Le cadavre comme victime
Pierre-Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime (1804-1808)
p. 113-125
Texte intégral
1Le tableau La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, au musée du Louvre, est une œuvre de Pierre-Paul Prud’hon (Cluny, 1758 - Paris, 1823) qui peut paraître aujourd’hui surprenante et n’emporte pas entièrement l’adhésion du spectateur actuel, même si elle comporte de magnifiques morceaux. Mais nos références culturelles ne sont plus celles des contemporains de Prud’hon, qui admirèrent le tableau lorsqu’ils le découvrirent au salon de 1808. Napoléon décora alors l’artiste de la légion d’honneur.
2Il met en scène quatre personnages : deux allégories féminines ailées, celles de la justice et de la « vengeance divine » ; un assassin qui s’efforce en vain de leur échapper et sa victime, gisant au sol. Cette dernière est la seule à ne pas être mentionnée par le titre de l’œuvre. Pourtant son rôle est essentiel puisque son cadavre est l’élément central du tableau, celui qui lui donne sens. J’examinerai comment Prud’hon en vient progressivement à organiser sa composition autour du corps mort de ce beau jeune homme1.
3Cette œuvre constitue une tentative de renouvellement de l’iconographie judiciaire. Il s’agit d’une commande passée en 1804 à Prud’hon par Frochot, préfet de la Seine, destinée à la salle du tribunal criminel (on dit aujourd’hui la juridiction pénale) du palais de justice de Paris. Ce qui explique les dimensions de l’œuvre achevée, 2,43 x 2,92 m. Il était de tradition que le mur de fond d’une salle de tribunal, au-dessus de l’estrade où siègent les juges, porte un tableau. Mais son thème posait alors un véritable problème : l’Ancien Régime avait souvent mis à cette place un Christ en croix et la Révolution simplement le mot « loi2 ». Il convenait donc d’inventer une iconographie nouvelle pour le nouveau régime. Ce qui fait tout l’intérêt de la recherche que va mener Prud’hon, est qu’apparemment il devait créer une iconographie qui ne ferait pas référence à des scènes déjà bien définies par la tradition picturale, que ce soit dans l’Ancien testament avec le jugement de Salomon, ou le Nouveau, avec celui du Christ, ni d’ailleurs dans l’histoire de France, avec par exemple saint Louis rendant la justice. Il n’est sans doute pas question de remettre à cette place un crucifix : le souci du premier consul puis empereur est que la religion ne déborde pas de la place qui lui a été reconnue. Une légende veut que Frochot ait cité à Prud’hon au cours d’un repas les vers d’Horace : Raro antecedentem scelestum / Deseruit pede Poena claudo (rarement la peine au pied boiteux a laissé échapper le scélérat fuyant en avant, Odes, III). Mais les premières esquisses de Prud’hon ne correspondent en rien à ces vers et la réalisation finale n’en retient que la fuite du criminel au premier plan.
4Frochot a sans doute choisi Prud’hon parce qu’ils étaient tous deux originaire de la Côte d’Or où ils se sont connus vers 1795 lorsque le préfet était administrateur du département. Dans la remarquable notice qu’il a consacrée à Prud’hon, Eugène Delacroix assure que « l’amitié [de Frochot] le suivit et l’encouragea dans les difficultés de sa carrière3 ». Le préfet ne pouvait ignorer le caractère spécifique de l’art de Prud’hon, artiste qui échappe à l’influence de David et développe une œuvre personnelle. Un de ses meilleurs spécialistes, Thomas Kirschner, a observé qu’il fait « un usage intensif de l’allégorie [...]. Son œuvre foisonne d’allégories. Elles constituent son moyen d’expression artistique privilégié, une constante qu’on retrouve tout au long de son itinéraire de peintre, depuis son arrivée à Paris jusqu’à sa mort ». Delacroix l’avait déjà dit : « Le véritable génie de Prudhon, son domaine, son empire, c’est l’allégorie ». De fait, l’artiste va d’emblée proposer une peinture allégorique et mesurer la pluralité d’interprétations potentielles que peut offrir une oeuvre figurative, ce dont il a tenté de tirer parti.
