L’enfance occultée : note sur un problème de typologie littéraire au Moyen-Âge
p. 177-200
Texte intégral
1L’enfant n’est pas un personnage fréquent dans les oeuvres médiévales : on l’a souvent souligné à juste titre1. Il est pourtant présent dans quelques textes, et il apparaît à des âges divers, avec son charme et son ingénuité spécifiques, au détour d’un épisode2 ou même à un moment où sa venue contribue à relancer le récit3. L’enfance n’est pas non plus absente des oeuvres autobiographiques4, même si le clerc qui se raconte projette sur ses premières années sa vision adulte de la vie et du monde. Reste qu’au delà des inventaires obligatoirement limités, le personnage de l’enfant n’est pas un personnage épique ni romanesque au Moyen Age. Il est plus ou moins exclu des textes parce que les schémas qui sous-tendent la narration ne laissent guère de place à son intervention. L’art médiéval (et la littérature participe toujours d’une esthétique générale qui trouve aussi ses applications dans la sculpture ou la peinture) ne peut pas faire à l’enfance l’honneur de la représenter, parce que c’est un art du symbole et de la transcendance. L’univers de l’artiste et celui du poète, au Moyen Age, est un univers d’adultes. La conséquence de cet état de choses, c’est que la présence de l’enfant est une sorte d’exception conjoncturelle. C’est elle qui fait problème, et non l’inverse. Sa rareté confirme la norme, et l’on ne doit s’interroger que lorsque l’enfant paraît, sans être surpris ni du fait que l’on reste insensible à la poèsie de l’enfance, ni de l’obstination des poètes et des imagiers à ne décrire ou à ne dépeindre que des enfants grandis avant l’âge et qui ont accès trop tôt à la gravité des grandes personnes. Je voudrais développer brièvement ce paradoxe, et m’inscrire en faux contre la croyance qu’une culture qui laisse de côté le prestige poètique de l’âge puéril exprime une civilisation fermée à la tendresse vis-à-vis des plus jeunes. Occultation ou non conformité au projet créateur ? Mon titre, je l’avoue, est inexact, mais sa formulation était difficile. Le silence des oeuvres n’est en tout cas pas délibéré, comme je vais essayer d’en faire la preuve.
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2La production littéraire médiévale s’inscrit dans un contexte qui n’est pas favorable à l’expansion de thèmes et de motifs consacrés à l’enfant. Le public, malgré sa diversité, est unanime sur un point : ce qu’il attend des textes, c’est que ceux-ci traitent de problèmes qui concernent exclusivement les adultes. Je laisse de côté l’auditoire lettré des oeuvres médiolatines : il est évident que les théologiens et les sermonnaires né sauraient s’intéresser à la pueritia que dans une perspective catéchètique ; or ils visent beaucoup plus à convertir des fidèles adultes qu’à former la jeunesse à l’intelligence du dogme, et ce n’est qu’assez tard (avec Raymond Lulle) qu’apparaissent les premiers traités d’éducation chrétienne5. Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que le catéchisme enseigné aux enfants soit un catéchisme minimal - peut-être, après tout, celui du jeune Perceval à qui sa mère a révélé si peu de choses : l’existence de Dieu et celle des démons et des anges -. La formation du futur clerc ou celle du moinillon étaient probablement plus poussée, et Guibert de Nogent, dans l’Histoire de sa vie, nous donne quelques éléments sur sa précoce initiation monastique, dans le cadre d’un précieux témoignage sur ses premières années6. Mais ces brèves notations témoignent surtout de pratiques dévotes, et l’histoire de l’enseignement religieux que recevait le jeune enfant reste à faire. Quant à la place du puer dans une poètique plus profane (je pense au Goliardisme), elle est évidemment nulle, car que viendrait-il faire dans l’apologie de la taverne, ou dans les considérations sur le jeu de dés et sur la Fortune ? La séduction de l’amica par le Goliard n’a certes pas pour fin la procréation,7et l’enfant n’a rien à voir avec la satire de Rome et du Haut Clergé. Le latin médiéval ne se prête guère à la poésie de l’enfance, et il serait tout à fait naïf de s’en étonner : considération de bon sens, mais qu’il faut bien formuler, même si elle va sans dire.
