L’enfant dans Daurel et Beton
p. 316-334
Texte intégral
1Quand le duc Beuve d’Antone1, grand seigneur célibataire et l’un des principaux conseillers de l’empereur, décide de choisir un "compagnon"2, il se tourne vers le comte Gui, le moins riche de ses barons. Et pour mieux montrer le peu d’intérêt matériel qu’il peut trouver dans cette affaire, Beuve précise les conséquences du serment qu’ils vont échanger : tous leurs biens seront désormais communs, l’un devenant automatiquement l’héritier de l’autre. Le duc signale même :
Mas s’ieu prengui molher e [no mi] venh enfanto,
S’ieu mori denan vos, companh, ieu la vos do ;3
2Mais bientôt Beuve épouse Ermenjart, la propre sœur de Charlemagne, et un enfant naît de leur union, qui est baptisé avec faste :
Al rie duc Boves donec Dieus.i. efan,
Gran joia n’an li peti e li gran.
El l’en evia al palazi Roulan
Que l’en bateie ab gran alegramen.
Gen l’en bâtie car el es sos parens ;
Bel nom li mes segon son essien,
Beto ac nom, que pueis [ac] gran afan.
Tramet l’a.l duc en.i. bresol d’argen
Et ab lui vengro.m. cavaliers valhen,
Fon recobratz ab gran alegramen.4
3Entretemps, le duc a accueilli dans son château le jongleur Daurel et sa famille. Là aussi naît un enfant que Beuve accepte de baptiser :
E can lo duc vole el destrier montar,
Vec vos vengut Daurel, lo bon joglar :
"Bel sira dux, be mi dei alegrar ;
.1. pauc filh ai, vuelh vos merce clamar ;
Que.us plassia, senhe, lo .m anes bategar."
So dis lo dux : "Anas lo.m aportar."
Vai lai Daurel, que o vole enansar
A la porta e vai lo. lh presentar.
E mes li nom Daurelet de Monclar,
Pueis es montât e vol anar cassar.5
4Le temps de joie des épousailles et des baptêmes fait bientôt place au temps de peine de la chasse et de la mort. Gui tue sauvagement son compagnon qui se laisse immoler sans une plainte et sans un mot de haine à l’égard de son meurtrier. Il pense à son fils :
De Betonet vos prec que.l nosricatz
E vostra cort, coms, se.us platz, l’amenatz ;
Neps es de Caries, no i seres dissonratz.
De tôt cant a la meitat vu.lh aiatz."6
5Gui, cependant, ne lui laisse aucun espoir à ce sujet :
Dis lo fals Guis : "De folia parlatz !
Per sel senhor que fo en cros levatz,
Ja no vieura .XV. jorns acabatz !
Se el en mas mas pot eser bailatz,
No.l pot gerir ni vila ni sieutatz.
Ieu ai vos mortz ; el non es acabatz !"7
6Et Beuve n’a plus qu’à remettre Béton entre les mains protectrices de Dieu et de la Vierge :
Jhesu Crist senhe que en cros fos levatz
E denhes naiser per los nostes pecatz,
Santa Maria Dona, ieu vos prec, si a vos platz,
Mo fil h Beto d’ente sas mas gardatz,
E quere vos que.m perdones mos peccatz !"8
7Il est peu question de Béton dans le discours assez dur qu’Ermenjart tient à son frère lorsque celui-ci décide de lui faire épouser le comte Gui. Si Béton vit, dit-elle, il saura la venger, mais elle ne veut pas, entretemps, que ses enfants aient un traître pour père9.
8Rentrée à Poitiers, et mariée malgré elle, la dame ne tarde pas à concevoir des craintes légitimes pour la vie de son fils. La fille d’un bourgeois, Aiceline, qui vient de perdre à la fois son mari et un tout jeune enfant, emmène Béton pour l’élever dans une île :
E si lo pren aquel ric Borges
Dedins la cambra cum se panatz l’ages.
Ben tost l’enporta en irla demanes ;
N’Aisilineta, que mol jauzenta n’es
Noiri l’enfan tan solamen.ii. mes.10
9Dans la laisse suivante, l’auteur n’hésite pas à nous donner des détails sur les soins qui sont donnés au bébé :
Al filh del duc an facha tal maio,
Dedins non a ni lata ni cabiro,
Ans es en mar on las grans ondas son,
En.i. roca on sol estar lo loc
Am bel mur fah, de porta, de viro ;
No i intra aiga ni tempestacio.
