"Non ai de sen per un efan", les troubadours et le refus de la cohérence
p. 335-357
Texte intégral
1Comme à peu près tout ce que je puis trouver", faire et dire pour tâcher d’illustrer, défendre, promouvoir l’œuvre lyrique des troubadours, les idées que je vais essayer de développer ici remontent en fait à l’enfance même de mes travaux à leur propos, enfance irresponsable encore, autodidacte, besogneuse mais émerveillée.
2J’avais alors - ce fut la toute première de mes entreprises - dessiné l’"Arbre" dont j’ai eu récemment l’occasion de parler à Amiens, à propos de la genèse du trobar1. Ayant acquis une connaissance encore extrêmement rudimentaire, mais tout de même suffisamment représentative de l’œuvre immense des troubadours, j’avais tenté de dresser une sorte d’arbre généalogique du développement, à partir de quelques topoi fondamentaux, déjà présents dans l’œuvre de Guillaume IX (où on les compte sur les doigts d’une main), de toutes ces idées - nouvel les absolument, c’est fort rare, ou retrouvées et vraiment ranimées, polygénèse ou non, peu importe au fond - que les troubadours, comme autant de bonnes fées, déposèrent dans le berceau de notre civilisation occidentale. Arbre de la Genèse, si j’ose dire ! Ainsi, paraît-il, de certain "arbre hivernal" (et, par conséquent, sapin) du décor de Mystères joués à la fin du Moyen Age en Alsace, qui ne porta d’abord qu’une pomme, seraient nés nos "arbres de Noël" surchargés et étincelants. En bas de mon arbre, des fruits encore assez banals, plus ou moins communs à toutes les lyriques amoureuses : l’obéissance à l’être aimé, le caractère thaumaturgique, transformateur, "enrichissant" (déjà ! justement !) de l’amour - et puis ce troublant Midons, qui, après tout, n’est peut-être à l’origine rien d’autre qu’un senhal, mais bien vite adopté par tous comme chose allant de soi, quoique ce fût là le germe de toute une révolution morale à venir. Au milieu de mon arbre - profus, surabondants - en haut - plus rares, mais aussi plus merveilleux - tous les fruits brillants, précieux, stupéfiants, insensés qu’obtint une vraie "culture de serre" d’un siècle et demi environ (après le millieu du xiiie siècle, les troubadours n’ont pratiquement plus rien trouvé). Vous connaissez l’ultime, si souvent (et justement), rappelé, le bref e d’amor mou castitatz de Guilhem de Montanhagol (Ar ab lo coinde pascor, v. 18), qui, pour résumer d’un trait, passe le flambeau du trobar aux grands Italiens des xiiie et xive siècles ; paradoxe suprême, qui du reste venait rejoindre le premier casus amoris jamais minutieusement consigné, celui de Socrate et d’Alcibiade : the wheel had corne full cirele.
3Je ne suis pas le Bon Dieu, et il va sans dire que je ne dressai pas mon arbre en un jour ; d’autre part, et je tiens à le souligner chaque fois qu’il m’arrive d’en parler, un tel travail est par nature subjectif ; un autre que moi, pour bien des raisons, dresserait un autre arbre ; cependant, de toute évidence, tous deux se ressembleraient bien plus qu’un "arbre" concernant la lyrique érotique provençale ne saurait ressembler à un autre concernant la chinoise ou l’arabe ; malgré cela, ce ne seraient pas les mêmes..
4Or justement : je ne sais si un autre eût choisi de cueillir comme un fruit merveilleux, surprenant, plein de suc, ces deux vers de Bernart de Ventadorn :
Non ai de sen per un efan
aissi sui d’amor entrepres...
5(Non es meravelha s’eu chan, v. 45-46), pour aller les "épingler", sous l’abstrait numéro d’ordre" 23 "2, au beau milieu de son arbre.
6Les références à l’enfance, à l’enfant sont en effet fort rares chez les troubadours. Si nous disposions d’un concordancier du corpus lyrique en question, on en pourrait parler plus savamment, en juxtaposant tel le et telle citation3- Nous en sommes encore à mille lieues ; jouons avec les rares cartes que nous avons en mémoire ; on verra qu’elles éclairent assez bien le propos de Bernart dans cette strophe.
7Mais d’abord, quel propos ? Avant même, quel sens à ces deux vers ? Dans le titre de la présente communication tel qu’il fut dactylographié sur la seconde circulaire du colloque, efan était devenu enfan : rien là du reste d’étonnant, puisque la chute (facultative, mais plus courante que le maintien) de n formant entrave avec la labiodentale sourde est un trait assez caractéristique de la langue d’oc médiévale. Laissons cette vétille. L’emploi de la préposition per pour dénoter la comparaison peut surprendre davantage, et je n’ai pas l’impression en effet qu’il soit bien fréquent : en fait six manuscrits, dont quatre considérables et non apparentés donnent plus d’un ou plus c’un au lieu de per un, et seul le principe de la "majorité des voix" a présidé à l’adoption de ce sens très inhabituel, de ce faux sens peut-être, à l’édition - toujours reproduite depuis - qu’a procuré Appel de cette chanson4- Quoi qu’il en soit, nul le ambiguïté ici : "Je suis à tel point "entrepris" (c’est bien le sens qui survit dans l’usage parlé : "il m’a entrepris sur les troubadours", dira tel ami excédé par ma propagande) par l’amour que je n’ai pas plus de bon sens qu’un enfant". On ne me contestera pas, je pense, "bon sens" pour traduire sen, qui peut bien sûr vouloir également dire "sagesse", mais le mot est peut-être un peu trop sérieux pour le propos. Ecoutons Raimbaut d’Aurenga qui, vers la même époque, commence ainsi l’une de ses chansons (la xviie dans l’édition de Pattison5 :
Assatz m’es bel
que de novel
fassa parer
de mon saber
tôt pla als prims sobresabens
que van comtan
qu’ab sen d’efan
die e fatz mos captenemens...
