Quelques principes de l’embryologie medievale (de Salerne à la fin du xiiiè siècle)
p. 107-121
Texte intégral
1Le présent congrès montre à l’évidence le rôle que joue l’enfant dans la littérature médiévale. Le texte littéraire l’accueille lorsqu’il est sorti du ventre de sa mère, lorsque son corps est formé et lorsqu’il est semblable -du point de vue physiologique- à l’adulte. Nous avons voulu nous pencher sur la grande aventure qui précède, c’est-à-dire sur la création de la vie et sur la formation de l’enfant dans le ventre maternel. En ce domaine se rencontrent les connaissances en embryologie héritées du savoir antique et les exigences de la pensée théologique.
2Deux théories s’affrontent au cours de l’histoire médiévale pour expliquer le tout premier commencement, le premier principe. Née de la pensée hippocratique, transmise par Salerne, exploitée par les médecins, les traducteurs et les commentateurs arabes tels que Haly, Rhazès et Avicenne, la théorie du mélange des deux spermes est adoptée par tout le Moyen Age. Elle reconnaît que la femme fournit un élément matériel lors du premier acte de la génération :
"Je dis donc que, quand les deux semences se sont mêlées l’une à l’autre, il s’y forme des bulles par la chaleur du sang, de même qu’il se forme des bulles dans les matières épaisses quand on les fait bouillir sur le feu."1
3La seconde théorie est fournie par la pensée aristotélicienne : le tout premier état de l’embryon est constitué par le sperme masculin, actif et porteur de la forme, agissant sur le sang menstruel, passif et pensé comme matière destinée à recevoir ladite forme. Pour représenter la rencontre des deux éléments Aristote avait employé une comparaison : l’action de la présure sur le lait. Cette image figure en bonne place dans la Bible, au Livre de Job :
"Nonne sicut lac mulsisti me,
et sicut caseum me coagulasti ?"(10,10).
4Cette analogie est fondamentale dans la pensée occidentale. On la relève chez Constantin l’Africain et chez Hildegarde de Bingen.
5Voilà donc les deux systèmes qui seront en faveur au Moyen Age : le premier admet comme opération initiale la création d’un élément gazeux (spiritus) au sein du liquide formé par la réunion des deux liqueurs spermatiques, c’est-à-dire une ébullition ; le second postule une fermentation. Par analogie, le système explicatif se construit à l’aide des opérations simples de changement d’état de la matière, directement observables dans la réalité quotidienne. Et sur ces opérations mystérieuses la pensée occidentale -en particulier l’alchimie- n’a pas fini de rêver.
6Dans le discours d’un encyclopédiste aussi connu que Guillaume de Conches (mort en 1159) le sperme masculin "formé de la substance de tous2 les membres" Contient virtuellement l’organisme de l’individu. En effet, la semence paternelle a le pouvoir de transmettre à son fils ses propres infirmités. Nature impose sa loi, mais elle n’est, dans la pensée médiévale, qu’un agent d’exécution de la puissance divine. Lorsque la semence est localisée dans une partie de la matrice, "la vertu concoctive" commence à opérer en lui et à l’épaissir "par ébullition3 ce qui nous renvoie à l’un des systèmes mentionnés ci-dessus. Une membrane se forme immédiatement qui entoure l’embryon afin de le protéger de la corruption des superfluités.
7L’évolution ultérieure fréquemment mentionnée dans les textes scientifiques est donnée par les vers de l’Ecole de Salerne, qui, dans leur forme mnémotechnique, vont fixer cette représentation dans le monde médiéval. Elle distingue trois étapes et trois états de la matière :
"Massa rudis primo, post embrio, postea foetus.
Conceptum semen sex primis crede diebus
Est quasi lac, reliquisque novem fit sanguis
et inde
Consolidat duodena dies, bis nona deinceps
Effigiat, tempusque sequens augmentat in ortum."
(Flos medicinae, éd. S. de Renzi, cap.VII, vers
1795-1799)
8Quatre étapes dans la formation de l’embryon ont été définies par Hippocrate ; la transmission s’est effectuée par Avicenne et Vincent de Beauvais les mentionne dans le Speculum Naturale :
- l’aspect de sperme domine encore
- le sperme paraît rempli de sang ; l’encéphale, le coeur et le foie apparaissent
- ces organes se précisent ; toutes les parties du corps se présentent comme l’ébauche d’une image
- toutes les parties du corps sont visibles et le nom d’enfant peut être appliqué.4
9On voit avec quel soin est soulignée l’apparition de la forme humaine.
