Enfants et enfance dans Raoul de Cambrai
p. 233-252
Texte intégral
1Une constatation s'impose à la lecture de cette longue Chanson épique, composée, on le sait, de deux parties qui ne possèdent ni la même structure formelle (la première est composée de 249 laisses rimées, la seconde de 195 laisses assonancées), ni le même auteur (Bertolai, jongleur inconnu, aurait composé la seule première partie, en témoin supposé des évènements), ni surtout le même esprit s la première chanson est héroïque, la seconde admet, à côté de l'héroïsme, un intérêt romanesque1 ; on est surpris par le grand nombre de personnages-enfants, ou à peine sortis de l'enfance, qui y jouent un rôle essentiel : ces héros sont au nombre de cinq.
2Selon Madame P. MATARASSO, dans son éminent travail : "Recherches historiques et littéraires sur Raoul de Cambrai" la partie assonancée, très médiocre, présente :"un changement abrupt et fondamental de sujet et de ton"2. Cette seconde partie maintient cependant un rôle primordial à Bernier et à Guerri, les deux grands survivants de la première intrigue ; et le meurtre du premier par le second, dans des circonstances admirablement crées fournit la meilleure des conclusions au premier récit : je me range ici à l'opinion que Monsieur Jodogne a développée dans son article sur "L'originalité de Raoul de Cambrai"3. Si la partie assonancée s'avère inférieure à la partie rimée, elle n'est pas indigne toutefois de la compléter et de l'éclairer, opinion que j'adopte dans la présente recherche.
3Il est certes difficile de délimiter avec précision l'âge où cesse l'enfance, au sens moderne du mot, dans la littérature médiévale : on peut l'estimer terminée vers 14 ou 15 ans, au moment de l'adoubement du bachelier, et les enfances au sens médiéval, les exploits et les aventures, peuvent commencer avant cette date : or, les grands moments de l'existence pour les jeunes guerriers de Raoul de Cambrai se situent avant leur 15 ans ou bien peu de temps après.
4L'oeuvre d'ailleurs présente de nombreux exemples de temps rétréci, approximatif et illogique : une grande indécision règne sur le déroulement de la chronologie ; Le vers qui marque une durée est caractéristique :
"Passa des ans et des mois et des dis (v.94)"
5Il n'apporte qu'imprécision ; Raoul à trois ans (cet âge est mentionné aux vers 95, 294, 344) est capable de faire à son oncle cette fière déclaration :
"Oncles, dist l'enfes, or le laissiez atant :
Je la ravrai, se je puis vivre tant
Qe je port armes desor mon auferant." (v.353-355)
6ce qui prouve qu'il comprend parfaitement à cet âge tendre les problèmes que soulève son héritage.
7On peut admettre que Raoul sera responsable de ses actes une fois adulte4 mais sa conduite dans l'enfance lui est soufflée par Guerri et par sa mère.
8Enfin, les entrelacements et les anticipations sur le temps achèvent la confusion : ainsi ce raccourci sur les rapporte de Raoul et de Bernier, non encore adoubés :
Dame Aelis, par débonaireté
Avoit l'enfant nourri de jone aé.
Il l'en mena a Paris la cité,
Et si l'acointe del plus riche barné ;
Raoul servi del vin et del claré.
Miex li venist, ce saichiés par verté,
Q'il li eüst le chief del bu sevré,
Car puis l'ocist a duel et a vilté. (v.384-391)
9Le jongleur juxtapose ici deux périodes : celle qui précède et celle qui suit de peu l'âge de l'adoubement, 15 ans, en les rendant concommittantes ; de plus, pour Raoul et Bernier, l'âge est parallele ;
Quant XV ans ot Raoul de Cambrizis
A grant mervelle fu cortois et sentis (v.371-372)
10et au vers 379
"Bernier l'ont appelé
Em petitece, qant l'ont en fons levé.
Molt crut li enfes, si fu de grant bonté,
Grans fu et fors qant ot XV ans passé. (V.380-382)
11Il est précisé au vers 806 qu'un an et quinze jours après l'adoubement, meurt Herbert de Vermandois ; la guerre va se déclancher presque aussitôt : elle commence par l'incendie d'Origny auquel répond la coalition du clan d'Herbert ; dans la bataille générale pourra Raoul qui ne peut avoir guère plus de 17 ans5, de la main de Bernier.
12Outre Raoul et Bernier la chanson, en ses deux parties, nous propose trois personnages de première importance qui s'illustrent à peine sortis de l'enfance, ou y baignant encore : Gautier, le jeune neveu de Raoul, et les deux fils de Bernier, Julien et Henriet.
13Dans l'esprit du jongleur et des auditeurs, ces héros ont pour critère la jeunesse : c'est ainsi qu'ils sont désignés par leur diminutif même quand ils ont dépassé l'enfance : ainsi Gautelet (v.3604, 3748-3809-3890-3956) Berneçon (v.3945-6205-) Henriet (v.7624-8205-8720) ou on les qualifie de "enfes" (l'enfes Gautiers. v.3610)
14Les cinq héros vivent, on le verra, les évènements capitaux de leur existence, et ceux qui amènent leur mort, dans leur enfance ou à peine sortis de l'enfance. En face de ces "jeunes" les meneurs du jeu ou plutôt les génies du mal, sont des vieillards, ou des adultes déjà âgés : le plus représentatif est évidemment le vieux Guerri le Sor : voyons le tout à la fin de l'action sur les remparts de la ville d'Arras, assiégé par ses deux petits fils, ayant déjà vu périr Raoul, Gautier, ayant assassiné Bernier
V.8575 " Gr. l'entent, n'i ot que correcier :
" Bien sai qui sont, par Dieu le droiturier.
ndoi sont fil au bon vassal B.
Que je ocis au fer de mon estrier ;
La mort lor pere vienent vers moi vaingier,
Or ne lairoie por l'or de Monpellier
Que ne lor voise ma terre chaslaingier !"
Qui lors veïst le mal viellart drecier,
Les dans estraindre et la teste haucier !