8Je m’arrête ici, car tout ce qui suit est extrêmement clus et d’une interprétation plus qu’épineuse ; ces huit premiers vers en revanche se traduisent aisément, sans la moindre équivoque : "Il me plaît assez de montrer à nouveau mon savoir, bien simplement ( !), à ces prétentieux (mot à mot : sur-savants, "pédants" peut-être) qui vont répétant que je m’exprime et me conduis comme un enfant". Raimbaut dit plus exactement : ab sen d’efan, où sen semble purement ironique ; on pourrait peut-être traduire aussi - étant donnée surtout la suite, effroyablement cryptique, pratiquement indéchiffrable, comme c’est le cas pour un certain nombre de poésies volontairement incohérentes - mallarméennes bien avant I ‘heure - de ce troubadour : "en dépit du bon sens".
9Si Raimbaut ne parle guère d’amour dans cette pièce, le contexte dans lequel il emploie ce mot si rare dans la poésie des troubadours : efan6, ne fait que confirmer le sens des deux vers de Bernart de Ventadorn, sens qui à vrai dire ne fait aucune difficulté, puisque notre contemporain "agir comme un enfant" a exactement la même valeur sémantique encore.
10Que si l’on voulait malgré tout une confirmation d’autre part, qu’on prenne le vers 1772 de la Chanson de Roland. Il se situe à l’instant pathétique où Charlemagne vient d’entendre sonner l’olifant de Roland :
Guenes respunt : "De bâtaille est nïent.
Ja estes veilz e fluriz e blancs,
Par tels paroles vus resemblez enfant..."
11où l’on retrouve une fois encore la même très simple idée : Ganelon accuse Charlemagne de ne plus se comporter comme un homme fait, d’être "retombé en enfance", bref d’irresponsabilité, d’incohérence. Y insister davantage serait, si j’ose dire, faire l’enfant.
12Je reviens donc, sans autre forme de procès, à mon topos "23" - La brève citation de Bernart de Ventadorn n’est pas la seule illustration qu’on y cueille. Avant elle, j’avais placé ces trois vers de Cercamon :
Las ï tan l’aurai desirada
que per lei plaing, plor e sospir
e vau cum res enaurada.
13"Las ! je l’aurai tellement désirée que je me désole, pleure et soupire pour el le, et agi s (mot à mot : "vais") comme un fou". (II, 12). L’une avec l’autre, les deux citations indiquent bien le sens de ce topo que j’ai numéroté "23" : l’amour fait "perdre le sens". Cependant, tout en dénotant une constatation, concernant un trait universel de la nature humaine, au moins dans l’adolescence, qu’on ne trouve pas chez Guillaume IX (qu’on trouve en revanche, dans un contexte ironique, chez Marcabru7), les vers de Cercamon sont infiniment moins intéressants que ceux de Bernart. L’amour rend "fou" : c’est une remarque extrêmement banale, qu’on retrouve ici et là, peu ou prou, dans toute la lyrique amoureuse. Nous n’avons presque rien conservé de Sapho : mais, de la pièce qu’avait transcrite Longin, une strophe admirable nous la montre perdant le sens, pâlissant et frémissant à la vue de celle qu’elle aine. L’agitation "insensée" de l’amoureux, son oubli de tout ce qui ne se rapporte pas à son désir sont des lieux communs de la lyrique grecque qui nous reste. Properce, Tibulle, Catulle nous communiquent déjà le sentiment qu’exprimera Bernart de Ventadorn en des vers si beaux :
Ane non agui de me poder
ni no fuis meus de l’or en sai
que.m laisset en sos olhs vezer...8
14"J’ai perdu tout pouvoir sur moi-même, je ne me suis plus appartenu depuis le moment où el le me laissa regarder en ses yeux..." - vers qui illustrent, pour moi, le topos suivant "24", parce qu’ils marquent un progrès important dans la conscience de l’aliénation, si je puis user d’un jargon peu médiéval, mais bien commode ici. La lyrique chinoise connaît des accents assez semblables ; et quant à la lyrique arabe, il va sans dire qu’elle surabonde en notations de cet ordre ; pour n’en prendre qu’un exemple saisissant, l’un de ses premiers grands poètes est connu sous le pseudonyme de Majnoun Leïla - le Fou de Leïla, et plus bellement encore le Fou de la Nuit, puisque tel le est la signification du nom de celle pour qui il vécut, chanta et mourut.
15Il est infiniment plus rare qu’un poète déclare, comme l’a fait Bernart de Ventadorn, qu’il n’a pas plus de sens qu’un enfant parce qu’il est amoureux. Non seulement c’est plus rare : c’est, à ma connaissance, inouï. Je puis, en disent ceci, me tromper : je n’avais pas tellement cette idée en tête lorsque j’ai lu Grecs, Latins, Chinois ou Arabes ; ce que j’ai lu est peu de chose au regard de l’érotique mondiale, si je puis dire d’un corpus insaisissable en sa totalité. On me concédera pourtant, je l’espère, la rareté de la comparaison avant notre xiie siècle, son caractère apparemment "unique".
16Il me faut en effet emporter ce point si je veux, dans ce qui va suivre, persuader. Quoi, pourrait-on justement dire : dans le cadre d’un colloque sur l’Enfant dans la littérature médiévale, vous venez nous parler des troubadours sous prétexte qu’une fois l’un des plus grands a dit qu’il se comporta i t "comme un enfant" depuis qu’il était amoureux ? ! N’est-ce point forcer les choses à tout prix au profit de la lyrique provençale ?
17Je réponds que non. L’idée mérite d’autant mieux d’être soulignée que son caractère est plus rare : et il convient ici de se souvenir que les chansons des premiers troubadours, et certainement celles de Bernart, ont été lues et relues, ou plutôt chantées et rechantées, plus que Freud et Marx en notre fin de siècle, avec cet avantage qu’ils frappaient davantage, dans la mesure où leurs expressions étaient souvent, comme celle-ci, infiniment mieux "frappées" que celles de ces féconds théoriciens : "l’opium du peuple" étant l’exception qui confirme leur règle.
