De l’art d’accommoder les restes
Quelques réflexions autour du cadavre et de l’art culinaire
p. 73-90
Texte intégral
La science du cuisinier [...] consiste à décomposer,
à faire digérer et quintessencier les viandes, à tirer des sucs nourrissants et légers1.
1On commencera par lever toute ambiguïté : l’auteur de ces lignes n’est pas une historienne de l’alimentation, mais du corps mort, qui propose ici quelques réflexions – questions conviendrait mieux – sur les relations entre la cuisine et le cadavre, et qui espère amorcer en retour un intérêt chez les historiens du culinaire2.
2Le point de départ de ces réflexions se situe dans une évidence : nous mangeons tous du cadavre, sauf à être végétarien. La cuisine repose en grande partie sur l’art d’accommoder les restes animaux, sur la fabrication de cadavres exquis. Dans la préface des Dons de Comus, réédités en 1742, les auteurs anonymes le rappellent en citant Plutarque, lequel
s’étonne comment le premier mortel qui s’avisa de la viande pût approcher de ses lèvres et porter à la bouche la chair d’une bête morte, comment il osa mettre sur la table et engloutir des cadavres qui peu de temps auparavant bêlaient, mugissaient, étaient animés ; comment les yeux purent soutenir la vue de ces animaux massacrés, les voir écorcher presque tout vivants, & couper en morceaux pour les dévorer : comment il pût souffrir l’odeur qui s’exhalaient de ces cadavres, & comment son cœur ne se souleva point à l’idée seule de cet aliment. Nos tables, dit-il, sont couvertes de massacres : la chair, le sang et la graisse des animaux passent dans notre corps, & nous traitons de bêtes féroces les loups & les autres animaux qui sont obligés par leur constitution de vivre aux dépens de l’espèce animale3.
3 Il n’est pas indifférent que ceux qui écrivent ces lignes fassent du nouvel art culinaire une sorte de marqueur de civilisation. L’art de cuisiner serait donc, entre autres, ce qui permet, moyennant la transformation de la chair morte en artefact – une transformation qui relève de la culture –, de transcender ce besoin de chair et de rendre supportable la consommation de cadavre. Comme le décrit Elias, l’acte de s’alimenter est devenu suffisamment civilisé pour que rien ne rappelle le cadavre dans le produit consommé4. Si l’on part du principe que cette place n’est plus naturelle, à quelle condition est-il accepté ? dans quelle proportion ? sous quelle forme ? Se pose donc ici la question des frontières du tolérable et de l’intolérable en matière de nécrophagie.
4Un problème surgit d’emblée ici : le cadavre peut-il être assimilé à la viande ? Aujourd’hui, comme l’a montré Noémie Vialles5, la viande est justement ce qui n’est plus perçu comme du cadavre ; en outre, des cadavres, nous en côtoyons fort peu, même s’ils saturent nos écrans ; à peine avons-nous le temps, dans nos voitures, d’entrevoir quelques charognes qui jonchent le bord des routes. La distance est donc maximale entre nous et le cadavre, mais aussi entre le cadavre et la viande. Qu’en est-il par le passé ? Mangeons-nous la même viande que nos ancêtres ? Ou, en d’autres termes, est-il facile, est-il même possible de dissocier, dans les conditions d’abattage ou de conservation pré-industrielles, la viande et le cadavre ? Et quel degré de proximité les vivants ont-ils au cadavre, humain ou animal ? Par quels liens, – sensibles on le devine –, la continuité entre les deux est-elle ou non perceptible ?
Santé, sacré et gastronomie
5Voyons d’abord ce que quelques producteurs de normes disent de la place de la viande dans l’alimentation, et surtout en quoi ces normes ont à voir, précisément, avec la dimension potentiellement cadavérique de celle-ci.
6À l’époque moderne, deux paroles d’autorité s’efforcent d’encadrer l’alimentation de la plupart des hommes. La première est religieuse. L’Ancien Testament interdit de consommer la viande qui n’a pas été saignée : « vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire le sang » (Genèse, IX, 3-4) ; de là résulte aussi l’interdiction de manger « aucune bête crevée » (Deutéronome, XIV, 21), c’est-à-dire dont le sang n’a pas été versé. Si ce précepte est respecté dans le judaïsme, il n’a plus cours dans le christianisme, où le nombre d’interdits alimentaires est faible, comparé aux autres monothéismes, mais où l’alimentation est structurée en jours maigres et jours gras : cette dichotomie renvoie au sacrifice, à la mise à mort – d’où l’injonction de ne pas manger de viande (de viande sanguine, terrestre ou aérienne) les vendredis et Carême, et, au-delà, la valorisation du jeûne et du maigre. Est-il ici question de cadavre ? Pas si sûr. C’est bien le fait de la mise à mort et sa manifestation la plus visible, le sang versé, qui sont rejetés, plutôt que le résidu carné et inanimé que la mort laisse derrière elle.
7Flottement – ou désintérêt – des préceptes religieux, donc : mais si l’on dépasse le cas du catholicisme pour s’intéresser plus largement au sacré, parmi les interdits qui paraissent à première vue s’imposer comme des évidences communes à tous les monothéismes figure l’interdiction absolue de manger du cadavre humain6. L’accusation d’anthropophagie est une des armes employées par les anticatholiques lors des guerres de religion, et encore, à la fin du xixe siècle, par les libres-penseurs pour ridiculiser la communion catholique ; libres-penseurs qui organisent des banquets gras les vendredis saints où saucissons et cochons de lait crucifiés sont à l’honneur7. L’anthropophagie constitue a contrario une des formes innombrables de l’anomie engendrée par les famines, ou de la transgression et de la subversion morale utilisées par Sade, dans Aline et Lacour ou l’Histoire de Juliette. Les affaires d’anthropophagie criminelle suscitent d’ailleurs l’horreur : l’affaire Ferrage, en Ariège, en 1782, l’affaire Léger, exécuté en 1824 à Versailles ; l’affaire Bertrand en 1849 (un temps soupçonné d’avoir ajouté à la nécrophilie l’anthropophagie), ou Vacher à la fin du xixe siècle.
