Image de l'enfant et conceptions sociales
Dans deux œuvres littéraires du xve siècle
p. 359-374
Texte intégral
1C'est, à partir de deux œuvres littéraires fort connues datant du xve siècle - Les XV joies de Mariage et Les Cent Nouvelles Nouvelles - crue nous voudrions tenter de mettre en rapport l'image de l'enfant qui apparaît dans ces textes avec les conceptions sociales sous-jacentes1. Pourquoi avoir choisi ces deux textes ? D'abord, évidemment, parce que l'enfant y tient une place relativement importante, plus grande que dans ; beaucoup d'œuvres du temps. Ensuite, parce qu'une certaine image de la vie humaine est commune à l'un et à l'autre. Il importe assez peu, à cet égard, que plus de cinquante ans les séparent, et qu'ils appartiennent à des genres littéraires passablement différents2
2L'auteur des QJ est manifestement misogyne ; celui des CNN, passablement cynique. Pour l'un et l'autre, les comportements humains semblent régis par un certain nombre d'impératifs biologiques, psychologiques et sociaux, et par des nécessités matérielles. Chez nos deux auteurs, le désir de l'homme et la lubricité de la femme les poussent l'un vers l'autre, ce qui n'exclut d'ailleurs pas nécessairement la sincérité des sentiments ; les hommes s'opposent, tout simplement parce que leurs intérêts divergent ; l'opinion publique est dénuée d'indulgence, qu'elle se fonde sur le sens des convenances ou qu'elle cherche chez autrui des traits ridicules. Charité et générosité ont peu de part. Dans le monde où évoluent les personnages, on ne donne rien pour rien, et le désir de tromper son prochain (dans tous les sens du terme) semble l'emporter encore sur la volonté de s'enrichir ou de prendre son plaisir. Naturellement, chacun lutte avec les armes qui lui sont propres : les grands, avec leur puissance, les petits, avec leur bon sens ; les hommes, avec leur force, et les femmes, avec leur ruse3. Faut-il pour autant juger cette inspiration avec la sévérité qu'Italo Siciliano manifeste à l'égard de l'époque de François Villon ?
"Voilà le temps : naïf et grossier, cynique et pieux, sans loi et sans pitié. Dans un siècle aux mœurs profondément corrompues, l'homme, malheureux et méchant, reste livré aux pires instincts j les tragédies les plus sanglantes côtoient les farces les plus ignobles, les contrastes de deux âges créent les antithèses les plus aiguës et les désordres les plus troublants."4
3En ce qui nous concerne, nous sommes moins intéressé par la corruption - réelle - du temps que par les constantes de la condition humaine, et plus frappé encore par la permanence des instincts et des nécessités que par la méchanceté gratuite. De ce point de vue, l'optique adoptée dans les deux textes nous paraît exemplaire. Dans la mesure où ils ne sont pas d'inspiration religieuse, ils ne donnent pas au monde qu'ils évoquent la dimension supplémentaire dont il n'était pourtant pas dépourvu ; et comme les personnages qui y apparaissent ne sont pas en majorité de condition aristocratique, les auteurs ne leur attribuent pas une grandeur et une liberté qu'on associe souvent à la puissance. Nous ne parlerons pas de réalisme, mais le petit monde auquel nous pensons semble en tout cas décrit — ou conçu - avec une rigueur qui n'appartient qu'à une vision terre à terre.
4C'est dans ce monde que l'enfant paraît... La place qu'il occupe dans ces œuvres nous semble inséparable des relations sociales et des conceptions qui reflètent ou régissent celles-ci. On connaît l'image de la nasse qui, pour l'auteur des QJ, représente excellemment la condition de l'homme marié ; nous chercherons dans ces deux textes l'image des hommes pris dans le type particulier de nasse que constituent les rapports familiaux, économiques et sociaux, les coutumes, les préjugés propres à leur temps. L'enfant sera, pour cette fois, notre guide innocent.
