Le modèle du développement psychologique de l’enfant cher FULGENCE le Mythographe1
p. 161-176
Texte intégral
1On pourrait se sentir un peu mal à l’aise dans le choix d’un sujet particulier à traiter dans le cadre d’un argument qui est en effet lié très étroitement à une méthode et à une ligne d’intérêt, de façon qu’un choix à l’intérieur pourrait sembler et être conformiste, et au contraire un choix à l’extérieur de la ligne "officielle" pourrait sembler farfelu. Mais le risque d’un choix conformiste me semble, quinze ans après les travaux de Duby sur ce sujet,2 trop grave pour m’empêcher de me placer en dehors d’un intérêt sociologique.
2Le fait d’avoir aussi choisi un auteur qui pourrait sembler une sorte de voie de garage, me situe apparemment hors de mes intérêts pour des traditions de longue durée ; mais en effet je voudrais indiquer quelques thèmes qui, dans une situation très particulière, ont perdu leur continuité, ont été enfouis sous d’autres problèmes, pour ne remonter à la surface que beaucoup plus tard. Il ne s’agit pas de chercher des ancêtres, mieux, je ne veux rien démontrer par cela : ce que je voudrais mettre en valeur c’est une conception de "tradition" où il ne faut pas souligner l’aspect de la conservation et de la transmission neutre, mais un vrai conflit, dont ressort la tradition en tant que choix et fonction. Oui, bien sûr, l’on revient ainsi à une vision sociologique : mais il ne s’agit pas là d’une sociologie d’une histoire qu’on connaît à travers les textes, mais d’une sociologie du texte comme produit.
3Mais passons très brièvement en revue les données que nous connaissons à propos de Fulgence. On date ses œuvres vers la fin du ve siècle ou le début du vie ; et tout d’abord une question : était-il chrétien ou payen ? Question qui pourrait sembler futile si l’on a identifié notre auteur avec l’évêque Fulgence de Ruspe, auteur de nombreux traités religieux dont la différence de style par rapport à celui du nôtre a eu un grand retentissement ; question futile si l’interprétation chrétienne de la IV Eglogue de Virgile y est mentionnée, et Fulgence même fait allusion à plusieurs reprises à sa religion. Mais d’autre part sa culture, son type d’intérêts est tel de le faire classer comme foncièrement payen : en lisant ses œuvres nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à Macrobe et à Martianus Capella, qui partagent avec lui si non la date (Fulgence c’est un peu plus tardif), au moins le lieu d’origine ou d’activité. C’est pour Fulgence l’Afrique des Vandales, une Afrique qui, même si bien gouvernée par un bon roi3, n’est pourtant pas dépourvue de dangers :
Ergo doctrinam mediocritatem temporis excedentem omisimus, ne, dum quis laudem quaerit nominis, fragumen repperiat capitis.4
4C’est l’un des milieux les plus intéressants d’une époque que nous ne savons si classer comme immédiatement suivant l’empire ou immédiatement précédant le Moyen-Age. Mieux encore aucun de ces termes n’est approprié : nous nous trouvons face à une période qui se place immédiatement avant une rupture, immédiatement avant l’expansion de l’Islam. Ajoutons, une civilisation sans futur, et donc au-delà de notre dialectique âge classique - moyen âge - renaissance.
5Ce n’est pas l’effet du hasard si les textes provenait de l’Afrique du Nord, nés dans un mileu où la synthèse entre tradition classique et christianisme semblait avoir donné des résultats intéressants, ont eu peut-être une diffusion parfois remarquable (et c’est le cas de Fulgence) et ils ont eu aussi une tradition, de lecture et commentaire particulièrement intense,5 mais toujours quelques aspects ont complètement échappé à la perception des lecteurs. Il faut le dire à l’avance, même les imitations et les reprises de Fulgence pendant le Moyen-Age ont, pour ainsi dire, perdu la clef du système de l’interprétation. Ajoutons aussi qu’au Moyen-âge, et même avant la Scholastique, il y a une tendance de lecture orientée exclusivement vers le détail, disons une lecture parcellaire, qui a comporté une perte de lecture et de perception de l’ensemble ;6 même la technique de lecture de la Scholastique, en divisant le texte en parties de plus en plus petites, n’arrive à rien d’autre sinon à un ensemble qui est composé par une somme de détails.