8Consensus, donc. Mais est-il si entier, si naturel ? L’anthropophagie est attestée sous certaines formes encore au début de la période moderne. Notamment dans les pratiques curatives, qui sont très proches des pratiques culinaires à l’époque de la première modernité (et, pourrait-on ajouter, des pratiques d’embaumement), mais aussi des pratiques magico-religieuses. Un grand nombre de produits fabriqués ou décrits dans des recueils de recettes médicales emploient des débris du corps humain : os pilés en poudre, sang séché, voire morceaux de corps : c’est le cas, par exemple, de la célèbre mumie ou momie. Lémery, dans sa Pharmacopée universelle (1738), évoque encore les effets bénéfiques du distillat de cerveau pour lutter contre l’épilepsie. Par ailleurs, les reliques des saints peuvent faire l’objet d’un culte anthropophagique dans un but préservatif : on pense par exemple au vinage obtenu à partir du sang d’un martyr, ou par lavage de son tombeau, et dont on pouvait user en lotions ou en boisson8. Certes, ces produits disparaissent de la pharmacopée savante au xviiie et xixe siècle ; mais ils sembleraient persister dans les usages populaires, comme en témoigne la recherche de la graisse des guillotinés après celle de pendu, attestée pendant la première moitié du xixe encore dans les pseudo-mémoires de Sanson rédigées par Balzac.
9La consommation, dans un contexte magico-religieux, de ces restes tirés du cadavre pose la question de leur acceptabilité et de la forme qu’ils revêtent, du rapport plus ou moins étroit qu’ils entretiennent avec le cadavre. Dans les cas cités, ce rapport est peu évident ; il s’agit d’élixirs, de poudres, d’essences mélangées à des dizaines d’autres d’ingrédients ; il n’y a pas de proximité visuelle ; pas de proximité olfactive non plus : au contraire, puisque la momie est aussi faite des produits d’embaumement, aux odeurs balsamiques.
10Le second « grand » discours est tenu par la médecine. Que dit-elle de la viande, c’est-à-dire de la chair morte ? Là encore, les choses sont complexes. La viande est dans la diététique classique l’aliment le plus « restaurateur » (viande vient de vivenda, dont le sens originel, plus vaste, signifiait : ce qui fait vivre). La viande est ce qui permet le mieux, le plus directement en somme de fabriquer du pareil, c’est-à-dire le corps du mangeur : similia similibus nutruntur. Peu de remise en cause de cette vérité, beaucoup de continuités : au xixe siècle, convalescents et travailleurs de force sont abreuvés de bons bouillons (entendez : de viande) et restaurés de solides ragouts. Les chimistes s’emploient à extraire de la viande les principes les meilleurs et les plus actifs, tel l’osmazone de Thénard, mis en tablettes, puis l’extrait de viande de Liebig. Aujourd’hui encore, les protéines forment le fond de nombreux régimes destinés à modeler un corps idéal. On sait par ailleurs les vertus prêtées au sang frais des abattoirs, qu’on fait boire aux phtisiques. Mais n’est-ce pas le symbole de la vie qu’on fait absorber ici, encore palpitante, et non la mort ?
11Ce modèle diététique, et la place qu’y tient la viande, est toutefois plus complexe ; il doit être nuancé au regard d’une certaine physiologie digestive, et du rôle qu’on attribue à l’alimentation dans l’entretien et le fonctionnement du corps humain. Longtemps, digérer, c’est cuire. La coction digestive, facilitée par la coction culinaire s’oppose à la putréfaction ; elle la contrecarre, la court-circuite, la concurrence. La viande ne saurait être mangée crue. D’autres modèles se superposent à celui-ci à partir du xviie siècle : la digestion un temps décrite comme une fermentation par les iatro-chimistes, est vue comme une trituration par les iatromécanistes ; plus l’aliment est léger, tendre, moins il est dur et grossier, plus facilement il sera broyé et mieux il passera les tamis qui égrènent le parcours digestif ; poussant à l’extrême cette logique, le médecin Philippe Hecquet en vient à défendre ainsi le végétarisme9, et au xviiie siècle, une remise en cause de la nature carnivore de l’homme se dessine10. Plus banalement, cette physiologie conduit à distinguer les viandes du point de vue de leur digestibilité. On différencie dans la diététique classique les chairs terrestres pesantes (surtout si ce sont des animaux d’élevage) des chairs des volatiles, plus digestes ou du poisson, considéré comme la « viande » la plus digeste (et aussi la moins sanguine). Cette gradation renvoie non seulement au sang, mais à la couleur de la viande, plus ou moins foncée, du blanc au noir (le gibier) en passant par le rouge. Le modèle thermodynamique qui se superpose progressivement au xixe siècle réaménage les hiérarchies11 : la viande rouge est jugée la plus calorifique, la plus aisément rentable pour l’organisme ; celle de cheval, à partir des années 1850, est fortement valorisée pour son rapport efficacité/prix imbattable.
12Par ailleurs – et c’est ici précisément que la dimension cadavérique de la viande intervient –, la diététique classique est travaillée par la crainte de fomenter des putréfactions internes, d’activer la mort à l’œuvre dans le corps. Elle rejette de tout ce qui, dans la cuisine ou l’alimentation, pourrait déclencher ou hâter la corruption des chairs, des humeurs ; en d’autres termes, elle cherche à protéger le corps de la contagion putride dont sont susceptibles les aliments. Piero Camporesi décrit cet ancien régime d’obsession de la pourriture du corps vivant, de la décomposition à l’œuvre dans la vie même, d’où découlent l’attention portée à la présence des vers, le dégoût des lombrics, le rejet des poissons nés de la vase, comme l’anguille, des crustacés12.
13Il existe donc une économie alimentaire de la putréfaction : en premier lieu, le jeûne, la macération opèrent un desséchement, permettent d’éviter la putréfaction. Cette économie nourrit d’ailleurs une quête obsessionnelle de l’expulsion, du vomissement qui purifient le corps des humeurs et des matières décomposées. Ce souci se lit en positif dans les pratiques préservatives, macrobiotiques qui consistent à ingérer de l’imputrescible, y compris, de façon paradoxale, des débris de corps mort (cornes, etc.13). Dans cette économie, en second lieu, l’ingestion de cadavre est entourée d’un certain nombre de précautions : il faut manger la viande fraîche ; il faut en corriger la potentialité corruptrice, nuancée selon les viandes, par des associations judicieuses et y ajouter des épices, réputés chauds et secs. En 1645, Mercuri recommande de ne pas mélanger poissons et viandes, car
le poisson étant excrémenteux, froid et humide, et d’une très faible nourriture, qui se corrompt facilement comme ce qui est né et a grandi dans l’eau, il peut avec la même facilité corrompre les autres aliments qui sont dans l’estomac14...
