L'enfant dans les lais de Marie de France
p. 299-314
Texte intégral
1Les douze contes alertes dépeignent un amour tantôt heureux, malgré les obstacles, tantôt malheureux, mais qui ne reste platonique que quand les amoureux sont dans l'impossibilité de se rejoindre1.
2La notion qu'un amour charnel peut naturellement aboutir à la conception d'un enfant n'est nullement absente de ces récits. Deux textes sont particulièrement précis à ce sujet. Dans le Fresne, le héros Goron a conquis l'amour de la jeune fille élevée à l'abbaye, comme la nièce de l'abbesse ; il presse son amie de le suivre :
277-288 "Bele, fet-il, ore est issi
Ke de mei avez fet ami.
Venez vus ent del tut od meï !
Saveir poëz, jol quit e crei,
Si vostre aunte s'aparceveit,
Mut durement li pesereit.
S'entur li feussez enceintiee,
Durement sereit curuciee.2
3Dans Milon, une jeune fille s'est éprise du héros qui a répondu à ses avances ; les jeunes gens se rencontrent dans le jardin proche de la chambre de la jeune fille et l'auteur d'ajouter :
53-54 Tant i vint Milun, tant l'ama
Que la dameisele enceinta.
4A propos de ce lai, nous apprenons ce que pouvait être la condition de ce qu'on appelle aujourd'hui une mère célibataire.
5La jeune fille se confie à son ami en gémissant :
58-62 S'onur e sun bien ad perdu,
Quant de tel fet s'est entremise ;
De li ert faite granz justise :
A gleive serat turmentee
U vendue en autre cuntree.
6Il est vrai que l'auteur ajoute :
63-64 Ceo fu custume as ancïens,
Issi teneient en cel tens,
7ce qui paraît indiquer qu'une telle cruauté n'était plus de mise au moment de la composition du lai.
8Dès sa naissance, l'enfant a la dignité d'un être humain, ceci ressort des paroles indignées que prononcent les compagnes d'une accouchée, qui, par crainte du déshonneur, veut faire périr un nouveau-né :
Fresne 95-98 Celes ki en la chambre esteient
La cunfortoent e diseient
Qu'eles nel suffereient pas :
De humme ocire n'est pas gas !
9Sur les douze lais, il en est quatre où il est question du rapport entre parents et enfants.
10Les Deus Amanz est présenté comme un conte d'amours juvéniles :
1 - 3 Jadis avint en Normendie
Une aventure mut oïe
De deus enfanz ki s'entreamerent.
11Enfant a évidemment ici le sens d'adolescents. L'obstacle qui s'oppose à la réalisation de l'amour des héros dans le mariage est l'amour abusif du père pour sa fille :
21-24 Li reis ot une fille bele
Et mut curteise dameisele.
Fiz ne fille fors li n'aveit ;
Forment l'amot e chierisseit.
…
29-32 Li reis n'aveit autre retur,
Pres de li esteit nuit e jur.
Cunfortes fu par la meschine,
Puis que perdue et la reïne.
12S'agit-il d'un amour incestueux, comme dans le conte de Peau d'Ane, dont le thème est illustré au Moyen âge par la Mannekine de Philippe de Beaumanoir et par le Comte d'Anjou de Jehan Maillart ? ou simplement d'un amour abusif ? Ernest Hoepffner avait déjà fait remarquer que l'auteur procède a avec une grande discrétion3. Ajoutons que la jeune fille reste fort attachée à son père, malgré la peine que celui-ci lui cause en s'opposant au mariage avec le jeune homme qu'elle aime. Ce dernier sachant qu'il ne pourra réaliser l'exploit que le père va lui imposer comme épreuve pour avoir le droit d'épouser sa fille, veut enlever sa belle. Elle lui répond :
96-100 Si jo m'en vois ensemble od vus,
Mis pere avreit e doel et ire,
Ne vivreit mie sanz martire.
Certes tant l'eim e si l'ai chier,
Jeo nel vodreie curucier.
13Cependant, par son ingéniosité et sa participation4, elle tentera d'aider son ami à triompher de l'épreuve.
