L’humaniste, le prêtre et l’enfant mort le sermon "De Sanctis Innocentibus" de Nicolas de Clamanges
p. 123-140
Texte intégral
1Nous voudrions examiner un sermon composé à l’occasion de la célébration de la fête des Saints Innocents dans les années 1400 par l’humaniste et prêtre Nicolas de Clamanges. Un tel texte est, à notre avis, intéressant à un triple titre pour le sujet qui retient notre attention ces jours. En effet ce texte doit parler essentiellement de l’enfant (et non de façon passagère ou allusive) et par là même le rendre présent à l’esprit de l’auditeur et du lecteur ; or en même temps que sa figure doit être dessinée, il faut qu’elle soit effacée, puisque l’enfant en la circonstance doit mourir, comme si en cherchant à l’évoquer, on devait le nier aussitôt ; il y aurait là une ambiguité inhérente au discours sur les Saints Innocents qu’il peut être important de signaler. Un autre intérêt de ce texte réside dans la date-de sa composition : les dernières années, du xive et les premières du xve ; ce sont les années "d’automne du Moyen Age", dont M. Ph. Ariès a reconnu a posteriori l’extrême importance pour l’histoire de l’enfant dans notre civilisation.1 Enfin l’intérêt d’ordre plus général que ce texte suscite réside en le fait qu’il soulève le problème du mal, problème central pour l’humaniste et le chrétient : la mort de ces petits, innocents n’a pas été empêchée par Dieu ; c’est une constatation qui a de tout temps pu dérouter le chrétien et fournir des arguments à l’athée. Il nous paraît donc profitable de présenter comment, dans les années 1400 et en public, un prêtre-et un humaniste-a abordé ce problème moral et théologique. Nous présenterons rapidement ce texte encore inédit auquel son auteur a fait subir un remaniement, nous en analyserons la composition. Mais l’objet principal de notre étude sera de poser à ce texte la question : comment s’écrit dans les années 1400, la mort brutale de l’enfant ? Ne négligeons pas dès à présent de noter l’épineux de cette question pour la civilisation du Moyen Age : l’enfant, ce "mal senti" de la société médiévale se trouve mis dans une situation, la mort, que la mentalité médiévale semble avoir au contraire parfaitement analysée. Nous poursuivrons donc notre enquête en étudiant ce que l’auteur nous dit de l’enfant vivant, ensuite comment est décrite sa mort brutale, enfin quel sens est donné à cette mort.
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2Les recherches sur les débuts de l’humanisme français entreprises de façon concertée depuis quelques années ont permis aux érudits de retrouver la trace d’un certain nombre de textes inédits, de formuler des attributions certaines par la preuve apportée du caractère autographe de certains manuscrits contenant ces textes. Il en est ainsi du sermon latin De Sanctis Innocentibus de Nicolas de Clamanges. Certes l’on sait que Clamanges était prêtre et avait dû donc composer des sermons, mais la postérité a retenu de lui avant tout l’image de l’humaniste et a préféré voir en lui l’auteur de traités et d’épîtres plutôt que le prédicateur. Nous sont cependant conservés de lui deux sermons : l’un est composé sur la parabole du fils prodigue, l’autre évoque la célébration des Maints Innocents. Ce texte, qui est à ranger parmi ceux que l’auteur appelait ses opuscula, figure dans trois manuscrits entièrement ou partiellement autographes ; il est tout à fait inédit dans l’une comme dans l’autre de ses versions : A ou O.2 est difficile de dater ce sermon qui ne contient pas de mentions particulières d’événements du temps, cependant sa présence dans le manuscrit A ferait dater sa première version des années 1402 et son remaniement se serait effectué dans les années 1414, moment où Clamanges prit la décision de procéder à l’édition de ses opuscules.3
3La forme de ce sermon s’éloigne du schéma traditionnel du sermon médiéval, tel qu’on peut le connaître par les études classiques consacrées à cette pratique4 ; nous dirons que la composition de notre texte est beaucoup plus "littéraire", beaucoup plus portée par une conception de l’esthétique que par les nécessités d’une pratique oratoire. Il est vraisemblable que ce texte n’est pas le résultat d’une prise de notes, mais qu’il a été conçu avant tout comme un texte écrit, la preuve en étant sa présence dans les manuscrits-éditions de Clamanges et les remaniements que l’humaniste a pris soin d’y effectuer.