14Ces nuances imposent aussi un ordre des mets : il faut commencer par les viandes légères, les plus digestes – mais aussi les plus corruptibles, ceci expliquant cela – et terminer par les « grosses viandes », et non l’inverse, car la digestion des viandes lourdes, en ralentissant celle des viandes légères, leur laisserait le temps de commencer leur putréfaction15.
15On notera toutefois que la viande n’est pas seule visée par cette imaginaire du putride. D’autres aliments sont soupçonnés avoir des capacités putréfiantes et, de fait, entretenir une analogie active avec le cadavre : les champignons, le fromage par exemple – on aura l’occasion d’y revenir. Certaines formes de crudités sont bannies de la diététique : les fruits facilement gâtés à l’air ambiant entraînent des phénomènes de fermentation et de corruption internes à l’estomac, d’où résultent diarrhées, vents, flatulences, et autres météorismes mortifères.
16Dans quelle mesure cet imaginaire de la contagion putride subsiste-t-il au xixe siècle ? Malgré le déclin des théories humorales, rien ne semble devoir l’affaiblir. La putréfaction se transmet par des canaux mystérieux : à propos de volailles nourries elles-mêmes de viandes putréfiées, un hygiéniste note au milieu du xixe siècle qu’elles se décomposent très vite après l’abattage ; en outre, « cette volaille fut mise à la broche et servie ; mais dans le cours de la journée, j’ai senti à cinq ou six reprises que l’odeur de la viande putréfiée a pénétré dans la circulation et s’est manifestée par les sueurs16 ». Même le paradigme pasteurien ne balaie pas les craintes : en 1883, sur les marchés de gros, « le vendeur a la conviction que l’air exhalé par la bouche corrompt la marchandise17 ». Les publications hygiénistes produites par les inspecteurs des abattoirs renforcent ces représentations. On insiste par exemple sur la nécessité de vider les animaux après abattage, pour éviter l’« odeur due à l’enlèvement tardif des viscères abdominaux18 » qui se répand dans les muscles, accélère la putréfaction et rend la viande infecte ; de même, il faut éviter de placer les volailles près « d’émanations putrides [...] gaz délétères » issus par exemple de cabinets. Le pasteurisme conduit toutefois à s’interroger sur les effets de la consommation de viande avariée, et sur sa nocivité au regard de celle provenant de bêtes malades ; mais ces interrogations et ces nuances restent le fait des spécialistes.
17Ces remarques, ces normes doivent enfin être confrontées à un autre contexte : celui de la naissance, de la définition et de la reconnaissance d’un art culinaire, dont les chantres se réclament, de façon récurrente, d’une modernité en marche ; art auquel se superpose, au xixe siècle, la gastronomie, vue du côté des consommateurs cette fois. La constitution d’un art culinaire, selon les historiens de l’alimentation, s’accompagnerait d’une émancipation progressive de la diététique et des impératifs de santé, au profit du bon goût et de l’hédonisme. Cette émancipation proclamée contribue, avec d’autres facteurs techniques ou économiques à recomposer le paysage culinaire, mais ces recompositions sont elles-mêmes soumises à des variations courtes, un peu confuses, à des effets ou des pseudo-effets de rupture. La chronologie est parfois déroutante pour le profane, tant sont perceptibles, malgré tout, de solides continuités dans les héritages et la persistance évidente de liens entre « nouvelle » cuisine et santé, gastronomie et « physiologie du goût ». L’art culinaire ne s’éloigne jamais vraiment de la science, qui garantit son sérieux.
18En outre, entrent en jeu dans cet art des variables sociales. D’une part, l’affirmation d’un art culinaire, le culte gastronomique, les modes du goût n’ont évidemment de sens que dans les couches sociales les plus élevées ; l’alimentation populaire, surtout rurale, n’y participe guère. D’autre part, la façon de se nourrir relève d’une stratégie de distinction sociale. Ce qu’on donne à voir sur les tables est socialement signifiant, qu’on raisonne en termes d’opulence ou de raffinement.
19Dans ce contexte, la viande joue longtemps le rôle d’un marqueur, d’un outil de distinction. Le cadavre animal a longtemps régné sur les tables des élites. Pourtant, selon F. Quellier on observe au xviie et xviiie siècle un recul de cette suprématie ; surtout à vrai dire un recul des venaisons, du gibier, compensé par l’« anoblissement » des viandes de boucherie, il est vrai de meilleure qualité. Au xviiie siècle surtout, on réhabilite les fruits, les légumes ; la « nouvelle cuisine » qui se met en place fait la fine bouche devant ces plats lourds et denses, ces avalanches de viandes. Dans quelle mesure cette réticence est-elle liée à la dimension cadavérique des produits concernés ? Certes, le cadavre recule, et surtout le gibier tué de façon violente, simili-guerrière par la chasse et dont le corps est exposé sous forme de tableau de chasse avant d’être dépecé et débité ; au même moment, le cru perce, et même la consommation de la chair vivante, palpitante, comme les huîtres, dont on commence à raffoler. Mais la viande revient en force sur les tables du xixe siècle. « Le bœuf, de l’avis unanime, d’un bout du siècle à l’autre, est souverain : roi des viandes, écrit La Reynière ; fondement de la gastronomie, d’après Beauvilliers19 » ; il rivalise avec le gibier, ce symbole aristocratique qu’il est si délicieux de s’approprier ; mais il ne précède que de peu le veau, ou le mouton, ou même le porc, qui règne sur les charcuteries et les entremets. Cette nouvelle mode de la viande, qui ne semble s’affaiblir qu’avec les générations nées après la deuxième guerre mondiale, blasées de steaks, met donc le cadavre sur les tables. Comment expliquer ces fluctuations ? Sont-elles uniquement sociales, liées à une stratégie de distinction et au jeu complexe de l’alternance/fusion entre standards nobles et standards bourgeois ? ou faut-il explorer d’autres hypothèses ?