N’Aisilineta, cui Jhesu Crist ben do,
Molt gen lo bauza cant es ben de sazo,
Pueis lo envolopa en.i. bel cisclato,
Peuisas li vet ermi pelisso,
Et en aprot ela. lh ditz.i. bel so,
Bauzan los uelhs e tota la faisso
E prega Dieu que longa vida-l do.
Ai sel enfan noiri hom a lairo,
Mas lo borges e cel da sa maio
Pro lei aporta vi e pa a bando,
E draps de Fransa colque l’enfanto.11
10La disparition de Beton inquiète Gui, mais il apprend bientôt où se trouve l’enfant par un pêcheur à qui Aiceline s’est imprudemment confiée. C’est Daurel qui intervient pour sauver la situation : aidé par un frère d’Aiceline, il enlève l’enfant et le confie à sa propre épouse, Béa-tris. Quant à la jeune nourrice, elle est simplement oubliée sur cette île où Gui lui infligera d’atroces tortures et obtiendra d’elle qu’elle trahisse Daurel.
11Le traître se dirige immédiatement vers Monclar et là nous assistons à une nouvelle scène horrible au cours de laquelle il tue avec la plus grande brutalité le jeune Daurelet que le jongleur a substitué à Beton dans un élan suprême de sacrifice :
So dit lo tracher : "Gardât qu’eu voirai far."
Pren lo pels pes, dona ne a.i. pilar ;
Amdos los ueilh li fes del cap volar
E las servelas trastotas escampar.12
12Daurel enveloppe l’enfant dans une étoffe de soie et l’emporte à Poitiers où il est enterré auprès du duc Beuve, pour qui il est mort. Ensuite, avec l’assentiment d’Ermenjart, le jongleur s’embarque avec Béton pour un pays lointain, sans omettre d’emmener une nouvelle nourrice. Et, tandis qu’Ermenjart se réjouit de savoir son fils en sûreté, le jongleur et l’enfant abordent bientôt en Babylonie.
13Là, ils sont fort bien accueillis par l’émir13 qui, manifestement, apprécie l’art de Daurel. Après avoir refusé un riche présent, celui-ci présente Béton comme son fils et demande, pour toute récompense, qu’on veuille bien faire élever cet enfant à la cour. Le souverain répond :
[...] "A mi lo présentât."
Daurel lo-l baila et el lo pren viatz ;
Ausa-lh lo pali, l’efas a-ls silhs levatz,
Geta.i. ris, e-l rei es ne pagatz :
"Efas", ditz el, "ben iest bonaurat ;
Ane mai no-m vis, cum s’e[s] alegrat !
A gran honor vuelh que sias gardatz ;
Domna regina, en garda l’agatz,
Fais lo noirir per l’amor que-m portât."
"Senher", dit ela, "e ma brassa-1 pauzat ;
Per ce ! Senhor que totz naz a formatz,
Tam be sera noirit et alautat
Cum s’ie-l’agues e mon ventre portât."14
14A partir de ce moment, l’auteur nous permet de suivre, année par année, l’évolution de Béton, pour ce qui concerne les transformations de son apparence physique aussi bien que le développement de ses qualités morales ;
15Jusqu’à trois ans, l’enfant reçoit seulement des nourritures physiques et manifeste sa jeune personnalité par une beauté douce qui fait douter de son origine prétendument humble. A quatre ans, il force l’admiration par sa vivacité et à cinq ans, nous dit l’auteur :
Fon ben cregut e pros e essenhat ;
Pueja cavals et a los abrivatz,
Fon bel s parliers e gen enrazonatz,
Joga a taulas, ad escax et a dat[z]
Et en la cort fo fort per tôt amatz.15
16Un an plus tard, sa beauté s’est affirmée, et il apprend à jouer de la harpe et de la viole. A cet art-là aussi il se révèle adroit car, à sept ans :
[...] Betp sap gen violar
E tocar citoia e ricamen arpar
E cansos dire, de se mezis trobar.16
17Un jour de cette année, il gagne au jeu les bliauts de dix enfants nobles, et il les distribue bientôt aux enfants de la ville sans rien garder pour lui. C’est sa générosité qui, maintenant, étonne, et fait croire à l’émir que Béton ne peut pas être le fils d’un jongleur. L’enfant est alors soumis à une épreuve : il recevra de l’argent après qu’il aura dit des vers à la fille du souverain ; s’il accepte d’être ainsi payé, c’est qu’il est bien fils de jongleur. Evidemment il refuse les cent marcs qu’on lui propose et chacun dit :
"Aicel efas pessam que fos panatz."17
18Mais il n’en est que plus aimé de tous.
