ainsi, en 1320, après une intervention du duc de Brabant, l'écolâtre de Bruxelles, responsable général, donne au conseil communal l'autorisation d'ouvrir dans la ville et les faubourgs neuf "basses écoles", cinq pour les garçons, quatre pour les filles. On ignore l'effectif de chacune, mais la proportion n'est pas scandaleusement injuste ; Le clivage n'en est pas moins certain. A Paris, à plusieurs reprises, le grand chantre rappelle qu'il ne faut recevoir ni filles dans les salles de garçons, ni garçons parmi les filles. Au xv° siècle Gerson répète la même chose. Ces interdits réitérés font réfléchir. Auraient-ils raison d'être si les faits qu'ils condamnent ne s'étaient jamais produits, ne se reproduisaient pas ? Les écoles directement annexées à une église, une cathédrale, une abbaye devaient respecter le tabou. Elles recevaient des enfants formés pour répondre aux offices, psalmodier, et quand le niveau de culture s'élevait, fournir de futures clercs et de futures moniales, hais quand les religieux acceptent de déléguer une partie de leurs pouvoirs aux communes, l'organisation s'assouplit. Une école peut s'établir presque à la sauvette, dès que quelqu'un est ou se croit capable de la tenir. A Paris le grand Chantre défend d'en ouvrir une à moins de vingt maisons d'une autre dans les quartiers peu peuplés, à moins de dix dans les plus denses. Cela suppose une floraison anarchique de salles où, probablement, le maître besogneux ne refusait personne. Nous n'en savons pas plus.
29Le second point est encore plus surprenant. Pour le définir, il faut analyser les étapes du texte. On lit d'abord.
Et quand on me mist a l'école
Ou les ignorans on escole... (Vers 33-34)
30En dehors du service des pucelettes, que faisait-on dans cette école des ignorants, cette école primaire ? Il n'en est rien dit, mais la suite permet d'induire qu'on n'y faisait pas ce que les modernes affirment. Après 1'énumération des jeux "dessous douze ans", le narrateur enchaîne :
Quant un peu fui plus assagis,
Estre me couvint plus sougis,
Car on me fist latin apprendre
Et, se je varioie au rendre
Les liçons, j'estoie batus,
Siques, quant je fui embatus
En congnoissance et en cremeur
Si se cangierent moult mi meur.
Vers 249-257.
31Sous la férule d'un maître sévère, l'enfant grandi, séparé de ses anciens compagnons, s'initie donc à une langue qui, de l'avis de tous les spécialistes, aurait déjà dû lui être familière. Sur cette question, les historiens de la pédagogie sont bien plus formels que sur la mixité. Avant le xvii° siècle, quel que soit l'âge des débuts, on déchiffrait d'abord le latin, à partir de l'alphabet et du Donat. Souvent on n'allait pas au delà. On pouvait connaître les premiers linéaments de l'écriture, mais ceux qui voulaient acquérir une belle graphie devaient s'adresser aux "maîtres-écrivains". Tout le cursus était en latin, sauf la civilité, étudiée dans des traités en français. Au xviii° siècle encore on distingue dans les écoles de Paris trois catégories d'élèves. Les moins avancés sont les "latinistes", ils ne lisent que le latin ; les moyens sont dits "écrivains", ils savent écrire dans la même langue ; les plus forts, les "français" manient aussi la langue vulgaire. Parler "gallicum" est aussi grave que mentir ou dire des injures. Toute langue qui veut s'imposer passe par ce stade. Soit. Mais le résultat est bizarre. Il semble que beaucoup "lus de gens lisent le français qu'il ne devrait. Se sont-ils mutuellement instruits hors de l'école, à la façon de ces jeunes chevaliers à qui, dit-on, les dames transmettaient ce secret, avec quelques autres ? Les étrangers visitant Paris au xiv° siècle ont parfois prétendu que tout le monde savait lire. Plus au Nord aussi le vernaculaire se répand. 5inon, pourquoi la Charte de l'échevinat de Jouai, datée de 1204, serait-elle écrite en picard ? Le picard francisé ou le français picardisé assume le rôle commercial repris par l'anglais. Un savoir "vulgaire" s'est-il répandu tout seul ? Une autre hypothèse est possible, étayée par les souvenirs de Froissart, fils de Valenciennes. Tandis que la haute bourgeoisie crée des scholae latinae, la bourgeoisie plus modeste fréquente de "basses écoles" où on se contente de la lecture, de l'écriture, d'un peu de calcul. Et les humbles maîtres font l'économie du latin, sans qu'aucun statut – ils n'en ont pas – en porte la trace. La promotion de la langue vivante, entée sur l'économie, serait un aspect de ces luttes sociales que P. Vercauteren a étudiées pour Liège. En France les Capétiens, en accord avec des forces disparates, appuient les progrès de leur langue. Cela va loin. En 1429 Jean Gerson lui-même, tout clerc qu'il soit, recommande à Majoris, précepteur du futur Louis XI, d'utiliser des ouvrages en français plus attrayants que leurs homologues en latin. Froissart nous permettrait-il de saisir précocement une expérience moins rare que le fait penser la façade officielle de l'histoire !