En nulle terre n'avoit home plus fier."
15Ce n'est pas un hasard de structure si la fin de la chanson montre l'amitié unie et fraternelle de deux jeunes guerriers venir à bout d'un "mal viellard", qui a contribué à faire s'entredéchirer deux autres héros amis dans la première partie de l'épopée.
16Aélis, mère de Raoul, l'encourage, avant même son adoubement ι revendiquer son fief
v.402 "Dame A. voit son fil enbarnir.
Bien voit qu'il puet ses garnemens soufrir.
Si l'aresone com ja porez oïr :
" Faites vo gent et semonre et banir
Si qu'a Cambrai les peüssies véïr.
Bien verra on qui se feint de servir."
17Nous la verrons aussi lancer dans des combats vengeurs son petit fils Gautier, qui n'a que dix ans| quant à Ybert de Ribémont, il est évidemment un des meneurs de la guerre contre Raoul. Les insultes s'échangent d'ailleurs entre les jeunes et les vieux : Raoul se rebelle contre sa mère qui lui dit de se méfier de Bernier :"Maudit soit-il, je le tiens pour un lâche, le noble seigneur, quand il doit combattre, qui va chercher conseil auprès d'une noble dame ! allez vous divertir dans vos appartements, buvez des liqueurs pour engraisser votre ventre, pensez à boire, et à manger vous ne devez jamais parler d'autre chose" (V.1099-1107). Et plus loin il reproche à sa mère sa vieillesse :"Ne vous occupez pas de ma dame : elle est vieille et flétrie" (V.1212). Quant à Julien il crie à son grand-père :"Par Dieu, vieillard, vous n'obtiendrez rien par vos paroles ; et jamais vous ne vous réconcilierez avec moi" (V.8899).
18Le combat sans merci des jeunes est presque toujours déclanché per les exhortations des gens d'âge, excitant avec un entêtement tragique les adolescents à combattre jusqu'à la mort, sous le prétexte d'accomplir leur "devoir" vengeance d'un mort, récupération d'un fief ; dans la chanson peu de personnages d'âge intermédiaire, s'imposent vraiment : la seule Béatrix, épouse de Bernier, dépeinte comme une femme jeune ou encore jeune jusqu'à la fin de l'action, et Bernier lui-même, quand il a vieilli ; la conclusion de cet affrontement des âges extrêmes, où l'un domine l'autre qui regimbe est la disparition dans on ne sait quel lieu inconnu du très vieux Guerri chassé par ses deux petits-fils Julien et Henriet qui lui ont refusé leur pardon, donc par le triomphe après bien des morts de "jeunes" (ou d'encore jeunes) de la jeunesse sur la vieillesse ; "Guerri le Sor sortit de la ville à cheval, il partit pour l'exil. Mais on ne sait pas ce qu'il devint. "(v.8716-8718).
19Le conflit des générations est donc un des grands ressorts de cette action si lourde de guerres et de morts. Et l'existence des jeunes enfants est orientée définitivement et tragiquement par leurs ainés.
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20L'enfance dans Raoul de Cambrai est le temps de l'innocence, de la beauté et d'une éphémère insouciance.
21L'auditeur entend mentionner 3 baptêmes : le premier est celui de Raoul, fils posthume, et d'autant plus cher à sa mère, de Raoul Taillefer : l'évêque de Beauvais, dom Guion, cousin d'Aélis, baptise le tout jeune enfant, vêtu de toile fine (boquerant, v.46) couché dans une étoffe de pourpre ; près de lui se tient la nourrice parée de vair et de gris (v.87).
L'enfant baptise qi molt est eschevis,
Tout por son pere Taillefer le marchis
Mist non l'enfant R. de Cambresis. (v.81-83)
22Ainsi, le nom même de l'enfant marque la continuité du lignage et du fief, et la cérémonie en présence des deux barons Thiebaut et Acelin revêt une certaine solennité, mais à cause de la mort de son père, reste austère
Al baptisier nen ot ne giu ne ris. (v.91)
23Voici donc Raoul entré dans la communauté chrétienne : pourtant sa conduite sera bien éloignée de toute morale religieuse ; il est presque toujours "démesuré" et particulièrement dans l'épisode du moutier d'Origny, où il fait brûler le bourg et ses habitants puis l'abbaye avec ses 100 nonnains, et parmi elles Marcent, mère de Bernier : ce crime horrible a lieu uh Vendredi Saint ; après l'incendie il réclame à son sénéchal des paons rôtis, des cygnes au poivre et de la venaison : on lui rappelle que c'est "li grans devenres" (v.1571) le vendredi Saint. Raoul avoue qu'il avait "oublié" cette circonstance. Il continuera dans sa vie brève à accumuler les homicides : frappé à mort par Bernier, il prononcera un seul vers d'invocation à la Vierge.
Sécorés moi, douce dame del ciel ! (v.3131)
24courte prière en face de ses fautes : la grace du baptême sera-t-elle efficace ?6
25Le baptême de Bernier est mentionné beaucoup plus brièvement ; c'est que Bernier est un bâtard, à qui on ne donnera que son seul prénom
I gentix hom estoit en cel regné
Non ot Ybert ; si fu de grant fierté.
Cil ot i filg : Bernier l'ont apelé
En petitece, qant l'ont en fons levé. (v.377-380)
26Nul détail n'est fourni sur cette discrète cérémonie car Bernier est non seulement un bâtard, mais un enfant de la violence, comme il en fait confidence désespérée à Raoul, après la mort de Marcent
Y.mes peres par sa forcela prist.