4Ce sermon débute par une présentation générale de l’événement avec en son centre la figure d’Hérode, le tout étant authentifié par le témoignage de l’historien Macrobe.5 C’est ensuite la description de l’événement -à gros traits d’abord- : les soldats en train de tuer, les mères en train de se lamenter et le bain de sang qui s’en suit. Clamanges va alors reprendre et amplifier les deux premiers traits en en intervertissant l’ordre : il va évoquer les efforts déployés, par les mères pour protéger leurs enfants avec une énergie comparable à celle des bêtes en de semblables circonstances. Mais ces efforts sont vains devant la détermination et la violence des soldats qui se livrent au carnage ; l’auteur atterré né peut tirer comme conclusion partielle que celle-ci : les assassins tuent de toutes les façons possibles. Cette description va céder la place à une adresse à Hérode, dans laquelle Clamanges veut montrer au roi la vanité de son geste, car le temps de la mort du Christ ne semble pas encore venu, puisque l’Ange a averti ses parents de partir pour l’Egypte ; le crime d’Hérode, dit Clamanges, ne fait que préfigurer le crime de tous les Juifs mettant à mort quelques années plus tard le Christ lui-même ; enfin le geste d’Hérode se retourne contre son auteur puisqu’en tuant ces enfants, Hérode, au lieu de les faire disparaître, les fait accéder au rang demartyrs et de saints. Clamanges développe alors les bonnes raisons qu’a eues l’Eglise d’honorer ces enfants ; ce sont en effet les premiers martyrs, qui l’emportent à un double titre sur les martiyrs ordinaires : ils ont été martyrs avant la passion du Christ, ils ont imité avant même d’avoir vu le modèle, comme s’ils donnaient avant d’avoir reçu ; le deuxième avantage des Innocents sur les autres martyrs est que, si les martyrs sont morts pour la foi et pour le nom du Christ, les Innocents sont morts, eux, à la lettre, pour le Christ, à la place du Christ. Après ce passage argumentatif, Clamanges va reprendre un ton plus pathétique en lançant une triple invocation à l’adresse de l’ensemble de ces enfants privilégiés, à l’adresse d’Hérode pour stigmatiser sa cruauté et à l’adresse des mères pour les consoler. Enfin le texte se termine sur la formule in secula seculorum. Amen.
5Les remaniements que Clamanges a apportés à son texte ne bouleversent pas sa composition ; ils amendent des tournures considérées comme un peu lourdes ou maladroites, précisent la pensée et la forme » apportent des améliorations dans la syntaxe et le vocabulaire.
6Venons en à présent à une étude plus détaillée.
7Il convient tout d’abord de relever les termes employés par Clamanges pour désigner ceux qui deviendront les Saints Innocents. D’après la tradition, les malheureux héros de cette histoire étaient âgés de deux ans et. moinst le texte de l’Evangile de Saint Matthieu, le seul des évangélistes à rapporter l’épisode, n’emploie que le mot puer, que ce terme s’applique à l’ensemble des enfants menacés par la colère d’Hérode ou au fils de Joseph et de Marie ou au Christ lui même en ce bas âge. Par ailleurs, a été relevée dans les désignations des âges de l’enfance la relative indifférence de la langue médiolatine qui n’aurait pas distingué par exemple les emplois de puer et d’adolescens et l’impéritie de l’ancienne langue française qui aurait dû emprunter à des langues voisines des termes comme bambin ou bébé.6 On remarquera dans notre texte l’extrême variété avec laquelle Clamanges parle de ces enfants intra bimatum ;7 le puer de l’Evangéliste n’a guère séduit l’humaniste, qui a retenu filius (10 fois) et paruulus (8 fois), privilégiant ces deux termes au détriment de infans (3 fois), puer (2 fois), liberi (2 fois), fetus (2 fois), pignus (1 fois), proles (1 fois). Constatons d’abord que Clamanges n’emploie à aucun moment adolescens (qu’il ne confond donc pas avec puer !) et relevons le parti pris pour les mots filius, qui a l’avantage d’évoquer sans ambiguité un enfant du sexe masculin, et paruulus, qui insiste bien sur l’extrême jeunesse de cet enfant. C’est ainsi que Clamanges aurait résolu ce problème de désignation et de classification ; cette solution ne se serait d’ailleurs imposée que peu à peu puisque dans la première version de ce texte, il emploie trois fois le mot pignus au pluriel pour le remplacer en deux cas par le mot filius : il se peut qu’à l’ambition, toute humaniste, de promouvoir un ternie consacré à la désignation quasi-exclusive des tout petits enfants ait succédé le désir, lui aussi tout humaniste, de revenir à un usage de termes plus communs et plus précis.
