Edyppus et l'enigme du roman médiéval
p. 285-298
Texte intégral
1Eduppus, Edyppus, Edippodèe voire Epidopus : les divers manuscrits du Roman de Thèbes1, réintroduisant Oedipe dans notre univers imaginaire, hésitent devant l'inquiétante étrangeté du nom. Cette instabilité morphologique d'emblée nous avertit qu'il convient de saisir dans sa singularité l'avatar médiéval du mythe. Mais cette réapparition, à l'aube de notre écriture romanesque, ne peut manquer d'apparaître comme riche de signification.
2La Thébaïde de Stace, dont le texte médiéval tire son schéma et l'essentiel de sa substance, n'avait rappelé la vie du héros grec que dans la malédiction, d'une tragique ironie, proférée à l'encontre de ses fils. Oedipe, s'adressant à Tisiphone, faisait état de ses malheurs et de ses crimes pour réclamer le secours de la Furie :
Si bene quid merui, si me de matre cadentem
Fovisti gremio, et trajectum vulnere plantas
Firmasti... (I, 10-12).
3Le Roman de Thèbes transforme cette période oratoire d'une vingtaine de vers en un prologue, ou plutôt une sorte d'avant-texte, de 500 vers. Le développement de l'histoire intervient avant la malédiction que le narrateur rejoint au vers 545 :
Puissant rois des dex, Jupiter,
Thesophonné, sires d'enfer,
les orgueillex me destruisiez...
4La Thébaïde n'a évidemment pas suffi à fournir toutes les informations nécessaires à ce récit. Comme L.G. Donovan l'a montré, l'auteur du xii siècle a pu trouver les renseignements dans le Mythographus secundus de l'édition Bode2. Le dernier chapitre de ce recueil a en effet rassemblé, sans aucun effet narratif, les données traditionnelles que nous retrouvons dans le roman, mais présentées avec un art particulier.
5En effet le style du récit, dans la version brève, certainement la plus ancienne, est déjà celui de l'histoire des deux frères et de leur lutte implacable.
6Les paragraphes vont signaler les unités dramatiques organisant les actions et les paroles autour des personnages. On peut qualifier ce style d'épique (il est commun au roman et à la chanson de geste) parce qu'il rassemble les éléments du récit et les dialogues autour du héros. La simplification, la clarification qui en résultent, par rapport à la complexité poétique de l'auteur latin, favorisent la moralisation, l'interprétation philosophique. Par la dramatisation la geste (v. 20) s'organise pour constituer un sens.
7L'histoire d'Oedipe a été d'abord brièvement évoquée a la fin du préambule présentant 1es deux frères :
rois Eduppus les engendra
en la roïne Jocasta.
De sa mere les ot a tort
quant ot son pere le roi mort. (23-26)
8Le récit proprement dit est divisé de manière à dramatiser la légende. C'est d'abord l'oracle d'Apollon qui annonce à Laïos qu'il engendrera "un felon filz qui l'ocirra" (v. 33-48). C'est ensuite l'épouvante du père, l'ordre de tuer l'enfant, et les lamentations de la aère (v. 49-80). Le roi envoie trois de ses serviteurs pour décapiter le filé, tandis que la mère épuisée par les pleurs s'endort (v. 81-102). Dans la forêt, quand les serviteurs enlèvent à l'enfant le linge qui l'enveloppe, il leur sourit et leur tend ses bras, comme à sa nourrice ; ils sont alors pris de pitié (v. 103-118). Après avoir pendu l'enfant à un arbre par les pieds, ils rentrent et disent au roi que l'enfant est mort (v. 119-128). Polybe, roi de Phocée, recueille l'enfant, et l'élève comme s'il était son fils. Ses compagnons le jalousent et les serviteurs du palais lui reprochent d'être un enfant trouvé, l'appelant "filz a putain". Le jeune homme va à Delphes demander à Apollon "qui filz il ert" (v. 129-196). L'oracle répond par une énigme : "si trouveras/ un homme que tu ocirras ; / ainsi ton pere connoistras." (v. 197-212). A une fête, où Laïos est venu, une dispute éclate entre des jeunes gens. Les seigneurs s'en mêlent, et Laïos a la tête coupée par l'épée de son fils ; la reine Jocaste, apprenant la nouvelle, se lamente sur son veuvage qui prive sa terre de défenseur (v. 213-262). Oedipe, marchant vers Thèbes, rencontre le Sphinx, diable enragé qui coupe la tête à ceux qui ne peuvent deviner le sens de son énigme (v. 263-316). Hais Œdipe résout l'énigme et est bien accueilli à Thèbes (t. 316-330, 331-336, 337-398). Oedipe avoue à Jocaste qu'il a tué Laïos (t. 399-442). Néanmoins, à la demande des barons, elle le prend pour mari. Ils auront quatre enfants. Mais au bout de vingt ans, la reine lui donnant un bain, aperçoit ses pieds et voit les cicatrices. Ainsi la vérité de sa naissance est découverte, et Oedipe s'arrache les yeux. Ses fils, pour marquer leur mépris, foulent au pied ces yeux. C'est alors la malédiction d'Oedipe, et l'on enchaîne ce long paragraphe avec les dispositions prises pour assurer le règne d'Etéocle et de Polynice, à tour de rôle.