3En face de cette culture savante, s’instaure au xiie siècle une culture vernaculaire. Les destinataires de cette culture sont d’abord des chevaliers. Or ceux-ci passent directement de la petite enfance, vécue dans un milieu féminin (celui de la mère et des suivantes) à une juventus qui commence très tôt, dès la puberté, et qui relève d’un univers viril. Il s’initie précocement à la chasse et à la guerre, et s’il est héritier d’un domaine, il est dès sa quinzième année en mesure d’assumer le pouvoir (d’où les conflits fréquents entre un prince qui ne vieillit pas assez vite et son ou ses fils impatients d’accéder à l’autorité dont ils sont frustrés). Les milites deviennent des hommes sans transition entre la pueritia et l’âge adulte. Ils n’ont même pas le loisir de vivre une véritable adolescence (et l’adolescence ne prendra forme de thème littéraire qu’avec le romantisme). Il leur faut révéler très vite leurs qualités guerrières et sportives à travers les épreuves qui constituent ce qu’on appelle les Enfances (de Charlemagne, de Guillaume) : baptême du combat, souvent accompagné d’un éveil à l’amour. Le petit chevalier qui pour ses coups d’essais, aspire à des coups de maître (qu’il réalise) est un personnage fréquent de la chanson de geste (le petit Gui dans la Chanson de Guillaume), mais dès lors qu’il revêt son haubert, il entre dans le compagnonnage héroïque des barons. Il n’existe qu’à partir du moment où il porte les armes. L’épopée ne s’ouvre à l’enfant que beaucoup plus tard (xiiie siècle), lorsqu’elle se féminise : c’est Parise la Duchesse, dont le protagoniste est une femme -et une mère. Mais l’enfant n’y intervient que pour dramatiser les épreuves de l’héroïne, à qui l’on arrache un instant sa progéniture : glissement de la geste vers le mélodrame avec son pathétique touchant... Nous arrivons alors à l’heure de la décadence.
4L’auditoire chevaleresque se complaît à l’utopie d’une double conquête : celle de l’épouse et du domaine - celle qu’illustre le dénouement de la Prise d’Orange ou la trajectoire d’un héros romanesque comme Fergus, fils de vilain qui devient roi d’Ecosse. Le schéma mythique du conte (qui décrit souvent ce genre d’ascension) se modèle selon les rêves du bacheler démuni qui s’identifie avec le chevalier errant, lancé vers l’aventure. L’épreuve qualifiante est l’affrontement sans merci (avec l’adversaire sarrasin, avec l’être jailli d’un autre monde). L’enfant n’a rien à voir avec cet itinéraire dangereux et valorisant. Lorsque le héros entreprend sa quête, il rompt précisément avec le milieu maternel (je pense a Perceval) et s’engage dans une démarche d’adulte au cours de laquelle il découvre sa véritable identité. Ce que raconte le poète, c’est cette découverte de l’essentiel. Le nice de la Gaste Porest soutaine, en apprenant l’escrime, puis l’amour, puis l’échec, laisse loin derrière lui son ingénuité première, et c’est précisément cette rupture avec son passé qui est productrice de texte. La négation de l’enfance comme prétexte et comme moteur de l’activité poètique...
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5L’écriture des ouvrages vernaculaires exclut à son tour la présence de l’enfant. Outre que les schémas narratifs ne tolèrent qu’assez mal son intégration, les modalités mêmes de la poètique médiévale tendent à l’éliminer du projet créateur. Ce qui intéresse le trouvère dans la chanson courtoise est une culture du désir qui s’insère dans une histoire d’amour, et cette histoire ne concerne que l’amant, la dame et les rivaux éventuels ou losangiers : le mari n’a même pas sa place dans cette relation simple où la passion seule est en cause. Il en va de même, à peu de choses près, dans maint roman où la conquête de la femme aimée, conjointe à l’aventure, est fondamentale : le mariage intervient au dénouement, et la procréation (pourtant si importante quand on considère l’importance du lignage) est reportée dans l’après-texte, c’est-à-dire dans le non-dit d’un bonheur durable et qui va de soi. Ce qui déclenche l’intervention romanesque est la crise, c’est-à-dire la mise en question d’un état initial - de bonheur, d’équilibre - dont le sujet est généralement un jeune chevalier célibataire. Mais une fois la crise résolue, et le héros pourvu d’une femme ou d’une amie, le récit s’interrompt, parce que le romancier médiéval décrit avant tout l’avénement et le triomphe de l’amour, mais non son aboutissement conjugal et familial. La naissance d’un fils n’est intégrable dans l’histoire que par rapport à un futur problèmatique (de reconnaissance dans le lai de Milon, de vengeance dans le lai d’Yonec) qui ne prend poètiquement corps que lorsqu’à son tour, le fils est parvenu à l’âge adulte, pour accomplir sa fonction. Entre temps, la narration s’accélère, parce que l’enfance du nouveau héros échappe à la sphère de l’aventure.