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5Nous avons dit que l'enfant est présent dans ces deux œuvres. Paradoxalement, en revanche, son image en est presque absente, si l'on entend par image le portrait physique ou moral.
6Il est rare que l'on insiste sur les particularités de tel ou tel enfant : tout au plus entendons-nous une mère dire au père qui réclame son fils que celui-ci est
7Nous avons dit que l'enfant est présent dans ces deux œuvres. Paradoxalement, en revanche, son image en est presque absente, si l'on entend par image le portrait physique ou moral.
8Il est rare que l'on insiste sur les particularités de tel ou tel enfant : tout au plus entendons-nous une mère dire au père qui réclame son fils que celui-ci est "ung let et ort garson, trestout roigneux et contrefait" (CNN, p. I48). En revanche, certains traits constants de la psychologie de l'enfant ne sont pas ignorés : sa naïveté et son sens de la logique donnent tout leur sel à plusieurs des CNN : un bambin de quatre ou six ans s'étonne de voir sa mère presque mourante se séparer de sa progéniture en distribuant fils et filles aux véritables pères (LI) : "Avancez vous d'aller en hault, dit-il à son père, ou il ne vous demourra enfans nesun. Ilz sont venus deux hommes vers ma mère, mais elle leur donne tous mes frères et mes seurs." (p. 329). Le jeune héros de la soixante-sixième nouvelle n'est guère plus vieux ; son ignorance de réalités qui ne sont pas de son âge provoque la confusion de la mère, et du père, qui le questionnait sur un sujet incongru, et qui se trouve informé, sans l'avoir voulu, de l'inconduite de sa femme :
"sa mere n'en savoit sa contenance, tant estoit honteuse, pource que son filz avoit parlé du nez ; et croy bien depuis il en fut tres bien torché, car il avoit encusé le secret de l'escole. Nostre hoste fist du bon compaignon ; mais il se repentist assez depuis d'avoir fait la question, dont la solucion le fist rougir."
9Dans la vingt-troisième nouvelle, le fils d'un notaire, qui n'a que deux ans, a vu sa mère succomber sans difficulté entre les bras d'un jeune clerc, après avoir franchi une ligne que celui-ci avait tracée sur le plancher, pour se défendre des avances de la dame ; voyant son père emprunter le même chemin, il le met en garde :
"Mon pere, gardés bien que vous ne passez ceste raye, car nostre clerc vous abateroit et huppil-leroit ainsi qu'il fist nagueres ma mere."
10Voilà encore un enfant plein de bons sentiments, et qui s'exprime fort bien pour son âge. Dans les trois cas que nous venons d'évoquer, la vérité sort de la bouche des enfants, parce qu'ils sont des enfants, et donc des révélateurs (au plein sens du terme) de ce que sont et font les adultes. N'accusons pas trop vite nos vieux auteurs d'avoir ignoré l'enfance, de l'avoir mal connue. Si l'image est peu fouillée, c'est parce que le rôle de l'enfant, dans l'intrigue des contes et dans la vie réelle, est moins lié à sa personnalité qu'à son existence pure et simple.
11En d'autres termes, de par sa présence même, l'enfant se situe au carrefour d'un certain nombre de contraintes, de volontés, d'opinions qui régissent le monde des adultes.