18Or il y avait ici un pas extraordinaire à franchir, que Bernart a franchi, le premier peut-être, au vers 45 de sa chanson XXXI. Tous les amoureux diserts se comparaient volontiers à des fous ; mais non point à des enfants. La cloison qui sépare l’enfant de l’adulte est bien moindre, plus légère et, par nature, soluble, pour ainsi dire, que cet le qui sépare ce même adulte de l’insensé radical. Néanmoins, elle a très longtemps semblé étanche. L’enfance, c’était, pour l’adulte grec, latin ou arabe, un autre monde vraiment. Certains d’entre vous auront déjà, ou vont souligner ce hiatus en ce qui concerne la société médiévale. Ainsi, alors qu’on songeait à se comparer à un fou - avec la même facilité qu’sil y a à se comparer à un lion, ou à un ver de terre : plus la métaphore est extraordinaire, plus elle est naturelle au "sapere fantastico" dont a parlé si intelligemment Vico, qui est, notait-il, la base première ( si "fantastique" cela puisse-t-il sembler) de notre "sapere ragionato" : et les cheveux de la Su-lamite sont "comme les troupeaux de chèvres" - on n’imaginait pas de s’assimiler à l’enfant : et le "nous avons tous été enfants avant que d’être hommes" de Descartes émerveille comme une trouvai I le étonnante.
19Cependant, une remarque de grande conséquence s’impose ici : ce que les poètes ne songeaient pas d’eux-mêmes à faire, quelqu’un, très anciennement, l’avait fait déjà, quelqu’un qui ne signe pas son ouvrage, j’entends l’inconscient collectif de notre civilisation - et ici encore la terminologie moderne s’impose pour une meilleure compréhension de la chose. J’ignore tout à fait quelles sont les origines lointaines d’une image mythique qu’on ne trouve pas, que je sache, dans Homère, et qui surabonde en revanche dans toute la littérature grecque à partir d’Anacréon, et, à sa suite, dans toute la littérature latine et ses descendants : c’est celle d’Eros. Non point l’Eros viril du conte fameux rapporté par Apulée, qui peut paraître "naturel" mais est insolite au contraire, exceptionnel ; non, mais l’Eros-Cupidon, l’amorino, le petit enfant espiègle, capricieux, rebelle, fantasque et surtout aveugle - qui, cependant, d’une flèche assez rare dans l’œuvre des troubadours9, mais que connaissait bien déjà Cligès, frappe droit au cœur ceux qu’il veut rendre fous d’amour.
20Comparé au répertoire de topoi dont dispose un troubadour au début du xiiie siècle - un véritable arsenal - celui du lyrique grec ou latin était d’une insigne pauvreté. Aussi, combien de fois cet Eros, ce Cupidon aura-t-il été évoqué par les amoureux en mal d’expression ! Ses caprices, ses divertissements puerils (dés, osselets), ses démêlés avec sa mère Vénus-Aphrodite, sa paradoxale autorité, tout cela a été ressassé, non seulement dans l’Antiquité, mais tout au long de nos xvie, xviie, xviiie le siècle, et reparaît même fréquemment autour de 1900, dans le sillage d’une "Renaissance" qui fut en fait parfois bornée, recopieuse, appauvrissante. Mais justement : je m’étends déjà trop sur ce qui ne le mérite guère. Résumons-nous : on ne sait trop comment, pourquoi, par quel miracle, une image merveilleuse a surgi, s’est imposée à la lyrique érotique grecque, qui assimile l’état où nous met l’amour à l’irresponsabilité, à l’incohérence de notre propre enfance, et notre civilisation en a hérité. C’était une image excessivement commode - et ornementale : maints dessus de pendule en témoignent encore. Et on en usait et abusait, sans plus songer à son sens profond que si le mythe n’en eût pas comporté ; phénomène comparable à la superstition : on emplit sa maison de représentations du Christ et des saints sans pour cela méditer du tout leur message, au contraire ! Et c’est ainsi que, pendant des siècles, les amoureux ont parlé de l’enfant-dieu Cupidon sans qu’il leur vînt un instant à l’idée de se comparer eux-mêmes à l’enfant qu’ils avaient été.
21Or voici précisément le pas qui a été franchi, bien avant Descartes, par Bernart de Ventadorn. Ce qui n’avait été, pendant des siècles, qu’une figure de style - c’est bien le cas de le dire - devient soudain réalité psychologique réalisée : qu’on excuse la tautologie, elle est parlante. Il y a là soudain un approfondissement vertigineux de la conscience de soi. Et c’est ainsi qu’il faut maintenant considérer ce topos, mon " 2 3 ", (au moins sous la forme qu’en donne une fois Bernart de Ventadorn), comme le contraire d’un topos, d’un "lieu commun". Le lieu commun, c’est de dire qu’un irresponsable réagit "comme un enfant" (ainsi dans l’exemple tiré de la Chanson de Roland) ; ou c’est de dire que l’amoureux obéit au cruel, aveugle petit Cupidon ; mais le croisement soudain de ces deux topoi dans le vers de Bernart, c’est, pour l’instant, une véritable découverte, aux conséquences incalculables, que j’évoquerai dans ma conclusion.
22Que les troubadours qui ont écouté, lu, imité, tâché de surpasser le "fils du boulanger" ne l’aient pas, à ma connaissance, beaucoup reproduit, ce génial croisement de deux topoi, cela n’enlève rien à la valeur indicative de la réflexion. Au contraire. Ce qui peut sembler banal aujourd’hui était peut-être trop neuf alors. J’aimerais citer ici une remarque de Proust qui va droit au fond de ce phénomène à jamais incompréhensible - n’en déplaise aux déterministes - qu’est la création de formules absolument nouvel les : "Mettez devant un piano pendant six mois quelqu’un qui ne connaît [pas] Wagner... et laissez-le essayer sur les touches toutes les combinaisons de notes que le hasard lui fournira, jamais de ce tapotage ne naîtra le thème du Printemps de la Walkyrie..."10. C’est ici l’évidence. Un poète aussi indéniablement génial que Bernart de Ventadorn ne dit pas n’importe quoi n’importe comment, même s’“il ne s’inquiète pas d’un aveu, mais d’une chanson"11, ce serait être plus guiettien que Guiette - qui du reste, dans la phrase que je viens de citer, pensait aux trouvères - que de le penser. Il pèse ses mots, sinon toujours, du moins très souvent : et, ce faisant, il a déjà gagné beaucoup de terrain par rapport à l’étroit domaine hérité du père de son maître, Eble III, et du suzerain de celui-ci, je veux dire d’"Eblon" (Eble II de Ventadorn) et de Guilhem de Peitieus.