Le projet inabouti
5Prud’hon va proposer successivement au préfet deux esquisses très différentes. La première est au cabinet des dessins du Louvre et n’aboutira pas au tableau4. On connaît avec précision les intentions de Prud’hon grâce à un programme préparatoire qu’il rédige et date du 30 avril 1805. À gauche, « la vengeance publique, Némésis, à l’aile du vautour », traîne par la chevelure « le crime et la scélératesse », aux genoux fléchis, qu’elle présente à Thémis. À droite, Thémis, la justice, tenant le glaive et la balance repliée, siège sur une estrade entourée de trois allégories qui sont, selon Prud’hon, celles « de la Force, la Prudence et la Modération » ; elle vient de prononcer, à l’encontre des deux prévenus, « l’arrêt foudroyant qui les frappe de mort ». À leurs pieds, dans l’espace intermédiaire mais central, « la victime ensanglantée du crime, le poignard dans le sein, gissant [sic] sans mouvement sur les marches du tribunal même ». En fait, l’esquisse montre les cadavres de la victime et de son jeune enfant sur les marches du tribunal. Mais la poitrine dénudée de la jeune femme n’est point transpercée par le poignard. Prud’hon pourrait avoir reculé devant une représentation aussi crue du crime. Par ailleurs, le poignard plongé dans un sein féminin était dans la tradition picturale étroitement lié à l’iconographie de Lucrèce : il introduisait une ambiguité foncière au sujet de la nature de la mort, pouvant suggérer un suicide là où il convenait de montrer un meurtre, ce qui rendait la scène incompréhensible5.
6Delacroix, qui connaissait cette esquisse, a jugé que :
C’est une jeune femme massacrée, jetée au pied du tribunal avec son enfant mort comme elle. Ce triste corps ramassé sur lui-même et étendu là comme le mouton sur l’étal du boucher est d’une invention si naïve et si frappante à la fois, que le peintre a dû regretter de l’abandonner avec le reste de la composition ; mais l’ensemble était mal ordonné, et n’avait pas cette harmonie dans les lignes et cette unité de conception qui distinguent si éminemment l’autre tableau [c’est-à-dire la réalisation définitive].
7Dans cette première esquisse, « l’homicide » tient ses mains ouvertes devant ses yeux, ce que l’artiste dans son programme explique ainsi : confronté à la vue du cadavre de sa victime, « il est saisi de crainte et frissonne d’horreur ».
8Ce premier projet constitue une intéressante tentative d’utilisation allégorique de divinités « païennes6 ». Thémis semblerait représenter ici la magistrature assise et Némésis la magistrature debout, le parquet, requérant la punition du crime, désormais non plus au nom du roi mais au nom de la société offensée. Le choix des trois allégories entourant Thémis est judicieux : la force doit rester à la loi, bafouée par le crime ; la prudence est sans doute une référence aux sentence trop hâtives et mal fondées des parlements d’Ancien Régime qui ont fait exécuter des innocents ; la modération va dans le même sens : à l’arbitraire des tribunaux d’Ancien Régime condamnant à mort pour vol par exemple, la Révolution et l’Empire ont substitué une certaine proportionnalité entre crime et peine, en définissant le crime, le délit et la contravention, ce qui sera consacré par le code pénal, promulgué en 1810.
9La notice rédigée par Prud’hon ne se borne pas à décrire le projet, elle anticipe l’effet que la toile mise en place peut produire dans le prétoire : « Ajoutez, pour sentir l’effet de ce tableau terrible, la présence des juges, l’arrivée des coupables, l’éloquence mâle des orateurs, les émotions diverses peintes sur les visages d’une assemblée nombreuse et vous avouerez qu’il serait difficile à l’imagination de n’être pas vivement frappée d’un tel ensemble7 ». Cette ambition de l’artiste a été soulignée par Thomas Kirschner : « Selon Prud’hon la forme peut devenir par ses qualités esthétiques le support d’un message moral ». Idée qui s’inscrit dans la lignée directe du sensualisme du xviiie siècle prônant l’éducation morale par les sens.