14Dans le Fresne et Milon, il est question d'enfants séparés de leurs parents, dès la naissance. Deux chevaliers voisins et amis, hommes importants, étaient tous deux mariés ; la femme de l'un d'eux donne naissance à des jumeaux. La nouvelle est apportée par un messager qui vient de la part du père demander à son ami d'être le parrain de l'un des enfants. La scène se passe lorsque le maître de maison est à table ; sa femme, qui
27-28... ert feinte e orguilluse
Ε mesdisanz e enviuse.
15déclare, devant toute sa maisonnée :
37-42 "Nus savum bien qu'il i afiert :
Unques ne fu ne ja nen iert
Ne n'advendrat cele aventure
Qu'a une sule porteüre
Une femme deus enfanz eit,
Si dui humme ne li unt feit."5
16La calomnie répandue ruine le ménage des malheureux parents des jumeaux. Or voici que la femme aux paroles malveillantes se trouve à son tour enceinte et donne le jour à des jumelles. Dans son affolement, la mère indigne, ne songeant qu'au déshonneur qu'elle s'est attiré par sa méchanceté, déclare, avec un cynisme révoltant :
91-94 "Pur mei défendre de hunir,
Un des enfanz m'estuet murdrir ;
Mieux le voil vers Deu amender
Que mei hunir e vergunder."6
17On a déjà rapporté les protestations de ses compagnes ; en fait le crime n'aura pas lieu et, grâce à une jeune fille dévouée à la dame, le bébé sera placé près d'une abbaye, dans les branches d'un frêne, d'où le nom qui lui est donné. Elevée à l'abbaye, comme la nièce de l'abbesse, Fresne est devenue une fort gracieuse jeune fille. Aimée du seigneur Goron, elle vit avec lui et les jeunes gens seraient parfaitement heureux si l'entourage de Goron ne le pressait de prendre en mariage une femme de son rang, pour en avoir un enfant. Goron se résigne à épouser Coudrier qu'on lui présente. Fresne, avec une abnégation qui fait un peu songer à celle de Griseldis7, continue à servir son seigneur et veille elle-même aux préparatifs de la noce. Sa bonne grâce discrète émeut la mère de Coudrier et ainsi se trouve habilement préparée la scène de reconnaissance. Pour orner le lit nuptial, Fresne l'a recouvert d'un somptueux tissu de soie, dans lequel elle était enveloppée quand on l'a trouvée. A la vue de cette couverture, la mère, très troublée, demande des explications et la production d'un anneau, autre signe de reconnaissance que portait le bébé, la convainc qu'elle se trouve en présence de la fille qu'elle a abandonnée. Dès lors, elle avoue son crime à son mari, qui, tout à la joie de se découvrir une seconde fille si aimable, pardonne le passé. Plus rien ne s'oppose au mariage de Fresne et de Goron. L'auteur ne nous renseigne pas sur les sentiments que Fresne peut éprouver à l'égard de ses parents si opportunément découverts. Fresne est l'héroïne d'une histoire d'amour et tout est décrit en fonction de ses sentiments à l'égard de Goron. C'est ainsi qu'elle n'hésite pas à quitter l'abbesse qui l'a élevée, témoignant moins de gratitude que l'héroïne des Deus Amanz. Notons toutefois que c'est la gentillesse, la bonne grâce de la jeune femme qui provoquent la scène de reconnaissance.8
18L'autre lai où nous trouvons un schéma un peu analogue est Milon. La jeune mère ne peut avouer en public l'existence de son enfant et le fait porter au loin chez sa soeur. Milon est parti à l'étranger pour accroître sa valeur et, à son retour, est désespéré d'apprendre que son amie a été donnée en mariage par son père. Grâce à leur ingéniosité, les amants parviennent à correspondre, pendant vingt ans, au moyen d'un cygne. Milon est considéré comme le meilleur chevalier qui triomphe dans tous les tournois. Or il apprend qu'un jeune homme se fait remarquer par sa vaillance ; il décide de partir pour affronter ce jeune champion, mais aussi pour se mettre à la recherche de son fils. Celui-ci, devenu en âge de porter les armes a, en effet, quitté la tante qui l'a élevé. Milon et le jeune champion se rencontrent et s'affrontent en un tournoi. Au moment où Milon se trouve désarçonné, le jeune homme aperçoit, par la fente du casque :