Jeux
32L'énumération de cinquante-et-un jeux d'enfants, plus trois d'adultes, n'est pas non plus sans secrets. C'est la plus longue qu'on puisse trouver avant le xvi° siècle, ainsi que le constate Michel Psichari dans son étude sur les Jeux de Gargantua10. La liste de Rabelais est beaucoup plus étendue- deux- cent dix–sept jeux– mais beaucoup plus sèche, sans l'épaisseur de la vie. Anthime Fourrier, dans les notes de son édition, a fait le point avec" prudence. Je ne reprendrai pas ses remarques, je les suis toutes sauf une, relative aux "muses en blés" qui, à cause de la préposition en et surtout du contexte, ne me semblent pas des chalumeaux à anche de paille, des muses de blé, mais de simples escapades, type école buissonnière. Je m'en tiendrai à quelques observations.
33Le passage n'a pas de modèles et, à cause de son ton, peu d'équivalents. Les souvenirs surgissent, s'associent, se pressent, assortis d'un flot de termes liés au désir et à l'allégresse. L'enfant ne "se serait jamais lassé", est "trop bon varlet", ne donnerait ses puérils trésors pour "nul denier", est "marri" quand il faut rentrer, s'ébat jusqu'à épuisement. La syntaxe et le rythme traduisent l'excitation, la griserie que la mémoire restitue et rend contagieuses. La chaleur d'un tempérament nerveux est encore intacte. Les jeux excluent les adultes, ils n'incluent pas les filles, sauf à titre de public ou de juges dans un tournoi comique :
Et ossi souvent fait avons
Hĩaumes de nos caperons,
Et moult souvent devant les filles
Nos batĩons de nos kokilles.
Vers 215-218.
34A l'exception de la toupie (tourpoie) et du ballon (estuet), les jouets spécialisés n'apparaissent pas. Plus qu'un signe de pauvreté, cela semble un choix. Un esprit vif préfère fabriquer avec des fragments de tuiles une écluse, une barque, un moulin, un four à pain, faire un tamis avec un coquillage, faire voler une plume ou, avec une cruauté naĩve, un papillon attaché par un fil, transformer deux bâtons en râteau et un seul en cheval, L'eau, un ruisseau des rues, la terre à l'entour, l'air, les petites pierres, les deniers et les noix sont prêts pour toutes les mutations. Il serait faux de voir des preuves de "créativité" dans ces utilisations ingénieuses. On est obligé de constater que la plupart se sont transmises sans grand changement jusqu'à nos jours. Les sociétés enfantines sont très conservatrices, leur rituel est des plus solides. Les jeux d'imitation et de construction peuvent se plier à la technologie. L'invention et les progrès du moteur ont dû faire reculer, mais non pas disparaître, la place du moulin à eau, du cheval, du mulet, du râteau et de la charrette, tous cités ici. Les jeux de règle sont plus stables, sous des noms qui nous trompent. Nous ne savons pas ce que représentent exactement le "trottot Marlot", le "larron Engherant", la "brimbetielle ; encore moins la "corne de buef au sel" : passe pour la corne de boeuf qui, creusée, peut être remplie d'eau ou servir d'instrument de musique, mais le sel fait subodorer un jeu de mots11. Les autres sont connus. Deux ont disparu, non sans laisser des descendants proches, ce sont pince meurine12 et le roi-qui-ne-ment13. Cache-cache et Colin-maillard ont tenu bon, tout comme les barres, saute-mouton ou les devinettes. La part des jeux d'intérieur est réduite. On joue dehors quand il fait beau et quand il a plu, au soleil et même au clair de lune. Même "dedans chambre" le jeu tranquille est rare. En somme, le narrateur évoque des jeux connus par tous, mais non pas tous les types de jeux connus. Sans rien classer, il nous rend perceptibles et la pérennité de l'enfance et un type d'enfant extraverti, tourné vers l'activité du corps et vers la vie en groupe.