12Envisageons les choses d'un point de vue aussi concret que les auteurs : l'enfant naît des rapports de l'homme et de la femme, et le caractère de ces rapports est socialement défini. Tantôt ils s'inscrivent dans le cadre du mariage ; tantôt, ils l'ignorent ou le bafouent, qu'il s'agisse de la séduction d'une jeune fille ou d'un adultère. Dans le premier cas, la naissance d'enfants - et de nombreux enfants - apparaît comme la conséquence normale du mariage (il n'est fait aucune allusion à une pratique contraceptive). Dans ces conditions, lorsque la naissance d'enfants nombreux est ressentie comme une servitude, qu'il s'agisse du point de vue de la femme ou de celui de l'homme, c'est naturellement l'état de mariage qui se trouve mis en cause. Réciproquement, la procréation, plus strictement encore, que les relations sexuelles, postule l'institution du mariage, sous peine de censure sociale. Dans le second cas, la naissance de l'enfant rend évidente une inconduite qui a pu être dissimulée auparavant, avec toutes les conséquences que cela suppose. Dans cette double perspective, il est indifférent de savoir si l'enfant est beau ou laid ; certes, sa robustesse et son caractère peuvent avoir une certaine importance, mais sans mettre en cause l'essentiel : de toute manière, même l'enfant le plus agréable constitue une charge pour les parents ; sa naissance occasionne pour la mère des risques de maladie, des fatigues, des inquiétudes ; de même, un enfant faible peut ne pas répondre au désir des parents ; mais sa constitution n'influe en rien sur le déshonneur de sa mère, s'il est né hors mariage.
13Somme toute, deux facteurs essentiels empêchent que les relations entre l'homme et la femme concernent uniquement le couple : d'une part, la orocréation apparaît comme la suite naturelle de ces relations ; d'autre part, celles-ci sont régies par le cadre institutionnel du mariage. La naissance d'un enfant est donc un événement d'une signification sociale essentielle pour les parents ; c'est par elle, en définitive, que l'union du couple se trouve soumise à l'approbation ou à la vindicte de la société, sous son double aspect des institutions juridiques et de l'opinion.
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14Quelles sont les conséquences de la venue de l'enfant ?
15Au point de vue strictement matériel, les auteurs n'insistent pas trop sur le surcroît de.-dépenses imposé au ménage par cette "bouche supplémentaire". Dans une perspective misogyne, les QJ attribuent plutôt la gêne de la famille à la paresse de la femme, à son égoïsme, voire à son inconduite.
16Lorsqu'il s'agit d'une naissance illégitime, c'est dans- le domaine moral qu'elle a les plus graves conséquences. Le seul fait pour une jeune fille de se trouver enceinte provoque, dans la huitième nouvelle, la fuite de son séducteur, qui change d'ailleurs d'attitude lorsque la fiancée qu'il est allé rejoindre lui révèle en toute simplicité que le "charreton" de ses parents a couché avec elle "plus de quarante nuiz". Le marié de la vingt-neuvième nouvelle a la surprise de devenir père dès la nuit de ses noces ; il en résulte une répudiation de fait, sinon de droit :
"Et le pouvre nouveau marié habandonna ceste première nuyt la nouvelle acouchée. Et, doubtant que elle n'en fist une aultre foiz autant, oncques depuis ne s’i trouva."
17La naissance d'enfants adultérins ne suscite pas plus d'indulgence : un riche marchand vend comme esclave le fils que sa femme a conçu en son absence, et dont elle a attribué la naissance à la neige qu'elle a mangée (CNN, XIX) ; il explique à son tour la disparition du garçon :
"Et comme ung jour nous estions sailliz de nostre nave, pour faire en terre chascun une fosse pour nous tappir pour le soleil, nostre bon filz, qui de neige, comme sçavez, estoit, en nostre présence, sur le gravier, par la grand force du soleil, fut tout a coup fondu et en eaue résolu."