Je ne dis pas que noces en féïst :
Par sa richese dedens son lit la mist,
Toz ses talans et ces voloirs en fist,
Et quant il vost, autre feme reprist."(v.1688-1692)
27Ceci explique peut être que Marcent n'ait pas élevé longtemps Bernier, ce mal-aimé, puisqu'elle a préféré devenir nonne ; Ybert le recueille
Tant qe tu fuz petiz en ma baillié,
Te norresimes par molt grant signorie ;
Et qant fus grans, en ta bachelerie,
Nos guerpesiz par ta large folie ;
R.créïs et sa losengerie ;
Droit a Cambrai fu ta voie acoillie.(v.1873-1878)
28Alors dame Aelis se charge de la "nourriture" du jeune Bernier
Dame Aelis par debonaireté
Avoit l'enfant nourri de jone aé. (v.384-385)
29Ainsi Bernier, le "sans famille", passe de main en main, mais l'empreinte chrétienne du baptême demeure en lui, les remords l'entraineront vers deux pélerinages : le premier lui coûtera son fils à Saint Gilles, le second à Compostelle lui coûtera la vie : mais il pardonne à son assassin Guerri, communie de trois brins d'herbe de la main de son compagnon Savari à son dernier instant
Li cors s'estent et l'arme s'en issi.
Diex la resolve en son saint paradis ! (v.8446-8447)
30Le troisième baptême, celui de Julien a lieu le lendemain de sa naissance à Saint Gilles où ses parents étaient partis en pélerinage, Béatrix, malgré son état, refusant de ne pas accompagner son mari. Le nom de Julien est mentionné ici comme un doublet de Gilles
En l'andemain, que li jors parut cler,
Ont fait l'anfant baptisier et lever.
Le non saint Gile li ont fait deviser
Por ce qu'il fu dedens la ville nés ;
D'or en avant iert Juliiens nommés. (v.6612-6616)
31Ce même jour le roi paien Corsubles envahit la ville avec des forces considérables, l'enfant Julien est emporté par un sarrazin. Plus tard le comte de Saint Gilles rappellera à Bernier les circonstances de ce baptême dramatique dont il a gardé un fidèle souvenir :"Il y a quinze ans bien passés qu'un chevalier vint prier Saint Gilles en ce pays, et avec lui sa noble épouse qui était enceinte et prête d'accoucher ; ils se logèrent chez un bourgeois ; là elle eut un enfant ; j'assistai à son baptême et je lui fis donner et octroier son nom. Puis il arriva au père un térrible malheur, les paîens vinrent donner l'assaut à mon pays... et ils emmenèrent son enfant."(v.8121-8136)
32Bien qu'élevé en paien chez les paiens Julien reste chrétien de coeur, la trace du baptême ne s'efface pas en luis interrogé par Bernier qui lui demande s'il veut se convertir, il répond
Si m'aïst Diex, je ne desire el.v.8062
33Cette réponse achève de convaincre Bernier que Julien est bien son fils :
Certes, fix, vous l'avés :
An sains fons fustes baptisiés et levés
Au baptisier Juliiens apellés,
C'estes mes fix, de ma char engenrés".
(v.8063-8066)
34En ce cas encore la cérémonie qui marque l'entrée dans la vie d'un héros porte trace durable. Le jeune héros se signale très vite par sa beauté et sa force : le conteur présente avec une tendresse pathétique ces enfants magnifiques ; autour d'eux, on s'arrête et l'action est suspendue quelques instants pour permettre aux témoins de les admirer. La beauté de Raoul enfant ou adolescent est soulignée à plusieurs reprises.
L'enfant amainent en la place devant.
Il ot iii ans par le mien esciant :
S'ert acesmez d'un paile escarimant,
En tot le mont n'avoit plus bel enfant. G. le prent en ses bras maintenant. (v.343-348)
35Au moment de son adoubement, à 15 ans, Raoul émerveille l'assistance
Iteles armes font bien a sa mesure.
Biax fu R. et de gente faiture ;
S'en lui n'eüst i poi de desmesure,
Mieudres vasals ne tint onques droiture. (v.493-496)
36Et au vers 515 "Dient François :"Ci a molt bel enfant !"
37Le luxe des habits, des armes, de l'équipement de son cheval rehaussent la beauté du jeune héros. Quant à Bernier, il séduit par ses qualités tant physiques que morales
En nule terre n'avoit plus bel garçon
Ne plus séüst d'escu ne de baston,
En cort a roi de sens ne de raison,
Et neqedent bastart l'apeloit on.(v.395-398)
38Au moment où nouvel adoubé, il abat la quintaine, il provoque l'admiration de toute l'assistance.
Dès que Bi fu el destrier montez
A grant mervelle par fu biax adoubez. v.584-585
De maintes dames veüs et esgardez. v.621
Biaus fu et gens et escheviz et lons.v.625
39Même élégance et même beauté se remarquent en Gautier au moment de son adoubement par le vieux Guerri
Dame A.corut aparillier
Chemise et braies, et esperons d'or mier,
Et riche ermine de paile de quartier ;
Les riches armes porterent au mostier ;
La mese escoute de l'evesque Renier,
Puis aparellent Gautelet le legier. v.3804-3809
40Les chevaliers concluent
Dist l'uns a l'autre :"S'i a bel chevalier ! " (v.3824)
41Mis pour la première fois en présence de ses deux petits fils on sent le vieux Guerri conquis par leur belle apparence
Bernier apele Juliien et Henri ;
A lui s'en vienent molt richement vestis.
Guerri les voit grans et gros et fornis ;
Dist a Bernier :"Sont ce vostre dui fil ?"
Il li respont :"En moie foi, oîl :
Chevaliers est cis a cel mantel gris
Et li autre est bacheler et meschins."
Et dist Guerri : "C'il vous vient a plaisir,
Je le ferai chevallier le matin." (v.8265-8274)
42Le petit Henri, à sept ans et demi, faisait déjà l'admiration de ses parents.
Et quant il ot vil ans et i demi,
De behorder et d'armes s'antremist.
Aussi biax fu de vii ans li meschin
Com i autre enfes est amandés en xx.
B.le voit, molt joians en devint.
A sa mollier le monstra, si li dit :
"Esgardés, dame, por Dieu de Paradis,
Con Henriès est biax et eschevis."