10Eugène Delacroix avait noté qu’une telle composition dérivait de La Calomnie d’Apelle de Raphaël8. Sylvain Laveissière rapproche le groupe de la justice du Jugement de Salomon de Poussin, et la Némésis de celle d’Héliodore chassé du temple de Raphaël. Georges Grappe, un autre biographe de Prud’hon, avance un jugement sévère : « Si l’on ne savait la date de ces compositions, on serait tenté de les reporter aux plus beaux jours de la période révolutionnaire [...] et on les aurait trouvées à leur place si elles eussent décoré le papier à lettres de Fouquier-Tinville ou Saint-Just9 ».
11Sylvain Laveissière observe que l’ensemble, traité comme un bas-relief, juxtapose sans transition aucune le statisme de la justice au dynamisme de la vengeance. À l’évidence, Prud’hon ne parvient pas à équilibrer sa composition : le contraste entre la partie gauche violente et la droite hiératique est trop fort ; il ne parvient guère en particulier à rendre immédiatement identifiable Némesis, oblitérée en partie par les silhouettes des figures des coupables. Dans une seconde version, il les relève, et dans une troisième, il les réduit à une seule que Némésis tient fermement et désigne à Thémis10. Mais le geste brutal de Némesis semble s’appliquer à un ou des criminels que rien ne désigne explicitement comme tels, au risque de les assimiler à des victimes, comme celles qui gisent déjà sur les escaliers. L’impression est d’un rapace humain qui a déjà livré deux proies, les cadavres de la mère et de son enfant, et qui en apporte d’autres.
12Une autre difficulté semble patente. Thémis est reconnaissable à ses attributs, du moins pour qui connaît les principes de l’iconologie. Elle a été représentée au cours du xviiie siècle au fronton des palais de justice et sur des en-têtes gravés à l’époque révolutionnaire. Les trois allégories qui entourent Thémis auraient été plus difficiles à identifier et vraisemblablement confondues avec les Parques. Némésis a été encore plus rarement représentée, ses attributs ne sont pas très fixés, ce sont en général un frein ou une branche de frène ou une mesure, ce qui n’est pas le cas ici.
13S. Laveissière fournit une preuve de l’incertitude d’un spectateur devant cette scène et en particulier de l’ambivalence de la représentation du cadavre : en 1842, lors de la vente de la collection qui comprend la troisième esquisse, un commentateur avance l’hypothèse que la justice vient de frapper une femme coupable d’infanticide, tout en s’interrogeant sur cet homme qu’un « beau jeune homme » [sic] arrache à la foule11.
Le projet définitif
14Le 24 juin 1805, Prud’hon adresse à Frochot un nouveau projet, qui correspond au tableau qui va être réalisé :
La justice divine poursuit constamment le crime ; il ne lui échappe jamais. Couvert des voiles de la nuit, dans un lieu écarté et sauvage, le crime cupide égorge une victime, s’empare de son or et regarde encore si un reste de vie ne servirait pas à déceler son forfait. L’insensé. Il ne voit pas que Némésis, cette agente terrible de la Justice, comme un vautour fondant sur sa proie, le poursuit, va l’atteindre et le livrer à son inflexible compagne.
15Prud’hon demande 15 000 f. Il va aviser Frochot en juin 1806 que l’ébauche est achevée ; le tableau sera présenté au Salon de 1808 seulement. Entre temps, l’artiste le met au point, ce que l’on peut entrevoir à travers des esquisses et dessins12.