6Mais revenons à notre texte et à ses caractères, et d’abord à son extrême difficulté, due à un style qui n’a pas son charme dans une lecture aisée. Une commixtion de vers et prose, d’une terminologie exquise qui mêle un lexique d’origine érudite à un, lexique réaliste (selon la terminologie de Auerbach)7, pour arriver à des effets stylistiques presque inouïs ; ajoutons encore que la tendance à mêler des choses différentes arrive jusqu’à combiner prose et vers.8A ce moment, pas de doutes : nous avons sous nos yeux une "satura menippaea" et cela nous ramène aux milieux philosophiques néoplatoniciens, mais plus encore aux milieux épicuriens et stoïciens. C’est justement sur les stoïciens que notre attention doit s’arrêter, et en particulier sur la conception de l’histoire comme parallèle à la croissance de l’individu (que la phylogénèse répète les étapes de l’ontogénèse c’est encore aujourd’hui un lieu commun). Il faut penser par exemple à Lucius Annaeus Florus, dont le non déclare lui-même un étroit voisinage avec Sénèque, Lucan, Pomponius Mela, et en plus l’on date ses œuvres vers le temps de l’empereur Hadrien. Dans le premier chapitre de son Epitome de Tite Live nous lisons :
Si quis ergo populum Romanum quasi unum hominem consideret totamque eius aetatem percenseat, ut coeperit utque adoleuerit, ut quasi ad quandam iuuentae frugem peruenerit, ut postea uelut consenuerit, quattuor gradus processus que eius inuenit. Prima aetas sub regibus fuit prope per annos quadringentos, quibus circum urbem ipsam cum finitimis luctatus est. Haec erit eius infantia. Sequens a Bruto Collatinoque consulibus in Appium Claudium Quintum Fuluium consules centum quinquaginta annis patet, quibus Italiam subegit. Hoc quis adulescentiam dixerit. Deinceps ad Caesarem Augustum centum et quinquaginta anni, quibus totum orbem pacavit. Hic iam ipsa iuuentus imperii et quasi robusta maturitas. A Caesare Augusto in saeculum nostrum haud multo minus anni ducenti, quibus inertia Caesarem quasi consenuit atque decoxit, nisi quod sub Traiano principe mouit lacertos et praeter spem omnium senectus imperii quasi reddita iuuentute reuiruit.9
7Nous voyons ici très clairement une conception cyclique de l’histoire, liée au magnus annus ; mais, ce qui nous intéresse le plus c’est le fait de maintenir la vie humaine comme terme de comparaison pour le développement historique, et non seulement dans un usage métaphorique isolé, mais dans un parallélisme organique ; parallélisme non purement représentatif, mais réaliste et lié à une philosophie de l’histoire, et de plus loin à une philosophie de la connaissance. A l’intérieur d’une notion sacrée de la poésie, qui lie la puissance de la parole à la connaissance complète de la nature, se place le point de vue de Fulgence. C’est de là que nous arrive le mythe de Virgile magicien,10 tellement saugrenu à nos yeux ; mais avec une observation plus attentive, pas complètement hors de mesure. Le fait de trouver dans la poésie de Virgile une accumulation de données énorme suffit par exemple à l’emploi du texte de Virgile dans les écoles médiévales comme texte qui, même dans l’enseignement de la grammaire,11 donne l’occasion de voir quelque chose des autres arts libéraux ; mais cela ne suffit point à justifier dans ses aspects les plus profonds ce que voulait dire une expression comme "là savant qui savait tout"12. C’est au contraire le Virgile magicien (ou mystique, comme le dit Fulgence13) dans le sens de connaisseur des liens, évidents ou secrets qui tiennent les réalités. Le fait de lui attribuer une vision d’ensemble, une vision systématique, est donc parfaitement raisonnable dans le contexte dont nous avons parlé. Il est évidemment nécessaire de songer à une technique comme l’allégorie, mais il faut aussi être précis : il ne s’agit pas d’une allégorie dans le sens, ou selon la pratique médiévale, d’une allégorie opérant sur les données isolées, mais d’une allégorie qui, pour ainsi dire, embrasse le phénomène dans son complexe (et dans sa complexité) et pose son attention davantage sur les noeuds du récit que sur ses détails. Ce fait est encore plus important parce que, comme l’on sait, le texte de l’Enéide ne suit pas un ordre chronologique, mais, selon le modèle de L’Odyssée, les événements passés sont repris par une narration dans la narration : l’interprétation d’ensemble se réfère au texte et non pas à l’ordre chronologique de la "matière".