421 La barbe e les chevoz chanuz.
19Contrit d'avoir fait tomber un homme plus âgé, il prend le cheval de Milon par la rêne et le lui présente. Par ce geste, il laisse apercevoir l'anneau qu'il porte au doigt et que Milon reconnaît aussitôt. Pressé de questions, le jeune homme répond avec grâce et de telle manière que le père reconnaît son fils et les deux personnages tombent dans les bras l'un de l'autre, à la grande émotion des assistants9. Dans Milon, comme dans le Fresne, c'est donc une manifestation de prévenance, un geste grâcieux de la part de l'être jeune qui permet la reconnaissance. Les sentiments du jeune homme à l'égard de ses parents qu'il né connaît pas sont plus nettement indiqués que ceux de Fresne. Il est vrai que leurs situations, si elles sont semblables, ne sont pas identiques. Fresne ne manifeste pas le désir de rechercher sa famille, dont elle ne sait rien, si ce n'est qu'elle possède une certaine richesse, comme l'indiquent les signes de reconnaissance trouvés avec le bébé. Quant au fils de Milon, il n'a pas été abandonné, mais confié à une tante, qui a été mise au courant de la situation réelle et, en temps voulu, en a informé le jeune homme. Celui-ci connaît le pays d'origine de son père :
447 Jeo quid k'il est de Gales nez
20et sait son nom
448 E si est Milun apelez.
21Il est également au courant du secret qui a entouré son enfance
449-450 "Fille a un riche humme ama
Celeement m'i engendra."
22Avant de savoir à qui il a affaire, il a déclaré son intention de retourner dans son pays natal (vv.458-460), car, dit-il,
461 "Saveir voil l'estre de mun pere,
Cum il se cuntient vers ma mere."
23Il compte d'ailleurs bien sur l'affection de son père :
463-466 "Tel anel d'or li musterai
E teus enseignes li dirai,
Ja ne me vodra reneier,
Ains m'amerat e tendrat chier."
24Quand Milon, après s'être fait reconnaître, lui a conté l'histoire de sa mère, le jeune homme déclare :
497-500..."Par fei, bels pere,
Assemblerai vus e ma mere !
Sun seignur qu'ele ad ocirai
E espuser la vus ferai."
25Le mari de la dame, personnage sans aucune personnalité dans l'histoire, meurt fort à propos, ce qui évite au jeune homme une cruauté assez gratuite et permet au récit de connaître un dénouement heureux :
525-528 Unc ne demanderent parent :
Sanz cunseil de tute autre gent
Lur fiz amdeus les assembla,
La mere a sun pere dona.
26Original et gracieux tableau de famille qui s'oppose à la scène douloureuse qui clôt Yonec. Dans ce dernier lai, une mal mariée a été réconfortée par l'amour d'un chevalier-oiseau ; mais celui-ci s'est trouvé victime du piège tendu par le mari jaloux et que l'auteur s'attache à dépeindre particulièrement cruel. Au moment de succomber, le chevalier-oiseau supplie son amie, qui voulait le suivre dans la mort, de survivre pour élever leur fils qu'elle porte dans ses flancs et lui remettre l'épée de son père. Il lui confie en même temps un anneau magique, grâce auquel le mari oubliera tout ce qui s'est passé. Suivant les instructions qu'il lui a encore données, la dame, quand le jeune homme a reçu l'adoubement, se rend à une fête avec son mari et son fils. Ils sont conduits par un mystérieux jeune homme à une tombe entourée de cierges allumés et d'encensoirs qu'on agite pour l'honorer. Les gens du pays pleurent la mort de leur seigneur, qui gît en cette tombe ; ils déclarent qu'il fut tué pour l'amour d'une dame et que, suivant ses recommandations, ils attendent
525 Un fiz qu'en la dame engendra.
27A ces mots, la dame comprend que le moment est venu de révéler la vérité à son fils :
531-533 "C'est vostre pere ki ci gist,
Que cist villarz a tort ocist.
Or vus comant e rent s'espee."
28Après lui avoir conté son histoire, elle s'écroule sur la tombe et meurt. La réaction du fils est aussi rapide que nette : quand il comprend que sa mère est morte, avec l'épée de son père, qu'il vient de recevoir, il tranche la tête de son parâtre, vengeant ainsi ses parents. La dame fut enterrée auprès de son ami et Yonec devint le seigneur de l'endroit.