23J’irai plus loin. Toute la lyrique de Bernart, qui a été si immédiatement fameuse en son temps, si vite et si fort colportée, toute cette lyrique, en ses pages les plus justement connues encore aujourd’hui de tous ceux qui l’ont lu dans les anthologies (Can vei la lauzeta mover, Tant ai mo cor ple de joya, Non es merave I ha s’eti chan, la pièce où figure le vers que je commente ici), ne ; fait qu’approfondir cette connaissance de son "enfance" seconde d’amoureux - j’allais presque dire, avec Baudelaire, de son enfance retrouvée12. Oui, il est vrai que cette œuvre célèbre inlassablement une chose surtout, qu’en ceci elle est parfaitement cohérente (et l’on peut dire qu’elle le fait comme un défi à l’esprit "positif", "réaliste", du "bon sens" marcabr un i en) : le triomphe de la passion sur la morale courante, la modération, la mezura ; du "cœur" sur la "raison". Cette constatation reste aussi vraie en 1979 qu’en 181613.
24Très peu de temps après Bernart (dix, vingt, trente ans après ? il est bien difficile d’être plus précis) Marie de France a su résumer en une brève formule d’une "frappe" saisissante toute la leçon nouvelle :
Tels est la mesure de amer
que nul n’i deit reisun garder.
25Il est curieux du reste de remarquer que ces deux vers se trouvent au commencement d’un lai, Equitan, qui. nous présente l’amour-passion sous un jour déplaisant et hostile : c’est le seul du recueil qui ne soit pas entièrement acquis à la fin’amor ; le fait, la contradiction étourdie en dit assez long par elle-même. L’eût-el le trouvée, cette formule, si les idées de Bernart ne fussent déjà parvenues alors, avec Aliénor, à la cour d’Angleterre ?
26Je pourrais évoquer ici bien des passages de Chrétien qui prêchent, ou à tout le moins excusent, l’irresponsabilité, le "défi au bon sens" dans la conduite : qu’on songe à Erec, à Yvain, au Chevalier de la Charrete, partout on retrouve la même leçon de déraison. Cependant le passage fameux où Lance lot délibère avant de monter dans la charrette compte ici peut-être surtout, pour des raisons d’ordre sémantique : là, à coup sûr - dans le fameux
... Mes Reisons, qui d’Amor se part,
Li dit que del monter se gart...
N’est pas el cuer, mes en la boche,
Reisons qui ce dire li ose...
(v. 365-371).
27on voit apparaître le mot raison avec le sens, assurément, qu’on lui donne aujourd’hui (F.E.W."Vernunft", qui n’arrive qu’après des pages d’autres connotations), alors que, dans les deux vers de Marie, il pourrait à la rigueur signifier encore "mesure" dont il serait une sorte de variante, de synonyme. Mais, plutôt que de m’attarder sur Chrétien, je préférerai vous parler un moment, à propos de raison et de déraison, d’une canso pratiquement inédite14 d’Aymar de Roca-ficha, Si Amors fos conoissens. J’aime, il est vrai, attirer l’attention sur de très petits troubadours, des troubadours même pratiquement inconnus, comme celui-ci ; cela fait partie de ma "tactique" de défense de cette magnifique culture médiévale d’oc, si largement délaissée en France. Je vous parlerai aujourd’hui brièvement de cet Aymar de Rocaficha, troubadour du Comté de Foix (il s’agit de Roquefixade), auteur d’une œuvre de cinq pièces au grand maximum, représentée dans quatre manuscrits : C, M, R, et a’15, dont trois strophes ont été citées par Matfre Ermengau dans son Perilhos Tractat. Cette œuvre, je la connais bien, pour en avoir fait il y a dix ans une édition jusqu’ici toute "platonique", puisqu’elle dort encore, dactylographiée seulement, dans mes tiroirs. C’est du reste aussi bien : aujourd’hui, je ne suis plus toujours d’accord avec mes interprétations d’alors.
28Si je l’évoque devant vous, c’est pour en citer deux vers seulement, et évoquer ensuite l’allure générale de la pièce où ils figurent, qui illustre parfaitement mon propos ici ; jugée digne de son florilège pan Matfre, elle ne le serait pas moins aujourd’hui de figurer en son entier dans une anthologie. Voici I es deux vers :
Lai on Amors vol renhar
razos no pot contrastar,
29"Où Amour choisit de régner, la raison ne peut s’opposer". Il y a bien ici la même "frappe" que dans les formules de Marie, de Chrétien. Ce qui rend celle-ci plus particulièrement remarquable, c’est l’emploi du mot razo - le même qui sert à désigner, chez nos grands auteurs d’oïl, l’ennemie du "cœur", cette "raison" de l’homme fait, responsable, "inséré" dans une société aux règles strictes ; le même qui servira encore de bannière, dans les siècles suivants, à bien des combats de l’orgueil humain, jusqu’à ce qu’il cède enfin sous les vagues successives du freudisme, du relativisme, du quantisme, du surréalisme... Mais j’anticipe ! Et, pour revenir à ces deux vers : autant raison, avec son sens moderne, semble vite assez courant chez les auteurs d’oïl, autant razo est rare chez les troubadours : on l’a vu, Bernart de Ventadorn, Raimbaut d’Aurenga parlent de sen, c’est l’usage. Le mot razo est surtout connu en littérature d’oc médiévale par les razos des vidas, qui sont des "propos" sur les poèmes reproduits par les manuscrits, c’est à dire, en gros, des "explications de texte", souvent, on le sait, extrêmement fantaisistes. Ray-nouard, puis Levy ont consacré de longues pages à ce mot, qui confirment l’assez grande banalité des sens "compte", "parole", "explication", "droit", et la très grande rareté, pour ne pas dire l’inexistence du sens moderne de "raison". Quoiqu’on puisse à la rigueur lire, dans le vers d’Aymar, le sens "droit" (juridique), il y a toute raison de traduire plutôt par ce mot qui est l’antonyme d’amour pour Lancelot.
30Il serait donc bien intéressant, quand ce ne serait que pour ce vocable, de pouvoir dater le texte. Hélas, on n’a pas jusqu’ici réussi à situer ce petit troubadour sûrement dans le temps. Bien plus, je ne crois pas que la pièce soit d’Aymar, quoique les deux manuscrits qui nous l’ont conservée soient d’accord sur cette attribution ; je la croirais plus volontiers d’Arnaut de Maroilh, mais je ne puis entrer ici dans les considérations complexes et passablement fastidieuses qui me le font penser. Qu’il suffise pour l’instant d’indiquer que, pour des raisons stylistiques, elle me semble appartenir à coup sûr au xiie siècle ; elle peut dater du temps de Chrétien, voire même lui être antérieure.