8Si l’on s’attache à présent à relever dans le texte la fonction grammaticale qu’ont les termes désignant les enfants lorsqu’ils sont encore en vie, on notera que cette fonction n’est jamais rendue par un nominatif, sauf une fois : pour évoquer une cachette où un enfant aurait pu se dissimuler ! C’est que l’événement ne prête évidemment pas à une narration dans laquelle les enfants seraient les sujets des actions, à moins. d’être les sujets de verbes passifs ; mais la tournure active avec les enfants pour sujets devient bien plus fréquente après le récit du massacre, une fois les enfants morts, indication que la mort les a promus au rang de personnes agissantes, de saints martyrs ; ce trait peut, entre autres, distinguer l’écriture de la vie de ces saints-cettehagiographie- de celle des autres, qui ne manquaient pas dès leur existence terrestre d’être efficacement agissants, même dirigés par l’inspiration divine.
9L’image de l’enfant vivant se complète de quelques traits décrivant les activités de celui-ci : il est surpris dans ses jeux au milieu de ses jouets, en train de têter le sein de sa mère ou tout simplement dans son berceau.8 Bien que ces traits soient très furtifs, ils sont la trace d’une attention portée à l’activité de l’enfant, attitude qui semble étrangère aux auteurs médiévaux de sermons sur ce thème : Clamanges laisse envisager une possibilité d’attendrissement sur les menus faits et gestes du bébé, pâle reflet d’un "mignotage" interdit au prêtre, mais connu et concevable par l’humaniste ; retenons aussi cette mention des jouets, qui sont peut-être plus que des hochets, qui ne fait pas de Clamanges un homme d’Eglise trop austère, sans pour autant en faire un précoce défenseur des jouets d’enfant à vertu éducative, ce que seront certains humanistes après lui.9
10Mais l’intrusion de la mort va brouiller cette esquisse fragile et va révéler deux attitudes contradictoires qui vont même aller jusqu’à l’affrontement : la cruauté des uns, le désir éperdu des autres de préserver ces fragiles vies.
11Il faut en passer par l’examen du récit cruel de la mort de ces petits. Si ces enfants sont protégés par le groupe des mères, ils le sont finalement en vain ; car la tradition veut qu’ils meurent. Cette mort est apportée par le groupe des adultes masculins commandés par Hérode. Il y a dans le récit du massacre -qui semble une nouveauté par rapport aux sermons anciens composés sur le même thème- des mentions qui auraient leur place dans une chanson de geste au moment de la description d’un combat épique à la différence -et c’est de là que naît le macabre et l’horreur- qu’un des antagonistes est ici un enfant en bas âge : il y est question de corps empalés, de membres rompus, de cervelles épandues. La convention -dans la technique comme dans l’émotion- qui devait régner dans l’esprit et dans le coeur d’un auditoire à l’écoute d’une chanson de geste, ne peut être de mise ici : le lecteur ou l’auditeur de ce sermon est invité à être ému et révolté par le contraste existant entre la faiblesse des enfants et l’acharnement des soldats.