19A neuf ans, il continue à briller aux jeux et il se met aussi à chasser et à entraîner les chevaux. En même temps, il exerce avec talent le métier de jongleur que Daurel lui a enseigné. A onze ans, il apprend l’escrime et à douze ans il joute avec succès contre celui qu’il croit être son père. Daurel décide alors de lui dire qui il est et de lui révéler les événements tragiques qui ont suivi de peu sa naissance. Beton sait désormais quelle mission de vengeance il aura à accomplir.
20A treize ans, il renonce aux exercices gratuits pour connaître la guerre. Il a cessé d’être un enfant et il se prépare à accomplir les exploits que sa naissance impose et qui lui permettront de parcourir le chemin qui le sépare encore de la condition d’adulte.
21C’est là que nous devons l’abandonner, dans le cadre de cette analyse.
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22A travers ce résumé à peine sélectif (18) de l’intrigue, on aura pu se rendre compte de l’importance quantitative du rôle de l’enfant dans Daurel et Beton. Plus de la moitié des laisses qui composent cette chanson lui sont consacrées et il ne s’agit jamais, on l’a vu, d’allusions fugaces. Dans cette épopée "réaliste"19, l’enfant est à la fois objet et sujet du discours littéraire, et son passage de l’une à l’autre de ces fonctions, au lieu d’être latent ou traité comme le sont habituellement les transitions inutiles, suscite un développement des plus originaux.
23En 1977, lorsque le colloque annuel du C.U.E.R.M.A. fut consacré aux Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales, Béatrix Vadin défendit l’idée que le moyen âge n’était pas “à l’écoute de l’enfant”, l’idée que l’enfant était alors "tout à fait méconnu et négligé par une société adultocentrique"20. Quitte à la nuancer sensiblement par les exemples cités dans les travaux assez récents de Jeanne Lods21, de Régine Colliot22 ou de Jean Subrenat23, on pourrait admettre cette thèse comme correspondant assez bien à la tendance générale que l’on reconnaît dans la quasi totalité des œuvres médiévales. Toutefois il faudrait alors reconnaître que Daurel et Beton constitue une œuvre "originale", sinon atypique, dans le concert des épopées et des romans du xiième siècle. Le présent colloque devrait nous aider à nous faire une opinion à ce sujet.
24En outre, il faudrait distinguer, parmi les traitements littéraires de l’enfance dans Daurel et Béton, ceux qui concernent le tout jeune enfant, incapable encore de manger seul, de marcher ou de s’exprimer et ceux qui interviennent dans une perspective que l’on a dite "pédagogique"24. Or si ce dernier aspect a été étudié assez longuement par Paul Meyer25, par Arthur S. Kimmel26 et, plus récemment, par Alberto Limentani27, le premier n’apparaît que dans un court, mais très intéressant, commentaire d’A.S. Kimmel28.
25"Dans Daurel, écrit-il, la scène au cours de laquelle Aisilineta, la nourrice de Béton, s’occupe amoureusement de l’enfant, est unique dans l’épopée"29. Et Kimmel30 cite les vers (voir ci-dessus, vv. 724-730) où l’on voit la jeune femme embrasser l’enfant, le langer puis le vêtir, lui chanter une berceuse et baiser enfin son visage endormi en priant Dieu qu’il préserve sa vie.
26Mais Aiceline n’est pas le seul personnage à qui l’auteur prête des sentiments tendres à l’égard des nouveaux-nés. Lorsque Daurel lui confie Béton, Béatrice n’exprime que de la joie et ses propres enfants ne tardent pas à lui faire écho :
So ditz la dona : "Ben es endestinatz ;
Mortz es mo senher, aquest avem cobratz,
Cest er noirit a forsa o a gratz."
Met l’e la cambra et a lo asadatz.
Lih fil Daurel s’en son tant alegratz
May que s’aguesso tot l’aur del mon trobatz ;31
27On a vu que l’émir de Babylonie se laisse émouvoir par le moindre sourire ou gazouillis de l’enfant. Quant au jongleur, après avoir dû sacrifier Daurelet, il éprouve une peine très profonde et il met toute son affection paternelle blessée à s’occuper du petit cadavre avec des gestes touchants :
E Daurel vai son efan ajustar,
En.i. bel pali l’a fait envelopar ;
Se fo iratz no vos o sai comtar.
[...]
Porta l’efan e va-l al pla pauzar,
Tuh lo regardo e prendo-is a plorar.32
28Par un effet évident de contraste avec toutes les scènes où il n’est question que d’amour lorsqu’il s’agit d’enfants, la cruauté de Gui prend des accents paroxystiques dans l’expression du mal.