6De la destinée humaine, la poètique médiévale retient et privilégie à ce point la prouesse et l’amour qu’elle rend stériles Yseut et Guenièvre, c’est-à-dire les deux plus prestigieuses héroïnes de mythes amoureux. Les couples les plus exemplaires (Tristan et Yseut, Lancelot et Guenièvre) sont il est vrai des couples adultères, qui n’ont souci que de se rejoindre et non de se perpétuer. Mais on pourrait imaginer que Marc ou qu’Arthur aient imposé à leur épouse leur volonté d’engendrer un héritier. Le souci de Marc, formulé dans Eilhart, de transmettre la Cornouaille à Tristan ne saurait expliquer que très provisoirement la stérilité de son union (puisqu’ensuite il se brouille, et pour cause, avec son neveu). De fait, il est au moins deux textes où Yseut et Guenièvre ont un fils : il s’agit, pour la seconde, du Perlesvaus, où Loholt, qu’elle a conçu d’Arthur, est assassiné par le sénéchal Keu8 ; quant à la première, elle est la mère d’Ysaïe le Triste, que lui a donné Tristan, et qui sera le héros d’un roman en prose à la fin du xive siècle9. Mais ce sont là deux textes très isolés, étrangers à la tradition commune, et ni Loholt ni Ysaïe ne sont des enfants au moment où l’action se déroule. Reste qu’au moins Guenièvre est à ce point maternelle que le meurtre de Loholt la tue à son tour, et qu’elle se laisse mourir de chagrin. L’enfant n’est pas un thème ni un motif familier du roman médiéval, mais le désespoir maternel en est un, dont on sait qu’il peut être mortel depuis la mort de la Veuve Dame au début du Conte du Graal...
7Parce que les poètes ne parlent guère de l’enfant, on est tenté (à tort) de penser que le Moyen Age ignore la tendresse à son égard. Mais c’est se tromper sur le sens, à cette époque, de la littérature qui n’a pas encore à rendre compte, comme chez les modernes, d’une totalité - celle de la comédie humaine, celle de la société du Second Empire -. Elle ne retient de la destinée qu’un instant décisif, souvent celui de l’accession à la prouesse et à l’identité légendaire (Lancelot devient le chevalier de la charrette et Yvain le chevalier au lion : ils cessent de se conformer à un modèle commun pour revêtir line dimension surhumaine). A la rigueur, leur histoire peut se poursuivre jusqu’à leur promotion spirituelle, marquée par un moniage (qui s’achève en érémitisme, et je pense ici à Guillaume d’Orange). Mais cet itinéraire, qui passe plus d’une fois par la fondation d’une descendance, ne tient aucun compte de cette donnée, parce qu’il n’y a pas matière à épopée ni à roman dans les joies simples de la famille. Durmart le Gallois épouse la reine d’Irlande et la rend féconde, mais le poète n’accorde aucune attention à ces paternités successives ; ce qui lui importe, c’est que Durmart atteigne à la sainteté dans le mariage non par le biais de sa ferveur paternelle, mais par ses actions d’éclat en Terre sainte, puis par sa dévotion personnelle, qui lui vaut une véritable vision mystique10. L’auteur médiéval exalte l’individu, non la communauté familiale. Ou bien encore il glorifie un lignage (par ex. celui des Aymerides), mais c’est un lignage héroïque et viril, de jeunes chevaliers dont on se garde bien de relater la petite enfance.
8Dans cet amoncellement de tournois, de batailles, de scènes amoureuses, traversé de défis et de monologues passionnels, l’enfant n’est là, à la rigueur, que comme prétexte. Pour se faire tuer, et donc relancer le récit par le procès de celle qui avait à le garder, comme dans le Roman de Thèbes, lors de l’épisode du Verger de Lycurgue11.Ou pour seulement apparaître, divinement rayonnant et beau, porteur d’un destin immense qui reste à venir, comme le petit Galaad dans la partie du Lancelot en prose qui prépare la Queste del Saint Graal12. Mais il ne saurait avoir encore la dimension d’un actant. Il n’est pas un personnage (au sens où le personnage se définit par son autonomie, et par le fait qu’il est actif et dirige les événements au lieu de les subir). Il n’a pas de statut propre, puisqu’il n’exerce pas encore de responsabilité sociale. Il n’a pas non plus de fonction littéraire, puisqu’il ne se prête pas à la mise en oeuvre de rebondissements narratifs : peut-il en effet se soumettre à l’épreuve qualifiante sans entrer dans le monde adulte et donc quitter sa nature enfantine ? Il ne peut donc pas "fonctionner" selon les critères d’une typologie commune. Il n’y a pas de "psychologie" de l’enfant dans les oeuvres médiévales : cela ne signifie pas que l’on ignore comment l’enfant parle et joue ; cela veut seulement dire que n’agissent et s’expriment à part entière, dans les chansons de geste et dans les romans, que ceux qui ont à jouer un rôle actif : protagoniste, adjuvants, opposants, tandis que les figures contextuelles s’y effacent et n’y interviennent que comme des utilités (au sens dramatique du mot, qui implique à la fois mutisme et passivité).