9Cette présentation de la légende établit un lien entre deux malédictions paternelles, tendant à sacrifier l'enfant, ou à le punir. Jocaste, par ses longues lamentations (v. 53-80), souligne l'horreur de l'infanticide, alors que l'inceste proprement dit ne provoque que peu de regret (v. 525-528). Le parricide lui-même se répète symboliquement : Oedipe a coupé la tête de son père, les enfants piétinent ses yeux arrachés. Mais dans le premier cas c'est un accident qui, ironiquement, inflige au père le sort qu'il avait préparé pour son fils, tandis que dans le second cas c'est la manifestation d'une méchanceté qui s'acharne sur le malheur du père. Finalement les enfants d'Oedipe accomplissent le crime prémédité par leur aïeul à l'égard de son fils : leur geste symboliquement parricide rejoint, dans sa cruauté, le premier projet d'infanticide. L'histoire d'Oedipe pouvait confirmer la morale de l'histoire, dont la formulation officielle encadre le roman. C'est le péché contre nature qu'il faut éviter, nous dit la conclusion, reprenant et précisant la formule de l'introduction :
contre nature furent né,
pour ce leur fu si destiné
que plains furent de felonie ;
bien ne porent fere en lor vie.
Pour Dieu, seignor, prenez i cure,
ne faites rien contre Nature
que n'en veingniez a itel fin
corn furent cil dont ci defin. (10555-10562)
10Mais l'accent mis sur les rapports du père et du fils nous montre que l'avant-texte joue un autre rôle que celui d'exemple aux fins de moralisation. Il nous faut voir s'il ne réintroduit pas un sens caché à déchiffrer dans le texte lui-même racontant la guerre des deux frères.
11Le récit de cette guerre est construit selon une esthétique de la symétrie qui facilite l'inscription d'un sens dans les aventures : le duel des deux frères invitait naturellement à cette symétrie. A l'hostilité des deux frères va s'opposer d'abord l'amitié de Polynice et de Tydée. Celui-ci est bien un double de Polynice ; il a réalisé, en tuant son frère, ce que l'autre rêve de faire :
pour un sien frere qu'ot ocis
en Calsidoyne son païs,
essilliez est et vet fuiant
et sa penitance faisant. (697-700)
12Tous deux vont épouser les filles d'Adraste. Marié, Polynice s'oppose à Etéocle non plus comme l'exilé au roi régnant (v. 597-598), mais comme celui qui a femme à celui qui a terre (v. 1091-1092). Selon Etéocle l'opposition est celle du riche (par le mariage) au pauvre roi d'une mauvaise terre (1357-1358).