8En effet c’est Virgile lui-même qui interprète son texte, parce que Fulgence lui a démontré de ne pas en être capable14. La Virgiliana continentia nous est présentée comme soumise à une règle générale :
In omnibus nostris opusculis fisici ordinis argumenta induximus quo per duodena librorum uolumina pleniorem humanae uitae monstrassemus statum15
9Tout cela se réalise à deux niveaux, et d’abord le plus général, qui nous montre dans les premières lignes du texte
sub figuralitatem historiae plenum hominis (...) statum, ut sit prima natura, secunda doctrina, tertia felicitas16
10qui constituent, à mon avis, une sorte de guide pour les enfants, destinataires du texte :
Ergo et infantibus quibus haec nostra materia traditur isti sunt ordines consequendi, quia omnetonestum docibile nascitur, eruditur ne naturae wacet commoditas, ornatur etiam ne donum doctrinae inane sit.17
11Il faut ici ouvrir une parenthèse pour mettre en évidence ce qu’on voit dans ce type de définition : un destinataire de la pédagogie en tant qu’objet de nature foncièrement psychologique et non pas sociologique, non pas membre d’une société, guerrière ou chrétienne. Nous trouvons dans le texte les traces, évidentes et étonnantes, de cette conception. Dans le premier livre les passages qui ont attiré son attention sont le naufrage, son arrivée à la côte lybienne, la rencontre avec Vénus, le fait d’être enveloppés, lui et Achate, dans un nuage, l’observation des peintures dans le palais de Dido et enfin Iopas qui joue de la lyre. Le naufrage est interprété comme naissance, mais le texte de Fulgence va bien au-delà du thème très usuel, déjà chez Augustin, du naufrage de la vie humaine :18 naufragium posuimus in modum periculose natiuitatis, in qua et maternum est pariendi dispendium uel infantium nascendi periculum".19
12Juste après son arrivée sur la côte lybienne, Enée rencontre sa mère sans la reconnaître, comme les nouveaux-nés voient leur mère sans pourtant comprendre la nature du lien de parenté. Les aventures d’Enée nouveau-né sur la plage déserte et inconnue sont en compagnie du fidèle Achate, dont le nom veut dire "habitude de tristesse", et cela est bien approprié à l’enfance, étant donné que (et cela c’est vraiment un lieu commun) l’enfant pleure bien avant qu’il ne ri, dum ipsa uitae ianua lacrimis profluant20 lorsq’au contraire, et en ce cas la notation n’est pas banale, il commence à rire vers cinq mois. Ensuite Enée observe les peintures, peintures qui ont une visibilité et non une sensibilité : ainsi, à cet âge qui suit immédiatement le précédent, l’enfant voit mais il n’entend pas ; seulement après, et cela serait indiqué par le banquet et par le son de la cythare, l’enfant entend, et en même temps il s’amuse avec la nourriture. Il ne parle évidemment pas encore, comme le nom du cythariste, Iopas, l’indique : Iopas enim Graece siopas dictus, idest taciturnitas puerilis.21L’attitude de l’enfant est encore purement passive, et le plaisir ne peut lui arriver que de l’extérieur, comme du chant des nourrices : vers la fin du premier livre seulement, l’arrivée de Cupido marque la présence d’un mouvement, comme nous le dirons, endogène, c’est-à-dire le désir, la volonté.