31Malgré l’intérêt d’une "formule" véhémente, je n’aurais évidemment fait que la citer en passant si la chanson toute entière, dans son allure d’ensemble (16), ne méritait de retenir l’attention, de telle façon que, si je vous ai semblé m’éloigner du sujet, vous al lez voir que j’y reviens.
32C’est que Si Amors fos conoissens est tout simplement une pièce largement incohérente. Je dirai plus : un vrai modèle d’incohérence, de versatilité "infantile" ; un modèle d’autant plus net et intéressant qu’il n’y a ici pas le moindre soupçon de trobar clus volontaire. Ce que nous dit le poète serait tout à fait limpide s’il ne se contredisait pas radicalement, d’une manière progressive dont le fil est fort délicat à suivre. La première strophe met en accusation l’Amour, accusé de tous les défauts (c’est un insensé, faux, menteur, déloyal) : rien là d’excessivement original - qu’on se souvienne d’un passage du monologue d’Alexandre dans Cligès (v. 659 s q. ) ou de tel le chanson de Bernart de Ventadorn lui-même (Amors, enquera’ us preyara ). Au début de la seconde strophe, quatre vers d’interprétation malaisée ; les leçons de C et de M, légèrement différentes ici, ne donnent aucun "bon sens" facile : il semble, au dire d’Aymar, qu’Amour se nuise à lui-même ; de cette remarque assez floue, on passe à une dénonciation (qui n’a rien non plus d’exceptionnel) du sobresaber, de l’outrecuidance :
e qui falh per trop saber
près es de cazer
33(piez deu escazer M) ; il s’ensuit que les amis loyaux sont loin d’être les meilleurs, et qu’en fin de compte
lai on Amors vol renhar
razos no pot contrastar !
34Et, sitôt après, une strophe d’une clarté parfaite, qui est un Triomphe (au sens que donnera Pétrarque au mot) de l’Amour,
Amors apodera e vens
paubres e manens,
35etc., c’est la strophe citée dans le Breviari d’Amor. La suivante (quatrième) décrit la très humble reddition de l’amant à l’Amour ; le poète, en passant, y parle de lui-même comme d’un "souverain menteur". Dans la cinquième et dernière (il n’y a pas de tornade), à la seule idée d’un brin d’espoir, il évoque ses pleurs changés en joie, et, du même coup, le monde entier en liesse :
tot lo mon feira jauzen...
36"Souvent un beau désordre est un effet de l’art" : comment ne pas citer le codificateur de notre classicisme pour conclure cette sommaire évocation de la chanson d’Aymar ? Ce n’est pas là un texte fa-ci le ; la tâche de l’éditeur me semble aussi redoutable aujourd’hui qu’hier17 ; mais c’est un texte exemplaire.
37Rien n’est moins caractéristique en effet de la lyrique du xiie siècle - et l’on pourrait même dire de toute la littérature du temps - que le souci de la cohérence, au sens où nous autres modernes l’entendons, après être passés - enfants !— sur les bancs de l’école, et y avoir appris à "composer". Ces œuvres au contraire sont souvent naturellement incohérentes : et je pense aussitôt ici aux belles pages qu’Eugène Vinaver a consacré aux "laisses similaires" dans son étude La Mort de Roland18, où il a si fort et si justement insisté sur le fait que, d’une part, on ne saurait parvenir à concilier, rassembler les diverses façons qu’à successivement Turold d’évoquer les derniers instants de Roland ; tandis que d’autre part la beauté du texte dépend précisément de ce qu’il appelle sa "lecture horizontale", le "fondu" en la mémoire de l’auditeur de ces diverses évocations incohérentes. Et d’ajouter plus loin, mieux encore, à propos des fameuses laisses contradictoires LIX et LX (réponse de Roland à Ganelon quand celui-ci vient d’octroyer à celui-là le commandement de l’arrière-garde) : "Elles se tiennent, et l’une appelle l’autre, non pas parce qu’el les sont faites pour être conciliées, mais parce qu’elles répondent à deux attitudes inconciliables".
38C’est la grande force de la pensée vinavérienne que d’avoir, à propos des textes les plus divers, refusé la lecture d’esprits rationalistes pour lesquels ce qui est "original, authentique" doit être par là même "unitaire, cohérent", tandis que l’incohérence serait un signe d’altération, de remaniement, de décadence : et j’ajouterai que c’est là, paradoxalement, son insigne cohérence, mal saisissable au premier abord peut-être, profonde et lumineuse pour qui a suffisamment pratiqué sa réflexion. Qu’il me soit permis, puisque le fil de mon propos y mène en passant, de rendre ici un bref et grand hommage au vieil ami qui, toujours aussi souriant, actif, c’est peu dire : inlassablement militant, aura bientôt quatre vingt-ans.
39Certes, tout au long du xiie siècle, nous voyons le sens de la conjointure s’affirmer et s’affiner. Il n’est pas tel pourtant qu’on ne trouve, même dans les courts récits de Marie de France, des incohérences, des contradictions. On sent bien qu’il s’agit là (au moins pour les lais un peu complexes) d’œuvres faites "de pièces et de morceaux" - tout comme le Perceval de Chrétien, que son inachèvement rend, bien sûr, plus incohérent encore. Il est donc vain, me semble-t-il, de chercher jamais une explication, une exégèse univoque à des œuvres ouvrées en dépit du bon sens, oui ! affirmons-le sans peur, puisque cela n’empêche nullement Chrétien de faire de son héros un personnage merveilleusement captivant et psychologiquement crédible d’un bout, à l’autre du récit - d’où sa fascination - d’où les "continuations", qu’il méritait bien : mais c’est ici une autre histoire ; celle de cette rationalisation progressive qu’explique M. Vinaver.
