Fonctions et utilisations
p. 111-112
Texte intégral
1 Longtemps, la plupart des représentations du cadavre dans l’art occidental ont été produites dans un contexte religieux. Soit le corps du Christ (crucifié, descendu de croix, au tombeau) en était le sujet, la matérialité douloureuse du cadavre ayant alors pour fonction de proclamer avec force le dogme de l’incarnation, pour mieux faire sentir le miracle de la résurrection (autre occasion de montrer des cadavres, mais « vivants ») ; soit, dans le cas des danses macabres (ou leur équivalent littéraire, tel le dit des trois vifs et des trois morts), des triomphes de la mort, des variations autour du couple de la jeune fille et la mort, des vanités ou des transis ornant les tombeaux, le cadavre, le squelette ou le crâne avaient pour fonction de rappeler aux vivants leur finitude, la dérision des honneurs et des plaisirs terrestres, et la nécessité de préparer leur salut face à l’inéluctabilité de la mort. Dans ces derniers cas surtout, le cadavre – quel qu’en soit l’état – ou ses parties métonymiques, telles le crâne, étaient donc utilisés pour leur valeur symbolique (la mort) et leur force suggestive (la répulsion) ; l’objet cadavre s’effaçait au profit de l’idée de la mort.
2 Une deuxième source de représentations du corps mort apparaît pourtant à la Renaissance, dont la finalité est autre : l’image anatomique. Les traités d’anatomie se peuplent de cadavres entiers, découpés couches après couches jusqu’à l’os, destinés à illustrer de façon visuelle la dissection, qui seule permettra au regard de l’anatomiste d’accéder à la vérité du corps 1. Drôles de cadavres, toutefois : à quelques exceptions notables (Bidloo, notamment), et en contraste aux frontispices qui montrent le cadavre-source dans toute sa crudité, exposé aux regards des étudiants et des curieux, ces restes ne ressemblent pas aux cadavres travaillés sur les tables ; ils sont animés, brandissent leur peau, s’appuient pensifs sur des stèles, reprenant un répertoire de formes gestuelles du vivant issu des œuvres antiques ou sacrées. Le cadavre n’est donc pas représenté en tant que tel, à l’exception des frontispices2 ; souvent morcelé, il n’est qu’un outil de la connaissance du vivant, et emprunte ses formes à un répertoire qui ne lui est pas propre.
3 Ces deux matrices de représentations du cadavre – l’une religieuse, l’autre savante – ne sont pas si éloignées qu’on pourrait le croire : dans tous les cas, il s’agit de révéler une vérité cachée sous les apparences, comme le squelette se cache sous les chair ; une vérité universelle, comme la mort qui attend tous les hommes, ou comme l’anatomie qui bâtit les fondements d’un savoir sur le corps humain.
4Cette fonction révélatrice est une des grandes constantes des représentations du cadavre. On la retrouve aux xixe et xxe siècles, dans un contexte fortement laïcisé. Le cadavre suscite des émotions, au fort potentiel heuristique. Il n’est plus seulement un signe convenu dans un répertoire de symboles : sa vue, son évocation touchent au plus intime celui qui s’y affronte. C’est un outil que le créateur utilise, plus ou moins lourdement, dans son projet artistique.
5 Dans le tableau de Prud’hon La justice et la vengeance divine poursuivant le crime étudié par Régis Bertrand, le cadavre de la victime (pourtant absent du titre), ramené à une sorte d’idéal type, ordonne tout le sens du tableau, destiné à édifier les foules en suscitant pitié et indignation. Cette fonction se retrouve, comme le montre Martine Lapied, dans les opéras romantiques, où le cadavre mis en scène, muet et inerte, doit à la fois exister à travers le chant des autres protagonistes, relancer l’action, et susciter l’émotion des spectateurs.
6 Dans les romans des auteurs anglais analysés par Laurence Talairach, rien de tel ; c’est la frayeur ou la répulsion qui est recherchée après du lecteur par une surenchère macabre, un hyper réalisme de la putréfaction ; ce qui n’exclut pas de faire passer, à travers sa description visuelle et olfactive, un peu de la hantise de la mort qui traverse la société victorienne, de son obsession hygiéniste et de ses préoccupations sociales. Le cadavre de La dame aux camélias ne relève pas du gothique et de ses excès : son exhumation constitue, selon Anne Carol, une épiphanie réaliste et désenchantée à l’âge du romantisme déclinant. Comme le cadavre de Prud’hon (mais traité ici sans concession ni complaisance gothique vis-à-vis des ravages de la thanatomorphose) il constitue l’aleph du roman, concentrant sur sa brève apparition un ensemble de considérations morales et sociales.
7 De fait, l’art contemporain – le nôtre – semble avoir rompu avec ces idéaux ou ces projets didactiques ou édifiants. Dans les œuvres dont Sylvia Girel présente la diversité – et parfois l’éclatement, l’utilisation du cadavre ou sa représentation semble être tantôt la forme ultime d’une pratique artistique où le corps, via les performances, joue désormais un rôle majeur ; tantôt le support d’une vanité sécularisée ; tantôt le prétexte d’une exploration des limites du sensible.
Notes de bas de page
1 Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003.
2 Sur les frontispices des livres de médecine, voir la belle exposition virtuelle du site de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris : http://www.biusante.parisdescartes.fr/expo/
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