13Le deuxième et le troisième livre nous montrent un tournant décisif du développement de l’enfant : l’assomption de la faculté de la parole, avec ses conséquences : In secundo vero libro et tertio avocatur fabulis quibus puerilis consueta est avocari garrulitas.22 Au-dessous de cette indication générale, et nous dirons grâce à la parole se déchaîne une sorte de révolution intérieure : d’abord, en conséquence de l’étymologie de ciclops et de Achemenides, il s’affranchit de la terreur d’un état de dépendance des nourrices : iam timore nutritorum feriata (pueritia) tristitiam cogitandi nescit et commence ses mouvements d’être indépendant, et vaginam puerilem exercit,23 où "vagina" veut dire "vagatio", et, peut-être, "chariot d’enfant". Son état de liberté n’est cependant ni complet ni plein de raison, et se développe vers le vice de l’orgueil, en se dressant dans sa vision incomplète - celui du Cyclope - de la réalité : ce sera Ulysse, la raison ou l’intelligence, à aveugler définitivement la vanité et l’orgueil. Mais, en revenant à En e, cette phase de l’enfance est caractérisée par un aveuglement temporaire, et la conséquence la plus directe c’est que l’enfant ne tolère plus le poids de l’autorité paternelle : Nam ut ordose euidenti manifestatione delucidet, tunc patrem sepelit. Adorescens enim iuuenalis aetas paterni uigoris respuit pondera ;24 et cela c’est encore plus évident si nous considérons le nom du lieu ou Enée ensevelit son père, Drepanos : Drepanos enim quasi drimipedos, drimos enim acer dicitur, pes vero puer uocatur -, guod puerilis acerbitas paternam respuat disciplinam.25 Nous sommes ici à la deuxième libération, qui encore une fois ouvre une phase d’incertitude : Feriatus ergo animus a paterno iudicio in quarto libro et uenatu progreditur et amore torretur.26Mais c’est un bref moment de la première adolescence : immédiatement après la figure du père, comme purifiée par les erreurs du fils (nous ajoutons), se présente encore une fois en tant que modèle :
In quinto uero paternae memoriae contemplatione adtractus ludis iuuenalibus exercetur. Et quidnam aliut est nisi ut iam prudentior aetas paternae memoriae exempla secuta liberalibus corpus exerceat causis.27
14A ce moment-là s’ouvre une nouvelle phase, celle de l’apprentissage scolaire, que nous ne suivrons pas de près : l’enfant devient en ce moment jeune homme et échappe ainsi à notre sujet d’enquête. Il faut d’autre part mettre en évidence le fait que Fulgence traite le problème de la formation culturelle d’une façon intéressante, mais surtout dans des perspectives qui ne nous concernent pas en ce moment : celles du savoir universel étroitement lié à une conception mystique (dans le sens le plus général) de la connaissance, et ce n’est pas un cas que l’épisode culminant soit celui du rameau d’or, il y a cependant dans la description de cet apprentissage un peu conventionelle (la jeunesse pleine d’élan), quelque détail tout à fait singulier, à mon avis : après la victoire sur les vices ou sur les sens, après être considéré complet dans son équilibre, le jeune homme arrive à dépasser un troisième et dernier obstacle : au sixième livre Enée entre dans les Champs-Elysées : Elisium ingreditur campum - elisis enim Grece resolutio dicitur id est feriatam uitam post magistrianum timorem,28 et cette phase trouve sa conclusion au moment où Enée ensevelit Caieta, au septième livre :
In septimo uero Caieta nutrice sepulta, id est magistriani timoris proiecta grauidine - unde et Caieta dicta est quasi coactrix aetatis ; nam et aput antiquos caiatio dicebatur puerilis cedes... Ergo pedagogantis suspectione sepulta ad desideratam olim peruenitur Ausoniam, id est boni crementa, quo omnis sapientium voluntas auida alacritate festinat.29