12A coup sûr, il faut voir là l’exploitation d’un thème macabre bien dans le goût de l’époque10, mais cet événement, en déclenchant la réaction des mères, permet de mettre en lumière les relations que ces femmes entretenaient avec leur enfant pendant leur courte vie. Chaque mère concernée en son enfant par la terrible décision du roi Hérode va tout faire pour que sort fils échappe au massacre : Clamanges rend compte de cette attitude avec une animation stylistique, égale à celle du récit du massacre, qui ne trompe pas : ces mères, loin d’être indifférentes à l’infanticide, vont préserver coûte que coûte leur enfant, preuve d’un attachement indéfectible à la chair de leur chair. Derrière les cris, les hurlements déjà évoqués par l’Evangéliste, Clamanges imagine les moyens utilisés par ces mères pour sauver leur enfant se cacher, s’enfuir, faire de leur corps un rempart, s’attaquer aux soldats avec leurs ongles.11 S’il n’est pas question de nier l’amour des parents du Moyen Age pour leurs enfants, notons ici cependant que la réaction des mères, face au danger de mort qui menace leur petit enfant n’est pas du tout dictée par an sentiment de fatalité ou de résignation : elle est au contraire entièrement tournée vers la, défense de la vie. Clamanges, dans la suite du texte éprouve le besoin de justifier l’attachement de ces femmes à leurs enfants en faisant une comparaison avec le monde animal : les bêtes faisant tout pour défendre leurs petits, il est donc normal que les humains en fassent autant ; cette règle nous paraît admise aujourd’hui sans qu’on ait à passer par l’argument de la comparaison avec la nature, mais elle pouvait le paraître moins aux hommes et aux femmes du temps de Clamanges, pour que l’humaniste éprouvât le besoin de la démontrer.12
13Enfin parmi les regrets que formulent les mères sur le corps de leur enfant mort figure celui de voir s’écrouler brusquement tous les espoirs qu’elles avaient pu mettre en leur rejeton. On remarque qu’aucune ne revient sur l’attendrissement de l’attente, sur le souvenir de la douleur et de la joie de la mise au monde, en revanche par cette remarque on distingue bien l’aspect : enfant, valeur d’avenir, signe peut-être d’une attitude nouvelle.13
14Mais l’étude de ces relations ne serait pas complète si l’on n’envisageait pas les sentiments des enfants pour leur mère. On pourrait faire l’économie de cette remarque si l’on s’en tenait à la première version de notre texte, dans laquelle il n’est rien dit d’un sentiment de l’enfant pour sa mère en réponse au maternus affectus de celle-ci ; en revanche nous sommes heureusement surpris de voir la deuxième version de ce texte enrichie de la notation de ce sentiment : sui semen vteri devient sui vteri amantissimum prolem ; l’humaniste accorde donc à l’enfant la possibilité de nourrir une profonde affection pour celle qui l’a enfanté.
15La fin du sermon va se développer selon trois thèmes : le bonheur de ces enfants privilégiés, l’horreur que doit inspirer le crime d’Hérode, la consolation des mères. Nous laisserons de côté le développement sur le crime d’Hérode : prétexte à une allusion à la vocation déicide des Juifs, condamnation, au nom de la morale, du massacre que Clamanges a décrit tout à l’heure avec un rien de complaisance et affirmation des desseins impénétrables de Dieu. Voyons donc les deux autres thèmes.
16Au moment où il s’agit de vanter le bonheur de cette enfance privilégiée, Clamanges développe le motif de l’innocence de celle-ci : l’innocence existe encore en ces enfants, car la vie polluée et polluante n’a pas eu encore le temps de les contaminer ; à cette candeur de l’esprit et du coeur correspond la blancheur lactée du sang qui coule dans leurs veinesf.14 On constate que Clamanges n’éprouve pas le besoin d’émettre un doute sur la destinée de ces enfants : ils ont droit à la première place parmi les saints et les martyrs. Certes, la tradition dicte l’attitude de Clamanges, mais son texte peut laisser à entendre qu’il parle là de l’ensemble des enfants et il y aurait là en germe l’idée de l’innocence de l’enfance, qui, selon les historiens, n’apparaîtrait qu’au xvie siècle15. Notons en plus que, dans notre texte, cette idée d’innocence n’est pas liée à la question du baptême, ce qui renforcerait le caractère novateur de la remarque de Clamanges sur ce point.