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9Chanson de geste et roman sont des apologies du preux parfois transmué en amant, puisque la poètique médiévale ajoute ce modèle à la triade classique du saint, du sage et du héros. J’ouvre ici une parenthèse, pour dire que l’amant opère la synthèse de ces idéaux, dans la mesure où il se distingue par sa prouesse, accède à la sagesse du melhurar et vit un martyre amoureux nui, pour être métaphorique, n’en exige pas moins le renoncement et l’ascèse, L’enfant n’est évidemment pas encore un amant ni un saint, et il n’a pas encore acquis ni la science ni la force physique nécessaires pour se distinguer sur les champs de bataille ou dans les joutes oratoires. Ou plutôt, lorsqu’ il se distingue par son exceptionnelle précocité, il n’appartient plus à l’enfance et se révèle un adulte avant l’âge, comme on le voit dans certaines vies de saints. Catherine d’Alexandrie affrontée aux docteurs n’est plus une petite fille ; elle est une créature miraculeuse illuminée par la grâce et par le savoir13. Tout ceci pour réaffirmer que la littérature médiévale est une littérature exemplaire, avide de conformer son public à des images hyperboliques de la perfection individuelle ; mais ce public est un public d’adultes, et qui demande des images adultes de la réussite sociale ou spirituelle.
10Il existe de nos jours un théâtre de patronage, destiné aux enfants et joué par des enfants, et qui met en scène une sainteté enfantine14. Il n’est pas impossible que ce théâtre ait existé dès le Moyen Age, mais il n’a bien évidemment jamais eu l’honneur d’être capté par un scribe et transcrit sur le parchemin. Et pourtant, l’hagiographie du jeune martyr est immémoriale. Mais l’enfant juif qui refuse de livrer l’hostie à ses congénères et qui fait l’objet d’exempla dévots n’est pas décrit dans l’exercice de ses divertissements puérils, et ce que l’on souligne dans son destin, c’est son héroïsme déjà viril, qui lui confère d’emblée la sagesse de l’âge15. L’hagiographie s’adresse elle aussi à un auditoire adulte ; elle ne parle pas un langage qui puisse flatter un public enfantin qui, semble-t-il, n’existe pas encore. Ou plutôt, si l’enfant n’est pas nécessairement chassé du cercle où l’on écoute le récitant, il participe à l’audition parmi l’assistance, auditeur entre autres, mais non destinataire privilégié. L’enfant se met à exister dans la littérature à partir du moment où naît une littérature enfantine spécifique. Mais l’enfance consommatrice de textes n’apparaît guère avant une époque beaucoup plus tardive : c’est au xvie siècle seulement qu’elle commence à constituer un public homogène (au moment où Marot, puis Ronsard, se complaisent à retracer leurs premières années, au moment où Rabelais développe une théorie de l’éducation).