35Sa satisfaction ne va pas sans une pointe de gêne, sensible dès le début :
36Et premiers, par quoi je m'escuse..(V.151)
37De temps en temps, une ironie voulue colore le tableau. C'est que les jeux d'enfante comme ceux des adultes ne plaisent pas aux moralistes : ils font goûter des plaisirs tout profanes et peut-être dangereux, Froissart cependant exclut tout aspect érotique ou scatologique, soit par une censure inconsciente, soit parce que vraiment il a ignoré ou dédaigné le "folklore obscène"14 de l'enfance. En revanche, il n'escamote pas la violence qu'il est courant de constater à la fin de l'enfance. Pour compenser l'ennui du latin, il avoue :
Je ne pooie a repos estre,
Car aux enfans me combatoie ;
J'ere batus et je batoie.
Lors estoie si desrées
Que souvent mes draps deschirés
Je m'en retournoie en maison.
La estoie mis a raison
Et batus souvent...
38Peu lui importait, il recommençait, car en ce temps, tout lui venait à plaisir. Cette expérience vécue et, semble-t-il, tôt dominée, nourrira sa curiosité pour le grand théâtre des tournois et des guerres.
Plaisirs courtois
39L'éveil de l'amour coupe soudain les ponts avec les deux faces de l'enfance, l'école et les jeux. On pourrait croire que le latin a été le véhicule de l'aventure, puisque le rêve annonciateur met en scène Mercure, Junon, Vénus et Pallas, apportant toute leur réserve de clichés mythologiques. Lucifer, Aurora, Zepherus, Hesperus hantent les cieux, Phoebus, Daphné, Diane, Pygmalion servent de comparants. Froissart pourtant est plus proche de Guillaume de Machaut que d'Ovide ou de quelque modèle antique. Ce qu'il a pu et dû lire en latin n'est assimilé qu'après avoir traversé le filtre des traductions et s'être intégré au monde roman, au monde du roman. La strophe XLVIII de la Complainte le révèle bien :
Lanscelos, Tristrans, Lyonniel,
Porrus, le Baudrain Cassiiel,
Paris et tamaint damoisiel
N'ont pas ésté
Amé pour seul dire :"Il m'est biel...."
40Pâris est naturalisé français ; c'est un damoisiel parmi d'autres, héros de la fin'amours.
41L'Epinette amoureuse esquisse la première analyse de la maturité sentimentale produite chez un adolescent par des lectures qui fournissent un modèle et un aliment fictif au désir incertain de son objet.
.. ne vosisse que rommans lire.
Especiaument les traitiers
D'Amours lisoie volentiers,
Car je concevoie en lisant
Toute chose qui m'iert plaisant ;
Et ce en mon commencement
Me donna grant avancement
De moi ens es biens d'amours traire.
Car plaisance avoie au retraire
Les faits d'amour et a l'oĩr,
Je n'en peuĩsse je joĩr.
Vers 314-324.
42On voit le lien entre les cieux acceptions de roman : seuls les écrits en langue romane savent toucher le coeur. On se demande si le roman cristallise ou crée l'amour de l'amour. Rousseau, rappelant le temps où il lisait les romans laissés par sa mère se posera presque la même question.
43Comme la genèse de l'amour, sa naissance a besoin d'un intermédiaire. Avant toute description de la demoiselle élue, on sait qu'elle lit, et les premiers mots du jeune homme se rapportent au livre :
Par son nom ce roman comment
L'appelés vous, ma belle et douce ?
Vers 7 00-701.
44Il s'agit du Cléomadès d'Adenet le Roi, 18668 octosyllabes achevés en 1265 sur les amours du héros avec Clarmondine et sur son merveilleux cheval d'ébène15. La belle inconnue, polie et point trop farouche, propose de lire tout haut quelques lignes de l'histoire qu'elle admire. Le jeune homme continue jusqu'à ce que :
Adont laissames nous le lire
Et entrâmes en d'autres gengles.
Vers 746-747.
45Les jeunes gens se contentent d'agréables bavardages, ils ne vont pas aussi loin que Paolo et Francesca. La lecture cependant les lie. Le prêt d'un autre livre, le Baillieu d'Amours16, permet à l'écriture lyrique de relayer le roman. Entre deux pages du manuscrit, l'amant glisse une ballade de son cru. La belle feint de n'avoir rien vu, mais le pli est pris. Chaque nouvel émoi prend désormais une forme savante et chantante. Le coeur ne crie pas, il écrit. Malgré de vives notations, l'apparence de spontanéité s'efface. Les épines et les fleurs du décor renvoient aux strophes printanières déjà lues. L'exercice ce style menace de raidir le voir-dit.