17L’adresse aux mères des victimes se développe selon un double motif : consolez-vous, car vos enfants sont bénis. On sait qu’au Moyen Age la mort subite et brutale était corasidérée comme honteuse et plus ou moins maudite, croyance contre laquelle aurait lutté -assez mollement-l’Eglise.16 Nous voyons dans ce passage Clamanges tenir parfaitement son rôle d’homme d’Eglise et cela avec force : loin d’être maudits, ces enfants sont bénis ; certes, cette adresse concerne-t-elle par dessus les siècles les mères des Saints Innocents, mais n’était-elle pas aussi destinée à toucher un public des années 1400 ? Clamanges serait ainsi saisi dans l’entreprise d’inciter son auditoire à dépasser une croyance absurde, au nom d’une conception plus chrétienne, plus humaine et plus humaniste de la vie. Enfin nous ne négligerons pas d’insister sur le fait que ce sermon se termine par le motif de la consolation aux mères, qui le rattache à une pratique littéraire bien attestée : celle de la lettre de consolation, "genre classique, cultivé tant dans l’Antiquité que dans la Renaissance et au xviie siècle"17 ne nous étonnons pas de voir ce sermon prendre cet aspect, écrit qu’il est par un humaniste ; relevons surtout que ce texte se termine sur une note, apparemment inconnue du Moyen Age, mais annonciatrice d’une Renaissance. Il n’est pas indifférent de prononcer ce mot à propos de ce sermon évoquant la mort des enfants dans les années 1400.
18Mais on peut concevoir autrement l’étude de ce texte et le lire non pas en cherchant à savoir si Clamanges exprime bien la mentalité de l’époque sur la question de l’enfant, mais plus simplement en se demandant quelle est l’image de l’enfant que Clamanges nous propose. N’oublions pas que ce sermon est un sermon d’humaniste, c’est à dire composé autant pour servir à l’édification des fidèles que pour donner la preuve de la possession d’une certaine culture et pour promouvoir celle-ci.
19Nous avons fait remarquer tout à l’heure que par sa forme ce sermon ne pouvait être comparé aux sermons médiévaux sur le même thème. Il y a fort à parier que Clamanges a voulu aussi prendre ses distances par rapport à l’ensemble du discours médiéval sur les Saints Innocentset qu’il a puisé ailleurs que dans ce discours le pittoresque et le pathétique qui animent son texte.
20Nous retiendrons par exemple une particularité que nous avons relevée tout à l’heure : l’absence des pères dans le texte de Clamanges. Certes, les pères sont bout autant absents des sermons médiévaux sur les Saints Innocents, mais les mères aussi. D’autre part, l’Evangéliste ne dit pas que les mères fussent plus concernées par ce carnage que les pères : d’où proviendrait alors cette place privilégiée accordée par Clamanges aux femmes, aux mères ? A coup sûr l’image de la maternité de la Vierge Marie répandue depuis le xiie siècle a-t-elle favorisé la représentation privilégiée de la mère avec son enfant et a permis du même coup de s’intéresser aux tout petits enfants.18Mais Clamanges semble s’inspirer plus précisément d’une représentation déjà élaborée de la scène du massacre des Saints-Innocents. Les témoignages sculptés de la scène sont rares et anciens, mais on peut évoquer les témoignages peints à fresque plus connus, plus répandus et appartenant à toutes les périodes du Moyen Age.19 La scène repose sur l’opposition de deux groupes : celui des soldats et celui des mères ; dans un coin, Hérode. Les enfants figurent soit encore dans le groupe des mères qui les protègent, soit déjà saisis par les soldats qui les brandissent en l’air ou sont en train de les tuer ; certains enfin déjà morts jonchent le sol aux pieds d’Hérode. Il ne s’agit pas de lire dans cette représentation une guerre entre les hommes et les femmes, contentons-nous de relever comme cette image promeut considérablement le rôle des mères dans l’expression du sentiment d’attachement aux enfants en laissant dans l’ombre la figure des pères, voire en suggérant la cruauté innée de l’homme saisie une fois de plus ici dans l’attitude du guerrier. Cette représentation mouvementée du massacre des Innocents, reposant sur l’opposition des soldats et des mères, nous permet de lire de façon plus approfondie le texte de Clamanges : derrière l’opposition des deux groupes, se profile l’opposition de deux figures : celle d’Hérode, solitaire au milieu de ses soldats ; représentant la haine, celle de Dieu, non représentée, au milieu des femmes représentant l’amour ; et aussi : Hérode faisant tuer son fils par amour du pouvoir, Dieu laissant mourir son fils par amour pour les hommes, ces deux fils étant symbolisés chacun par un animal : le porc d’Hérode dont le sort est plus enviable que celui du fils et l’agneau de Dieu ; c’est bien le problème du mal qui est évoqué de cette façon. Retenons qu’il existe donc un topos iconographique bien élaboré de la représentation de cette scène que reprend Clamanges dans son sermon.