13Un tel déséquilibre, Adraste a su l'éviter en mariant ses deux filles. Jocaste pourrait le réparer en mariant ses deux filles. Les amours, qui se croisent, d'Antigone pour Hippomédon, du camp de Polynice, et d'Ismène pour Athon (Atys), du camp d'Etéocle, semblent un instant devoir ramener l'accord et la paix. Mais la mort de ces deux héros sympathiques laisse le champ libre à la haine des deux frères. Déjà, au cours du tournoi qui marque le début de la guerre, deux frères "assez enfanz" s'entretuent accidentellement. Bien que différent, puisqu'ils éprouvent une affection réciproque, leur destin préfigure le dénouement. La deuxième partie du roman va nous acheminer en effet à la mort des enfants d'Oedipe. La cause institutionnelle de ce malheureux destin semble être le droit d'aînesse, dont la notion a été substituée, par l'auteur médiéval, à celle du tirage au sort pour déterminer qui, des deux frères, devait prendre le premier règne : "Jam sorte carebat/ Dilatus Polynicis honos", disait la "Thébaïde (I, 164-165). "A l'ainzné ont jugié l'annor, / l'autre an la jugent al menor", dit notre texte (v. 587-538). A cette malheureuse solution, d'autres conseillers opposent une autre conception de l'héritage féodal,
Par merveilleuse traïson
ocist chascune son baron ;
qui baron n'ot, s'ocist son frere,
filz ou neveu, cosin ou pere. (v. 2327-2330).
14Isiphile, qui raconte cette histoire, avait elle-même refusé de tuer son père, lequel fut assassiné par les autres femmes. La voici chargée d'élever le fils de Lycurgue. Mais ce fils est tué par un dragon, et le père veut le venger : le serpent sera tué par les Grecs. Assassinat du père ou du fils : l'obsession du meurtre oscille entre l'image du parricide et celle de l'infanticide. Autre histoire encore plus clairement rattachée au mythe, celle de Daire et de son fils. En effet Polynice a promis de libérer le jeune homme si son père, trahissant Etéocle, lui livre la tour qu'il garde. Cas de conscience pour le père, qui ne veut pas commettre une trahison, contrairement à la mère qui proteste : "Veulz tu lessier ton filz ocire ?" (v. 7390). Le système des valeurs féodales fait ici surgir un conflit entre l'amour paternel et la fidélité au roi. On retrouvera une interprétation tragique de cette situation dans l'histoire du sire de Chastel racontée par Antoine de La Sale pour Le Réconfort de Madame du Fresne : au siège de Brest le père refusera de rendre la ville au Prince Noir pour sauver la vie de son fils retenu en otage. Mais dans le Roman de Thèbes la tragédie est évitée, Daire étant délivré de son serment d'hommage par la colère du roi qui le frappe et le chasse. Signalons enfin une référence au bestiaire légendaire qui relève de la même obsession. C'est l'histoire du cheval de Capanée, né d'une divinité marine et d'une cavale sauvage. A la naissance du poulain un lion affamé survient : la mère l'entraîne et se sacrifie pour que son petit survive (v. 8968-8996). S'agit-il donc d'opposer le sacrifice maternel pour sauver l'enfant au sacrifice de l'enfant pour sauver le père ? Nous retrouvons ici, en effet, dans une certaine mesure la tendresse maternelle de Jocaste qui faisait contraste avec la cruauté de Laïos.
15Ainsi les malheurs, et même les crimes de la société féodale, la société des frères, sont mis en rapport avec la cruauté des pères ; les luttes fratricides sont rapprochées du parricide. Mais l'ambiguïté du destin d'Oedipe ne permet pas de comprendre, sous ce seul rapport, le sens du mythe : à la fois victime et coupable, il semble poser, sans la résoudre,
16la question de la faute. Question qui rejoint, sans doute, l'inquiétude religieuse devant le mystère du christianisme. Les hommes ont crucifié Jésus, mais Dieu le Père a voulu la mort du fils. Derrière le problème du salut, et l'histoire de la Rédemption, on retrouve vite le mystère du sacrifice. Et pour ceux qui lisaient l'Ancien Testament, ce mystère rejoignait celui, également redoutable, du sacrifice d'Isaac auquel s'était résolu Abraham (Gen., XXII, 1-2) ; on sait les importantes réflexions que Kierkegard consacrera à ce thème dans Crainte et Tremblement, cherchant à fonder sa foi au delà de la morale, après avoir sacrifié sa fiancée Régine. L'imaginaire de notre roman tourne autour d'une énigme à tous points de vue fondamentale.