15Arrêtons-nous à ce point, pas loin de la fin du texte d’ailleurs, et considérons l’interprétation du texte de Virgile qui en ressort, d’abord pour contrôler la parfaite santé mentale de Fulgence, qui n’a pas toujours été considérée comme un fait sûr.30Si nous éliminons les aspects extrêmes (dont même des commentaires de bonne réputation, comme celui de Servius, ne sont pas dépourvus) nous nous trouvons d’abord face à. un problème d’interprétation de la lettre, c’est à dire : grâce à quel procédé un héros troyen devient pas à pas un héros romain ? Grâce à quelle maturation intérieure ce héros accepte de plus en plus une mission qu’il voyait, peut-être, trop lourde ? Le fait de déplacer ce type de problèmes du niveau de la lettre au niveau de l’allégorie ne semble pas un fait tellement plus "médiéval" que stoïcien, et d’autre part Fulgence était bien au courant du stoïcisme de Virgile, au point qu’il met dans sa bouche une phrase telle que : Si - inquit - inter tantas Stoicas ueritates aliquid etiam Epicureum non desipissem, paganus non essem.31 dans laquelle on n’arrive pas à voir les limites de l’ironie et du sérieux. Mais là n’est pas notre problème : si Virgile a jamais pensé vouloir surcharger Enée d’un certain infantilisme, c’est relativement peu important face au fait que l’interprétation "extrêmiste" de Fulgence nous laisse entrevoir une vision de l’enfant que je considère très importante. D’abord une vision qui n’est pas purement biologique, ni purement sociale : ce n’est pas la poussée des dents ni l’assomption de la toge virile ou n’importe quel rite d’initiation qui frappent son attention, mais la séquence de trois ou quatre étapes que nous placerons volontiers au niveau psychologique : le moment de la douleur de la naissance ou de l’enfantement, qui se produit dans un milieu aquatique, selon une tradition qui se range entre le lieu commun (l’âme ou la mens en tant que nef)32 et un symbolisme de nature psychologique assez ; la deuxième étape c’est celle de la dépendance alimentaire, qui ne s’identifie pas nécessairement à la dépendance de la mère (qui au contraire semble être arrachée au fils au moment de la naissance, au point que le fils ne la reconnaît plus) ; le troisième jalon c’est la libération de l’oppression paternelle : Fulgence pousse à ses conséquences extrêmes le conflit générational entre la vieille génération troyenne et la génération latiale (en anticipant le conflit entre les latiaux et les romains), conflit qui se résout avec la mort du père d’Enée. Mais au de là de la clairvoyance structurale, la pertinence psychologique est frappante : ici, comme au quatrième jalon, la libération de l’oppression des maîtres, l’interprétation de Fulgence nous laisse une curieuse impression : nous lisons un texte d’un homme qui, par un curieux hasard (ou, comme Fulgence dit de Virgile, ceca quadam felicitate33), évoque en nous des problèmes qui nous sont familiers," ou au contraire, avec une perspicacité inattendue, a pu entrevoir des problèmes et des situations psychologiques qui nous sont maintenant si bien connus ? Il y a bien longtemps que je lis le texte de Fulgence, et de plus en plus je me sens convaincu du fait que dans ce texte apparemment saugrenu il y a de la finesse et il y a une profondeur qu’il serait une erreur de sous-évaluer : ce n’est pas le premier cas où le témoignage de Fulgence, méprisé au premier moment, se révèle ensuite correct et important.34Ce qui nous frappe c’est que, pendant le Moyen Age Fulgence a été lu très intensément, mais il a laissé peu de traces dans les aspects qui lui sont plus singuliers : certe, ses Mitologiarum libri ont été lus, la Virgiliana continentia aussi, mais très difficilement l’on a su trouver dans ces textes autre chose que des répertoires d’idées fascinantes. Une lecture de surface a au fond laissé Fulgence très isolé dans son coin ; quelques uns ont trouvé le fil conducteur de l’œuvre de Fulgence, et nous citerons Bernard Silvestre et Jean de Salisbury,35 mais cette interprétation de l’Enéide comme vie humaine se perd dans leur textes, étouffée entre des matériaux incohérents dans le premier cas, et trop peu mise en relief en tant que principe de structure dans le second.36Peut-être, à mon avis, Dante a pu tirer quelque profit de la lecture de Fulgence : mais c’est un fait encore à démontrer37 ; il est fort possible qu’une certaine attitude d’esprit, un heureux mélange d’intuition et de vision d’ensemble (Dante entre autres poêtes) ait pu rendre possible une lecture qui avait échappé aux autres.