21Si l’on considère à présent les textes, la représentation qu’ils nous donnent du massacre des Innocents semble beaucoup moins typée et beaucoup moins élaborée. En effet les sermons anciens et médiévaux que nous avons examinés mêlent souvent l’évocation des Innocents à la célébration de l’Epiphanie ou à celle des premiers martyrs comme Saint Etienne ; le massacre des Innocents n’est donc pas le thème central du texte.20 Relevons cependant un obscur sermon, conservé par Migne, parmi ceux qui sont à tort attribués à Saint Augustin, qui consacre tout un développement sur le mode pathétique, à la douleur des mères : "Sed oues vlulant matres, quia agnos perdunt sine voce balantes. Grande miraculum ! crudele spectaculum !... Sed oues cernimus matres super agnos lugentes... Pignora sunt non credita, sed creata ; non deposita, sed exposita...Quantis modis infantem volebat abscondere...Pugnabat mater et carnifex : ille trahebat et illa tenebat. Ad carnificem mater clamabat : Quid separas a me, quem genui ex me ?...Alia clamabat mater, cum exactor latronum compelleret : Simul occide cum paruulo matrem...Alia dicebat : Quid queritis ? Vnum queritis et multos occiditis... Alia contra clamabat : Veni jam, veni, Saluator mundi…".21 L’évocation des enfants martyrs n’est pas inconnue du Moyen Age français, mais rien de tel apparemment dans les sermons scolastiques médiévaux ; si par ailleurs, nous faisons remarquer de discrètes réminiscences de Virgile dans le texte de Clamanges, nous nous rendrons vite compte que ce sermon n’a plus rien de commun avec un certain Moyen Age22 ; il va chercher sinon ses thèmes d’inspiration, du moins ses procédés d’écriture dans des textes anciens, sacrés et profanes, des images anciennes et modernes.
22Dans ces conditions, nous pourrions retourner complètement notre vision des choses dans cet examen de l’image de l’enfant vue par un humaniste : plutôt que de considérer le texte de Clamanges comme épousant ou rendant vaguement compte d’une évolution des mentalités dans la représentation de l’enfant -ce que nous avons tenté de faire au début de notre exposé- nous pourrions le considérer au contraire comme promoteur de nouveaux types, porteur de nouvelles valeurs -peut-être à son insu d’ailleurs-, cela par le souci de rechercher ailleurs que dans la tradition médiévale des représentations, une écriture, dans le cas qui nous occupe : celle de l’enfant mort.