III. Triomphe d'une contre-culture
46Avec son mélange de virtuosité et de facilité, avec la surcharge des imitations, l'Epinette amoureuse est en son temps une œuvre résolument moderne. L'auteur n'a rien pris au latin, pas même les mythes qui viennent d'Ovide. Sa syntaxe n'a rien de périodique, la matière naît de sources littéraires et se nourrit de souvenirs. Le christianisme est absent. Dieu, cité 51 fois, n'est jamais prié. Il est absorbé par une série de tours lexicalisés comme "Dieu merci" ou "Se Diex me gart". Il prendra sa revanche dans Le joli Buisson de Jeunesse. En attendant Jean Froissart, "prestre", s'est complu à composer l'histoire entièrement laïque et profane d'une éducation, d'un apprentissage "mondain" bien daté et situé. Le narrateur y reste l'élève d'une petite école de Valenciennes, une drôle d'école "communale" où les garçons et les filles lisaient en leur langue, une langue qui n'est ni celle de l'antique Rome, ni même celle de Paris. Les journées de l'enfance sont délicieusement étirées. On y trouve beaucoup de temps pour les libres jeux avec les camarades de classe et les voisins de rue. Le latin du Donat, les contraintes et les renoncements viennent plus tard. Les adultes se laissent oublier. Ces images initiales sont les plus fortes ; elles occultent les autres dans le début de L'Epinette amoureuse. Et l'auteur des Chroniques garde beaucoup des traits de l'enfant "dessous douze ans". On le croit tout livré à l'instant, mais il en enregistre les détails avec une fidélité aiguë, et il restitue dans leur succession sans les ordonner, comme l'historien, en vue d'une démonstration et d'une synthèse. C'est ce que loue l'un de ces récents admirateurs, Jean Giono, qui a présenté ses oeuvres dans un Tableau de la Littérature française17 et qui lui a emprunté le titre de ses Chroniques.
47Il m'a semblé lire, dans l'Epinette..., les fragments de chronique d'une enfance vieille de plus de six siècles, mais plus fraîche que toutes les reconstitutions honnêtes où brillantes, une enfance vue par un enfant.
Notes de bas de page
1 Né en 1333, Jean Froissart a composé son Dit entre 1362 et 1371, aux alentours de 1369 selon A. Fourrier.
2 Jean FROISSART. L'Espinette amoureuse, éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 2° édition 1972.
3 La Prison amoureuse, éd. A. Fourrier, Paris, Klinc-sieck, 1974, vers 2202-2203.
4 Le joli Buisson de Jeunesse. éd. A. Fourrier, Genéve, Droz, 1975.
5 Le terme n'est pas péjoratif, ce sont des exercices de haute école.
6 Philippe ARIES. L'Enfant et la Vie familiale sous l'ancien régime, Paris, Seuil, 1960, rééd. 1973.
7 Philippa de Hainaut, reine d'Angleterre, protectrice de son compatriote Froissart.
8 Juan FROISSART. Chroniques. éd. S. Luce, G Raynaud et L. Mirot, Paris, SHF, 1869-1957, L. III Ch. 13.
9 J. FLANDRIN. Enfance et Société, Annales LSC. 19, 1964.
10 Revue des Etudes rabelaisiennes, T. VI, 1906.
11 Peut-être du type : corne d, : boeuf-boeuf au sel.
12 Dans Le Joli Buisson de Jeunesse, Froissart décrit de jeu qu'il. dit tout nouveau. Les joueurs en rond font désigner par le sort l'un d'eux, qui s'éloigne. Les autres se donnent chacun un surnom et en indiquent la liste : à l'absent qui en choisit un. Le joueur ainsi désigné vient chercher l'isolé, le charge sur son clos, l'amène au centre du cercle où on le pince Rabelais parle à pince-morille. Un jeu de ce nom existait encore au xix° s. en Baintonge, mais il ne semble pas correspondre aux mêmes règles.
13 Il est fait mention de ce jeu par Adam de la Halle, Jacques de Longuyon et Guillaume de Machaut. Le roi, élu, posait une question à chaque joueur et était ensuite questionné par chacun. C'est un jeu de vérité qui peut être hardi.
14 Titre d'une thèse récente.
15 Edité par A. Van Hasselt, Bruxelles, 1965-66.
16 Il s'agit très probablement de La Cour d'Amour cour présidée par le Grand Baillieu d'Amours. Je ne connais pas d'édition de ce texte allégorique.
17 Tome. I, Paris, Gallimard, 1962.
Auteur
Université de Nice
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003