16Le fait qui nous reste c’est une interprétation du développement humain aussi bien que du texte de Virgile qui, en dépit des nombreuses traces qu’il a laissées, n’a pas influencé très profondément les époques suivantes. Mais lorsque nous pensons à la latinité d’Afrique, qui a donné à l’histoire de la littérature, au sens large, les fruits d’un contact de civilisations d’une complexité énorme, nous voyons comment, dans le cas de plusieurs genres littéraires, il y a eu une difficulté de passer au delà de la crise du règne Vandale (et la présence des Vandales n’a pas toujours été sans problèmes38) ou de se transférer dans un milieu accueillant, comme ce fut le cas de la littérature chrétienne proprement dite. Est-il possible d’entrevoir au delà de Fulgence et de sa vision de l’enfant et de l’homme un "autre Moyen Age" interrompu ?
Notes de bas de page
1 Je fais référence à l’édition R. HELM, revue par J. PREAUX, Stuttgart 1970. Je prends l’occasion pour remercier Mme Josette Chemla Malien qui a lu ces pages avant le colloque.
2 G. DUBY, Au xiie siècle, les "jeunes" dans la société aristocratique, dans "Annales E. S. C." 1964, pp. 835-846.
3 Mitologiarum I p. 5, 13-16.
4 Virg. cont. 84, 17-19.
5 Nous pouvons citer, p. ex. , le texte de Martianus Carella et les études de C. LEONARDI, I codici di Marziano Capella, dans "Aevum" 33 (1959), pp. 443-489 et 34 (1960), pp. 1-99 ; Nota per un’ indagine sulla fortuna di Marziano Capella nel Medio Evo, dans "Builettino dell’ Istituto Storico Italiano" 36 (1955), pp. 265-288.
6 Je pense p. ex. aux techniques de ponctuation orientées vers la coordination ; aux systèmes de gloses ; à des consuetudes comme la lecture cyclique ; a ce qu’on peut constater en parcourant en entier des fonds manuscrits et en voyant les traces des différentes intensités de lecture.
7 Nous ne possédons pas encore d’une étude complète sur le lexique de Fulgence.
8 On ne peut pas parler, en ce cas, d’un vrai prosimetrum.
9 Je cite de l’édition E. S. FORSTER, London -Cambridge Mass. , 1966, I prol. 4-8.
10 Encore aujourd’hui on lira avec profit le livre de D. COMPARETTI, Virgilio nel Medioevo, nouvelle éd. par G. PASQUALI, Florence 1943. C’est, à mon avis, le meilleur livre d’ensemble sur ce sujet.
11 Ce n’est pas seulement l’interprétation chrétien- qui a permis a Virgile de devenir le classique le plus lu au Moyen Age : il faut tout simplement parcourir la table des citations des auteurs de grammaire pour s’en rendre compte.
12 Dante, Inf. 7, 3 "e quel savio gentil che tutto seppe".
13 Virg. cont. 83, 9-12 : Ob quam rem bucolicam georgicamque omisimus, in quibus tam misticae interstinctae sunt rationes, quo nullius pene artis in isdem libris interna Virgilius praeterierit uiscera.