Et dist la dame :"Sire, voir avés dit." (v.7617-7625)
43La beauté des enfants est commentée beaucoup plus que la beauté des femmes ; le sacrifice futur de ces merveilles de la nature n'en est que plus lamentable ; car bien souvent l'homme qui admire suppute l'utilité guerrière de l'adolescent, par exemple le vieux Guerri adoubant Gauteret
Par tel couvent te fas hui chevalier
Tes anemis te laist Dieus essilier
Et tes amis monter et esaucier." v.3813-3815.
44Les adultes arrachent en effet de bonne heure les enfants à l'insouciance innocente de leur âge ; caractéristique est le motif de la partie d'échecs interrompue ; après que le roi Louis a une fois de plus refusé à Guerri d'annuler la donation du Cambrésis faite au Manceau Gibouin. Guerri furieux va chercher son neveu qu'il trouve en train de jouer paisiblement aux échecs avec des compagnons ; Guerri interrompt violemment la partie, insulte Raoul et lui déchire son peliçon
Par maltalant vint el palais anti.
As esches joue R.de Cambrizis
Si com li hom qi mal n'i entendi.
G. le voit, par le bras le saisi ;
Son peliçon li desrout et parti :
"Fil aputain !" le clama, si menti,
Malvais lechieres !por quoi joes tu ci ?
N'as tant de terre, par verté le te di,
Ou tu peüses conreer i ronci."
R.l'oï, desor ces piés sailli ;
Si haut parole qe li palais frémi,
Qe par la sale l'a mains frans hon οï :
"Qi la me tout ?trop le tains a hardi !" v.656
45Selon Guerri, un adolescent menacé d'être frustré de son fief ne doit pas jouer."Le sinistre guerrier se trouve toujours à ses côtés pour soutenir sa résolution chancelante, pour l'encourager dans ses demandes démesurées et, au besoin, pour lui souffler sa conduite"7. Une colère identique est manifestée par dame Aélis à l'égard de son petit fils Gautelet, qui n'est pas encore adoubé et s'amuse avec d'autres enfants" La dame sort de l'église quand les chants ont cessé : elle a trouvé Gautelet sur la place qui joue avec les enfants dont il est très aimé ; la dame lui a fait signe avec son gant, il vient à elle très volontiers :"Mon cher petit-fils, dit-elle, je vois bien vraiment que vous avez complètement oublié votre oncle Raoul, son courage et sa noblesse. " Gautier l'entend, il a baissé la tête :"Madame, dit-il, vous faites preuve ici de grande méchanceté, Si j'ai joué avec ces enfants, mon coeur est pourtant bien triste et affligé. Qu'on m'apprête mes armes : à la Pentecôte, qui approche avec l'été, je désire être armé chevalier, si Dieu y consent. Bernier se sera alors reposé trop longtemps ; il sera temps d'aller visiter le bâtard..." La dame entend ces paroles, elle en a remercié Dieu, elle l'a doucement serré dans ses bras et embrassé, (v.3747-3766). Précisons que cette scène se passe un jour de Noêl : " a un haut jor de la Nativité".
46Ainsi le jeu, la compagnie des autres enfants sont incompatibles avec la mission recommandée par les adultes ; le divertissement est interdit à nos héros et présenté comme une honte. Et la haine se développe en ce temps d'innocence." Pour Gautier dès son jeune âge, les moeurs féodales l'ont voué à la vengeance"8. Plus l'enfant présente des qualités physiques et morales, plus cette excellence reconnue sera utilisée pour la reconquête d'un fief, ou une vengeance meurtrière. Or, tous ces enfants (sauf Raoul atteint "d'un poi de desmesure") sont présentés comme des absolus de vertu et de perfection morale.
47Peut-on reconstituer ces enfances ? Le jeune Raoul est le fils posthume d'un père prestigieux, Raoul Taillefer
Taillefer fu clamés par sa fieror (v.7)
48La naissance presque inespérée de Raoul comble de joie sa mère et les barons
L'enfant a pris la dame au cors vaillant
Si l'envelospe an i chier boquerant.v.45-46
49Le parrain de Raoul sera l'evêque de Beauvais. On lui porte le bébé couché dans une étoffe de pourpre. Mais au bout de 3 ans le Manceau Gibouin sort de l'ombre ; en récompense de ses grands services on conseille au Roi, oncle de Raoul, de lui donner le Cambrésis ; Cependant Gibouin n'aurait pas pour toujours la ville de Cambrai qui resterait le bien de Raoul ; Gibouin devenu son beau-père, car il veut épouser Aélis, présiderait à l'éducation de Raoul. Le roi Louis précise :
L'enfant R. n'en vuel deseriter.
L'enfes est jovenes ; pense del bien garder
Tant qe il puist ces garnemens porter.
Cambrai tenra ; nul ne l'en puet véer,
Mais l'autre terre te ferai délivrer." v.124-128
50En réalité, rien n'est clair dans ce partage ; Guerri le Sor, oncle paternel de Raoul, y est violemment hostile ; alors le Roi réclame le petit Raoul et demande qu'on le lui amène à sa cour
Vostre neveu a ma cort amenez,
Qu'il n'a encor ne mès trois ans passez. v.292-294
51Guerri, avec prudence, s'y refuse et blâme le roi
Vos niés est l'enfes, nel deüssiés penser,
Ne sa grant terre vers autrui délivrer."
52Bien évidemment, l'enfant serait un otage aux mains du Roi. Voici donc les deux oncles de Raoul ennemis l'un de l'autre. Aélis refuse avec énergie Gibouin comme mari.