Sensibilités, sens et dégoûts en cuisine
20Une piste tentante consiste à chercher les liens éventuels entre les goûts et dégoûts alimentaires et l’évolution des sensibilités face au spectacle du cadavre, de la violence, de la souffrance.
21Cette mise en contexte se révèle pourtant, là encore, complexe et riche en contradictions : certes, les historiens s’accordent à mesurer entre la fin du xviiie et le début du xxe siècle un abaissement du seuil des sensibilités par rapport à la violence publique et au spectacle du sang versé, comme si la mort, de fait démographiquement en recul, devenait moins banale, plus choquante. Mais dans le cas du cadavre, il existe des tendances contraires : si l’on observe bien une défiance, une mise à distance hygiéniste de celui-ci, qui va de pair avec la modernité, celles-ci entrent en tension avec le culte des morts, le désir de conservation, et la vogue de l’embaumement par exemple20. Ce n’est pas tant le corps mort qui devient intolérable, c’est la putréfaction qui heurte les sensibilités et met en péril la santé publique par ses émanations miasmatiques ; les cimetières, les clos d’équarrissage en font les frais, avec les voiries et les tueries rejetées en périphérie des villes, occupant le devant de la scène des pollutions urbaines. C’est-à-dire qu’au moment précisément où l’art culinaire s’émancipe d’une diététique tout entière fondée sur la peur de la corruption interne, il doit affronter une peur hygiéniste du relent cadavérique et une incapacité à accepter la vue et l’odeur de la pourriture dans l’espace public. Cela entraine-t-il un refus de toute allusion cadavérique en cuisine ? On pourrait alors formuler l’hypothèse suivante : la déprise (relative) de la viande accompagnerait le dégoût du cadavre dans l’espace urbain, notamment chez les élites. L’acte de manger convoquant au moins quatre sens : la vue, le goût, l’odorat, et le toucher enfin, y compris dans la mastication, une autre façon d’essayer de cerner cette question des rapports entre cadavre et cuisine consisterait donc à l’aborder par l’angle d’une anthropologie des sens.
22Attardons-nous sur l’odorat et sur la vue. On a évoqué, à la suite d’Alain Corbin, le rejet croissant au xviiie siècle des odeurs méphitiques et mortifères de l’espace public, puis privé21 sous la pression des aéristes. L’impératif de naturel conduit en parallèle par exemple à la même époque à proscrire les parfums lourds et animaux, comme le musc, l’ambre ou la civette pour leur préférer les parfums floraux, à rejeter les postiches et les perruques poudrés pour les cheveux « vivants ». Au même moment, Verri écarte
les chairs lourdes ou visqueuses, l’ail, les oignons, les drogues fortes, les mets salés, les truffes et autres poisons de la nature humaine [...] Aucun aliment sentant fortement n’est admis à notre table, et toute herbe est proscrite, qui, en pourrissant, dégagerait une mauvaise odeur ; c’est pourquoi les fromages et les choux de toute espèce en sont proscrits22.
23Les dégoûts sociaux (le chou, populaire) jouent sans doute ici, mais sont-ils les seuls ? Le cas du fromage est intéressant : certes, il ne s’agit pas de cadavre, mais de pourriture, d’odeur. Le fromage « fait » grouille de vers, il coule, comme le cadavre. Avant l’invention du procédé de pasteurisation, il se couvre de moisissures. Le camembert pâtit de cette croûte décomposée, associée à une odeur ammoniaquée et une consistance coulante : c’est la sélection d’une moisissure, le penicillium candidum, qui permet au xxe siècle d’éviter les fâcheuses tâches gris vert et de donner au camembert un aspect plus acceptable.
24Une autre façon de voir les choses est de s’intéresser aux parties, aux morceaux qui évoquent le cadavre, et pas seulement un bloc de matériau carné. C’est le cas des tripes, des viscères et de façon générale, des abats, des abattis (dont l’étymologie renvoie explicitement à la mise à mort). Selon Madeleine Ferrières, ces bas morceaux deviennent dès le xviiie siècle la viande du pauvre ; la tripe se réfugie dans la cuisine bourgeoise et populaire ; certains abats deviennent même une nourriture animale (le mou) ; la tête se vulgarise de même après 1830, les yeux disparaissent des recettes, et seuls subsistent sur les tables distinguées les ris. Le sang continue certes à être employé en cuisine ; mais le boudin noir perd de son prestige, au profit du boudin blanc, c’est-à-dire un boudin fabriqué sans sang. « Les appétits deviennent angéliques », écrit-elle à propos de ces consommateurs distingués ; « ils désirent des morceaux sans référence brutale au vivant. Un bon morceau est nécessairement un morceau de muscle, une substance désanimalisée, anonyme et abstraite23». Mais la tripe rappelle-t-elle le vivant ou, au contraire, le mort ?
25La question n’est pas anecdotique. De fait, des historiens de l’alimentation et des métiers de bouche insistent généralement sur le changement qui s’opèrerait (et dont la datation, à vrai dire, ne fait pas l’unanimité) dans la transformation des consommateurs zoophages en consommateurs sarcophages. Selon eux, en d’autres termes, on tolèrerait de moins en moins de manger des choses qui rappellent l’animal (vivant), et on préfèrerait manger de la chair morte et sans rapport avec l’animal. Mais ne peut-on pas s’interroger sur les limites de cette sarcophagie, à un moment où précisément les sensibilités imposent l’occultation du cadavre dans la ville, où le cadavre dégoûte ?
26Pourtant, on l’a dit, la viande revient rapidement orner les tables des gastronomes. Le mangeur du xixe siècle24 ne recule pas devant les ripailles ni devant les têtes à têtes macabres : Dumas, dans ses recettes de tête de veau, propose de terminer la préparation en remettant la tête en l’état. Au xixe et sans doute pendant une grande partie du xxe siècle, de nombreux produits exposés aux devantures des boucheries rappellent sans ambigüité le cadavre : quartiers d’animaux, oreilles, pieds et têtes de veaux ou de cochons, viscères ; volailles entières pendues par la tête, lapins pelés, gigots de venaison encore pourvus de sabots, etc. Comment expliquer ce paradoxe ? Certes, ce ne sont pas les élites délicates qui fréquentent ces lieux, mais leurs domestiques. Mais peut-être faut-il ici faire intervenir des facteurs techniques dans la chaîne alimentaire.