16L’esquisse conservée à Chantilly13 doit correspondre à celle qui a été approuvée par le préfet, au prix d’une modification de la posture du cadavre qu’il va proposer, si l’on en croit la seule lettre connue de l’artiste à sa consœur et maîtresse, Constance Mayer :
J’ai fini mon dessin ; je l’ai porté samedi soir au préfet qui, pour cette fois a paru satisfait. Mû par une sorte d’enthousiasme, il me disait : Cela sera fort beau, très beau, j’en suis sûr. S’est ouvert ensuite le chapitre des observations : au lieu des épaules et de la tête tournée du mort, on voudrait en voir la poitrine et la face. C’était ton idée, tendre et judicieuse amie, et tu avais raison, cela ne peut en effet qu’ajouter à l’intérêt sentimental du tableau. Il m’invita en même temps à faire le précis de ce nouveau sujet et former à la suite ma demande afin qu’il prît un arrêté qui en autorisât l’exécution conformément aux conventions que j’y avais jointes. Tout cela m’a fait plaisir, mon amie, en pensant à toi. Je sentais vivement le besoin de répondre aux beaux vœux que tu formes pour ma gloire14.
17De fait, l’image du cadavre va être fortement modifiée. Prud’hon a d’abord montré la victime étendue sur le ventre, la face contre terre, les épaules et le dos dénudés, dans une attitude qui fait penser à la statue de Sainte Cécile par Maderno dans la basilique romaine dédiée à la sainte, peut-être connue de lui par une estampe, avec modification de la position du bras gauche15. Sur la suggestion de Frochot, Prud’hon va retourner le cadavre pour le présenter de dos, étendu contre terre, le visage visible, le corps tordu et presque déformé, soulevé non par un dernier soubresaut mais par le rocher sur lequel il gît. Prud’hon atténue son modelé musculeux, le rajeunit pour lui donner une allure juvénile et presque androgyne. Il le dépouille presque entièrement de ses vêtements, qu’il figure sous le corps ou entre les mains du criminel16. Prud’hon met au point le croisement des jambes, sans doute pour suggérer les convulsions de l’agonie et éviter une courbe du corps qui serait trop harmonieuse et laisserait penser au sommeil. Sylvain Laveissière a fait observer que la victime est en fait légèrement disproportionnée. Thomas Kirschner montre que l’artiste a modifié en deux esquisses successives la courbure du cadavre au détriment de l’exactitude anatomique. Il allonge ainsi son torse au-delà des proportions réelles. En étirant ses bras, Prud’hon achève de donner à la victime une allure de crucifié en anamorphose – qui pourrait être très éventuellement une allusion au crucifix qui avait occupé sous l’Ancien Régime l’emplacement destiné au tableau17.
18Il inflige semblables déformations aux deux déesses : inscrites dans un arc de cercle, leurs corps sont « anormalement étirés ». T. Kirschner observe que « c’est ici la parfaite harmonie entre la victime et les créatures vengeresses qui s’exprime à travers la correspondance des courbes décrivant leurs corps respectifs ».
19La victime paraît dès lors, selon T. Kirschner, « plus innocente encore et plus vulnérable face au crime ». Sa nudité correspond à l’esthétique de ce que Winckelmann avait appelé deux générations auparavant « la grâce sublime » du beau jeune homme mort ou endormi. Elle avait caractérisé au cours de la décennie précédente une œuvre de circonstance célèbre, La Mort de Bara, peinte par David en l’an II – il avait alors fallu expliquer cette invraisemblance historique en avançant que ses meurtriers vendéens auraient dérobé ses vêtements – mais cette référence n’est certainement pas celle de Prud’hon, qui ne doit pas connaître l’œuvre18. Il se réfère plutôt à des sujets tels que la mort d’Hyacinthe ou celle d’Adonis19, inspirés d’Ovide, qui mettent cependant en scène une mort accidentelle en présence de proches, ou bien à celle d’Abel, sur laquelle je reviendrai, ou bien encore au tableau d’Anne-Louis Girodet, Le Sommeil d’Endymion20.
20Delacroix écrit :
Enfin parut en 1808 le tableau de la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime. C’est l’ouvrage le plus important de Prud’hon. Dans cette composition, le mélange des caractères vigoureux et des beautés touchantes se présentait avec tous les avantages possibles : la franchise de l’effet, la décision des lignes, tout y est frappant et attachant.