53Guerri se fait amener le petit Raoul de 3 ans, le prend dans ses bras, soupire profondément, lui expose la situation
Enfes, dist-il, ne vos voi gaires grant,
Et li Manciaus a vers vos mautalant
Qi de vo terre vos va deseritant. v.350-353
54Mais Raoul, on l'a vu, promet de se battre pour son héritage ; et Guerri prédit une guerre meurtrière
Ainz en morront XX M combatant. 357
55Il semble que jusqu'à 15 ans Raoul mène une vie paisible et opulente ; c'est alors que l'enfant Bernier, bâtard aristocratique, va devenir son commensal et son ami. Bernier a quitté, semble-t-il, de bonne heure sa mère, devenue religieuse, puis est élevé quelque temps par son père Ybert de Ribémont : la bâtardise de Bernier, ne l'empêche pas d'être accueilli dans son lignage, et il obtiendra à l'âge d'homme l'héritage de Ribémont, qui sera même constitué en douaire à Béatrix son épouse. Quoiqu'il en soit, la réputation du jeune Raoul l'attire : encore jeune, il sera "nourri" par Dame Aélis et après la mort de Raoul, Bernier reconnaitra sa dette de reconnaissance envers Aélis.
Dame A. cort la gambe enbracier
Et le souler doucement a baisier
"Gentil contesce, plus ne vuel delaier.
Vos me nouristes, se ne puis-je noier,
Et me donnastes a boivre et a mengier. v.5249-5253
56Une chaude amitié va naître entre les adolescents Raoul et Bernier.
Raoul l'ama a la clere façon ;
Son escuier en a fait a bandon. v.399-400
57Raoul tient Bernier "en grande affection", l'emmène à Paris avec lui, et ce qui est le plus important pour un bâtard, "il l'acointe del plus riche barné" il lui donne pour compagnons de puissants barons (v.387)"Il t'a cajolé" dira Ybert. Bernier devenu l'écuyer de Raoul (v.400) lui sert le vin et le claré. Il allie d'ailleurs la beauté à l'intelligence "au sens" et à l'adresse aux joutes (ne plus sëust d'escu ne de baston) (v.396). Cette amitié trouve son point culminant en même temps que final dans le double adoubement à 15 ans, âge indiqué par le texte, de Raoul et Bernier. L'empereur Louis adoubera son neveu
Biaus niés R., je vos voi fort et grant,
La merci Dieu, le père omnipotent."469-470.
58Revêtu de ses armes, Raoul reçoit aussi de Louis un destrier magnifique qu'il chevauche à l'admiration générale. Bernier continue son service d'échanson : ainsi il sert le piment au dîner ; Raoul l'adoube et lui donne armes- et destrier ; En le voyant chevaucher, il s'écrit :
Diex en soit aourez !
Or ne plain pas, ja mar le mescrerez,
Les garnemens qe je li ai donez." v.594-596
59Et il ajoute
"Sire Bernier,
En la quintaine por moie amor ferrez
Si qe le voie Loeys l'adurez."
60Raoul est donc fier d'avoir un vassal de la trempe de Bernier ; à cet ordre Bernier acquiesce affectueusement :
Si con vos commandez.
Première chose que requise m'avez
Si m'ait Diex, escondiz n'en sereiz", v.603-605
61Bernier perce d'un seul coup les deux écus, le double haubert de la quintaine et fracasse l'un des pieux ; après quoi il va s'agenouiller devant Raoul et lui prête hommage : "Sire, dit-il, je suis votre homme lige ; jamais on ne pourra reprocher à mes héritiers que j'ai ourdi trahison contre vous ; mais je vous supplie, en invoquant Dieu, qu'il n'y ait pas discorde entre vous et les fils d'Herbert." v.629-633
62Ces paroles imprudentes seront, hélas, prophétiques ; prononcées par Bernier dans la joie de son adoubement, elles vont gravement mécontenter l'orgueilleux Raoul, qui, de dépit, baisse la tête.(v.634) L'amitié va mourir rapidement entre les jeunes gens, car Bernier ne déviera pas de son attitude : "Je suis votre homme lige, dira-t-il, à Raoul, quand celui-ci a réclamé et obtenu le don du Vermandois, mais en ce qui me concerne je n'approuverai jamais que vous leur preniez leurs terres."(v.934-936) Ceci est dit en présence du Roi, ce qui double l'affront envers Raoul. C'est Bernier maintenant qui baisse la tête (v.956) et Raoul confiera à sa mère (v.1079) "Je l'ai vu traitre et orgueilleux ; en présence du Roi il m'a contredit. "Son revirement à l'égard de Bernier sent l'affection trahie ; désormais il l'humiliera de toute façon, faisant semblant de ne pas le voir quand Bernier lui tend la coupe de vin (laisse 76) l'appelant "fils a putain" et "batard" (laisse 79) "renoié" v.1699. Alors Bernier encore tout meurtri de la mort atroce de sa mère proteste :"Il apparait mauvaise amitié.. Je t'ai servi, aimé et soutenu ; de ce beau service je reçois mauvaise récompense ; si j'avais lacé mon heaume brun, je combattrais à cheval comme à pied contre tout homme noble et bien équipé, car n'est bâtard que celui qui renie Dieu." C'est alors que Raoul au comble de la fureur lui casse sur la tête un tronçon d'épieu. (Laisse 84) En fait les rapports, entre eux, sont faits maintenant d'affection meurtrie et refoulée ; l'un comme l'autre, ils ne peuvent plus supporter ni excuser leur comportement mutuel : Bernier dira que "Raoul est plus fel que Judas" (1381) "bien qu'il soit mon seigneur. "Un batard ne devrait pas faire de discours" s'écrie Raoul (v.1660) de son côté.
63Désormais, le lignage de Raoul ne va plus désigner Bernier que sous le vocable de "Batard" ou de " Fix a putain" (v.1655, 1661, 1699) Guerri l'appelle "batard" (1792) "le batard Bernier (v.3183) et le petit Gautier lui-même dira qu'il combattra "Bernier, le bastart sousduiant" (v.4899) Bernier sera donc accablé par cette injure qui implique évidemment une grave suspicion morale et un grand mépris, quoiqu'il apparaisse le seul héritier de son père Ybert de Ribémont. Dans l'immédiat cependant Raoul songe à lui offrir réparation éclatante et bizarre à la hauteur de son désaroi, forme peut-être de l'harmiscara des textes carolingiens : guider un cortège de 100 chevaliers, chacun portant sa selle sur la tête, pendant 14 lieues, d'Origny à Nesle, Raoul signalant au peuple qu'il porte la selle de Bernier et tenant son destrier Baucent par la bride9. Mais Bernier refuse avec hauteur "J'entends ici discours d'enfant" "Plait d'enfance" v.1783 Bernier, plus sage, sent ce qui reste encore immaturé chez Raoul. Après le départ de Bernier, Raoul "éprouve un tel chagrin qu'il pense en perdre le sens" et comme un enfant perdu, il s'écrie : "Barons, pouvez vous me donner un conseil ? La peine m'envahit en voyant partir Bernier."