17C'est d'ailleurs la structure de l'énigme qui fait l'unité du texte. Le discours romanesque interroge, en même temps qu'il les profère, les paroles qui traduisent le destin. Reste à savoir si le récit apporte aussi une réponse à la question qui hante l'imaginaire. Rappelons les principales occurences de l'énigme :
181) Il y a d'abord l'oracle d'Apollon s'adressant à Laïos :
et Apollon li a mandé,
par un respons qu'il a donné,
que a present engenderra
un felon filz qui l'ocirra. (41-44)
19Les deux mots à la rime, engenderra et ocirra, font se rejoindre le scandale de la mort, et le secret de l'engendrement. Le problème de la faute, la félonie, se pose en termes familiaux : on s'interroge sur la défaillance de la fidélité patrilinéaire, sur la trahison du père par le fils.
202) Il y a ensuite l'oracle d'Apollon répondant à Oedipe qui le consulte sur son origine paternelle. Né de père inconnu, l'étranger est tourmenté par le soupçon :
""... vous n'avez ci pere ne mere
ne cousin ne sereur ne frere.
En grant orgoil estes montez,
si ne savez dont estes nez.
Mes la pute le vous dira qui au chesne vous encroa."
Li damoisiaux fut mout marriz
des blastenges et des lez diz...
...Touz plains de mautalent et d'ire
a dant Appolo le vet dire.
A Appolo en vet parler,
qui filz ert vet demander. (159-166 ; 171-174).
21C'est la question que Perceval devra poser en demandant "à qui l'on fait le service du Graal". C'est celle que posent les contes Yonec et Tydorel, reprenant des schémas de récits mythiques où se fonde l'origine surnaturelle des lignages. Le sens de l'énigme originelle varie naturellement d'un texte à l'autre. Hais notre roman va à l'essentiel, puisqu'il nous fait passer par l'enigme du Sphinx.
223) C'est la troisième question, à quoi Oedipe doit répondre. Dans le récit qui sert d'avant-texte à notre roman, l'énigme est développée, décrivant une bête marchant successivement sur quatre, trois, deux, trois et quatre pieds. Oedipe qui porte avec ses cicatrices aux pieds le signe de la question se reconnaît aussitôt dans cette définition qui résume, en l'arrondissant par rapport à la formulation antique, tout le cycle de la vie. Il triomphe ainsi de l'épreuve initiatique qui lui barre le passage et peut entrer Thèbes pour se marier.
234) Nous retrouvons cette énigme dans le cours de la geste elle même, quand Tydée se voit barrer le passage par le diable. On revient à la formulation traditionnelle :
Qui prime vet a quatre piez,
et puis a deus, le tierz aprés ? (2924-25).
24Mais l'intéressant dans ce rite de passage qui arrête un instant le double de Polynice, c'est l'apparition du diable qui "... en lieu de vielle se figure" :
grant ot le nes conme une corbe,
les braz si granz conme granz tres,
les mains conme entree de nes. (2896-2898)
25Cette image, qui prend la relève du Sphinx, est celle d'une mauvaise mère, mère phallique au grand nez, l'envers de Jocaste, la trop bonne mère. Ce fantasme nous confirme enfin la connotation sexuelle de l'énigme. On se rappelle que le thème de la marche et du pied, autour duquel se construit la formule, est tenu pour un symbole de la sexualité. C'est ce symbole qu'on retrouvera, dans le Conte du Graal, avec le roi meshaignié, atteint de la même impuissance que le père de Perceval. Et si l'on pense que le secret du Graal a peut-être quelque rapport avec l'inceste, c'est une certitude pour l'énigme de Thèbes, l'auteur nous le suggère lui-même, parlant, dans sa conclusion, de crime contre nature. L'énigme est le signal occulte de l'inceste. Mais que fait notre roman de ce mythe résurgent, et comment interprèter l'inceste ?