27En amont, une distance se creuse de fait progressivement entre l’abattage de l’animal et la commercialisation de sa viande : c’est la séparation au début du xixe siècle des tueries et des boucheries, l’institution d’abattoirs (peu à peu centralisés et écartés du centre ville) où s’effectue la mise à mort, où l’animal vivant est transformé en cadavre avec tous les aspects violents et spectaculaires de la chose : la violence, la souffrance, le sang, le dépècement25. Dumas dans son Grand Dictionnaire de cuisine évoque le progrès que représente l’institution des abattoirs ; il dévoile par là-même des seuils de tolérance en baisse : les bouchers, écrit-il,
chaque matin, se trouvent presque tous réunis à l’abattoir de la Villette, où la viande du bétail tué pendant la nuit leur est débitée ; d’autres ont leur voiture qui, à deux ou trois heures du matin et bien avant que la clientèle soit éveillée, apporte la viande fraîchement dépecée ; c’est presque sinistre de voir la nuit des voitures voyageant avec rapidité, afin de livrer leur marchandise le plus promptement possible, et portant ces corps sanguinolents, entourés de linges sanglants, et laissant après eux une longue traînée de sang, l’imagination se livre alors aux plus lugubres réflexions26.
28Pourtant, comme le signale Gobin en 1878, en France on saigne l’animal avant de le débiter, contrairement à l’Angleterre ; or, cette coutume n’est pas justifiée d’un point de vue nutritif (elle est même contreproductive) : elle « donne une plus belle apparence à la viande, moins rouge et plus rosée, sans quoi elle serait d’une vente difficile27 ». La couleur de la viande est d’ailleurs scrutée par les acheteurs qui repoussent tout ce qui pourrait évoquer le cadavre ou le malade et privilégient une viande qui semble palpitante – ce qui vient nuancer cette sarcophagie :
Après l’abattage, la viande a une couleur rouge foncée qui devient rouge vif au bout de quelque temps. Elle acquiert une teinte plus ou moins sombre chez les sujets malades, souffreteux, fiévreux. On recherche l’épaisseur des parties musculaires en même temps que leur fermeté et leur densité. Les chairs marbrées, persillées flattent beaucoup la vue. À la coupe, on examine le grain, c’est-à-dire la constitution des tissus. Le boucher dit que le grain est fin quand l’instrument tranchant donne une surface ferme, unie, onctueuse et sur laquelle apparaît un peu de jus bien rosé. Cette sérosité limpide et rougeâtre, qui vient sourdre quelques instants après l’incision, donne un arôme spécial aux viandes de choix. Lorsque la fibre musculaire se montre pâle ou violacée, sèche ou très mouillée, dure ou d’une mollesse excessive, on déclare la viande à grain grossier. On repousse celle qui offre des points saignants, visqueux, livides28.
29La vue et l’odorat ne sont pas les seuls sens convoqués à table et en cuisine. Le toucher joue un rôle aussi dans l’appréciation des limites de comestibilité. L’examen, en amont, des produits proposés à la consommation par les gastronomes, les cuisinières avisées ou les hygiénistes le démontre : à propos du poisson, Bourrier écrit en 1883 : « Le poisson frais se reconnaît à la fermeté de la chair, à la couleur rose vermeil des ouïes, à la transparence et à la vivacité des yeux et à l’odeur sui generis qu’il possède29». Mais le toucher peut aussi, sur les viandes, avoir des effets négatifs : « les manipulations favorisent l’avarie dans certaines limites ; à mesure que les chairs sont soumises à la pression des doigts, elles perdent de leur fermeté, elles deviennent flasques, molles et se corrompent plus vite que dans les conditions ordinaires30 ».
30Pourtant, les gastronomes savent qu’il faut faire « mûrir » la viande, l’attendrir ; ne pas la consommer trop fraîche justement. Et l’on sait que cet attendrissement n’est que l’avers d’un début de décomposition qui met fin à la rigor mortis. « La cuisson des viandes s’exécute après un temps suffisant pour éviter la rigidité cadavérique, qui les rend dures et peu digestibles31». S’agit-il ici de digestion seulement ? Une autre hypothèse pourrait être qu’on tolère moins de mastiquer longtemps de la chair fibreuse, que cette mastication ferait sourdre un malaise, rappelant le muscle qui résiste sous la dent, l’irréductible matérialité de la bête découpée, le festin carnassier des fauves carnivores, désormais cantonné aux zoos. La « tendreté » (enregistrée par l’Académie au xviiie siècle, et non la tendresse, inapplicable à la viande, trop humanoïde) devient une qualité essentielle ; elle signe la bonne viande, la viande de qualité, raffinée, elle évite de prolonger trivialement le mâchage, mais aussi, peut-être, elle euphémise la manducation du cadavre, elle la facilite. Il y aurait donc une zone limite, sans doute fluctuante, entre le frais opposé au pourri (mais le trop frais rappelle le vivant ?) et le ramolli, plus civilisé (mais suspect de dégénérer vers le pourri). C’est tout le travail de l’abattage (exsanguination) et de la boucherie (attendrissement) qui permet cette élision.