18Qu'en est-il lorsque l'enfant naît dans les conditions optimales, au sein d'une famille, sans que le doute s'instaure en ce qui concerne la paternité ? Dans les QJ, la naissance a pour effet de déséquilibrer la famille, au profit de la femme et au détriment de l'époux. L'accouchement est certes en lui-même une épreuve réelle pour la femme, et comporte des risques. Mais celle-ci en profite pour tyranniser son mari, qui doit te transformer en cuisinier, parce qu'elle exige une nourriture exquise, et fait dire qu'elle ne mange plus :
"Lors se met le bon homme a la voie, et est cuisinier et s'art a faire le brouet ou se esohaude pour le garder de fumer, et tence ses gens et dit qu'ilz ne sont que bestes et qu'ilz ne scevent rien faire. (...) Lors le bon homme s'en va et porte son brouet a la dame et la efforsse et prie tant que elle en prent une partie pour l'amour de lui, ce dit elle, en disant qu'il est très bon et ce que les aultres lui avoient fait ne valloit rien." (p. 22)
19Elle se fait offrir un agréable voyage en accomplissant un pèlerinage, ainsi qu'elle l'a promis à Notre Dame du Puy lorsque, dans les douleurs de l'enfantement, elle s'est placée sous sa protection ; malheur à l'époux qui laisserait sa femme partir sans lui : elle irait en compagnie d'un galant ravi de l'aubaine ; malheur aussi au mari qui accompagne sa femme :
"il lui vaulsist mieulx, de quelque estât qu'il soit, qu'il demourast a l'oustel, et deust ores porter pierres a son coul touz les jours, car peut estre qu'il n'a point de vallet et convient qu'il lui face service sur les chemins, et s'il avoit vingt valiez, il ne se firoit pas en eulx, et auxi ne seroit elle pas contente s'il n'avoit paine et meschief a desmesure." (p. 69)
20Le pauvre chevalier servant est l'esclave de la dame, sans pouvoir espérer la moindre reconnaissance :
"par especial el se plaint du bon home en disant qu'il ne lui a fait nul service du monde et que elle en est toute morfondue." (p. 70)
21D'une manière générale, la naissance de l'enfant renforce dans la famille et autour d'elle ce que l'on pourrait appeler le clan des femmes. Ce n'est pas seulement l'épouse qui prend de l'importance et se croit en droit d'exiger davantage de son mari. Autour d'elle gravite la troupe des cousines, commères, nourrices et matrones, sans parler de sa mère. Elles sont jusqu'à quinze - comme les joies -5 et elles ont t3t fait de prendre la maison en main, de telle sorte que le mari ne s'y sent plus chez soi :
"Le bon home s'en va souper ; on lui apporte de la viande froise, qui n'est pas seulement demouree des commères, mes est le demourant des matrones, que elles ont patrouillé a journée en beuvant Dieu soet comment." (p. 22)
22Ce sont elles qui encouragent la jeune mère à exiger davantage :
"Vraiement, ma commère, je me merveille bien, si font toutes mes commères qui cy sont, dont vostre mary fait si petit compte de vous et de vostre enfant." (p. 19)
23Elles organisent d'agréables repas, au cours desquels les langues ne travaillent pas moins que les mâchoires ; le vin coule abondamment, le tout aux dépens du pauvre homme (6). Seules les relevailles marqueront la fin de cette bonne vie : la jeune femme les repousse aussi tard que possible, demande une robe neuve, et souhaite ne plus avoir d'enfants :
"Hellas ! ma cousine de tel lieu m'avoit demandé si je avroye point de robe a mes le vailles, mais j'en suy bien loing, et auxi il ne m'en chault, et suy d'acord de lever demain et aille corne aler pourra ! Je voy bien que nous ne avons que faire de convier gens. Hellas ! je voy bien que je avroye assez a souffrir ou temps avenir, si je avoye ou.X. ou.XII. enfans, que ja ne sera, si Dieu plest ! Plaise a Dieu que je n'en aye jamès plus (...)." (p. 23)
24Quant à l'enfant, il pleure, il faut "ouir la chanczon", et "estre en danger de la nourrice"7. Le père s'attache-t-il à lui, la dame prend alors plaisir à le frapper d'une verge "par despit du bon home plus que pour autre chose" (p. 31) ? d'ailleurs, en grandissant, les enfants prennent le parti de la mère. Pour peu que le père ressente les atteintes de l'âge et des fatigues endurées, ils lui échappent et rejettent son autorité :