29Ces enfants, pour qui les coups d'essai sont des coups de maître, ne se distinguent pas foncièrement des héros des poètes épiques auxquels Melle Jeanne Lods a consacré, il y a quelques années, une analyse d'une grande finesse10 ou de ceux que Mme Régine Colliot a évoqués dans un article très documenté11.
30Il y a, au sujet de l'enfant dans les lais, un aspect, laissé volontairement dans l'ombre jusqu'à présent et qui est peut-être le plus original. Il est représenté dans deux lais, dont il a déjà été question, le Fresne et Milon, où un passage assez important du conte est consacré au bébé qui, pour des raisons différentes, est éloigné de ses parents.
31Dans le Fresne, on vient de voir comment la mère indigne est prête à sacrifier un de ses bébés. Sans doute ne faut-il pas avoir le fétichisme des chiffres, mais il est tout de même remarquable que, dans un lai de 518 vers, 123, soit environ le quart, sont consacrés à l'épisode qui relate l'abandon de l'enfant ; ceci semble indiquer un intérêt particulier de la part de l'auteur, d'ailleurs quelques détails paraissent significatifs à ce sujet.
32La mère et la jeune fille procèdent aux préparatifs : l'enfant est enveloppé "dans un morceau d'excellente toile de lin" pour reprendre la judicieuse traduction de M. Pierre Jonin12. Les deux femmes recouvrent le bébé d'une pièce de soie venant de Constantinople et particulièrement belle ; elles lui attachent au bras une grosse bague d'or. Il s'agit là des signes destinés à montrer à celui qui trouvera le bébé qu'il est de noble extrace. Des précautions de ce genre ne sont pas propres à nos lais ; la suite nous réserve des détails plus exceptionnels. La jeune fille prend l'enfant et, dès que la nuit est tombée, elle sort de la ville. Elle traverse une forêt et arrive dans une grande et belle agglomération, où elle trouve une importante abbaye. Elle dépose l'enfant devant la porte et la recommande à Dieu13 ; ensuite elle aperçoit un frêne à l'imposante ramure et, reprenant l'enfant, elle va le placer dans l'arbre. Après quoi, elle retourne auprès de la dame. C'est alors qu'entré en scène un nouveau personnage (qui sera d'ailleurs purement épisodique), le portier de l'abbaye. Comme chaque matin, il vient ouvrir la porte de l'Eglise pour les fidèles qui assistent au premier service ; ayant accompli ses tâches quotidiennes, avec la placidité qu'impliquent ces pieuses occupations, il aperçoit l'étoffe dans le frêne. Sa première pensée est qu'il s'agit de tissus volés et ensuite abandonnés. Le tempo, qui, depuis l'entrée en scène du portier était assez lent, devient beaucoup plus rapide.
188-192 Plus tost qu'il pot vint cele part,
Taste, si ad l'enfant trové.
Il en ad Deu mut mercîé
E puis l'ad pris, si ne l'i lait,
A sun ostel ariere vait.
33L'auteur prend soin de préciser qu'avec le portier vit sa fille, qui est veuve, mère d'un bébé encore à la mamelle ; détail qui n'est pas vain, puisqu'il justifie les paroles ultérieures du portier : 197-202 "Fille, fet il, levez ! levez !
Fu e chaundele m'alumez !
Un enfaunt ai ci aporté,
La fors el fresne l'ai trové.
De vostre leit le m'alaitiez !
Eschaufez le e sil baignez !"
34Ces soucis "pédiatriques" sont assez surprenants dans le discours du portier ; en fait, ils correspondent à l'intérêt de l'auteur, qui poursuit :
203 Cele ad fet son comandement
35et précise
204-206 Le feu alume, l'enfant prent,
Eschaufé l'ad e bien baigné,
Puis l'ad de sun leit aleitié.