26Il faut d'abord voir le résultat final de la faute. Quand la guerre s'achève, Thèbes, de pauvre qu'elle était déjà, est devenue une terre gaste :
Destruite en fu et degastee
toute lor terre et lor contrée. (10549-550)
27On pense à cette terre gaste, terre stérile sur laquelle règne un roi impuissant, dans le Conte du Graal. Mais, plus près de Thèbes, c'est Troie aussi qu'a transformée en terre gaste une autre faute sexuelle, l'adultère de Paris, quand Mélénas s'est vengé du rapt d'Hélène :
gasta la terre et tot lo regne
por la vanjance de sa fenne. (Enéas. v. 3-4)
28Sous la condamnation morale de ces fautes, condamnation que l'Eglise aurait pu inspirer, on devine une peur instinctive, moins aisément formulable, et qui s'inscrit justement dans le roman, dans la succession d'énigmes et dans les images qui"« "hantent. Qu'Oedipe ait couché avec sa mère, la faute est grave, mais elle ne semble pas retenir, nous l'avons dit, en tant que faute, l'attention de l'auteur. Même la version longue, si elle s'attarde à la découverte de la vérité par Jocaste, ne développe pas la réflexion sur l'inceste. La question que le lecteur lui-même doit résoudre est celle de la relation entre une malheureuse filiation et la dévastation du pays. Mythe féodal ; l'histoire des frères ennemis préfigure la destruction du monde arthurien. La Mort Arthur donnera son interprétation, complexe et pessimiste, du mythe, non sans retenir l'idée que l'inceste y a joué un rôle, avec Mordret. Mais Thèbes semble vouloir donner un avertissement pour mieux établir l'institution humaine, à une époque où la monarchie brouille les cartes et contribue à remettre en question l'ordre féodal. Cet ordre étant menacé, on s'interroge sur ce qui le fonde. N'est ce pas le mariage qui est en cause ?
29Nul doute que les grands princes ne donnent de fort mauvais exemples à cet égard, les Plantagenêt comme les autres. Mais la faute d'Oedipe n'est-elle pas de s'être marié dans sa famille, rompant le système d'échange sans lequel l'économie médiévale des clans ne peut fonctionner normalement. A Jocaste qui cherche quelqu'un pour tenir sa terre Oedipe n'apporte rien qui puisse vraiment l'enrichir. Le pays est voué à la pauvreté et à la famine parce que le ménage incestueux isole Thèbes. Cette malédiction qui se transmet aux enfants fait qu'avec eux mourra la descendance et le pays : nous avons vu que les filles d'Oedipe échouent à rétablir l'échange, comme Jocaste échoue à obtenir le partage. Pourtant Adraste, qui est une sorte d'Anti-Oedipe, avait donné l'exemple de ce qu'il fallait faire. Père soucieux de caser ses filles, roi respectueux des règles du don féodal, il avait obéi à la suggestion du songe, et donné l'aînée à Polynice, la cadette à Tydée, partageant ses terres et son règne. Il évitait ainsi la faute des pères incestueux qui, voulant garder leur fille, imposent d'insurmontables épreuves ou d'insolubles énigmes aux prétendants venus demander leur main : autre thème que reprendra la littérature narrative. Mais les gendres d'Adraste sont voués au malheur, et ils entraînent les Grecs dans la catastrophe ; c'est une armée de veuves qui remporte la victoire finale sur les Thébains :
Pour la perte de leur amis
qui tuit ensemble sont ocis,
mout en furent puis esgarees
et dolentes en leur contrées. (1I537-540)
30Le déséquilibre, entré dans la société des Grecs, se traduit par une féminisation marquant l'échec de l'institution virile et chevaleresque.