"Les enfans, que le bon homme avoit tenuz en doctrine et tenuz court, seront mal instruis dorénavant, car si le proudome les vieult blasmer, la dame sera contre lui (...). Et a l'aventure son filz ainsné vouldra prendre le gouvernement de soy par la soustenance de sa mère, corne celui a, qui sa mort tarde, dont il est assez de telx (...)" (p. 73)
25Parfois, le père déchu est enfermé comme fou (QJ, IX, p. 76). De toute manière, il ne compte plus :
"La dame marie ses filles a sa guise et aucuneffoiz les marie meschantement et elles ne leurs mariz ne prisent rien le bon home (...)." (p. 93)
26Encore une fois, la personnalité de l'enfant n'est pas évoquée, tout simplement parce qu'elle n'entre pas en ligne de compte de manière décisive dans les processus décrits. Les conflits et les tensions sont en fait dus à la seule présence de l'enfant, qui joue d'ailleurs le plus souvent le rôle de révélateur en mettant en évidence des contradictions latentes. Il n'est que rarement "acteur", et même dans ce dernier cas ses particularités individuelles n'interviennent guère ; elles sont moins importantes que les lois biologiques qui dressent les jeunes contre les vieux, et la structure familiale qui se révèle défavorable au père.
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27Nous ne prendrons certes pas pour argent comptant toutes les affirmations de nos deux auteurs8 ; il est superflu de remarquer en outre que l'auteur des QJ, en particulier, pratique surtout le mensonge par omission, et reconnaît lui-même que son point de vue est unilatéral :
"Et si les femmes se deullent de ce que je n'admis ou assigné les dictes chouses a maleurtez surs elles come surs les hommes, elles le me pardonront, si leur plest (...)."9
28Il reste que les conflits que la présence de l'enfant fait naître révèlent des tensions directement liées aux institutions sociales que sont le mariage et la famille ; ces institutions elles-mêmes sont inséparables d'un "projet" proposé à l'homme, et qui comporte la procréation et l'éducation des enfants, leur établissement, et la transmission du patrimoine.
29La possession des biens et leur transmission fondent dans une large mesure l'existence de la famille, et donc l'institution du mariage, et cela, dans une perspective essentiellement masculine. C'est en effet le mari qui se charge de la gestion et de l'accroissement des biens, même si sa femme a été assez richement dotée ; l'une des finalités du mariage consiste dans la procréation d'enfants destinés à devenir des héritiers, et la communauté familiale est fondée à la fois sur la jouissance des biens et sur le lien du sang. Il est donc logique qu'aucune ambiguïté ne soit tolérée en ce qui concerne la paternité des enfants ; plus exactement, en l'absence de preuve irréfutable de paternité authentique, le soupçon devient assez facilement la règle : c'est là l'une des causes de l'exigence de fidélité imposée à la femme, et de l'importance de la virginité de la jeune épousée.
30Il importe d'autre part que le patrimoine lui-même soit sauvegardé. Du vivant des époux, une stricte économie s'impose ; le mari se charge, souvent au prix d'un travail pénible, de procurer l'argent nécessaire ; la femme ne travaille pas en dehors de la maison, mais l'économie du ménage repose sur elle ; elle est aidée par un personnel plus ou moins nombreux. Il faut enfin qu'après la mort du père le patrimoine soit en de bonnes mains : d'où la nécessité de donner aux enfants une solide éducation, en attendant de les marier dans les meilleures conditions possibles. L'aboutissement du "projet" dont nous avons parlé est une promotion sociale, sur le plan de l'aisance matérielle et de la hiérarchie des "lignages" ; en fait, dès qu'elle existe, la nouvelle famille entre dans une vaste compétition.