14 Virgile lui dit, Virg. cont. 86, 7-10 et 86, 14-19 : "Putabam uel te homuncule creperum aliquid desipere, in cuius cordis uecturam meas onerosiores exposuissem sarcinulas ; at tu telluris glabro solidior adipatum quidpiam ruptuas" ; "Quatenus in his tibi discendis non adipata grassedo ingenii quam temporis formido periculosa reluctat, de nostro torrentis ingenii impetu breviorem urnulam praelibabo, quae tibi crapulae plenitudine nausiam mouere non possit. Ergo uaciuas fac sedes tuarum aurium, quo mea commigrari possint cloquia".
15 Virg. cont. 86, 21-87, 3.
16 Virg. cont. 90, 1-3.
17 Virg. cont. 90, 10-14.
18 C’est le thème de la nauis mentis, bien connu à la littérature classique, surchargé de pessimisme existentici. Dans sa version pessimiste il n’est pas un thème exclusivement ou typiquement chrétien, bien que son énorme diffusion (jusqu’à la banalité) dans la littérature médiévale soit due, plus que probablement, à sa fréquence (dramatique et jamais banale, là) dans les œuvres de Grégoire le Grand.
19 Virg. cont. 91, 6-9, et il ajoute : "In qua necessita te uniuersaliter humanum uoluitur genus".
20 Virg. cont. 93, 5.
21 Virg. cont. 93, 12-14.
22 Virg. cont. 93, 20-21.
23 Virg. cont. 93, 24-94, 2.
24 Virg. cont. 94, 11-13.
25 Virg. cont. 94, 14-16.
26 Virg. cont. 94, 16-l8.
27 Virg. cont. 95, 1-4.
28 Virg. cont. 101, 19-21.
29 Virg. cont. 103, 14-17 ; 104, 3-5.
30 Tel est le jugement de Comparetti, op. cit., p. 133 : "Il De continentia vergiliana... è il più caratteristico monumento della nominanza del poeta in mezzo alla barbarie cristiana" ; p. 138 : "Ma il procedere di Fulgenzio è cosi violento ed incoerente, egli calpesta ogni regola di buon senso in modo così aperto, grossolano e quasi brutale, che mal s’intende come un cervello sano abbia potuto concepire sul serio un cosi pazzo lavoro e meno ancora come cervelli sani abbiano potuto accettarlo e prenderlo in seria considerazione".
31 Virg. cont. 103, 7-9.
32 cfr. n. 18.
33 Virg. cont. 89, 12-13.
34 cfr. V. CIAFFI, Fulgenzio e Petronio, Torino 1963. Le souvenir de mon maître Vincenzo Ciaffi, de son amour et de sa passion pour interroger les textes les plus difficiles et les plus raffinés, m’a accompagné pendant l’écriture de ces pages, sur un sujet que nous avions discuté longtemps ensemble.
35 Commentum Bernardi Silvestris super sex libros Eneidos Virgilii, ed. G. RIEDEL, Gryphiswalde 1924 ; Ioannes Saresberiensis, Policraticus sive de nugis curialium et uestigiis philosophorum, ed. C. C. I. WEBB, II, Oxonii 1909, PP. 416-417.
36 La perte des valeurs du texte de Fulgence dans les oeuvres de Bernard Silvestre et de Jean de Salisbury est tellemnt évidente qu’il ne vaut même pas la peine d’en rendre compte.
37 D. COMPARETTI, op. cit., p. 259 au contraire : "Macrobio e Fulgenzio pare ch’ ei non li conosca ; certo non si trovano mai nominati da lui, e non v’ ha nei sui scritti segno alcuno da cui possa dedursi ch’ ei li leggesse". Je ne partage pas l’opinion de ce grand savant, et peut-être je montrerai dans un article mes arguments.
38 P. COURCELLE, Histoire littéraire des grandes invasions germaniques, Paris 1964, pp. 183-199 et surtout pp. 194-199 ; voir aussi pp. 219-224.
Auteur
Université de Turin
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