36On remarquera qu'il ne s'agit pas d'une simple répétition. Dans son émotion, le portier mêle les opérations à effectuer (nourrir, réchauffer, laver le poupon) ; la fille agit avec plus de calme : elle commence par allumer le feu, puis prend l'enfant, le réchauffe, le baigne et finalement lui donne le sein. On ne serait pas étonné qu'il y ait là une intention un peu malicieuse de l'auteur. Ce n'est qu'après avoir rapporté ces soins matériels et maternels, que l'auteur indique la découverte par le père et la fille des objets qui révèlent la haute origine de l'enfant. Puis c'est la présentation à l'abbesse, qui décide d'être la marraine de l'enfant et de la faire élever à l'abbaye, comme si elle était sa nièce. Si le récit s'est attardé de façon relativement longue à ce qu'on pourrait appeler l'odyssée du bébé et sur les soins que son âge requiert, en revanche rien ne nous est dit de l'enfance de la fillette, que nous retrouvons adolescente, parée de beauté, au seuil de son roman d'amour avec Goron.
37Il en va de même dans Milon. Ici la nécessité d'écarter l'enfant de sa mère est imposée par les circonstances : l'amie de Milon ne peut garder son enfant auprès d'elle, puisqu'elle n'est pas mariée ; on l'a vu. L'auteur prend soin de faire intervenir une vieille compatissante, grâce à laquelle l'état de la jeune femme et son accouchement sont cachés à tous. Dès la naissance d'un fiz mult bel (v.95), les deux femmes s'affairent aux préparatifs : elles pendent au cou du bébé un anneau d'or et une aumonière de soie avec la lettre, destinée à la tante, relatant l'aventure. Ce sont là les signes de reconnaissance. Puis elles couchent l'enfant, enveloppé dans un drap de lin blanc, dans un berceau ; sous la tête, elles lui glissent un oreiller de valeur et sur lui placent une couverture toute bordée de fourrure. Dans le Fresne, la jeune fille portait simplement l'enfant dans ses bras ; dans Milon, on dépose le bébé dans un berceau. C'est que le voyage que devront accomplir ses porteurs est singulièrement plus long, puisqu'il s'agit d'aller du sud du pays de Galles au Northumberland, c'est-à-dire de traverser l'Angleterre du Sud-Ouest au Nord-Est, ce qui, au xiie s., devait représenter une réelle expédition. Si les trois objets placés dans le berceau (drap de lin, oreiller, couverture) sont accompagnés d'épithètes indiquant leur valeur, ce sont aussi ceux qui sont nécessaires au confort du bébé. Il y a là un réalisme où l'instinct maternel est sous-jacent. Milon, qui a reçu le précieux dépôt des mains de la vieille, le remet à des gens de confiance. Voici qu'apparaît le même souci maternel que dans le Fresne. Les messagers chargés de transporter le bébé ont de nombreuses villes à traverser, mais ils ont soin de s'arrêter sept fois par jour :
110-112 Set feiz le jur se reposoent ;
L'enfant feseient aleitier.
Cuchier de nuvel e baignier14
38Donc ici, comme dans le Frësne, même souci des soins appropriés à donner au bébé. La dame du Northumberland, mise au courant de la situation par la lettre, acoueille le bébé avec affection. Ici non plus nous ne saurons rien de l'enfance du fils de Milon15 que nous ne reverrons qu'au tournoi où il retrouve son père.
39En résumé, dans les lais : la naissance d'un enfant est envisagée comme une conséquence normale d'un amour charnel ; dès sa naissance, l'enfant a dignité d'être humain ; l'enfant né en dehors du mariage doit être dissimulé ; les soins matériels que réclame un bébé ne sont nullement étrangers aux préoccupations de 1'auteur ; en revanche, l'éducation du garçonnet ou de la fillette ne retient pas l'attention ;16 des adolescents montrent une vaillance et parfois une habileté précoces ; des sentiments d'attachement très forts unissent le plus souvent parents et enfants ; enfin, en ce qui concerne la structure du récit, la venue d'un enfant marque un rebondissement de l'action.17
40Certains de ces traits ne sont peut-être pas très originaux dans la littérature de la seconde moitié du xiie siècle ; en revanche, la précision du souci maternel, qui se fait jour dans le Fresne et Milon, révèle chez leur auteur une nature féminine, car on voit mal qu'une telle préoccupation puisse avoir été celle d'un homme... au xiie siècle du moins.18
DISCUSSION
Antoine TAVERA
41Vous avez bien raison je crois d'attirer notre attention sur ces deux beaux passages, celui de Frêne en particulier. Marie de France arrête là longuement notre regard sur le petit enfant, c'est quelque chose d'exceptionnel. Je songe à la prédilection qu'a marquée Shakespeare pour les scènes de babillage entre mère et enfant dans Macbeth (IV, ii), Le Conte d'Hiver (II, i), juste avant des péripéties tragiques. Si cela semble étonnant déjà au xvie s., combien plus au xiie !