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23Clamanges ne se contente pas, comme ses prédécesseurs médiévaux, d’attendre que ces enfants soient morts et deviennent des martyrs pour leur accorder une considération équivalente à celle accordée à une personne adulte ; il marque à traits légers son attention à la vie des tout petits enfants ; il leur reconnaît une innocence spécifique sans tenir compte du fait qu’ils soient baptisés ou pas. Enfin il admet que l’enfant, dès. les premiers mois de sa vie, entre dans tout un système sentimental centré sur la mère, qui ne peut voir avec indifférence périr son petit ; il ira jusqu’à comprendre et exprimer le scandale que constitue la mort de ces innocents par le biais de la représentation du chagrin des mères, qu’il emprunte aux auteurs anciens ou aux artistes anciens et contemporains. Certes la pensée de Clamanges sur l’enfance n’aura pas le développement de celle d’un Gerson, mais on peut noter l’attachement de Clamanges à ce problème et le désir qu’il a de faire avancer les mentalités sur ce point en les comparant à l’attitude des gens de son temps vis à vis de cette fête, qui surmontaient leur gêne comme ils pouvaient :" Au Moyen Age cette fête a été profanée par des indécences : les enfants de choeur élisaient un évêque, le revêtaient d’habits pontificaux, imitaient les cérémonies de l’Église en chantant des cantiques et en dansant dans le choeur. Cet abus fut défendu par un concile tenu à Cognac en 1260, mais il subsista encore longtemps ; il n’a été complètement aboli en France qu’après 1444, en suite d’une lettre très forte que les docteurs de Sorbonne écrivirent à ce sujet à tous les évêques du royaume."23 Si, par ailleurs, on sait que Clamanges n’était pas du tout favorable à l’institution de nouveautés dans les fêtes liturgiques24, on peut affirmer qu’il a tenu à défendre tout spécialement la dignité de la fête des Innocents en invitant les fidèles à réfléchir sur la gravité des problèmes qu’elle soulevait, autant dire sur la dignité du tout petit enfant.
DISCUSSION
Françoise BONNEY
24La dévotion aux Saints Innocents ne cesse de se développer au xv° siècle ; Bertrandon de la Brooquière partant en Terre Sainte fait un détour pour aller voir les reliques d’un "Innocent entier". Dans l’iconographie aussi les "massacres" se multiplient, en présence d’Hérode. Pour expliquer la présence du roi au moment du massacre, Saint Vincent Ferrier, dans son "Sermo de Innocentibus" rapporte qu’Hérode avait fait dire qu’il distribuerait des étrennes aux enfants ; les mères y allèrent, parfois même avec les nourrices, toutes joyeuses, et quand tous furent réunis, Hérode fit commencer le massacre ; c’est pourquoi celui-ci est souvent représenté dans une salle fermée.
25Sur la fête des Innocents, les désordres une fois réprimés, il semble qu’il ait subsisté une tradition. Marceline Desbordes Valmore a raconté ses souvenirs dans une nouvelle parue en 1849 au "Journal des familles". A Douai, le jour des Innocents, le plus petit de la famille conmandait ; habillée avec les vêtements de sa grand-mère, son trousseau de clefs à la ceinture, elle se tient sur le seuil de la porte pour montrer sa "royauté", ainsi que les autres enfants des maisons voisines...
Antoine TAVERA
26Je ferai ici une réflexion qui relève plutôt de l’apologie de la religion chrétienne. Dix siècles avant le sermon de Nicolas de démanges, dans l’Evangile de Nicodème, c’est bien au contraire le bon larron qui est exalté, dans une page bouleversante, "in excelsis" : premier racheté de l’histoire. Ceci s’inscrit dans la meilleure tradition evangélique, qui insiste tant sur la rédemption des plus maculés. On pourrait dire qu’il y a là comme deux pôles opposés pour la religion chrétienne.
Michel MANSON
27Le vocabulaire latin utilisé pour désigner les enfants offre la même ventilation et fréquence que dans le latin classique, à l’exception de pignora qui n’est vraiment répandu qu’au ive siècle après J.C. Cela signifie que l’auteur, Nicolas de Clamange, a écrit en véritable humaniste, connaissant les termes et leur spécificité. Cf. notre article faisant l’analyse lexicographique de ces termes MEFRA, 1978, 1.
Notes de bas de page
1 Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1975, p.15.
2 Mss Paris, B.N. Lat.16403(A), Oxford, Hatton 36 (0) et Bayeux, Capit. 4.
3 Pour plus de détails se reporter à notre thèse de 3e cycle : Nicolas de Clamanges, Opuscula, édition critique avec introduction et notes ; ce travail devrait paraître bientôt.