29Au-delà même des attitudes prêtées aux différents personnages, on reconnaît chez l’auteur un souci de réalisme particulièrement développé chaque fois que l’enfant est en jeu. Non seulement il nous dit qu’on l’aime, qu’on le nourrit ou qu’on le vêt, mais il nous donne sur ces sujets un nombre considérable de précisions ou d’explications. Ainsi ne confie-t-on pas l’enfant, lorsqu’il est en danger, à n’importe qui. Beatris peut le nourrir parce qu’elle a un bébé du même âge. Quant à Aiceline, son père l’a présentée à Ermenjart en ces termes :
Una ma filha que sos maritz mor es,
E lo cieu efas, que no-l alaita ges,33
30Et ce dernier "détail" que Paul Meyer34 a curieusement omis dans son analyse du poème réapparaît lorsque Gui, dans un mouvement de sadisme médité, la torture en blessant ce qu’il y a en elle de plus physiquement maternel :
De grans espinas si fay pro aportar,
A[d]eis Ebrart las fay fort aguzar,
Per les tetinas l’en comensa a ficar
Que.c. aiidas lh’en fes laîns intrar,
Que [fes] sanc e lah mesclar [e] ragar.35
31Lorsqu’Aiceline et Béton vivent cachés dans l’île, on leur apporte régulièrement des vivres et des vêtements. Lorsqu’il s’embarque pour la Babylonie, Daurel ne manque pas d’emporter tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, et notamment une nourrice.
32Enfin les descriptions de l’enfant présentent ce qu’on pourrait appeler un caractère de réalisme affectif dans la mesure où l’auteur s’attache à des qualités de l’enfant qui n’ont que peu de chose à voir avec l’adulte qu’il sera. C’est un bébé que l’on pouponne, qui sourit et à qui l’on sourit en admirant la pureté de ses traits :
Tuh lo regardo car grans fo sa beutat :
Lo pels ac blons e gent afaisonat.
E los ueilh vars cum a falcos mudatz,
La gola fresca cum roza en estat,
Blanc coma neus et ac genta la fatz.36
33Rien dans tout cela, en vérité, qui puisse apparaître comme un topique, rien non plus qui rappelle ce "mouvement d’humeur" que "cette faiblesse de l’enfance provoque parfois chez les adultes" dans les épopées françaises étudiées par Jeanne Lods37.
34Dans son ouvrage sur l’Exception narrative, auquel j’ai déjà fait allusion, Alberto Limentani consacre un petit chapitre à Daurel et Béton, qu’il considère comme un texte mineur, tout en jugeant qu’Arthur S. Kimmel et moi-même sommes bien trop généreux envers cette œuvre, aussi médiocre, en vérité, que l’a dite Paul Meye38. En revanche le critique italien insiste, dès le sous-titre de son étude -"le jongleur pédagogue"39- sur la relative originalité des passages où l’auteur décrit longuement l’évolution de l’enfant à travers son éducation. Originalité relative car, selon A. Limentani, qui cite alors Isidore de Séville et un passage du roman de Flamenca, "il ne faut pas aller très loin pour trouver d’autres exemples"40.
35Une première remarque s’impose, concernant ces comparaisons, dans la mesure où les extraits cités par A.- Limentani sont loin de correspondre exactement à ce que nous lisons dans Daurel et Béton. Le texte de Flamenca envisage, en quelques vers seulement, l’évolution des filles, en choisissant quelques étapes marquantes de leurs possibilités érotiques : à treize ans, Amour commence à réclamer son dû ; à seize il est encore possible, par faveur du destin, de connaître Amour ; à vingt-et-un ans, il est trop tard, même si l’on a de beaux restes !41 Quant à Isidore de Séville, il établit simplement une gradation entre les âges de l’homme, qui semble ressortir davantage à la réalité observée qu’à un topique quelconque. Nous allons revenir sur ce dernier point, mais sans omettre de noter tout d’abord que ni 1’auteur anonyme de Flamenca, ni Isidore de Séville n’envisagent le rôle de l’éducation dans l’évolution qu’ils évoquent.