40A la fin du xie siècle, au début du xiie siècle et jusqu’en son milieu, on peut dire en revanche qu’il n’est point d’œuvre qui ne trahisse ce caractère "infantile" d’incohérence -fertile-de contradiction - prégnante. Et, remarquons-le à propos d’une œuvre aussi connue que la Chanson de Roland, c’est dans les moments de plus grande émotion qu’elle apparaît davantage et, tandis que l’auteur "délire" — si l’on veut — enrichit et approfondit le sens du texte.
41On peut du reste se demander philosophiquement en passant si le discours cohérent n’est pas une pure "vue de l’esprit" de la présomption humaine. Ce n’est pas le Discours de la Méthode, véritable patchwork d’essais hétéroclites cousus ensemble, qui contredira cette réflexion.
42Cependant l’homme du xiie siècle croyait à sa cohérence, et en particulier à sa cohérence sociale : l’enseignement chrétien lui répétait que chacun se trouvait "à sa place" (ce qui n’empêchait pas, du reste, des carrières fulgurantes, comme celle d’un Suger, ou, à un moindre degré, ce I le même de Bernart de Ventadorn) ; pour peu qu’il appartînt, de naissance ou par progrès social, au mi lieu de la "cour", au monde "courtois", un système merveilleux d’allégeances - système qui se détraqua i t perpétuellement, mais n’importe (de la même façon les Mundugumor de Margaret Mead19 croient dur comme fer à l’efficacité de leur complexe système parental de "cordes", dont ils constatent amèrement l’échec dans tous tes cas particuliers)- l’assurait : féaux et suzerains du xiie siècle étaient intimement persuadés de sa valeur, de sa cohérence (des siècles plus tard, un Shakespeare, un Saint-Simon y croyaient. encore), à moins que ne se produisît un "cas" indébrouillable du type Marc-Yseut-Tristan20.
43Aussi lui était-il excessivement difficile d’accéder à la connaissance, à la conscience d’une incohérence de pensée, d’un infantilisue de conduite qui pourtant - par rapport à l’homme des "hautes civilisations", qu’il s’agisse de la grecque, de la latine, de la nôtre classique - le caractérisait. Et c’est ainsi, sauf très rares exceptions, que l’homme médiéval n’a d’yeux que pour ce qui lui semble "responsable", "adulte", "cohérent", si peu soit-il doué de ces qualités en réalité. On l’a bien vu hier au cours de l’exposé de M. de Caluwé sur Daurel et Breton : ce que l’on vante chez l’enfant, c’est le mûrissement prompt, le comportement socialement convenable. Il y a cependant une exception qui m’a beaucoup frappé, ce sont quelques pages des Anfances Lance lot (dans le Lancelot en prose) : on y voit le jeune héros se comporter à plusieurs reprises de façon parfaitement insensée ; de retour auprès de la Dame du Lac, il se voit un peu semoncer, mais celle-ci a saisi dans la violence et l’incohérence de son comportement qu’il a en fait mûri, qu’il sera "un homme" entre guillemets. Rare prescience ! Guillaume IX nous a laissé une œuvre parfaitement incohérente dans l’ensemble, et bien souvent aussi dans le détail ; mais certes ce n’est pas lui qui aurait saisi le caractère "infanti le" de sa propre pensée, ce n’est pas lui qui eût eu l’idée d’écrire "Non ai de sen per un efan".
44Or il n’est évidemment pas le seul troubadour incohérent. Tous - et j’entends bien : tous les plus grands - le sont. Chaque fois qu’il m’est arrivé d’avoir à commenter une de leurs chansons (souvent pour la simple "explication de texte" dans le cadre du cours), ou, plus ambitieusement, une œuvre entière, (comme j’ai essayé de le faire pour Arnaut Daniel) j’ai presque toujours été amené à souligner, ici et là, d’une strophe à l’autre - comme on a vu que c’est le cas dans la chanson d’Aymar de Rocaficha - ou d’une chanson à la voisine, ce que nous appellerions sévèrement l’incohérence du propos.
45Pour moi cette incohérence en quelque sorte fondamentale n’a rien de péjoratif, bien au contraire : je m’en vais le montrer tout à l’heure, et ce sera ma conclusion. Mais, pour la bien comprendre, je crois qu’il me faudra auparavant évoquer et commenter brièvement ici un "cas d’amour" : le mien même.
46Comme la plupart, il m’est arrivé de m’interroger sur mon destin. En particulier, je me suis souvent demandé pourquoi, un certain beau jour de Mai ( !) 1953 je m’étais converti, il n ‘ y a guère d’autres mots, aux troubadours, au point de leur consacrer - de manière apparemment i ncohérente, voire irresponsable, puisque alors je me préparais à une carrière d’angliciste - une part importante du travail de ma vie. Je prononçai mes vœux, je les tiens encore en m’adressant ici à vous : contribuer à diffuser le sens, le message et le renom d’œuvres d’un accès de toute manière difficile, et souvent absolument rébarbatif.
47Eh bien, la razo l’explique. C’est qu’à cet âge (j’avais déjà vingt sept ans) mes grands auteurs, ceux qui m’avaient fortement "mordu", c’étaient- je vais les citer dans un désordre qui correspond à l’ordre approximatif de leur entrée en scène : Baudelaire, Cocteau, Marcel Proust, les surréalistes, Racine, Shakespeare, (Racine beaucoup, Shakespeare passionnément), Nerval, Carroll, Blake, Yeats, Samuel Johnson, Sainte Thérèse. Y a-t-il rien de commun, direz-vous, entre l’œuvre de Thérèse d’Avila et ce I le du Dr. Johnson ? Oui : tous les deux, et tous ces auteurs si divers ont en commun d’avoir sou I igné l’incohérence de l’esprit humain, l’absurdité foncière de notre conduite, et d’avoir exalté l’irrationnel, la folie de la foi : qu’il s’agît de celle du croyant) de celle de l’amoureux, de cet le de l’artiste.
48Dirai-je ici que mon ancien professeur de troisième et toujours fidèle ami Marcel Schneider - qui vient de publier un livre sur Hoffmann, âme contradictoire encline aux amours irréelles - ne fut pas pour rien dans beaucoup de ces enthousiasmes, sinon tous. Au Lycée Corneille, comme le permettaient les libéraux programmes d’alors, il nous enseigna pêle-mêle Rutebeuf et Rimbaud, nous raconta Aucassin (dont nous ne lisions que des extraits), et, en fin d’année, nous lut tout Paludes, que j’ai relu dix fois depuis et que je tiens pour le chef-d’œuvre de Gide. Il me souvient d’une conférence qu’il fit à Rouen peu après, qui portait le titre du recueil d’Eluard : L’Enfance la Poésie...