31On discerne assez facilement les points sur lesquels naissent les tensions que nous avons évoquées, et qui se manifestent particulièrement en relation avec la naissance et la présence des enfants. Uni en apparence par la complémentarité des tâches et la convergence des intérêts, le couple est en réalité constamment menacé, et cela est d'autant plus grave qu'une séparation permettant un remariage est exclue :
"Aucune fois avient qu'ilz allèguent causes suffisantes l'un contre l'autre, pour quoy le juge par jugement les sépare et leur deffent a grousses paines qu'ilz se tiennent chastement en continence. Mais veez cy qu'il en avient : l'un ou l'autre, ou touz deux, se maintiennent follement et font leurs voulentez ou il leur plaist (...). Or est l'home, de quelque estat qu'il soit, gasté et affolé en ce monde, et la femme auxi. Ilz ne se pouent plus marier ne l'un ne l'autre."10
32Nous avons vu plus haut la jeune mère souhaiter ne plus avoir d'enfants, ce qui n'était certainement pas pour plaire au mari : en effet, si la maternité comporte des risques pour la femme, la mortalité infantile rend souhaitable, pour le mari, la naissance de nombreux enfants. Mais, conformément à une idée que le Moyen Age développe largement, la femme apparaît comme une créature lubrique, alors que le désir de l'homme, usé par l'âge et les fatigues, s'affaiblit rapidement ; dans l'amour physique, la femme cherche, plus que la maternité, un plaisir dont elle a en principe été sevrée avant le mariage, à la différence de l'homme ; elle est prête à trouver ce plaisir dans l'adultère, qui porte naturellement atteinte à l'une des raisons d'être du mariage : la procréation d'enfants dont la paternité ne puisse pas être mise en doute.
33En ce qui concerne l'aspect économique de la cellule familiale, il correspond surtout à l'ambition de l'homme, ce qui n'empêche d'ailleurs pas la femme d'exiger la vie aisée que le mari est censé devoir lui assurer. Dans la mesure où elle est en fait écartée de la vie économique réelle, elle en ignore volontiers les exigences, et se borne à constater les "signes extérieurs de richesse" d'autrui : elle apparaît essentiellement comme une consommatrice, non comme une productrice de richesse, et aspire à jouir de la vie11 ; aussi dépense-t-elle toujours trop, aux yeux de l'auteur des QJ, jusqu'à la catastrophe finale :
"Et vient le terme qu'il est temps de paier ses créanciers et le pouvre homme ne peut paier et ilz ne le voulent plus attendre et le font exécuter ou excoumenier, et la dame en oit les nouvelles et voit faire l'execucion (...). Ainxin fait la dame ses complaintes, qui ne pense point au gouvernement que elle y a mis, aux robes et joyaux qu'elle a voulu avoir, aux festes et aux nopces ou elle est allée quant elle devoit estre a la maison a penser de son ménage (...)."12
34C'est parce que l'homme est relativement aisé qu'il a pu prendre femme, parfois dans une famille d'un rang supérieur au sien13 s or, non seulement son épouse lui coûte cher, mais encore ce mari surmené risque fort de se voir supplanté par un galant, et de perdre ainsi sa femme. C'est parce qu'il a un patrimoine à transmettre qu'il veut se donner une descendance dans le cadre de l'institution familiale, et la famille tend à le ruiner. En d'autres termes, il ne peut ni éviter de nourrir quelque ambition, ni satisfaire aisément celle-ci. Certains des soucis que l'auteur des attribue à son héros montrent qu'il voit en lui un propriétaire rural et non un paysan pauvre - ou un marchand14. Parce que cet homme dispose d'une certaine aisance, il est naturel qu'il ambitionne d'avoir une épouse, un ménage, des enfants qui deviennent ses héritiers : il s'agit là évidemment d'un modèle que la société lui propose. Parce que son ambition se situe sur deux plans, matériel et familial, elle postule une double réussite. Or, dans cette famille déjà considérablement restreinte (15), la femme n'épouse pas vraiment les intérêts et les vues de son mari, qui ne peut compter que sur lui-même. A chaque instant, l'égoïsme de la femme sape la condition matérielle, et les soucis pécuniaires dissocient le couple.