36On trouve dans les textes sur lesquels se fonde notre connaissance du droit canonique médiéval une grande variété dans les noms par lesquels on désigne l’enfant ou les âges par lesquels il passe :"infans, puer, puella, parvu-lus, iuvenis, adolescens, adultus, grandiusculus, impubes, pubes [...], puerilis aetas, aetas pueritiae, rrnnor aetas, aetas proxima infantiae, aetas proxima pubertati, aetas tenera, nubilis aetas, légitima aetas, perfecta aetas, plena aetas, aetas rationabilis, aetas discretionis"42. Tous ces termes ne sont pas également précis, ou connus avec précision, mais ils permettent au moins, selon René Metz, de distinguer, pendant la période de "minorité" qui va de la naissance à l’âge de vingt-cinq ans, plusieurs étapes importantes et socialement reconnues puisqu’elles marquent, pour l’enfant, la faculté d’accéder "aux différents états de vie et aux actes religieux"43 : l’enfance proprement dite va de la naissance à l’âge de sept ans ; l’âge proche de l’enfance et l’âge proche de la puberté se partagent les sept années suivantes chez l’homme, alors que chez la femme cette période est réduite à cinq ans ; l’âge de la puberté, enfin, conduit l’"enfant" jusqu’à sa majorité44.
37Dans Daurel et Béton, on l’a vu, l’auteur décrit les progrès de l’enfant à tous les âges, à l’exception de la huitième et de la dixième années, et encore faut-il vraisemblablement attribuer cette omission à une lacune du manuscrit, la laisse XXXIX étant étonnamment courte45. Mais il est remarquable de constater, dans la perspective d’une conception réaliste de l’enfant, que l’auteur ménage un temps d’arrêt important (vers 1419-1563) sur l’âge de sept ans. C’est, pour le droit canonique, l’âge de raison ou l’âge de discrétion46, et c’est à cet âge-là que nous voyons Béton révéler spontanément son intelligence supérieure, sa nature généreuse et, au cours d’une épreuve, son désintéressement pour les biens matériels. L’autre temps d’arrêt se situe à treize ans, moment des premiers exploits authentiques de l’enfant et moment du premier conflit qui l’oppose à un père adoptif soudain jaloux d’une autorité qui n’est plus de mise. Un changement important s’est opéré dans la psychologie de cet enfant et Daurel ne tarde pas à le comprendre puisqu’il renonce alors à tout mensonge, à toute contrainte envers lui. Quant aux raisons pour lesquelles l’auteur situe cette mutation à treize ans plutôt qu’à quatorze ans comme le voudrait le droit canonique, nous ne pouvons guère les envisager que sous la forme d’une hypothèse. Il s’agirait simplement de montrer, sans exagérer, la précocité de cet enfant exceptionnel. C’est le fils de Beuve, c’est le neveu de Charlemagne et, comme l’ont noté A. S. Kimmel47 et A. Limentani48, notre texte insiste lourdement sur ce postulat essentialiste selon lequel "bon sang ne peut mentir"...49 La première maturité de Béton se situe ainsi entre celle des hommes ordinaires et celle du Christ puisque c’est à douze ans, selon Luc50, que Jésus s’est éloigné de ses parents pour discuter, à Jérusalem, avec les docteurs du temple.
38L’originalité des passages que nous évoquons me paraît toutefois résider surtout dans le point de vue, -ou les points de vue- qui est ici adopté par l’auteur. Non seulement il est sensible à une évolution ponctuelle, mais il parvient encore à distinguer -et c’est en cela qu’on peut parler chez lui de "pédagogie"- les phénomènes évolutifs propres au développement spontané de l’enfant (sa beauté, son intelligence, sa gentillesse) et ceux qui dépendent d’un apprentissage : son adresse aux jeux ou à l’escrime, sa capacité à monter et à dresser les chevaux., son art jongleresque ne se révèlent qu’après une ou plusieurs années d’apprentissage systématique. En fait, il s’agit bien avant le débat pédagogique devenu permanent, de distinguer nature et nurture, et cela en observant 1’enfant et en appréciant isolément chacun de ses progrès sans se précipiter vers l’aboutissement qui satisfera davantage l’esprit de l’adulte. A chaque âge, Béton est aimé pour ce qu’il est autant que pour ce qu’il devient, dans un système de valeurs où l’on privilégie les qualités morales et les sentiments que l’on inspire aux autres :
Ama-1 lo rei, la regina a sobriers,
Sa genta fi 1 ha que lo te motz en chiers ;
Ama lo domnas, donzels et cavaliers.51
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39Dans Daurel et Béton, l’enfant est omniprésent, mais il ne prend jamais les formes d’un thème ou d’un motif littéraire. Il apparaît comme un être réel, vivant, observable, digne d’intérêt et d’amour. Dans un monde où le mal -représenté seulement ici par un personnage important et un personnage secondaire - trouble en la déchirant la vie des hommes de bonne volonté - et Dieu sait si cette œuvre en est pleine ! -, l’enfant apparaît comme un espoir et comme la réalisation d’un rêve de pureté. Mais ce n’est pas un symbole. C’est tout au contraire une réalité tangible qui échappe presque à la création littéraire, un être frêle que l’on doit protéger et aider à devenir adulte en lui procurant autant d’affection que de nourriture, autant de soins physiques que de savoir et de savoir-faire, même s’il porte en lui, dès sa naissance, des qualités essentielles déterminantes.