Notes de bas de page
1 Cfr Laüstic et Chaitivel (ici l'impossibilité est due à la blessure du survivant).
2 Textes cités d'après l'éd. Jean RYCHNER.
3 Les L. de M. de F., nelle éd., Paris, 1971,127.
4 Elle envoie le jeune homme auprès de sa tante de Salerne, pour que celle-ci lui fournisse des moyens "médicaux" de triompher ; pour l'épreuve, elle allège son poids (jeûne et vêture légère) cfr mon article antérieur : Un lai de M. de F. Les deux Amants, Mél. Rita Lejeune, Gembloux, 1969, II, 1143-57 et surtout Willem NOOMEN, Le Lai des Deus Amanz de M. de F., Contribution pour une description, Mél. Félix Lecoy, Paris, 1973, 469-81.
5 Pour Ernest HOEPFFNER, op.cit. 111, à la base du lai du Fresne se trouve "une croyance populaire, très répandue, semble-t-il, mais dont il n'existe guère d'autre exemple dans la littérature contemporaine de Marie." Il renvoie en note aux Vergleichenden Anmerkungen de Reinhold KOHLER in Karl WARNKE, Die Lais der M. de F., 3e éd., Halle, 1925. On y trouve mention de plusieurs oeuvres appartenant à diverses littératures, mais, pour le domaine français, les oeuvres évoquées sont postérieures à Marie. Le distingué folkloriste liégeois, M. Roger Pinon, m'a fait l'amitié, dont je le remercie vivement, de consulter pour moi les nombreux dictionnaires et ouvrages de référence qu'il possède sur le folklore. Il ressort de cette enquête que cette croyance, répandue en de nombreux endroits, tant d'Europe que d'Amérique du Sud et d'Afrique, ne paraît curieusement pas attestée dans le domaine français, si ce n'est par le lai du Fresne (cité par Stith THOMPSON, Motif-Index of Folk-Literature, Copenhague, V, 1957, art. T787-1). Il est d'ailleurs dans ce lai d'autres motifs folkloriques, cfr Mary FERGUSON, Folklore in the lais of M. de F., RR, 77, 1966, 3-24 et François SUARD, L'utilisation des éléments folkloriques dans le lai du "Frêne", CCM, 21, 1978, 43-51.
6 Cfr Jacques DE CALUWE, L'élément chrétien dans les lais de M. de F., Mél. Jeanne Lods, Paris, 1978, I, 95-114.
7 Cependant, comme le remarque avec pertinence François Suard, art. cit., 48 "la comparaison ne peut être poussée jusqu'au bout, puisque Frêne trouve en elle-même l'inspiration de son attitude, alors que Griseldis se soumet à l'épreuve qu'impose son mari : Frêne est donc plus grande encore que Griseldis, et ne ressemble vraiment qu'à Guildeluëc, l'épouse d'Eliduc, qui se sacrifie elle-même à son amour."
8 Pour une très intéressante analyse de la société à l'égard du couple que forment Fresne et Goron, cfr Charles FOULON, L'éthique de M. de F. dans le lai de Fresne, Mél. Jeanne Lods, Paris, 1978, I 203-212.
9 Le thème de deux héros, unis par l'amitié, les lois de l'hospitalité ou la parenté, qui s'affrontent en un combat, sans se reconnaître, est bien connu de l'épopée. On le trouve notamment dans le Mahabharata comme dans les poèmes homériques comme dans la chanson de geste. On songe à Olivier, aveuglé par le sang qui lui couvre la face, qui frappe Roland (0 1989-2009) ; de même, à la fin de la Chevalerie Vivien, le jeune héros, égaré par ses blessures, combat Guillaume, qu'il prend pour un Sarrasin. Isembart (Gormont et Isembart, L.19) combat son propre père, sans le reconnaître ; il ne le blesse pas, mais le désarçonne et s'éloigne. E. Hoepffner, op.cit. 117, n'écarte pas la possibilité que Marie ait connu ce dernier épisode, mais souligne combien, dans le lai, la brutalité du motif primitif se trouve atténuée : la rencontre a lieu en un tournoi et non sur le champ de bataille et surtout le geste gracieux du jeune champion à l'égard de son adversaire âgé détermine la scène de reconnaissance.