35Dans le projet que la société suggère à l'homme, l'enfant - et plus particulièrement le fils - est par excellence pour le père, plus que pour la mère16, un moyen de se survivre à soi-même, de se reproduire au plein sens du terme. Est-ce à dire que les fils respectent leur père et s'attachent à l'imiter en tout ? Nous avons vu que non, et la cinquante-deuxième des CNN nous raconte aussi les mésaventures du jeune homme qui ne tint pas compte des conseils de son père, et alla jusqu'à "prendre femme d'estrange nacion". Plus encore que la femme, l'enfant est par excellence un consommateur, et sa mère se charge de ruiner l'éducation donnée par le père, de manière à se pourvoir d'un allié. Dans cette perspective, l'enfant, dont l'existence même se situe au centre de l'institution familiale, contribue, comme l'épouse, à l'échec du plan paternel : un mariage médiocre marque la fin des espoirs de promotion sociale.
36Pourtant, l'enfant ne manifeste pas dans les textes dont nous parlons la formidable capacité de changement social dont il est porteur. Notre concept moderne d'enfant, défini en termes biologiques, peut se passer de déterminations sociales 5 à ce titre, il est profondément révolutionnaire t insister, comme on le fait depuis plusieurs décennies, sur les différences qui séparent l'enfant de l'adulte, sur ses besoins et ses tendances propres, sur ses droits spécifiques, c'est le définir en dehors des ambitions des parents, donc contre elles ; c'est mettre en accusation les différences de condition, dans la mesure où elles peuvent avoir, contre toute justice, des répercussions sur la vie d'un être foncièrement innocent ; c'est, surtout, permettre l'accélération de l'histoire en libérant l'enfant du poids de la tradition, c'est-à-dire en fait en l'arrachant à l'influence familiale.
37Or, dans les deux textes dont nous parlons, nous trouvons sans peine mention de l'échec du père, dans la mesure où il a voulu soumettre ses enfants à sa propre ambition ; mais rien ne nous permet d'affirmer que les enfants ne vont pas, sans même en avoir conscience, contribuer à perpétuer le monde dans lequel leur père a vécu. L'enfant n'apparaît pas ici comme le fossoyeur d'une société qui tenterait de se survivre à travers lui ; s'il s'oppose au père, c'est parce qu'en raison de son âge il n'a pas les mêmes intérêts, et aussi parce qu'il aspire à s'emparer de son autorité et à conquérir une position qui lui semble privilégiée. L'âge venu, il a toutes chances de reconnaître, avec bien du retard, comme le héron de la cinquante-deuxième nouvelle, que son père avait raison, et de nourrir à son tour les mêmes ambitions et les mêmes illusions. Cette conception "cyclique" de la vie correspond on le sait à la tendance du Moyen Age à faire prédominer la répétition sur l'évolution. Elle reflète surtout la lenteur des changements économiques et sociaux.
38Persuadés que le monde ne saurait connaître de mutations sans empirer, les hommes de ce temps nourrissent à l'égard de l'enfant une profonde méfiance. Cherchant à réaliser le projet difficile que la société lui propose, et que pour sa part il ne met pas en cause, le père de famille voit dans son fils l'instrument de la promotion sociale, sans pouvoir pour autant espérer la collaboration de ce jeune être avide de jouir. Au siècle suivant, encore, on trouve chez Gringore17 la même attitude sceptique vis-à-vis de la jeune génération. C'est sans doute chez Rabelais que l'enfance connaît, dans une tout autre perspective, sa première revanche des temps modernes.
DISCUSSION
Jean-Charles PAYEN
39Sur les naissances hors-mariage : dans le droit marocain, un enfant qui naît au cours d'une longue absence du mari, lorsque celle-ci dépasse neuf mois, est néanmoins considéré comme légitime, parce qu'il est censé avoir dormi dans le ventre de sa mère.