40Ce qui paraît original, et un peu anachronique, voire prémonitoire, dans cette singulière chanson de geste, c’est moins le regard porté sur l’enfant que le mouvement de ce regard. Il ne part pas de l’adulte idéal qui attend impatiemment que l’enfant le rejoigne dans ce qu’il considère comme sa perfection. Il se porte sur l’enfant lui-même et découvre peu à peu en lui non l’adulte qu’il devrait devenir, mais l’adulte qu’il devient. Incontestablement l’auteur connaît bien l’enfant et les responsabilités de celui qui les élève, bien au-delà des préceptes pédagogiques que l’on peut lire çà et là, et son attitude, surtout en face du tout jeune enfant évoque plutôt celle d’une mère que celle d’un père52. Mais l’auteur anonyme de Daurel et Béton qui, dans une autre partie de son œuvre insère une revendication féministe très subtile, ne serait-il pas, tout compte fait, une femme ?
DISCUSSION
Marguerite ROSSI
41Je voudrais vous signaler un texte absolument analogue au passage de Daurel et Béton où l’enfant est exécuté si cruellement : il figure dans Gerbert de Mez (éd. Taylor, v. 13680-712) : un des personnages, Fromont le jeune, qui vient de voir périr un de ses parents au cours d’une bataille, venge cette mort en brisant contre un pilier le crâne des enfants de l’un de ses ennemis, Hernaut (ces enfants sont d’ailleurs ses propres neveux, ce qui ajoute à l’horreur de cet acte) ; il jette ensuite les cadavres dans les fossés de la place où il est assiégé, interdisant le deuil à la mère.
42Dans cette scène, carme dans d’autres du même type où l’enfant apparaît corme victime, et n’a bien souvent qu’un rôle tout à fait marginal dans les poèmes, il est essentiellement la pierre de touche de là cruauté. Les êtres qui ont encore quelque chose d’humain sont incapables de donner la mort à l’enfant : ainsi dans la Bataille Loquifer (éd. Dehalle, non publiée, d’après les mss. A, des v. 4025 à 4032) le roi sarrasin Thibaut, décidé à tuer l’enfant Maillefer, fils de Rainouart, est incapable de passer à l’acte : l’enfant rit à l’épée levée contre lui, et ce sourire désarme Thibaut (ce sourire de confiance est d’ailleurs un stéréotype souvent utilisé) ; l’exécution de l’enfant sera donc confiée à sa nourrice sarrasine, sorte de démon femelle.
43Le roman n’ignore pas cette utilisation de l’enfant : on trouve dans la première Continuation de Perceval (éd. Foach, Tome I, v. 10888-944, et 11035-79) un enfant introduit au milieu d’un combat singulier qui oppose Gauvain et un chevalier normé Bran de Lis : celui-ci brutalise d’abord l’enfant, à l’indignation apitoyée de tous les témoins, dont le roi Arthur. Ensuite, la présence de l’enfant (qui sourit aux épées, de façon peu vraisemblable, vu l’âge qui lui est attribué) amène l’interruption du combat, car aucun des deux champions n’est assez dénaturé pour prendre le risque de tuer l’enfant.
44D’autre part en ce qui concerne les nourrices : dans les textes, elles sont toujours présentes avec l’enfant en bas âge : Maillefer, dans la Bataille Loquifer, en a deux : une chrétienne d’abord (v.897-99) puis, après son enlèvement par les Sarrasins, une païenne dont il refuse le lait, et qui lui donne le biberon (v. 4035 - 42)
Antoine TAVERA
45Madame Rossi vient de remarquer qu’on trouve une description du même atroce massacre de petits enfants dans Gerbert de Metz. Beaucoup plus tard, au xvi° s., Las Casas, dans son fameux réquisitoire La Destrucción de las Indias, accuse notamment les colons espagnols de tuer ainsi les petits enfants des Indiens, par pure et monstrueuse cruauté.