49Je reviens au sujet : qu’Eluard, mais que Breton surtout, que l’auteur de Nadja et de L’Amour Fou, que l’étonnant orchestrateur de l’irrationnel, de l’incohérent, du délire même, soit mort sans connaître peut-être seulement le nom de Bernart de Ventadorn (comme il avait ignoré, par une sorte d’anti-cléralisme primaire dirait-on, tout le surréalisme qui lui crevait les yeux aux tympans et aux chapiteaux de nos églises romanes), c’est un scandale pour l’esprit21 : comment peut-on ignorer à ce point d’où l’on vient ?
50Ainsi les surréalistes, que j’admirais beaucoup lorsque j’avais vingt ans, me ramènent-ils pour conclure, en faisant hardiment ici un saut de huit siècles en arrière, aux deux vers qui ont fait l’objet de cette communication :
Non ai de sen per un efan
aissi su i d’amor entrepres.
51En choisissant de comparer l’incohérence de l’amant non point à celle de l’insensé, du schizophrène, qui-est inguérissable et par là même étrangère à la condition humaine "normale", mais à celle de l’enfant, qui est constitutive, nous le savons bien désormais, et Vico le savait, et l’admirait, un siècle et demi avant Freud, et Wordsworth aussi le savait bien, avec son illustre "The child is father of the man", Bernart de Ventadorn ouvrait à l’intelligence que l’homme a de lui-même une véritable voie royale, qui devait conduire à une civilisation plus mûre sans doute qu’aucune autre, parce qu’elle se sait mieux l’héritière de l’enfance la poésie.
52Si vous ne trouvez pas ce que je viens d’exposer par trop incohérent, par trop irresponsable, il va de soi que ces réflexions confortent, sur un seul point précis, la conclusion de ma communication d’Amiens l’an dernier : l’amour occidental, mieux, l’âme occidentale, dont on ne saurait trop relever la grandeur devant les très- irresponsables mises en accusation dont elle fait constamment aujourd’hui l’objet, est, pour décalquer ici la fameuse formule d’André Gide, l’œuvre de quelques-uns.
DISCUSSION
Jean-Charles PAÏEN
53Eluard a connu Bernard de Ventadour.
54Y-a-t-il un "horme médiéval" ? Le clerc, le chevalier, le vilain sont des hommes différents, et les mentalités ne sont pas uniformes du xie au xvie siècle
55"C’est enfance" signifie, en ancien français, agir de façon déraisonnable. N’est-ce pas la même chose en occitan ?
56Il faudrait ajouter au corpus le poème du châtelain de Couci où le poète se compare à l’enfant qui veut se saisir d’une étoile. Cela traduit seulement la distance hiérarchique entre la dame et l’amour. Roger DRAQONETTI a évoqué cette "folie" dans son article : Trois motifs de la lyrique courtoise des Romanica gandensia, 1967.
57Reste un problème de fond : celui de l’incohérence. On peut expliquer un poème de troubadour en fonction d’une étude rigoureuse. Le texte a sa logique, même si les scribes intervertissent les strophes. Comment pourrait-il en être autrement à une époque où triomphe une certaine forme de logique ?
Antoine TAVERA
58Je ne suis pas d’accord avec votre objection. J’ai bien remarqué, avec citations à l’appui, que "agir comme un enfant" dans un contexte péjoratif était banal. Ce qui ne l’est nullement, c’est de dire que l’amoureux (contexte mélioratif) se comporte, lui aussi, "comme un enfant". Dans ce contexte, les vers du Châtelain de Coucy sont dignes d’intérêt, et viennent en fait à l’appui de mes dires.
Michel MANSON
59Cet amoureux qui n’a pas plus de sens qu’un enfant n’est pas unique dans la littérature. Catulle, XVII, 12-13, inversant cette proposition, veut réveiller un habitant de Vérone qui, n’étant pas assez amoureux, laisse trop libre sa jeune femme. Et il le traite "insensé" "n’ayant pas plus de raison qu’un enfant de deux ans bercé dans les bras de son père". J’ai eu l’occasion, dans l’art, déjà cité des MEFRA, 1978, 1 consacré à ces deux vers, de relever toutes les insultes utilisant l’enfant comme point de comparaison. Dès qu’un homme se conduit comme un insensé, c’est qu’il n’a guère plus de raison qu’un enfant, que la cause en soit l’amour ou bien d’autre chose.
Antoine TAVERA
60Je ne suis pas plus d’accord avec vous qu’avec M. Payen : votre remarque revient au même. Je pourrais vous citer en contrepartie deux vers de Tibulle où, amoureux, il se compare à la toupie que fait tourner un enfant.* L’idée d’enfance est bien là, venue sans doute du "mythèroe" Cupidon, mais le poète n’a pas encore songé à se comparer lui-même à un enfant, comme le fera B. de V.
Alice PLANCHE
61L’amour change la nature de l’être : le sage est fou le fou sage, l’enfant adulte, l’homme mûr et le vieillard sont enfants. Cette mutation peut-être fâcheuse (comme dans les vers cités) ou bénéfique : Un chevalier qui n’est pas amoureux n’est pas jeune quel que soit son âge, et c’est tant pis pour lui.
Notes de bas de page
1 Toujours à propos de la genèse du "trobar", colloque "Littérature et Société" de l’Université de Picardie (1978), Actes à paraître.
2 Cet "arbre" se ramifie sur un plan ; dans "23", 2 se réfère à l’axe des abscisses, 3 à l’axe des coordonnées.
3 A défaut de concordancier, on peut consulter le Lex i que Roman de Raynouard et le Provenzalisches Supplément Wörterbuch de Levy. Dans le premier on ne trouve, étrangement, ni efan ni enfan (alors que malgré tout les références à l’enfant - v. note 6 - ne sont pas absentes de la lyrique d’oc). Dans le second, tous les exemples donnés pour efan sont pris dans divers textes non lyriques.