21Au premier plan, le criminel est décrit comme un monstre moral par sa physionomie repoussante en contraste avec celle de sa victime et aussi celles des deux déesses – Quatremère de Quincy le reprochera à Prud’hon. Selon Thomas Kirchner, son visage s’inspire d’un buste de Caracalla, au musée du Louvre, qui avait déjà inspiré Greuze pour sa toile L’Empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner (1769, Louvre21). Ses gestes incoordonnés par la panique et la conscience soudaine des conséquences de son acte s’inscrivent en rupture avec les lignes de force du tableau. « (Il) menace de faire basculer la composition par son mouvement de fuite, aussi violent qu’indécis » dit T. Kirschner. L’assassin qui viole la loi perturbe l’ordre du monde : « il faut toute la présence dominatrice des deux figures allégoriques féminines pour contrer ce danger et neutraliser le moment périlleux » (T. Kirschner). Une des principales diagonales du tableau, qui suit la silhouette du criminel, se heurte au cadavre car « la figure du brigand teint de sang, march(e) sur l’innocente victime dont il emporte les dépouilles » : E. Delacroix a ainsi souligné l’audace que constitue l’enjambement par l’assassin du bras de sa victime, qui établit pour le spectateur un rapport immédiat entre le fuyard et le cadavre. Au moment où se reconstituent des rites funèbres et funéraires solennels après le traumatisme révolutionnaire, cette trangression du respect de principe qui est dû à un cadavre a pu être plus fortement ressentie par les contemporains qu’aujourd’hui22.
22Le grand artiste romantique a également loué « cette touchante figure de jeune homme tombé sur le devant du tableau, les bras mollement allongés, et beau encore dans le sein de la mort ». Cette « beauté touchante », pour reprendre une autre expression de Delacroix, ne reflète en rien les affres de l’agonie, comme d’ailleurs les représentations contemporaines de la mort de Bara, Abel, Adonis ou Hyacinthe. Le visage du mort est paradoxalement la seule figure douce et sereine du tableau, en contraste avec les visages tendus des deux allégories et du criminel et les traits grossiers de ce dernier. À noter que si le criminel tient un poignard, sa victime n’a pas été égorgée comme Prud’hon l’avait d’abord envisagé. Elle porte au côté gauche, au niveau du cœur, une blessure d’une extrême discrétion, à peine visible, d’autant que ne s’en écoule qu’un faible filet de sang.
23En contraste, Prud’hon définit en quelque esquisses inspirées la majesté souveraine des deux déesses aux gestes harmonieux mais implacables. En particulier à travers le dessin de la tête de la vengeance divine, au Art Institute of Chicago23. Sylvain Laveissière souligne que « les deux divinités punitives, complémentaires, ne sont plus face à face mais étroitement associées dans leur vol menaçant ; leurs corps, parallèles dans le premier dessin, ne forment plus dans le tableau qu’une masse unique, le pouvoir de chacun se trouvant ainsi renforcé par celui de l’autre ». La courbe de leur corps fait écho à celle du corps de la victime, réduisant l’horizon. Le fait d’établir la scène dans un paysage ajoute de surcroît la dramatisation apportée par les ombres nocturnes, et par l’action subtile des deux sources de lumière du tableau : la lune qui jette sa lueur sur le cadavre de la victime découpe aussi par touches la silhouette de l’assassin. Le corps de la victime est exceptionnellement éclairé, la lumière venue de la lune semblant se refléter sur la lividité de sa peau, sauf sur son visage et son torse, oblitérés par l’ombre portée de l’assassin. Cette plage blafarde que constitue le cadavre dans cette atmosphère de clair-obscur attire d’emblée le regard du spectateur et devrait lui permettre d’identifier les autres protagonistes. Le reflet lunaire dénonce à lafois le crime et la noirceur de son auteur, cependant que le flambeau éclaire les visages des divinités et est sur le point de leur révéler les traits du criminel24.
24On ajoutera que les deux déesses paraissent traduire l’évolution institutionnelle du régime impérial. Il ne semble plus s’agir des deux magistratures assise et debout mais de la police et la justice agissant de concert pour assurer la sûreté publique dans l’Empire.