31Il serait en revanche sans doute plus hasardeux d’expliquer cette tolérance vis-à-vis du cadavre alimentaire – à contre-courant de l’évolution des sensibilités – par l’évolution des techniques de conservation des viandes. Certes, les techniques de conservation des viandes ont toujours entretenu des liens avec celles de la conservation des cadavres, sur laquelle le xixe siècle apporte des avancées notables. L’inventeur de l’embaumement par injection (à la mode entre 1840 et 1870), Jean-Nicolas Gannal, travaillait sur la conservation des matières animales avant de faire fortune dans le funéraire. Un hygiéniste regrette d’ailleurs en 1878 que « le procédé de conservation par injection [qui] consiste à injecter, dans les artères d’un animal récemment sacrifié, une solution de chlorure d’aluminium à 12° [...] sans doute par suite d’un absurde préjugé, n’a pas été appliqué industriellement32». Les procédés traditionnels (salage, fumage, séchage, froid) sont concurrencés par de nouveaux procédés de conservation par la chaleur (appertisation) et surtout, pour la viande, par le froid à partir des années 1870 ; mais celui-ci reste cantonné aux transports transocéaniques et ne s’impose dans les boucheries qu’au xxe siècle. Le retour en force des viandes précède donc très largement la maîtrise des techniques de ralentissement de la thanatomorphose.
Gourmandises, distinctions ou perversions ?
32Terminons ce parcours perplexe par un haut lieu gastronomique de la pourriture : le faisandé, dont une histoire reste à faire. Avec le faisandé, le cadavre entre ouvertement, triomphalement, dans l’art culinaire ; la charogne devient délice. Ce goût coexiste étrangement avec un refus catégorique des viandes de boucherie passées, douteuses, aux relents écœurants. Or, on connaît mal la chronologie (et la géographie) de cette sorte d’apprêt ; pas plus que ses limites : le Grand dictionnaire universel du xixe siècle définit l’action de faisander par « préparer à être mangé, en laissant subir un commencement de décomposition. Faisander du gibier. Faisander de la viande33 ». Le faisandage, qui consiste donc à laisser pourrir pendant un temps variable les chairs de certains gibiers (faisans, bécasses) ou de venaison, n’est pas attesté au xviiie siècle. Ni le Traité des aliments de Lemery (1705), ni le Dictionnaire des alimens, vins et liqueurs... de Gissey (1750), ni d’autres grands ouvrages de cuisine ne l’évoquent lorsqu’ils se penchent sur le faisan. L’Encyclopédie méthodique de Vicq d’Azyr, en revanche, note qu’
on appelle faisandé le Faisan qu’on a conservé longtemps, quelques fois des mois entiers, et qui a un fumet très-fort, qui est du goût de quelques personnes, mais qui déplaît, à juste titre, au plus grand nombre. On a donné ensuite ce nom à toutes les viandes attendues ou un peu avancées et qu’il est raisonnable de proscrire des tables, lorsque les vers ont paru34.
33Qu’en déduire ? Le faisandage existe, il n’est pas une obligation. Il prend vraisemblablement place à côté d’autres pratiques traditionnelles de mortification des viandes, notamment de venaison, qui attendrissent les fibres des bêtes « forcées », rendues coriaces par le stress et l’acide lactique ; peut-être d’ailleurs cette mortification modérée (quelques jours) existe-t-elle, mais ne juge-t-on pas utile de la mentionner, tant elle est routinière. Le « bon » goût proscrit toutefois le faisandage poussé, – rien d’étonnant compte tenu des nouvelles sensibilités alimentaires évoquées plus haut – et la diététique n’y est pas favorable.
34Au xixe siècle, les choses changent ; en 1828, Antonin Carême pose en principe : « Il faut laisser mortifier le faisan pendant quelques jours avant de le mettre à la broche35 ». Le faisandage semble non seulement devenir indispensable, mais être le nec plus ultra en matière de gastronomie. Grimod de la Reynière s’exprime ainsi à propos du faisan :
comme il est naturellement un peu coriace, c’est de cette longue attente que résulte la succulence et la tendreté de sa chair ; ce qui en interdit l’usage aux personnes dont les humeurs tournent vers la putridité. On le suspend par la queue, et on le mange lorsqu’il s’en détache. C’est ainsi qu’un faisan pendu le Mardi-gras, est susceptible d’être embroché le jour de Pâques36.
35Si la prudence diététique est recommandée, si la consommation de faisandé est réservée aux fortes natures en vertu des vieilles peurs humorales, les délais indiqués sont très longs et le faisandage très poussé : jusqu’à plusieurs semaines. Brillat-Savarin est moins exigent mais plus dithyrambique :
Un faisan mangé dans la première huitaine de sa mort ne vaut ni une perdrix, ni un poulet, car son mérite consiste dans son arome. La science a considéré l’expansion de cet arome, l’expérience l’a mise en action, et un faisan saisi pour son infocation est un morceau digne des gourmands les plus exaltés37.
36Curieusement, deux qualités différentes sont ici mises en avant pour justifier la pratique : le faisandage attendrirait les chairs pour l’un ; pour l’autre, c’est une question d’arôme et de goût qui l’imposerait. Oscar d’Aunefort réconcilie les deux arguments et en ajoute un troisième :
Le faisan n’est réellement un gibier tendre, sublime et de haut goût que lorsqu’il a subi un commencement de putréfaction. Que l’on ne vienne pas m’objecter que les viandes faisandées ne conviennent pas à nos climats, qu’elles peuvent causer de graves irritations du tube digestif. Ces considérations ne sauraient être prises au sérieux, car on ne mange du faisan que dans de certaines occasions. Donc, vous tous, adeptes de la bonne chère, si vous voulez éprouver des jouissances ultra-gastronomiques, laissez le faisan arriver à ce moment où son fumet, très accentué, repousse les profanes de la table, et vous aurez une chair délicate, agréable au goût, digestive38.
37Comment expliquer ce revirement et cette manie du faisandé, à l’opposé des normes sensibles et hygiéniques évoquées plus haut, qui proscrivent la putréfaction ?
38Une première réponse à est à rechercher d’une part du côté du relâchement de l’emprise de la diététique sur la gastronomie, (quelle que soit la relativité de cette déprise : l’important est qu’elle soit revendiquée) et, d’autre part, du côté du recul du modèle humoral et des peurs de la corruption interne. Plus rien ne s’oppose, en théorie, à l’absorption de ces chairs corrompues ; d’ailleurs, le Dictionnaire des sciences médicales (1812) n’en déconseille l’usage qu’aux « personnes délicates39 » ; par la suite, les hygiénistes (même pasteuriens), malgré leurs réticences, sont obligés de reconnaître que les viandes faisandés semblent inoffensives, peut-être à cause de la cuisson, et moins nocives que les viandes d’animaux malades40. Mais une telle réponse, par défaut, est insuffisante. Comment justifier ce goût ?