Par maltalent en voi aler Bernier". 1733
Et il concluera : "Voici entre nous vilaine séparation." v.1790
64Ce sera la guerre impitoyable. On peut certes avancer que leur haine est faite d'un amour renié, meurtri, et refusé de part et d'autre. Leur jeunesse commune leur a tissé des liens affectifs très forts que rompent douloureusement la violence et l'absence de pardon.
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65Raoul tué par Bernier, le jeune neveu du mort, Gauteret, prendra en mains la vengeance. Aélis se souvient dans son désespoir qu'elle a un petit-fils, son seul héritier et surtout celui de sa haine. (v.3605).
Molt par fu l'enfes coraigeus et hardis. v.3609
66Le conteur rapporte l'entrevue de Gautier et de Raoul mis au cercueil.
67Gautier a 10 ans environ : "Il descend de cheval, entre dans l'église ; son coeur est très affligé ; il vient jusqu'au cercueil, il a tiré la couverture ; beaucoup de barons en pleurent de compassion : "Oncle, dit Gautier (au mort), j'ai fait connaissance avec la douleur. Celui qui a tranché notre amitié, je le haïrai toujours, jusqu'à ce que jé l'ai réduit à l'exil, brûlé, anéanti ou chassé du royaume. Traître bâtard, comme tu m'as désespéré !" v.3610-3618. Par le procédé des laisses similaires la même scène est reprise et rendue plus dramatique encore : Laisse 179 : "Dame Aélis fut accablée de douleur, sa fille tombe aussitôt évanouie, le jeune Gautier l'a relevée. Une fois debout, il tira le voile qui recouvrait le cercueil ; il voit le visage couvert de sang de Raoul ; la plaie la plus profonde s'était rouverte : "Mon oncle, dit l'enfant, ici apparait mauvais service que l'a fourni Bernier le batard, lui que tu élevas dans ta grande salle. Si Dieu accorde que je vive assez pour avoir ma ventaille fermée, mon heaume lacé, mon épée au poing, le pays ne connaîtra pas la paix. Et votre mort sera payée bien cher."
68Guerri et Aélis sont témoins de cette scène : Le premier pratique aussitôt ce qu'on pourrait appeler l'injonction muette : "Que celui-ci vive longuement, dit-il (tout bas) ; et il fera du chagrin à Ybert." v.3630
69A la laisse suivante, il se propose immédiatement pour armer chevalier son petit neveu en temps voulu ; quant à Aélis, elle assure Gautier de son héritage, récompense de la mort future de Bernier.
Biax sire niés, vos arez ma contrée." v.3650
70Cinq ans plus tard, Guerri armera en effet Gautier chevalier, non sans l'avoir questionné :
71"Guerri regarde à travers le riche palais, il aperçoit son neveu, il lui adresse la parole : "cher neveu, combien je vous aime ! Comment allez-vous ? Dites le moi franchement. "Gautier réponds"... Je me vois grand et plein de force, solide et robuste pour porter les armes ; donnez les moi au nom du Dieu de justice ; car nous laissons Bernier dormir trop longtemps ;et maintenant nous irons s'il plait à Dieu le réveiller." v.3791-3801. Cette réponse plait à Guerri ;10 toute la fin de la première partie de la chanson est occupée par les duels gigantesques trois fois renouvelés entre Gautier et Bernier, sans résultat décisif ; on séparera les adversaires à demi-morts. v.4553. Bernier dira qu'il hésite à tuer "un enfant" v.4553.
"Je t'ociroie, mais trop te voi effant."
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72Abordons la dernière génération des jeunes guerriers : la jeunesse de Julien est celle de l'enfant chrétien volé par les Sarrazins, élevé en tërre païenne. Le fils de Bernier et de Béatrix, né à Saint Gilles, est enlevé par un combattant païen au cours d'un assaut suivi d'une razzia contre la ville -sanctuaire. Contrairement au schéma le plus courant, ce n'est ni un roi païen, ni un grand seigneur qui le recueille, mais un humble soldat, pris d'attendrissement devant le nouveau né
La le présimes trestot enmaillotet
Tant le vis bel qu'il m'en prist grant pités ;
Ainc ne le vos ocirre n'afoler :
Nourir l'ai fait et tenir en chierté
M'a que III mois que il fu adobés. 8009-8012
73Julien n'a donc guère plus de 15 ans au moment où son père adoptif, qui, lui, est très âgé "un viellart rasoté" (8229) fait ces confidences à Bernier. Le bel enfant a donc été élevé avec grand soin et tendresse par le paîen : il n'en garde au paîen nulle reconnaissance, au contraire : "Ce vieillard en enfance m'appelle son fils, mais je ne peux pas l'aimer comme un père ; et l'on m'a maintes fois reproché d'être né parmi les chrétiens." (8042-8045) Or on va pendre Julien sur l'ordre du roi païen Corsubles, parce qu'il a été le champion de l'amassor (l'émir) de Cordes contre lui. Sur le lieu du supplice, Bernier voit "un vieillard pleurer, arracher ses cheveux, déchirer ses habits. Bernier lui demande : "Pourquoi manifestes tu ta douleur plus que les autres ?" Le vieillard répond : "Je peux bien vous le dire ; j'ai élevé et protégé ce jeune homme que je vais voir supplicier devant moi." (7994-8000) L'ingratitude dédaigneuse de Julien revèle ici de toute évidence sa noble origine chrétienne... On avait déjà remarqué la ressemblance frappante de Julien avec Bernier ; le vieillard avoue qu'il l'a recueilli à Saint Cilles. Bernier va sauver et son fils et le vieillard en les réclamant en don au roi Corsubles
Jé vous demant cel viellart rasoté
Et. se jone home que vous pendre devés." 8029-8030
74Mais le seul Bernier se souciera du vieillard d'après le texte ; il le ramènera à Saint Gilles avec Jullien et le fera baptiser, consécration suprême, soue le nom d'Aingelier (v.8114) Le comte de Saint Gilles rappellera alors qu'il a été 15 ans auparavant le parrain de Julien, et lui lèguera sa terre
vous estes cuens et je cuens autresis
Je n'ai nus oir a ma terre tenir
Je vous requier, donés moi vostre fil ;
Après ma mort sera siens cis païs" 8152-8155
75Ainsi le parrainage implique en ce cas l'héritage. Bernier acquiesce, mais il veut auparavant "présenter" Julien à sa mère Béatrix...