11Il n’en demeure pas moins que, dans cet univers culturel du Moyen Age si porté à l’émerveillement devant l’exemplaire et devant le sacré, on s’étonne que la méditation pieuse sur le mystère marial et sur l’Incarnation n’ait pas produit plus de textes et d’oeuvres d’art exprimant devant la maternité de Marie et l’innocence de l’Enfant Dieu une tendresse plus affective et touchante qui semble effectivement occultée par les auteurs et les imagiers. Cette tendresse et ce réalisme sont parfois sensibles lorsqu’il s’agit d’autres enfants oui n’ont pas à traduire le mystère divin : je pense à une enluminure d’un manuscrit de Soissons qui représente le jugement de Salomon (xive siècle)16. Mais lorsqu’il s’agit de célèbrer la Nativité, commence l’ineffable, peu compatible avec le culte du petit Jésus tel qu’il prévaut ensuite. Le Messie dans la crèche est devenu à la fin du Moyen Age, en Flandre et en Italie, un bébé plus bel et plus sage que les autres, mais tout nimbé qu’il soit d’une auréole surnaturelle, il a perdu cette majesté divine que les sculpteurs romans, puis gothiques, tentaient de lui conférer en lui attribuant une attitude précocement adulte de Christ bénissant. Mais lorsque la lyrique religieuse célèbre l’Incarnation, son lyrisme est à la fois rhétorique et théologique, mais non sentimental ; elle insiste sur l’immensité du sacrifice consenti par le Rédempteur qui accepte de s’incarner dans notre finitude et non sur la ferveur de la maternité.17Il y a certes bien loin de cette vision toute intellectuelle des choses à la fraîcheur des Noëls sinon populaires, au moins popularisants qui vont foisonner dans le folklore à partir de la Renaissance. Mais ces Noëls eux-mêmes s’enracinent dans des traditions antérieures que nous ne connaîtrons jamais, faute de textes conservés. On devine ces traditions à travers les annonciations aux bergers qui interviennent dans les Mystères18 ; mais la dévotion au Fils de l’Homme est ici encore la plus forte et prend le pas sur l’émerveillement tout humain devant l’avénement d’une vie qui s’éveille au jour. Les bergers adorent le Messie plus qu’ils ne s’attendrissent sur le berceau de paille. Que l’on n’aille pas en déduire que les contemporains aient ignoré la joie de contempler et de manier le petit corps fragile d’un nouveau-né !
12Le Moyen Age a généralement passé sous silence le bonheur de l’enfance et la douceur trop quotidienne et prosaïque des babils, des premiers mots et des premiers jouets - ces jouets que nous fait connaître l’archéologie et qui démontrent que l’enfant était reconnu comme tel dans ses activités spécifiques19-. Mais la trivialité de la famille n’offre pas matière à l’élaboration romanesque, avec ses rebondissements, ses suspens et ses évasions vers le fantastique. L’enfant, par définition, n’est pas mûr pour devenir ni un protagoniste, ni un modèle, dans une poètique vouée à la double fin d’instruire en offrant un miroir idéalisant et de plaire en accumulant les péripéties héroïques. Il aura sa place dans une littérature plus sensible à la description du réel sous toutes ses formes. Il polarisera l’attention des éducateurs dès lors qu’on prendra conscience du fait qu’un enseignement harmonieux ne procède pas seulement par accumulation des connaissances. Il conquerra l’édition dès qu’on aura compris que le public enfantin est une clientèle importante impliquant une considérable virtualité de profits. On n’en est pas encore là au xii ni même au xve siècle. Il ne peut donc exister qu’une littérature des Enfances, c’est-à-dire de l’initiation ; il ne saurait y avoir une littérature de l’enfance, quel que soit le sens que l’on donne à cette expression (littérature qui fait place à l’enfance ou littérature destinée aux enfants) avant que les oeuvres d’imagination n’élargissent leur champ temporel au delà et en deça de la juventus, c’est-à-dire de l’âge dévolu à la prouesse et à l’amour.
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13Le vieillard n’est pas non plus un personnage familier au Moyen Age, à quelques exceptions près, comme celle de Charlemagne. Mais Charlemagne, et le Guillaume du Moniage, sont de faux vieillards, qui conservent leur vigueur et leur activité. Lorsque vient le moment de la véritable retraite (au sens propre, lorsque Lancelot se fait moine à la fin de la Mort le Roi Artus), le temps s’accélère, parce que le récit ne connaît plus de relance, et se dépouille de sa charge événementielle pour se faire lisse et inexistant. La frange de la vie humaine qui se prête au romanesque se réduit au second et au troisième âge de l’homme, à la jeunesse (qui va de quinze à trente ans et n’est pas une véritable adolescence) et à la maturité, parfois orageuse (je pense à l’évolution des amours entre Lancelot et Guenièvre) et plus souvent rassise (ici Durmart le Gallois, ou la seconde partie de Girart de Roussillon). L’enfance, dans le contexte, est sinon occultée (ce qui implique une volonté d’occultation, donc