40Sur les rapports sexuels, je renvoie à l'article de D. Herlimy déjà cité au cours de ce colloque : Vieillir à Florence au Quattrocento. En milieu urbain, l'homme se marie tard avec une toute jeune fille. Mais il y a aussi l'influence lointaine de toute une littérature, de saint Jérôme aux Lamentations de Mathieu.
Notes de bas de page
1 Nous nous référons aux éditions suivantes :
Les .XV. joies de mariage, p.p. J. Pychner (Droz et Minard, 1967) ("Textes littéraires français")
Les cent nouvelles nouvelles, éd. crit. par F. P. Sweetser (Droz, 1966) ("Textes, litt. français") Nous utilisons les abréviations suivantes : QJ pour le premier ouvrage, CNN pour le second ; les chiffres romains indiquent le numéro d'ordre de la "joie" ou de la "nouvelle" concernée.
2 Les QJ peuvent se situer autour de 1400, les CNN, vers 1460. Les deux œuvres peuvent être considérées comme des recueils de nouvelles, mais les QJ présentent en outre un caractère didactique.
3 Nous ne cacherons pas que, dans ces deux textes, l'enfant a moins d'importance que l'homme et la femme.
4 I. Siciliano : François Villon et les thèmes poétiques du Moyen Age (Nizet, 1967 [934]), p. 25.
5 P. 23.
6 "Et tourjours boyvent come bottes" (p. 20).
7 "Puis s'en va coucher et oyt les enfans crier la nuitée, et la dame et la norrice les lessent a l'aventure crier tout a escient par despit du bon homme." (p.32)
8 L'influence de la tradition littéraire des fabliaux est évidente.
9 P. 114.
10 QJ, X, pp. 80-81.
11 Il en va évidemment de même pour les enfants, ne serait-ce qu'en raison de leur jeune âge.
12 QJ, I, pp. 12-13.
13 Les allusions au lignage de la dame, à ses parents et à ses "amis" (frères, oncles, cousins) sont fréquentes dans les QJ. Voir aussi p. 7 : "je suis d'auxi bon lieu comme dame, damoiselle, bourgeoise qui y fust, je m'en rapporte a ceulx qui scevent les lignees."
14 "Et savez bien qu'il fault achapter deux beufs pour nostre mestoier de tel lieu, et encore chaist l'autre jour le pignon de nostre grange par faulte de couverture, qu'il fault reffaire la première chouse. Et si me fault aller a l'assise de tel lieu pour le plait que j'ay de vostre terre mesme de tel lieu, dont je n'ay riens eu au moins ou bien petit, et m'y fault faire grant despence." (QJ, I, pp. 8-9)
"Ce non obstant, il fault qu'il trote et aille par païs pour gouverner sa terre ou pour sa marchandise, selon l'estat dont il est." (QJ, IV, p. 28)
15 La famille semble se limiter au couple, aux enfants, éventuellement à la mère de la. jeune femme. Les parents plus ou moins proches de celle-ci conservent un certain droit de regard sur la vie du ménage...
16 La fille n'hérite pas aussi directement de la condition de sa mère, Sa place dans la société dépend largement de son mariage.
17 On trouve des quatrains édifiants, à cet égard, dans les Notables, enseignemens, adages et proverbes faitz et composez par Pierre Gringore (...) ( Paris, 1528 ) :
"Il est requis a tous jeunes enfans
Porter honneur a gens de ancien âge
Et refréner voluptueux ouvrage
Se ils veulent estre aux sainctz cieulx tryumphans"
(I, v°)
"Les riches gens ont enfans bien instruictz
Les corriger par raison se disposent
Les paoures gens flatent les leurs et n'osent Les chastier parquoy font peu de fruictz"
(XVI, v°)
Auteur
Université de Nancy
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Fantasmagories du Moyen Âge
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Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003