25Le tableau est placé au tribunal criminel du palais de justice de Paris en 1809. Dès 1815, avec la Restauration, il en est retiré et remis à l’artiste en novembre 1815. La Restauration a voulu remettre à cette place l’iconographie du Christ. L’œuvre est exposé à partir de 1818 au musée du Luxembourg (des auteurs vivants), et dès la mort de Prud’hon, au Louvre à partir de 1824.
Culture gréco-latine et culture chrétienne
26Stricto sensu, l’œuvre met en scène le crime d’homicide pour vol, et sa poursuite, annoncatrice de sa punition, par deux divinités greco-romaines, Thémis et Némesis. Son titre ne nomme pas les deux déesses et en fait plutôt deux allégories, mais il s’agit là d’un usage courant dans la culture chrétienne du panthéon dit païen depuis la Renaissance. Dans le titre définitif, qui est long, l’adjectif « divine » est au singulier et porte sur la vengeance, alors que Prud’hon dans sa lettre, l’employait également au singulier, mais pour la justice. Ce qui impliquerait que la justice est humaine mais que le principe de la punition de la faute vient d’une puissance supra-humaine. À moins que cela veuille surtout indiquer l’interdit de se venger soi-même et la nécessité de s’en remettre pour cela à une Némesis accréditée par une autorité d’institution supérieure. Ce n’est pas la moindre des ambiguïtés du tableau. Il en est une autre.
27La lecture rapide qu’en peut faire un spectateur doté d’une culture sinon chrétienne du moins biblique risque d’être assez différente. G. Grappe la résume en écrivant : « l’accord se fit sur ce sujet, qui tient sans doute davantage à l’Antiquité biblique qu’à l’Antiquité païenne. C’est, moins l’or, l’histoire de Caïn et Abel et un simple regard nous impose le souvenir du drame de la Genèse ». À première vue, l’œuvre de fait pourrait sembler montrer Caïn chassé de la terre qu’il cultivait par la volonté divine après le meurtre d’Abel et devenant un errant. Les historiens du tableau n’insistent guère sur une telle interprétation puisqu’ils la savent erronée. Pourtant, Thomas Kirchner et à sa suite Sylvain Laveissière en livrent des indices. Ils attirent d’abord l’attention sur la postérité du poème de Salomon Gessner « La mort d’Abel », publié en 1748 dans le recueil de ses Idylles qui a connu un long succès. Certaines de ses éditions sont illustrées et une planche gravée par L.-M. Habou d’après J.-J.-F. Le Barbier dans les Œuvres de S. Gessner publiées entre 1786 et 1793 pourrait avoir directement inspiré Prud’hon : on y voit Abel gisant à terre dénudé dans une position assez proche de celle de la victime de son tableau et Caïn prenant la fuite25. Par ailleurs, parmi les sources vraisemblables de Prud’hon figure une toile de François-Xavier Fabre, La Mort d’Abel, 1791 (musée de Montpellier), très vraisemblablement connue de l’artiste, lequel semble en avoir repris l’allure générale du corps masculin dénudé vu en plongée, le buste au premier plan26. Mais il a modifié la position des bras, le gauche chez Fabre passant par-dessus la tête d’Abel.
28T. Kirchner signale également parmi les oeuvres proches du tableau de Prud’hon un dessin d’un de ses compatriotes et compagnons d’étude à l’École de dessin de Dijon, Bénigne Gagneraux (1756-1795), Dieu maudissant Caïn après le meurtre d’Abel (Paris, école des Beaux-Arts) : Caïn fuit en se tenant la tête entre les mains, le corps d’Abel étendu derrière lui. Dieu dans les nuées, soutenu par des angelots, un manteau gonflé par le vent derrière lui, lève le bras27. Ces deux notations sont révélatrices : en fait, le tableau de Prud’hon reprend le dispositif iconographique des images des Bibles illustrées qui mettent en scène les suites du meurtre d’Abel. Mais il ne se charge pas de connotations bibliques voire chrétiennes explicites à cause de ses divinités païennes. Prud’hon propose ainsi une sorte de neutralité religieuse apparente nullement dépourvue d’allusions au divin, lequel figure d’ailleurs dans son titre.