un parti-pris plus ou moins délibéré de la part des auteurs), au moins négligée parce qu’elle s’inscrit mal dans les schémas préexistants de la narrativité commune. Une fois de plus, il s’avère que la littérature ne rend que très imparfaitement compte d’une réalité dont elle ne retient que des fragments, parce qu’elle vise à tout autre chose qu’à décrire fidèlement la société dont elle émane. N’en déduisons pas que les hommes du Moyen Age aient été insensibles à l’enfance. Le vrai bonheur ne se raconte pas. Le vert paradis des premières années, avec sa charge de plaisirs ingénus, transparaît peut-être à travers le mythe de l’âge d’or. On devine où je veux en venir, en évoquant le roman qui se ferme sur l’accomplissement du désir après avoir célébré l’innocence perdue des premiers jours. Jean de Meung, dans le Roman de la Rose, plaide pour l’amour fécond, qui enrichit la tendresse réciproque du couple par le don de la vie. Jean de Meung témoigne à sa manière, tout autant et peut-être plus que ses prédécesseurs courtois, d’un amour de l’enfance qui est essentiel à une époque éperdument éprise de sa propre vitalité.20
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DISCUSSION
Michel MANSON
14On ne peut pas dire, parce que quelques jouets médiévaux (ou soi-disant tels, souvent sans examen), existent, que le Moyen Age reconnaît la personnalité de l’enfant et sa nature ludique. Cela n’est vrai que quand les jouets ne sont plus fabriqués au stade écologique (par l’enfant et son milieu), mais artisanalement ou industriellement, ce qui implique que la structure économique ait enregistré la naissance de l’enfant consommateur, et que les parents aient reconnu à l’enfant son droit de jouer au point d’y consacrer une certaine somme d’argent. Il y a. là un passage à la fois quantitatif et qualitatif qui reflète un changement entre un stade et un autre du sentirent de l’enfance - (cf. notre art. : le droit de jouer pour les enfants grecs et romains ; recueil de la Société Jean Bodin, t. 39, Bruxelles, 1975 ; p. 117-150). Force nous est de constater, dans l’état actuel de mes recherches sur la poupée, que celle-ci par exemple, n’atteint ce stade que dans la deuxième moitié du xve siècle, si l’on tient pour exceptionnelles les poupées de Marguerite de Navarre, qui ne faisaient pas partie d’un circuit commercial. J’ajouterai que l’histoire de l’enfant ne peut se construire qu’à la jonction des études archéologiques d’objets appartenant à l’enfant (jouet, mobilier, etc.) ou le représentant, des recherches historiques sur son statut et la réalité de sa position sociale et enfin des recherches littéraires. C’est seulement à ce prix qu’on saura les limites mais aussi la part de vérité de la formule : "la littérature reflet de la société".
Alice PLANCHE
15Nous admettons tous que l’enfance au Moyen Age est absente ou occultée sauf, pour chacun de nous/dans les oeuvres que nous connaissons très bien. Ne serait-ce pas la lecture traditionnelle des textes médiévaux qui occulte l’enfance ?
Antoine TAVERA
16Tout de même, il y a des exceptions. J’ai fait tout à l’heure brièvement allusion à des pages des Anfances Lancelot qui me semblent tout à fait remarquables, tant l’incohérence du comportement adolescent y est notée avec attention, justesse, et attendrissement. En revanche, il faut bien constater qu’on ne trouve quasi rien de cette sorte chez les troubadours.
Jean-Charles PAYEN
17J’avoue certaines ignorances. Je ne connaissais pas dans le détail tel ou tel traité d’éducation (qui est d’ailleurs souvent très théorique et vise une culture intellectuelle ambitieuse). Certains textes, que j’avais lus, m’ont cependant échappé (Lancelot en prose, Floire et Blanchefleur, Perceforest). Mais je ne voulais pas faire un relevé exhaustif. J’ajoute que je n’ai jamais prétendu que l’enfant fût absent des textes médiévaux. J’ai sans cesse, au cours de mon exposé oral, nuancé ma pensée et rappelé que toute généralisation était arbitraire. Ce que je désirais, c’était réfléchir à une typologie littéraire et situer l’enfant par rapport à des schémas narratifs. Il y a une coupure, qui se situe vers 1300 : à partir de cette date, l’enfant est véritablement pris en compte à la fois par les éducateurs et par les romanciers. Quand j’ai évoqué le problème de l’adolescence, je pensais à une image littéraire double de l’adolescent, telle qu’elle tend prévaloir dans la culture moderne : celle de Chérubin, celle de René. On n’en est pas là au Moyen Age. Ceci dit, je m’inscris en faux, et avec violence, contre l’interdit de May Plouzeau, qui me conteste le droit de parler de l’enfant avant de disposer d’un corpus et d’une lexicologie. Je n’ai rien à faire du langage technique lorsqu’il s’agit de poser un problème littéraire général, et je me prétends le droit de parler de fin’amors même si je ne sais pas par coeur tous les grands chants courtois. Je voulais susciter des questions : nous sommes tous ici pour y répondre.