4 M.-M. Davy, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Contribution à l’histoire de la prédication médiévale, Paris, 1931.
5 Macrobe, Saturn., I, 4.
6 Ph. Ariès, op.cit., p.48..
7 intra bimatum, dit l’humaniste ; infra bimatum disait l’Evangéliste, II, 16.
8 alium in crepundiis vagientem
9 Ph. Ariès, op. cit.. p.126.
10 Et aussi dans le goût de Clamanges, v. l’épître XXXIII de l’édition Lydius dans laquelle Clamanges rapporte une sordide histoire de parricide entendue lors d’un passage dans la vallée du Rhône.
11 Videres hanc sui vteri fetum, ne ab hoste raperetur ad supplicium, vehementiori inter vbera compressu stringere ; illam in abditis recessibus suum occultare ; illam cum suo exanimem fugere et aut montes inuios aut siluarum gradu concito la-tibula petere ; aliam, cum suo deprehensam, vota Deo facere, suaque illi in extremo discrimine pignora, quandoquidem cetera deerant subsidia, commendare ; nec plurimas defuisse arbitror que, materno amore sed virili audacia, quo suis essent presidip hostium se telis obicerent, ictusque in viscera filiorum irruentes suis ipse visceribus exciperent ; multas etiam que in oculos atque ora impiissimorum satellitum infestissimis vngui-bus inuolarent, et quibus sibi liceret armis suorum vitam atque salutem tutarentur.
12 Si enim maternus affectus, quo nullus ardentior, ipsas etiam bestias rationis expertes in queque cogit acerbissima in mortemque durissimam atque certissimam pro tutela suorum fetuum intrepide et incunctanter incurrere, quis dubitet matribus humanis omnem mortem suam quantumuis asperrimam leuiorea fuisse quam sui vteri amanttssimum prolem sub oculorum suorum aspectu nece truculentissima iugulari ?
13 Si autem propterea dolere vos dicitis quod immatura sunt morte vobis erepti, non est immatura mors qua ad Deum pergitur... ; P. Ariès, op. cit. p.306.
14 (infantia) que tuum postremo sanguinem, lacteo adhuc quodanuaodo liquore et -quod prestantius est- innocentissima puritate candidatum. tanto Dep, gratiorem fudisti quanto ab omni macula vel contagione flagiciosi operis polluteue cogitationis magia alienum.
15 Ph. Ariès. op. cit.. p.154.
16 ph. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, 1977, p.18.
17 Ph. Ariès, op. cit., p.443.
18 Ph. Ariès, L’enfant.... p.56.
19 Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie,.t. VII, 2e partie, 608.
20 Les sermons anciens que nous avons consultés sont ceux signalés à l’article Innocents. dans le Dictionnaire de la Bible, t.III, 879 : S. Irénée, P.G. t.VII, col.924 ; Origène, P.G. t.XII, col.1354 ; S. Jean Chrysostome, t. LVII-LVIII, col. 175 ; Pseudo-S. Augustin P.L. t. XXXIX, col.2151 et S. Léon le Grand, P.L. t.LIV, col.260. Les sermons médiévaux sont celui sur les Saints Innocents contenu dans M.-M. Davy, op.cit.. pp.378-382 et celui édité dans Romanische Forschungen. t. II, pp.76-78 par W. Foerster, cité par M. Zink. La prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976, p.545.
21 P.L. t. XXXIX, col.2151.
22 Les témoignages d’enfants martyrs sont cités par R. Colliot, Perspective sur la condition familiale de l’enfant dans la littérature médiévale, dans Senefiance 1, Aix-en-Provence Paris. 1976,. p.21.Les citations ou réminiscences de Virgile sont Enéide II 407, IV 667 et VII 395 ; v. aussi Cicéron, Phil. VII 17.
23 Lichtenberger, Encyclopédie des Sciences religieuses. Paris, t.VI, p.732.
24 Dans son traité De nouis festiuitatibus non instituendis.
Auteur
Université de Strasbourg
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
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