76A Saint Quentin, Julien verra donc sa mère et son jeune frère Henriet : "Quand la dame eut serré son enfant dans ses bras, elle l'embrasse, lui qui est si valeureux, elle lui baise la bouche et le nez : "Mon cher fils, dit elle, soyez le bien retrouvé, et que votre père qui vous a engendré se réjouisse. "Bernier a appelé Henriet : "Sire, dit celui-ci, montrez moi mon frère" Bernier dit : "Le voilà, au nom de Dieu, c'est lui que votre mère tient dans ses bras. "Quand il l'aperçoit, il va vers lui, ils se serrent dans les bras l'un de l'autre par très grand amour. La dame à ce spectacle pleure d'émotion : "Enfants, dit-elle, vous devez bien vous aimer et servir et honorer votre père." v.8200-8213.
77Brève scène de joie, accompagnée par la harpe et la vielle de jongleurs Bretons (v.8328) Bientôt Guerri le Sor va reparaître et se réconcilier en apparence avec son gendre Bernier. Il réclame, on l'a vu la faveur d'armer chevalier Henriet, simple bachelier, et promet de lui donner Arras après sa mort.
Et s'i mena B. son jone fil
Guerri l'arma et chevallier le fit. 8297-8298
78Quelques mois plus tard après l'assassinat de Bernier par Guerri les deux petits fils léveront une armée contre leur grand père et assiègeront Arras. L'adoubement d'Henriet prend une valeur tragique rétrospective. Béatrix voit ses fils à la tête de 30 000 hommes, dit le texte. L'entretien est pathétique : "Elle interpelle ses deux enfants : "Seigneurs, dit-elle, où allez-vous en expédition ?"-Droit vers Arras, dit le vaillant Julien, venger la mort de mon père sur le vôtre. "La dame entend cette réponse, elle est désespérée : "Ah, Dieu dit-elle, je ne sais que résoudre. Mes enfants veulent tuer mon père ; mais s'il peut s'emparer d'eux et les avoir en sa puissance, il les fera pércer de coups. "Julien répond : "Sachez le bien, Madame, s'il me tue, je le tiens quitte du péché. "L'assaut aboutira, on l'a vu, à la disparition énigmatique de Guerri ; le conteur a épargné aux deux petits fils d'être les meurtriers de leur grand père ; mais Julien tuera Gautier, qui avait pris, par un fatalisme désespéré, parti du vieux Guerri.
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79Dans ces jeunesses brèves et promises à la tragédie, y a-t-il place pour quelque tendresse ? Les sentiments d'amour authentique évoqués sont surtout ceux de fils à mères : union d'affection grondeuse, mais sincère malgré les disputes, entre Aélis et Raoul
Dame Aélis au gent cors signori
Son fil R. baisa et conjoï,
Et li frans hom par la main la saisi ;
Andui monterent el grant palais anti. v.964-962
80Certes Aalais maudira son fils dans deux vers fameux et terribles "Par Damesdieu, qui doit tous nous juger,
n'en revien sain ni sauf ni entier".11
81Le jongleur commente
Par cel maldit ot il tel destorbier
Com vos orez, de la teste tranchier (v.1134-1135)
82Mais elle les regrettera aussitôt avec désespoir dans la chapelle
Lasse, dolante ! a grant tort l'ai maldi (v.1146-1147)
83La malédiction s'accomplira malgré le repentir de la mère. Les retrouvailles tendres et vite dramatiques de Marcent et de Bernier, à l'ombre des murs de l'abbaye d'Origny, prendront elles aussi un aspect tragique ; la mère et le fils semblent ne s'être pas vus depuis très longtemps, et la mort horrible de Marcent va les séparer à jamais
B.i vint vestus d'uns riches dras
Veïr sa mère, si descendi en bas.
Elle le baise et prent entre ces bras,
Trois foiz l'acole, ne ce fist mie mas.
"Biax fix, dist ele, tes armes prises as ;
Bien soit del conte par cui si tost les as." v.1368-1373
84Mais bientôt l'incendie se déchaîne, ordonné par Raoul :
B.esgarde dalez i marbre chier
La vit sa mere estendue couchier
Sa tenre face estendue couchier.
Sor sa poitrine vit ardoir son sautier.
Lor dist li enfes : "Molt grant folie qier :
Jamais secors ne li ara mest ier.