29On peut évidemment se demander ce que pouvaient comprendre du tableau de Prud’hon les témoins qui lui faisaient face à la barre du tribunal ou l’inculpé qui pouvait également le voir ou bien le public, pendant les quelques années où il fut accroché dans la salle d’audience de la cour criminelle du palais de justice de Paris, entre 1809 et 1815. Le contraste paraît complet entre le réalisme de la scène du meurtre et l’invraisemblance de ces deux volatiles féminins en patrouille, d’autant que le corps judiciaire et policier est alors strictement masculin. Tous avaient sans doute d’autres préoccupations qu’un décryptage du décor. Soulignons cependant que le cadavre de la victime était la partie la plus immédiatement et nettement visible du tableau, puisque la plus éclairée. Le journaliste Montaiglon a cru pouvoir assurer en 1847 que « des accusés auraient tremblé et même seraient tombés évanouis à sa vue28 ». En revanche, une clé du succès de l’œuvre auprès d’un public instruit pourrait être sa combinaison de références explicites à l’Antiquité gréco-romaine et de réminiscences ou allusions bibliques. Elle correspondait ainsi aux deux fondements de la culture classique de ses admirateurs29.
Fig. 1 - Pierre Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, dessin principal de la première version « Themis et Nemesis »

© RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot
Fig. 2 - Pierre Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime

© RMN - Grand Palais / Daniel Arnaudet
Notes de bas de page
1 Études essentielles : Sylvain Laveissière, Prud’hon, La justice et la vengeance divine poursuivant le crime, Paris, musée du Louvre, dossiers du département des peintures n° 32, 1986 [exposition, 15 mai-1er septembre 1986]. Sylvain Laveissière, Prud’hon ou Le rêve du bonheur [exposition, Paris. Grand Palais. 1997-1998 et New York. Metropolitan museum of art. 1998], Paris, 1997, p. 222-236. Thomas Kirchner, « Allégorie et abstraction : le credo artistique de Pierre-Paul Prud’hon », in Sylvain Laveissière, dir., Pierre-Paul Prud’hon, actes du colloque organisé au musée du Louvre par le Service culturel le 17 novembre 1997, Paris, 2001, p . 147-176.
2 Sylvain Laveissière 1986, p. 14-16.
3 Eugène Delacroix, « Peintres et sculpteurs modernes, 2. Prudhon », La Revue des Deux Mondes, nouv. sér., t. 16, Paris, 1846, p. 432-451.
4 Sylvain Laveissière 1986, n° 5, p. 20. Ces œuvres n’étant pas datées, est repris ici le classement chronologique proposé par S. Laveissière à une exception près, voir note 14.
5 Texte cité dans S. Laveissière 1986, p. 19-20.
6 Selon Françoise Monfrin, que je remercie pour cette précision, il s’agit de notions abstraites et vertus morales divinisées, ayant bénéficié d’un processus de personnalisation.
7 Sylvain Laveissière 1986, p. 19-20, donne son texte complet.
8 Jean-Michel Massing, La calomnie d’Apelle et son iconographie. Du texte à l’image, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1990.