Françoise BONNEY
46Le tableau de la nourrice qui dorlote l’enfant se retrouve aussi dans la littérature théologique cf. Gerson "Quomodo puer Jésus in mente devota..." "Vérité enfante Jésus dans le cœur du chrétien ; les soins à lui donner seront efficacement assurés par les vertus qu’il faut développer : ce sont les langes "beaux et blancs" qui envelopperont l’enfant ; deux nourrices s’occuperont de lui, Pleur et Contrition ; l’eau où elles laveront les langes, ce sont les larmes. Le berceau de l’Enfant Divin, c’est la conscience, et la Pureté est le lien qui l’empêche de tomber, connaissance démaillote l’enfant, Amour le câline, Pitié l’allaite, Dévotion prépare le bain, Désir baigne l’enfant en chantant, Douce pensée l’emmène promener, charité le regarde jouer dans le pré avec Patience et obéissance.
47- La cruauté envers l’enfant comme on la relève dans "Daurel et Béton", se retrouve aussi, historiquement, dans des époques troublées, par exemple au début du xve siècle en France, les chroniqueurs parlent des brigands qui enlevaient les petits enfants et les écervelaient. De même, on peut relever dans Soljénitsyne, archipel du Goulag, t.2
48"La femme au camp", un exemple d’une truande qui écervèle ainsi son enfant, parce qu’elle n’est pas une mère mais une truande.
Michel MANSON
49Ces deux chansons de geste expriment admirablement les deux types de regard sur l’enfance qui peuvent coexister à une même époque. L’enfance a beau être innocence, beauté et insouciance, les adultes forcent
50Raoul de Cambrai à revenir sans cesse aux préoccupations des adultes et à s’y conformer. L’enfance est comme abolie par ce regard adulte, préoccupé de fiefs, d’héritages, de vengeance. Dans "Daurel et Béton", on se contente de regarder vivre les enfants, sans interférer. C’est ce regard des mères, des nourrices, qui valorise l’enfance pour elle-même.
Marguerite ROSSI
51Je vous signale un texte où il est dit explicitement qu’une mère aime trop son enfant pour s’en séparer : il s’agit d’un texte romanesque, donc non populaire d’inspiration : la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil (éd. Mary Williams, tome II, v. 10659-61 et 10833-37). On peut sans doute interpréter ces notations carme un moyen de justifier la présence d’un enfant dans un cadre où normalement il n’apparaît pas, au cours d’une action où le narrateur a besoin de lui comme comparse.
Notes de bas de page
1 On trouvera des analyses plus complètes dans
Daurel et Beton, chanson de geste provençale, publiée [...] par Paul MEYER, Paris, Didot, 1880 ("S.A.T.F."),pp.iij-xix et dans A criticai édition of the old provençal epic Daurel et Beton, by Arthur S. KIMMEL, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1971 ("Studies in the Romance Languages and Literatures", 108), pp. 49-60.
2 Sur cette notion, je me permets de renvoyer à mon article Compagnonnage et affrèrement dans Daurel et Beton, dans Mélanges offerts à Jules Horrent (sous presse)
3 Toutes les citations sont extraites de l’édition A. S. KIMMEL (op.cit.). Ici : vv. 18-19, p. 139. "Mais si je prends femme et qu’il ne me vient pas d’enfant, si je meurs avant vous, compagnon, je vous la donne". On comprend mal pourquoi - la versification étant ce qu’elle est dans le manuscrit Didot - A.S. Kimmel propose de supprimer no mi (conservé sous une forme abrégée nom par Paul Meyer, op.cit., p. 2) au vers 18, en introduisant ainsi une incohérence dans le contenu, qui est pourtant précisé au vers 417.
4 Vv. 275-284, p. 147.
5 Vv. 347-356, p. 149.
6 Vv. 414-417, p. 151.
7 Vv. 420-425, ibid.
8 Vv. 435-439, ibid.
9 Vv. 624-625 et 630, p. 156.
10 Vv. 713-717, p. 159.
11 Vv. 718-734, pp. 159-160.
12 Vv. 1030-1033. On trouvera d’autres exemples de cruauté assez comparables dans Micheline de COMBARIEU, Le goût de la violence dans l’épopée médiévale, dans Senefiance n° 1 - Morale pratique et vie quoticlienne dans la littérature française du moyen âge, Aix-en- Provence, 1976, pp. 35-67.