31L'inconscient collectif est donc sollicité par l'énigme du roman. Pour mieux l'interpréter il faudrait sans doute bien connaître la sexualité médiévale, inévitable carrefour des différents réseaux de signification. Des études en cours, comme celles de CL. Thomasset consacrées aux oeuvres de vulgarisation médiévale (il va publier une édition de Placides et Timeo), nous apporteront de précieux jalons. Mais les romans peuvent mettre en jeu d'autres schémas que les oeuvres savantes. Celles-ci, héritières de la tradition antique, et confirmées dans leurs préjugés par la doctrine chrétienne, ont tendance à sous-estimer le rôle de la femme, mettant l'accent sur la procréation masculine. Ce que nous devinons, en suivant les inflexions du Roman de Thèbes par rapport à la Thébaïde, c'est une certaine crainte devant le monde viril et dur où tout se joue dans le rapport des pères avec leur fils3. La nostalgie pour la tendresse maternelle, sa médiation, tout en excusant l'inceste avec la mère et en facilitant l'identification de l'oncle maternel avec le père, tend à opposer à la féodalité patriarcale, vouée à la destruction par la distribution des terres ou la révolte des cadets spoliés, le rassemblement familial autour du sein maternel. Ne cherchons pas des solutions sociales et politiques dans l'inconscient du roman. Mais sachons y reconnaître la question d'une humanité qui s'interroge sur son origine pour y trouver le principe de ses fautes.
DISCUSSION
Antoine TAVERA
32Lorsque vous parliez de nostalgie pour la mère, pour l'oncle maternel dans le Roman de Thèbes et la mentalité du temps, je songeais à ces Mundugumor (Nouvelle Guinée) de Margaret Mead dont j'évoquerai brièvement la singulière "structure familiale" tout à l'heure. Leur coutume veut que la mère ait de l'affection pour ses fils et cherche à les avantager ; à l'égard de ses filles, c'est le contraire ; le père est attaché à celles-ci, et en lutte avec ses fils. On appelle cela les "cordes", et ce système, qui ne manque pas de créer, de génération en génération, d'épouvantables conflits, n'en passe pas moins pour "idéal" !
Jean-Charles PAYEN
33Un texte comme Thèbes, de même que le Perceval de Chrétien, témoigne de la survivance de très vieilles structures (culpabilité non liée à la responsabilité et transmise d'une génération à l'autre) qui contrastent avec une nouvelle conception de la faute elle aussi présente dans ces textes (cf. l'ermite dans Perceval, ou le procès de la fille du roi de Lesbos gardienne du verger de Lycurgue, qui est innocente de la mort du petit prince tué par un dragon). Le texte, est alors le point de convergence entre héritage et novation, et son actualité tient peut-être à l'accent mis sur le conflit entre pères et fils, qu'on retrouve dans la révolte des héritiers contre les souverains en titre (les fils de Henri II). Mais aussi, le roman antique est la chronique d'un monde antérieur à la Rédemption, et donc voué à une sorte de mal absolu...
Michel MANSON
34Le thème de l'enfant qui, peu après sa naissance, sourit par innocence à ses bourreaux, sera souvent repris après le Roman de Thèbes. Mais il ne serait pas vain, à mon avis, d'en faire une histoire minutieuse On rencontrerait alors un dossier que les antiquisants ont soulevé à partir du sourire de l'enfant de la IVe épilogue. S. Reinach a été jusqu'à parler de "rire rituel". La période de 40 jours après la naissance a été retenue, coïncidence étrange avec le sourire intra-utérin le 40ème jour après la conception dont nous parlait Claude Thomasset. Certains de ces traits, descriptifs en apparence, que nous rencontrons dans les textes littéraires, ont une histoire et une signification qu'il faudrait s'attacher plus souvent à découvrir.
Notes de bas de page
1 L'édition Guy Raynaud de Lage, que nous citons 2vol. Paris, Champion, 1966-67, suit la version brève du manuscrit de Paris, B.N., fr.784, une version longue est donnée principalement par le manuscrit de Paris, B.N., fr.375, de 1288 (copiste Madot), et le manuscrit de Genève, Bodmer n°18, fin du xiiie siècle,
2 Scriptores Rerum Mythicarum, Cellis. 1834·, p. 150-151.
3 On ne peut éviter ici la mention des fantasmes et des symboles de la castration.
L'histoire d'Oedipe reproduit d'ailleurs celle de Saturne, bien connue des Mythographes médiévaux, avec la même hésitation entre les trois générations ; tantôt on dit qu'il émascula son père Caelus (Mythographus secundus), tantôt que Jupiter lui infligea cette peine (Mythographus primus. et tertius).
Auteur
Université de Paris Sorbonne
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