9 Georges Grappe, P.-P. Prud’hon, Paris, Albin Michel, 1958.
10 Reproduites dans Sylvain Laveissière 1986, n° 6, 6a et 7, p. 20-21. Commentaire et notices p. 21-26.
11 Sylvain Laveissière 1986, p. 30.
12 Ibid, p. 32.
13 Ibid, n° 15, p. 34.
14 Elle n’est connue que par son édition par les Goncourt, qui ne disposèrent eux-mêmes que d’une copie (Edmond de Goncourt, Catalogue raisonné de l’œuvre peint, dessiné et gravé de P. P. Prud’hon, Paris, 1876 (texte en ligne). Sa date serait « lundi soir 5 nov (em) bre ». Sylvain Laveissière 1986, p. 17, a noté que le jour de la semaine et le quantième ne peuvent correspondre qu’à 1804, ce qui pose problème puisqu’en avril 1805 Prud’hon décrit encore son premier projet. Il s’est à juste titre étonné que le calendrier révolutionnaire ne soit pas employé mais a souligné qu’il s’agit d’un document privé. On propose ici l’hypothèse que le document original était en fait daté du lundi 5 mes (si) dor [an XIII] (24 juin 1805), seul jour possible pour 1804-1805, qui aurait été mal lu par le copiste. C’est la même date que le projet adressé au préfet, qui décrit la scène.
15 Une autre source d’inspiration pourrait être l’Abel mort en marbre de Jean-Baptiste Stouf, 1785, reproduit dans Tony Halliday, The temperamental nude : class, medicine and representation in eighteenth-century France, Oxford, Voltaire foundation, 2010, p. 170. À noter l’intérêt des p. 167-184 qui étudient la représentation du corps mort.
16 Sylvain Laveissière 1986, n° 15 et 16, p. 34 et n° 21-22, p. 37.
17 Mais on ne saurait avancer pareil rapprochement pour une œuvre qui se situe dans la postérité directe de la figure de Prud’hon ; le très républicain Bara de Jean-Jacques Henner (musée d’Orléans), nu, les bras en croix. Reproduction en couleur : Marie-Pierre Foissy-Aufrère et al., La mort de Bara. De l’évènement au mythe. Autour du tableau de Jacques-Louis David, Avignon, Fondation Calvet, 1989, p. 117.
18 Tableau au musée Calvet d’Avignon. M.-P. Foissy-Aufrère et al., op. cit.,
19 Ce dernier rapprochement m’a été suggéré par Frédérique Desbuissons. De fait, la Mort d’Adonis de La Hire, entrée au Louvre, pourrait être une des sources de cette représentation.
20 Reproductions en couleur dans M.-P. Foissy-Aufrère et al., op. cit., p. 71 (Girodet) det 74 (Mort d’Hyacinthe par Jean Broc, 1801).
21 Thomas Kirchner, « Pierre-Paul Prud’hons, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime - Mahnender Appell und ästhetischer Genufs », Zeitschrift für Kunstgeschichte, t. 54, 1991/4, p. 541-575. Œuvres reproduites, p. 556-557.
22 Je remercie Anne Carol pour cette remarque.
23 Reproduction en couleur : John Elderfield and Robert Gordon, The language of the body : drawings by Pierre-Paul Prud’hon, New York, 1996, jaquette et pl. 1, p. 94.
24 Je remercie Isabelle Saint-Martin d’avoir attiré mon attention sur ce point.
25 Sylvain Laveissière 1986, n° 37, p. 65.
26 Thomas Kirchner 1991, p. 568. S. Laveissière 1986, n° 71, p. 84. M.-P. Foissy-Aufrère et al., op. cit., p. 69 ;
27 Reproduite dans Thomas Kirchner 1991, p. 567.
28 Sylvain Laveissière 1986, p. 105.
29 L’œuvre de Prud’hon a figuré dans les planches photographiques des éditions du Petit Larousse qui, entre les années 1930 et 1960, ont proposé une sorte d’anthologie de la peinture européenne (dans l’éd. de 1940, p. 1390, elle est entre la Joconde et Hercule tuant l’Hydre du Guide). À signaler en dernier lieu, Olivier Debré (1920-1999), La Justice et la vérité poursuivant le crime, d’après Prud’hon, eau-forte inachevée, 1945-1946, retouchée vers 1980, reproduite dans Emmanuel Pernoud, Olivier Debré, les estampes et les livres illustrés, 1945-1990, Paris, E. Pernoud, 1988, t. ii, pl 3. L’artiste a surtout traduit, de l’œuvre de son devancier, le mouvement des deux allégories.
Auteur
Aix-Marseille Université UMR Telemme
Professeur émérite d’histoire moderne à l’Université d’Aix-Marseille, UMR Telemme.
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