10 Le thème de l'enfance dans l'épopée française, CCM, III, 1960, 58-62.
11 Perspective sur la condition familiale de l'enfant dans la littérature médiévale, Senefiance 1, Aix-en-Provence, 1976, 19-33.
12 Les Lais de M. de F., traduits de l'ancien français, Paris, 1972.
13 Jacques De Caluwé, art. cit., 105, a raison de faire remarquer qu'il s'agit là "d'une des rares -et courtes- prières que l'on rencontre dans les lais de Marie."
14 Pierre Jonin, op.cit. 112, traduit fort justement cuchier par 'changer de langes', bien que ce sens ne soit pas attesté par les dictionnaires, peut-être en raison de son caractère exceptionnel, qui n'avait pas été relevé antérieurement.
15 Il en va de même pour Yonec, pour lequel on passe directement de la naissance à l'âge de l'adoubement, en l'espace de huit vers (459-466). Pour ce lai, on renverra aux "lectures successives" proposées par Jean-Charles PAYEN, Structure et sens d'Yonec, MAge, 82, 1976, 263-287.
16 Cela peut tenir à la nature même du lai et au talent de l'auteur ; car, comme l'écrit Jeanne LODS,
Les L. de M. de F., Paris, 1959, "La première et la plus frappante des qualités de Marie est un rare talent d'aller à l'essentiel." (Intr. XII). Au demeurant, ce manque d'intérêt paraît assez général dans les oeuvres littéraires du M. Α., cfr à ce sujet Jean SUBRENAT, La place de quelques petits enfants dans la littérature médiévale, Mél. Jeanne Lods Paris, 1978, I, 546-557.
17 C'est manifestement le cas dans le Fresne, Milon et Yonec Au sujet de ce dernier lai, Edgar SIENAERT, Les L. de M. de F. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, Paris, 1978, écrit Γ "L'aventure du lai c'est la naissance de Yonec, ce sont ses origines suffisamment peu ordinaires pour qu'elles constituent la matière d'un lai." (122).
18 On connaît le doute systématique auquel aboutit Richard BAUM, Recherches sur les oeuvres attribuées à M. de F., Heidelberg, 1968, qui tend fina-lement à expulser Marie de France de l'histoire littéraire. Maurice DELBOUILLE, El chief de cest commencement. M. de F., Prologue de Guigemar, Mél. E.R. Labande, Poitiers, 1974, 185-196, a réfuté un des arguments du critique allemand, en montrant qu'il n'existait pas de contradiction entre les premiers vers du prologue, qui contient le nom de Marie (v.3) et ceux qui précèdent immédiatement le lai de Guigemar. Dans un article écrit en collaboration avec Jacques De Caluwé (à paraître dans les Mélanges Pierre Jonin), nous arrivons à la conclusion que la diversité présentée par les lais dans la peinture de l'amour, dénoncée par Richard Baum, consiste en variations sur un thème et plaide en faveur de l'unicité plus que de la pluralité d'auteurs. Dans son tout récent ouvrage, Pierre MENARD, Les Lais de M. de F., Paris, 1979, écrit (p. 28) : "R. Baum a eu le mérite de remettre en question les idées reçues. Malheureusement, les faits s'opposent à ses hypothèses. Les témoignages conjugués des mss H et P, de Denis Piramus emportent la conviction. Tout porte à croire que Marie a bien composé les douze lais conservés dans le manuscrit de Londres. Tout suggère que Marie, auteur des lais, est la même personne que Marie de France, auteur des Fables." J'ignorais la position du professeur de Paris-Sorbonne quand je voyais dans l'intérêt témoigné aux soins à donner a un bébé un argument en faveur de la nature féminine de l'auteur des Lais. Mon analyse rejoint une remarque qu'Ernest Hoepffner émettait (op. cit. 112), avec un brin de condescendance : "Marie était femme ; ces menus détails l'intéressaient sans doute particulièrement."
Auteur
Université de Liège
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