Notes de bas de page
1 Jacques LE GOFF, dans La Civilisation de l’Occident Médiéval, Paris, Arthaud, 1964, manifeste une sévérité excessive lorsqu’il décrit l’enfant-Jésus médiéval comme "un affreux petit nabot". Il a toutefois raison d’insister sur la redécouverte de l’enfant à la fin du Moyen Age, et de souligner que la vogue, à cette époque, du thème des Saints Innocents témoigne d’une lourde inquiétude devant le taux de la mortalité infantile (pp. 356-7)
2 Le recensement des textes où apparaît l’enfant a été partiellement et pertinemment réalisé par Jeanne LODS, Le thème de l’enfance dans l’épopée française, in Cahiers de Civilisation Médiévale, III, 1960, pp. 58-62, et par Jean SUBRENAT, Quelques petits enfants dans la littérature médiévale, in Mélanges Jeanne LODS, Paris, E.N.S.J.F., 1918, pp. 547-587.
3 J’en veux pour exemple l’épisode de la "pucelle aux manches petite", cette fillette qui, dans le Conte du Graal, obtient de Gauvait qu’il soit son champion contre sa soeur aînée. Voir l’éd. Félix LECOY, Paris, Champion, Classiques Français du Moyen Age, t. I, Paris, 1973, pp. 155 sqq., v. 4951 sqq.
4 J’évoquerai ici, dans la littérature médiolatine, le De vita sua de Guibert de Nogent (début du xiie siècle) dont je reparlerai plus loin (éd. Georges BOURGIN, Paris, 1907, Collection des textes destinés à l’Histoire de France, t. 40), et dans la littérature vernaculaire, les Lamentations de Gilles le Muisit (début du xive siècle) où le poète évoque sa jeunesse parisienne (éd. KERVYN de LETTENHOVE, Louvain, 1882, 2 vol., t. I, pp. 263-264). Grilles le Muisit est venu de Wallonie à Paris achever ses études alors qu’il était lui-même adulte, mais il fait à ce propos une digression sur l’école et les enfants, ajoutant (p. 263) que les seculers n’ont pas à s’instruire et que mieux vaut pour eux apprendre la marcheandise, c’est-à-dire le commerce : ne faut-il pas y lire une réaction de caste devant la promotion culturelle des milieux urbains ?
5 Sur la Doctrina pueril de Raymond LULLE, voir l’éd. A. LLINARES de la traduction française (xive siècle), Paris, Klincksieck, 1973 ; sur cet autre ouvrage pédagogique du même auteur qu’est le roman d’Evast et Blaquerne, voir Michel ZINK : Quelques remarques sur le "Livre d’Evast et de Blaquerne, in Perspectives Médiévales, I, 1975, pp. 52-62.
6 Edition G. BOURGIN (voir n.4), pp. 41 sqq. (Guibert est d’abord initié par sa mère à une dévotion minimale), pp. 51 sqq. (il est livré à lui-même lorsqu’elle entre au couvent), pp. 64 sqq. (il découvre la rhétorique et la poèsie) et p. 68 (il commence à pratiquer la lectio à partir de la Genèse et des Livres de la Loi).
7 Exemple de cette indifférence cléricale aux conséquences de la procréation, l’attitude d’Abélard - et même d’Héloïse -à l’égard de leur fils dont la naissance détermina pourtant leur mariage. Je note que les scrupules ou les remords d’Héloïse ne concernent jamais cet enfant dont ni elle, ni Abélard ne semblent s’être beaucoup souciés. Voir E. GILSON, Abélard et Héloïse, Paris, 1938, pp. 104 sqq. et 131 sqq.
8 Loholt est un adulte, qui a la malchance de s’endormir après tous ses combats. Après sa victoire sur le géant Logrin, il sommeille, lorsque Keu le tue pour s’emparer de la tête de sa victime. Voir l’éd. W. NITZE, Chicago, 1932, t. I, p. 216 sqq.
9 Ysaïe le Triste n’a fait l’objet, à ma connaissance, que de deux études dues à André GIACCHETTI. Voir le Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, XII, 1960, p. 131, et XV, 1963, pp. 85 sqq.
10 Voir l’éd. Joseph GILDEA, Durmart le Gallois, the Villanova Press, 1965, pp. 407, v. 15 586 sqq. (sa dévotion est telle qu’il voit un jour un arbre illuminé dominé par un enfant portant les plaies du Christ).
11 La fille du roi de Lemnos a pour mission de veiller sur le fils de Lycurgue, qui est tué par un dragon. Voir Gui RAYNAUD DE LAOS, éd., Le roman de Thèbes, I, pp. 75 sqq., v, 2872 sqq.