39Peut-être faut-il faire intervenir ici à nouveau la mécanique sociale. Le gibier, dont le faisan fait partie (cet oiseau royal, a-t-on coutume de dire), produit de la chasse, est culturellement un privilège de la noblesse. L’art culinaire, on le sait, emprunte beaucoup aux codes aristocratiques ; mais c’est une grande affaire bourgeoise. Cette folie du gibier, d’un gibier préparé selon des manières supposées ancestrales est peut-être à insérer dans un mode de vie plus vaste, où les chasses d’automne, les propriétés et villégiatures à la campagne, le temps laissé au temps (celui du faisandage, comme celui de bonification des vins) sont autant d’ingrédients, de manifestations de la réussite sociale des nouvelles élites. Mais on peut aller plus loin ; non content de s’approprier une façon de faire noble, les adeptes du faisandage recréeraient au sein de leur classe un processus élitiste, distinctif. Le gibier, soit ; mais le gibier faisandé serait le privilège d’une élite de connaisseurs, de vrais gourmets (« celui qui sait apprécier les bons vins et les mets recherchés41 »), une forme de raffinement suprême, inaccessible aux « profanes », rebutés par les apparences. Évaluer et apprécier le faisandé devient une sorte de don sélectif :
Pris à point, c’est une chair tendre, sublime et de haut goût, car elle tient à la fois de la volaille et de la venaison. Ce point si désirable est celui où le faisan commence à se décomposer ; alors son arôme se développe et se joint à une huile qui, pour s’exalter, avait besoin d’un peu de fermentation, comme l’huile du café, que l’on n’obtient que par torréfaction. Ce moment se manifeste aux sens des profanes par une légère odeur et par le changement de couleur du ventre de l’oiseau ; mais les inspirés le devinent par une sort d’instinct qui agit en plusieurs occasions, et qui fait par exemple, qu’un rôtisseur habile décide, au premier coup d’œil, qu’il faut tirer une volaille de la broche ou lui laisser faire encore quelques tours42.
40Allons plus loin encore : l’on pourrait même hasarder l’hypothèse que cette discrimination n’est pas exempte d’une dimension de genre, l’amateur de faisandé ne se recrutant d’évidence pas parmi « les personnes délicates », de sexe ou de constitution, mais dans une sphère robuste et virile – celle de la chasse, de la conquête –, ce qui n’exclut pas le raffinement – celui de la table, du goût. Comme le résume lapidairement un médecin à la fin du xixe siècle, le « vrai » faisan se mérite :
Le faisan est un gallinacé avec ravissant plumage, qui constitue pour les gourmets un gibier très recherché, mais à la condition que la chair noire soit suffisamment faisandée, c’est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, dans un état plus ou moins avancé de putréfaction. Les convalescents, les dyspeptiques, les gastralgiques, les personnes sujettes à la diarrhée, feront bien de s’abstenir de manger du faisan faisandé. Quant au faisan fraîchement tué, il ne vaut certes pas un perdreau, ni même une pintade43.
41La limite est ténue entre le raffinement et la perversion ; le fromage, qui n’a rien d’aristocratique, n’est pas jugé avec autant d’indulgence par la Faculté quand il est « avancé » ; à propos du roquefort, le docteur Coulier trace les limites entre l’audace et la dépravation :
Dans ce même fromage se trouvent fréquemment des vers qui le déshonorent. [...] On a prétendu que ces vers amélioraient par leur présence ce fromage : c’est là une opinion erronée et grossière. Quelques gourmets que la présence de ces animaux dégoûte le consomment avant qu’il soit fait, c’est-à-dire avant que ces vers n’aient eu le temps de se développer. Malheureusement, dans ce cas, le fromage est bien moins bon, et en outre, bien qu’on ne les distingue pas, il contient toujours les œufs dont il vient d’être fait mention. Le fromage de Roquefort doit être préparé dans des caves dont les fenêtres sont garnies de toiles. Dans ce cas, il est indemne de ces odieux parasites [...] Lorsque les fromages ne sont pas consommés quand ils sont « faits », c’est-à-dire quand la fermentation caséeuse est à point, celle-ci s’accentue. Les produits odorants deviennent plus abondants et perdent toute finesse. Le fromage jaunit d’abord à l’extérieur, et l’altération envahit jusqu’au centre. Il coule, et la fermentation devient franchement putride. Dans ce cas, il trouve encore des amateurs dont le goût échappe à toute analyse44.
42Au terme de cette excursion, que retenir ? Préparer et manger de la viande, c’est-à-dire, concrètement, du cadavre, ne semble pas être un problème à partir du moment où ces actes sont entourés d’un certain nombre de précautions diététiques, visuelles et olfactives – variables dans l’histoire selon des seuils de sensibilité et selon le statut social du consommateur –, et à condition que soient effectuées sur la chair morte des opérations techniques (attendrissement, exsanguination, cuisson, dissection, etc.) – dont il faudrait aussi faire l’histoire. La viande ne coïncide pas exactement avec le cadavre, et sa consommation, même sous des formes extrêmes – le cru, le faisandé – est normée. En revanche, ce qui pose problème, ce qui marque une limite culturelle (et sociale ?) c’est le putréfié. Putréfié qui renvoie le mangeur à sa propre mort, ou qui active en lui la mort à l’œuvre, et qui ne s’incarne pas seulement dans la chair, mais dans un spectre plus large d’aliments associés à la décomposition. Tantôt associé à une nourriture déclassée, donc prolétaire, tantôt à un plat de gourmet, le putréfié rassemble toutes les ambiguïtés et les questions encore sans réponses des rapports entre le cadavre et l’art culinaire.
Notes de bas de page
1 Les dons de Comus, Paris, Manucius, 2001 (réédition de l’édition de 1742), p. XIX.
2 Ce travail se base sur les travaux d’historiens de l’alimentation, sur des sources médicales et hygiénistes mais aussi des livres de cuisine des xviiie et xixe siècles : voir notes infra.
3 « Préface », Les dons de Comus, op. cit., p. VI-VII.
4 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 172.