Ha, douce mere, vos me baisastes ier ! 1503-1509
85Et Bernier prend déjà la résolution de rompre l'hommage prêté à Raoul. Nous voyons aussi le groupe hésitant et horrifié de Gauteret et de sa jeune mère devant la bière de Raoul (v.3632-3635) Enfin Béatrix aime profondément ses deux fils, Julien et Henriet ; elle ne peut sa consoler de la perte du petit Julien et quand elle retrouve son mari, elle lui pose aussitôt cette question
Bernier biau frère, por Dieu de Paradis,
Savés novelles de Juliien mon fil ? (v.7595-7596)
86Les rapports affectifs mères-fils sont donc prédominants et maintiennent en quelque sorte les jeunes héros dans leur enfance. Mais Bernier aussi ne peut oublier son enfant disparu, et repartira chez les sarrazins pour le chercher
Or ne lairoie por tot l'or que Diex fit
Que je ne voise a icestui païs
Ou Juliien porterent Sarrasin ;
Si aprendrai se il est mors ou vis." (v.7626-7629)
87Ne peut-on penser que Bernier, parce qu'il a été un bâtard, éloigné de ses parents, ne veut pas que son fils vive en pays étranger une jeunesse analogue ? D'où son désir de retrouver ce fils.
88Même le rude Ybert tient à Bernier, et quand il le voit revenir sanglant et en piteux état il lui reproche avec une sorte de jalousie d'avoir cru Raoul "et sa losengerie" (P. Meyer et A. Longnon traduisent "cajoleries" : ainsi même s'ils en sont séparés, les pères et les mères accordent une grande importance à l'enfant, déjà pari sur l'avenir, selon la formule moderne.
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89On pourra en conclusion, au vu de tous ces épisodes, vérifier la vigueur des impressions d'enfance, ou de jeunesse et l'importance du rôle de la mémoire dans le récit. Ces enfants n'oublieront rien de leur passé : ni Raoul qu'on lui a fait promettre tout petit de se venger du Manceau, et qu'on l'a dépouillé de son fief, ni Bernier qu'il est un bâtard, que son seigneur est responsable de la mort de sa mère, qu'il appartient au lignage de Ribémont. Et, devenu homme, il ne pourra oublier qu'il a tué Raoul, et ce souvenir réveillé causera sa propre mort.
90La beauté de son second fils Henriet évoquera en lui le souvenir de son premier né, volé au berceau ; Gautier n'oubliera pas son entrevue avec le cadavre de son oncle Raoul, ni qu'il appartient lui aussi à son lignage, et il sera abattu sous les murs d'Arras. Quant à Julien et Henriet, ils ne sauraient oublier évidemment la mort de leur père. Dans tous ces cas le souvenir engendre fatalement la vengeance, le combat, et se confont avec eux. La mémoire enfantine porte en germe l'action tragique de l'avenir.
91J'évoquerai un dernier épisode d'enfance qui illustre la violence de l'invasion du souvenir rattaché à de jeunes morts. Aux laisses 27 et 28, quand Raoul tout nouvel adoubé a juste 15 ans, au cours de son séjour à Paris, une rixe a l'épée (escremie) éclate entre plusieurs adolescents sur le parvis de St Denis : les deux enfants d'Ernaut de Douai, oncle de Bernier, y périssent. La renommée générale accuse Raoul de les avoir tués quoiqu'il s'en défende.
v.551 Qant li effant furent andui ocis
Desor Raol en ont le blame mis
92L'épisode est traité brièvement et l'auditeur l'oublie vite. Or, sur le champ de bataille d'Origny, Ernaut et Raoul se retrouvent face à faces " Tu as laissé tuer mes deux petits enfants par trahison, accuse Ernaut (v.2801) "Je n'ai fait ni bien ni mal à tes enfants", réplique Raoul (v.2851) qui se lance dans une poursuite effrenée d'Ernaut dont il coupe la main gauche. Secouru in extremis par Bernier qui abat Raoul sur le sol, Ernaut de la seule main qui lui reste plonge son épée dans le crâne de Raoul et lui fait couler la cervelle sur les yeux : ainsi seront vengés les deux enfants morts des mois auparavant s la vengeance était annoncée de très loin par le conteur
v.557 Des qu'à cele eure q'en iert vengemens pris
Molt trespassa et des ans et des dis
93Ainsi, le tissu serré de l'action est toujours soutenu par la mémoire. Les scènes ou les moments d'enfance ont dans Raoul de Cambrai une importance primordiale car elles servent de support au reste des évènements, qui n'ont jamais une cause récente, mais des motivations anciennes, toujours fraiches dans l'âme des protagonistes. Les anticipations du temps dans le récit, en particulier la vue de l'enfance projetée dans le temps à venir, jouent un rôle capital. On assiste dans cette oeuvre à la confusion du passé et du présent, le premier subsistant toujours vivace dans le second et le nourrissant de ses passions.
DISCUSSION
Michel MANSON
94(voir le texte de l'intervention après la communication de Jacques de CALUWE sur Baurel et Beton.)
Notes de bas de page
1 Raoul de Cambrai, chanson de geste publiée par Messieurs P. MEYER et A. LONGNON, Paris 1882, introduction p. 3 toutes les références des vers cités sont tirées de cette édition.
2 P. MATARASSO, Recherches historiques et litteraires sur Raoul de Cambrai, Paris 1962, appendice p. 318
3 O. Jodogne. La technique littéraire des chassons de geste dans Actes du Colloque de Liège. Paris 1959, Ρ. 52
4 P. MATARASSO, op.cit. p. 207-208
5 Raoul de Cambrai, Edition MEYER et LONGNON, Introduction p. 21 et 22, note 4
6 P. MATARASSO (op.cit. p. 211) souligne aussi le peu d'assurance chrétienne de cette mort.
7 P. MATARASSO op.cit. p. 198
8 P. MATARASSO, op.cit. p. 217
9 Edition P. MEYER et A. LONGNON : introduction, p. 22 et 23 note 4 et P. MATARASSO, op.cit. p. 134, 135, 136.
10 J. SUBRENAT. La place de quelques petits enfants dans la littérature médiévale. Mélanges Jeanne LODS, Paris 1978 p.·557 : "l'enfant ne commence à être intéressant, à avoir une vie digne de ce nom que lorsqu'il va être productif".
11 P. MATARASSO, op.cit. p. 233-234. la traduction des deux vers est empruntée à Raoul de Cambrai, chanson de geste du xii° siècle renouvelée par Claudius la Roussarie, Paris 1932, p. 60.
Auteur
Université de Provence
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