13 Alberto LIMENTANI (L’Eccezione narrativa - La Provenza medievale e l’arte del racconto, Torino, Einaudi, 1977, note la bonté naturelle de cet émir et l’oppose à mon hypothèse (cfr Daurel et Beton - chanson de geste provençale, dans Société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes - Ve Congrès international - Actes, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1974, pp. 439-460) selon laquelle la démesure dans le bien (et non dans le mal, comme l’ajoute curieusement A. Limentani) serait un caractère spécifique du personnage de Beuve. Je n’ai jamais nié qu’il y eût, dans cette œuvre, d’autres personnages bons, mais mon ami Limentani me permettra de continuer à penser qu’il y a une différence importante entre quelqu’un qui offre une cité à un jongleur de talent, et quelqu’un qui indique la manière d’échapper à la justice à celui qui vient de l’assassiner traîtreusement.
14 Vv. 1231-1243, p. 174.
15 Vv. 1274-1277, p. 175.
16 Vv. 1419-1421, p. 179.
17 V. 1561, p. 183.
18 Les passages omis dans ce résumé concernent les recherches menées par Gui pour retrouver l’enfant et la vengeance de Beton.
19 J’ai parlé (art.cit., p. 456) de la nature "bourgeoise" du drame qui se jouait dans Paurel et Beton. Je me rends compte qu’il s’agit d’un terme équivoque. J’ai seulement voulu dire que le problème destiné à sous-tendre le caractère épique de l’intrigue ne repose pas sur un idéal collectif (religion, patrie...) mais sur un crime regardant le droit privé.
20 L’absence de représentation de l’enfant et/ou du sentiment de l’enfance dans la littérature médiévale, dans Senefiance n° 5. Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et lâ civilisation médiévale, Aix-en-Provence, 1978, pp. 363-384.
21 Le thème de l’enfance dans l’épopée française, dans Cahiers de Civilisation médiévale, III, 1960, pp. 58- 62.
22 Un thème de la littérature médiévale, "L’enfant de la forêt", dans Annales de la Faculté des Lettres d’Aix, XXXVIII, 1964, pp. 137-159 et Perspective sur la condition familiale de l’enfant dans la littérature mé-diévale, dans Senefiance n° 1 (cfr note 12), pp. 17-33.
23 La place de quelques petits enfants dans la littérature médiévale, dans Mélanges offerts à Jeanne Lods, Paris, 1978, pp. 547-557.
24 Cfr Alberto LIMENTANI, op. cit., pp. 102-110.
25 Op. cit., passim.
26 Op. cit., pp. 118-120.
27 Op. cit., pp. 105-109.
28 Op. cit., pp. 113-116.
29 "In Daurel, the scene in which Aisilineta, Beton’s wet-nurse, lovingly cares for the infant, is unique in epic :", op. cit., p. 114.
30 Ibid.
31 Vv. 8-91-896, p. 164.
32 Vv. 1041-1043 et 1048-1049, p. 168.
33 Vv. 705-706, p. 159.
34 Op. cit., p. ix.
35 Vv. 918-922, p. 165.
36 Vv. 1248-1252, p. 174.
37 Art, cit., p. 59.
38 Op. cit., p. xxvj.
39 "Il giullare pedagogo", op. cit., p. 102.
40 "per un altro esempio, non occorre andar molto lontano" (Op. cit., p. 108).
41 Ce sont les vers 5591-5607, cités par A. Limentani (Op. cit., p. 109).
42 René METZ, L’enfant dans le droit canonique médiéval - orientation de recherche, dans L’Enfant, 2ème par-tie, Europe médiévale et moderne, Bruxelles, Librairie encyclopédique, 1976 ("Recueils de la Société Bodin pour l’histoire comparative des institutions", XXXVI) pp. 9-96. Notre citation : p. 12.
43 Art, cit., p. 23.
44 Art, cit., pp. 17-23.
45 C’est aussi l’avis d’A. Limentani (op. cit., p. 106).
46 René METZ, art, cit., p. 15.
47 Op. cit., pp. 116-118 : "Blood-will-tell Motif".
48 Op. cit., p. 105 : "buon sangue non mente".
49 Ce thème bien développé s’inscrit en faux contre l’idée qu’un courant populiste parcourrait l’œuvre (cfr Robert LAFONT et Christian ANATOLE, Nouvelle histoire de la littérature occitane, Paris, 1970 ("Publications de l’Institut d’Etudes Occitanes"), pp. 110-112).
50 Luc, II, 42.
51 Vv. 1570-1572, p. 183.
52 On comparera les remarques présentées ici même sur l’enfant chez Marie de France par Jeanne Wathelet- Willem, et tout particulièrement le cas de Fresne.
Auteur
Université de Provence
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