5 Noëlie Vialles, « L’âme de la chair : le sang des abattoirs », Mentalités, Arlette Farge, dir., Affaires de sang, 1988, p. 141-156.
6 Certes, cette pratique n’est pas universellement rejetée et elle peut participer du rituel funéraire chez certains peuples, comme le rappelle Louis-Vincent Thomas : Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Complexe, 1980. Voir aussi Mondher Kilani, « Le cannibalisme. Une catégorie bonne à penser », Le cadavre, Études sur la mort. Thanatologie, 2006, n° 129, p. 33-46.
7 Jacqueline Lalouette, La libre pensée en France 1848-1940, Paris, Albin Michel, 1997.
8 Des pratiques de mortification extrêmes, enfin, ne sont pas très éloignées de ces formes de nécrophagie, comme celles qui consistent à boire le pus des malades : ce qu’on ingère alors, c’est le poison de la mort à l’œuvre.
9 Ken Albala, « Une première argumentation scientifique occidentale en faveur du végétarisme », Le corps mangeant, Corps. Revue interdisciplinaire, n° 4, mars 2008, p. 17-22.
10 Georges Vigarello, Le sain et le malsain. Santé et mieux-être depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1993, p. 167.
11 Voir, par exemple, dans l’article « Aliment », Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, vol. 1, 1812, p. 560-568, les distinctions fines concernant la digestibilité et la valeur nutritionnelle des viandes selon leur proportion de fibrine, de gélatine, de graisse et d’osmazone.
12 Piero Camporesi, La carne impassibile, Milan, Il saggiatore, 1983, trad fr. par Monique Aymard, La chair impassible, Paris, Flammarion, 1986.
13 Georges Vigarello, op. cit.
14 Scipione Mercuri, Degli errori popolari d’Italia..., Verone Francesco Rossi, 1645, p. 510 ; cité par Piero Camporesi, La chair impassible, op. cit., p. 146.
15 Jean-Louis Flandrin, L’ordre des mets, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 214.
16 Rapport du Dr Renault au Conseil d’hygiène et de salubrité de la Seine en 1857 à propos d’un établissement à Plaisance qui engraissait les volailles avec des viandes putréfiées cité dans Th. Bourrier, De l’hygiène et de l’inspection de la volaille, du gibier et du poisson au point de vue de l’alimentation, Paris, Asselin, 1883, p. 62.
17 Ibid., p. 57.
18 Charles Morot, Les viandes impropres à l’alimentation humaine, Angers, Schmit et Siraudeau, 1900, p. 91.
19 Jean-Paul Aron, Le mangeur au xixe siècle, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 107.
20 Mélanie Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs, étude ethno-historique des pratiques d’embaumement, Thèse de doctorant d’ethnologie, Université de Montpellier III, 2006.
21 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social xviiie-xixe siècle, Paris, Aubier, 1987.
22 Pietro Verri, cité par Piero Camporesi, Le goût du chocolat, Paris, Tallandier, 2008, p. 84.
23 Madeleine Ferrières, Nourritures canailles, Paris, Seuil, 2007, p. 111.
24 Jean-Paul Aron, op. cit.
25 Noélie Vialles, Le sang et la chair. Les abattoirs du pays de l’Adour, Paris, MSH, 1987.
26 Alexandre Dumas, Grand dictionnaire de cuisine, Paris, Alphonse Lemerre, 1873, p. 280.
27 A. Gobin, Rapports sur l’exposition universelle de 1878, les produits alimentaires, Paris, Lacroix, 1878, p. 222.
28 Théodore Bourrier, op. cit., p. 247-248.
29 Ibid., p. 27.
30 Ibid. p. 57.
31 A. Coulier, « Aliments », in Dechambre, dir., Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1re série, t. 3, p. 228.
32 Alphonse Gobin, Rapports sur l’exposition universelle de 1878. Les produits alimentaires, Paris, Lacroix, 1878, p. 215.
33 Pierre Larousse, « Faisander », Grand dictionnaire Universel du xixe siècle, Paris, 1872, t. 8, p. 55.
34 M. Macquart, « Faisan », Encyclopédie méthodique, médecine, Paris, Panckoucke 1793, p. 253.
35 Antonin Carême, Le cuisinier parisien ou l’art de la cuisine française au xixe siècle, Paris, Bossange, 1828, p. 138.
36 Alexandre Balthazar Laurent, Écrits gastronomiques, Paris, 10-18, 2000 (Almanach des gourmands 1803), p. 139.
37 Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût ou méditations de gastronomie transcendante, Paris Charpentier, 1858 (1re édition 1825), p. 78.
38 Cité dans Pierre Larousse, « Faisan », op. cit.
39 « Aliment », Dictionnaire des sciences médicales, op. cit., p. 375.
40 Très représentatifs de cette tolérance, l’article « aliment » de Coulier, in Amédée Dechambre, dir., Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson et Asselin, 1re série, t. 3, p. 232 ; ou A. Sanson, « viandes corrompues », Henri Bouley, Jean Raynal, dir., Nouveau dictionnaire pratique de médecine, de chirurgie et d’hygiène vétérinaire, Paris, Asselin et Houzeau, 1894, p. 608. Seuls les inspecteurs vétérinaires des marchés et des abattoirs rejettent (sans surprise) le faisandage : voir par exemple, Théodore Bourrier, De l’hygiène et de l’inspection de la volaille, du gibier et du poisson au point de vue de l’alimentation, Paris, Asselin, 1883, p. 158-167.
41 Pierre Larousse, « Gourmet », op. cit., p. 1398.
42 Jean-Anthelme Brillat-Savarin, op. cit., p. XII (souligné par moi).
43 Paul Labarthe, « Faisan », Dictionnaire populaire de médecine usuelle, Paris, Marpon et Flammarion, t. 1, 1891, p. 786.
44 Coulier, « Fromage », Amédée Dechambre, dir., Encyclopédie des sciences médicales, t. 6, 1880, p. 223. Coulier est aussi l’auteur dans ce dictionnaire de l’article « Aliments », quinze ans plus tôt, qui ne condamne pas le faisandage.
Auteur
Aix-Marseille Université
UMR Telemme, Institut Universitaire de France
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille, UMR Telemme, Institut Universitaire de France.
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