12 Voir O. SOMMER, The Vulgate Version of Arthurian Romance, t. V, p. 408. Galaad est présenté à Hector son oncle, puis à Lancelot son père, et l’enfant, oui a dix ans, est emmené par eux jusqu’à l’abbaye de nonnains où il restera jusqu’au début de la Queste.
13 Voir Bruce A. BEATIE, Saint Katharine of Alexandria - Traditional themes and The Development of a Medieval German Hagiographic Narrative, in Speculum, 52, 1977, pp. 785-800.
14 Je pense au miracle de saint Tarcissius, joué dans son enfance par ma femme lorsqu’elle était pensionnaire dans une école libre de Clermont-Ferrand. Tarcissius est un petit romain rte naissance patricienne qui a mission de porter une hostie à un malade. Ses camarades l’arrêtent lorsqu’il est en chemin, et il préfère se faire lapider plutôt que de révéler la nature de l’objet qu’il serre contre son coeur. Sur son cadavre, on découvre non l’eucharistie, mais une fleur d’une merveilleuse beauté.
15 Le Juitel a, par curiosité, absorbé le corpus Christi. Lorsque son père l’apprend, il multiplie les sévices contre son fils et finit même, dans certaines versions, par le jeter dans une fournaise dont l’enfant resurgit miraculeusement intact. Voir Eugen WOLTER, Der Judenknabe, Halle, 1879 (Bibliotheca normannica, 2). Voir aussi Bernard BLUMENKRANZ, Les auteurs chrétiens latins du Moyen Age et les Juifs et le Judaïsme, La Haye et Paris, Mouton, 1968, p. 68.
16 Il s’agit rte la traduction, en français, rte la Vulgate contenue dans la Bible dite de Braine (xive siècle), ms. 210 (t. III) de la Bibliothèque Municipale de Soissons, f° 151°, col. a. La reproduction de cette enluminure (Jugement de Salomon) figure comme illustration du présent article.
17 Voir Gautier de Coincy, les Salus d’amour (et autres poèmes), in V. KOENIG éd., Miracles de Notre Dame de Gautier de Coincy, IV, Genève, Droz, 1970, pp. 544 sqq., ou encore Sister M. BRISSON, Un dictié de la Glorieuse Nativité de Jésus inédit, édition et étude d’un passage du Chastel Périlleux du chartreux Frère Robert (xiiie siècle), in Le Moyen Age, 74, 1968, pp. 543 sqq.
18 Je pense à l’adoration des bergers dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Grédan, éd. O. JODOGNE, Bruxelles, Palais des Académies, 1965, p. 73 (v. 5189 sqq.) -annonce des anges aux bergers -, p. 76 (v. 5458 sqq.) - les bergers décident d’offrir des cadeaux rustiques à l’enfant : un flageolet, une hochete, un calendrier, une sonnette -, et p. 78, v. 5535 sqq. (adoration des bergers, avec une chanson - v. 5545 sqq. - qui est de louange plus que de tendresse).
19 Voir Geneviève d’HAUCOURT, Jeux et jouets. Comment se divertissait-on au Moyen Age ? in Archeologia, VII, janv.-fév. 1966, pp. 65 sqq.
20 Je trouve la confirmation des points développés ci-dessus in Jean DELUMEAU, La civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1967, pp. 403 sqq. (l’Enfant et l’instruction. ch. XII). Le xvie siècle redécouvre véritablement l’enfant à travers l’iconographie familiale et les théories des éducateurs. C’est Gerson, au début du xve siècle, qui insiste le premier sur le fait que l’enfance est "l’espoir de l’Eglise", mais c’est au xvie seulement qu’apparaissent les catéchismes rédigés et publiés pour les enfants. Et ce n’est qu’au xve siècle que sont institués les "enfants de choeur" (p. 407). Avant la Renaissance, les études rassemblent des élèves de tous les âges, et Jean DELUMEAU cite, p. 419, Robert de Salisbury (xiie siècle) et le Doctrinal du temps présent de Pierre Michault (xve siècle) qui insistent l’un et l’autre sur ce mélange des générations. Or (p. 420) c’est au xvie siècle qu’il devint normal d’arriver au collège vers sept ans et d’en sortir vers quinze ou dix sept". Mais est-il certain (p. 408) que ce soit la Renaissance qui nous ait appris - ou réappris, ajoute avec prudence l’auteur - à pleurer les enfants morts ?
Auteur
Université de Caen
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