4 Cari Appel, Die Lieder Bernart von Ventadorns, Halle 1915.
5 Pattison, The Works of Raimbaut. d’Orange, University of Minnesota Press (& 0.U. P. ), 1952.
6 On rencontre le mot, cependant, par trois fois au moins (en dehors de l’occurrence qui fait l’objet du présent travail) dans l’œuvre de Bernart de Ventadorn. Deux fois c’est dans un contexte assez banalement péjoratif : "Ans es foli’ et efansa" (Appel I, v. 21) et "S’eu saubes la gen enchantar/mei enemic foron efan" (XXXIX, v. 33-34) ; mais un troisième exemple : "Pois fom amdui efan/ l’am ades e la blan" (XXVIII, v. 25-26) rend un son infiniment plus rare chez les troubadours, qui réfère aux traditions romanesques d’amours enfantines. Ces diverses citations montrent un indéniable penchant pour la référence à l’enfance dans l’esprit de Bernart.
7 "Ben es cargatz de fol fais/qui d’amors es en pan-tais" (Dejeanne VII).
8 Can vei la lauzeta mover (Appel XLIII), v. 17-19.
9 Quelques exemples cependant : "Ar ai ben d’Amor apres/cum sap de son dart ferir" (Peire Raimon de Tolo-za, Ar ai ben, v. 1-2) ; "E’I dieu d’amor m’a nafrat de sa lansa" (AIbert de Sestaron, En amor ai tan petit de f i ansa) ; enfin "Qu’anc nuls archiers tan dreit no saup destendre/qu’el a plus dreit no m’ai’ al cor assis/ la dolza mort..."(Richart de B erbezi Ih, Be voir i a saber d’amor). - N.b. : dans le texte, lire Alexandre, non Clifiès.
10 Préface à Paul Morand, Tendres Stocks.
11 R. Guiette, "D’une poésie formelle en France au Moyen Age", Revue des Sciences Humaines, LIV(1949) P- 64.
12 La formule mérite d’être citée en entier : "Le génie n’est que l’enfance retrouvée, douée maintenant d’organes virils pour s’exprimer" (Le Peintre de la vie moderne, dans Curiosités Esthétiques).
13 Je fais allusion ici à la date de parution du premier volume du Choix des Poésies originales des Troubadours de Raynouard.
14 On en trouvera néanmoins une édition sommaire dans C. Appel, ProvenzaIische Inedita aus der Pariser Handschriften, 1892, p. 7.
15 Deux de ces pièces, Tan doussamen et Enaissi.m pren figurent aussi dans les Mss. D, E, I, K et e, mais sous des attributions différentes : Guiraut de Calanso, Gui I hem Magret respectivement. C’est une des raisons pour lesquelles je doute (v.i.) que la pièce dont je parle ici soit, malgré les attributions de C et de M (ce dernier semble tributaire des mêmes sources que C), d’A. de R. Tan doussamen présente diverses affinités avec Si Amors ; or C reg. 2 l’attribue à Arnaut de Maroilh, ce qui me semble plus vraisemblable que l’attribution à Guiraut de Calarisc pourtant largement majoritaire (IKRa1 C reg. 1 ). L’hypothèse reste aventurée.
16 Les deux manuscrits, C et M, donnent le même ordre des strophes. M’est vrai (note 15) qu’ils ont chance de dériver d’une même source ; on trouve néanmoins des leçons sensiblement divergentes, et une variante considérable aux vers 46-47.
17 Plus redoutable, depuis qu’ont paru, presque simultanément, les éditions de Peter Ricketts du Perilhos Tractât (1976) et, de Reinhilt Richter Die Troubadourzitate im Breviari D’Amor, S.T.E.M. Mucchi, Modena, 1976. J’ai cet ouvrage sous les yeux, non le premier, mais M. Ricketts m’avait très aimablement communiqué des photocopies de ses épreuves avant sa parution. D’une confrontation rapide avec mon propre apparat pour la strophe III de Si amors (j’avais consulté les deux exemplaires du Breviari que conserve la Bibliothèque Nationale, F. F. 837 et 858), il me semble appaître que ni l’une ni l’autre édition ne donnent toutes les variantes ; et toutes deux ignorent ce I les du Ms. M : de sorte qu’une recension d’ensemble, pour ces douze vers, reste, après ces deux parutions, singulièrement difficile.
18 Parue d’abord dans les Cahiers de Civilisation Médiévale, cette étude a été reprise dans A la Recherche d’une Poétique Médiévale, Nizet, 1970, ch. III, P. 49-74.
19 Margaret Mead, Sex and Tempérament in Three Primitive Societies, 1928 ;trad. fr. Mœurs et Sexualité en Océanie, Pion 1963, ch. X, p. 158-192.
20 Les hypothèses formulées à cet égard par Jean Su-brenat dans son étude "Sur le climat social, religieux du Tristan de Béroul" (Le Moyen Age, 1976, p. 219-261) me semblent très convaincantes. En mettant en lumière ce "climat" qui nous est devenu si étranger, elles ont précisément le rare mérite de rendre l’œuvre bien mieux compréhensible, et, si je l’ose dire ici, plus cohérente du point de vue psychologique.
21 Afin de mieux faire ressortir ce "scandale", je me suis amusé à traduire en provençal médiéval(et en octosyl labes non rimes pour souligner le lyrisme de cette prose) quelques lignés de Nadja (ed. or. p. 119) voici le résultat : "Corn me jotja, e com me près / e cal perdo se, can no l’ara / sempre la sec ? No l’am de ver ?... Non puesc ges, cal qu’ela.m deman/ no.I en grazir, que seri’ odios / tan la vei pura, e de tôt liam/ d’aquest vil segle desliada...".
Je n’ai guère ajouté ici que vil, pour le mètre. De tels exemples sont troublants - et l’on pourrait aussi bien citer tel le page des Faux Monnayeurs où l’un des héros, Bernard, s’exprime en vrai troubadour. Or Gide, dont la culture médiévale commençait à Dante, a lui aussi absolument ignoré la poésie des troubadours jusqu’à sa mort. Mais c’est que Gide et Breton héritaient du romanesque fin-de-siècle, marqué par un renouveau parfois extrême de l’esprit "courtois".
Notes de fin
* Nairque agor, ut per plana citus sola verbere turbo, Quem celer assueta versât ab arte puer.
Tibulle, I, v.
Auteur
Université de Nice
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003