10Une théorie bien représentée au Moyen Age laisse peu de liberté à la matière, puisque le moule existe dans le corps de la femme. Ainsi Guillaume de Conches déclare que la matrice possède sept cellules "humana figura ad modum monetae impressas5. Dans une encyclopédie du xiiième siècle en langue vulgaire, le Dialogue de Placides et Timéo6 la fameuse coagulation, avatar de la pensée aristotélicienne, est devenus une comparaison très développée décrivant la fabrication du fromage. Voici comment le réceptacle féminin donne forme à l’embryon :
"Et le char et le lait se prent en le fourme de le marris, aussi comme le frommage en le foisselle, qui prent celle figure comme la foisselle li amenistre."
11Au xiiième siècle, ce sont les images aristotéliciennes empruntées au domaine de l’activité humaine qui vont servir à expliquer la formation de l’être humain. Les plus fréquemment utilisées sont celles du sculpteur et du peintre. Voici comment l’une d’elles est exprimée dans le Dialogue :
"En celle marris, soit en. I. receptable,
soit en.2. ou en pluiseurs, ligne nature
aussi comme la paigneur qui pourtrait les
figures de le cose qu’il veult faire."7
12On voit ainsi à l’oeuvre une nature artisan. La continuité de la forme est une exigence et cette forme est inscrite dans la semence masculine qui la transmettra au germe, au premier état de l’embryon. Si aucun accident provoqué par la matière n’intervient, le mâle engendrera son semblable. Ainsi se trouvent enclos dans la liqueur masculine l’hérédité de l’espèce, la détermination du sexe de l’enfant et la ressemblance au père. Voilà les grandes lignes d’un système qui fonctionnera pendant la période de l’embryologie scolastique.
13Constantin l’Africain retiendra tout particulièrement notre attention. Pour lui, l’embryon, au cours du second mois, se présente sous l’apparence d’un "ver long et rond". Il ne s’agit pas sans doute de l’observation directe. Cette image surprenante pourrait peut-être s’expliquer par une réminiscence du Psaume 21,7 dans lequel il est dit :
"Je suis un ver et non un homme"8.
14On a vu dans ce ver la personne du Christ, chez Maxime par exemple,9 et cette appellation est justifiée par le rapprochement qu’on peut faire entre la naissance virginale de Jésus et la génération spontanée du ver. Cette image aurait pu venir s’ancrer en ce point précis du développement de l’embryon, lorsque la forme échappe à la faculté de représentation et lorsque la pensée cherche une autorité. Mais ce n’est qu’hypothèse. Il ne s’agit pas d’ailleurs de la seule originalité de Constantin. Il postule en effet l’apparition de la forme (jambes, bras et cou) au troisième mois, antérieurement à la forme du coeur et du foie qui n’apparaissent qu’au quatrième mois accompagnés de l’âme qui apporte vie et mouvement.
15Retenons encore une caractéristique de l’embryologie de Constantin : un développement est consacré à l’influence des sept planètes sur chacune des parties du corps de l’enfant. Par l’action de Saturne le sperme se transforme en sang, mais sans qu’il y ait croissance ; le retour de cette même planète fait peser de lourdes menaces sur l’embryon. Voilà l’explication astrologique de la croyance relative à l’enfant du huitième mois, héritée d’Hippocrate et qu’on peut entendre de nos jours encore. Jupiter apporte au deuxième mois la forme du ver et au neuvième la naissance de l’enfant.
16Dans la médecine arabe qui exercera une très grande influence à la fin du xiième siècle, les étapes du développement de l’embryon se présentent de la manière suivante :
17Avicenne ajoute qu’il n’y a pas de foetus mâle formé avant 30 jours et de foetus femelle avant 40 jours, soit un certain décalage point trop défavorable à la femme. Pour Aristote, le foetus est humain au bout de 4-0 jours s’il est masculin ; au bout de 90 s’il est féminin. La femelle se développe deux fois moins rapidement que le mâle et cette erreur ne sera prouvée expérimentalement qu’en 1723 par Goelicke. L’Eglise avait adopté des chiffres sensiblement analogues pour fixer le moment de l’animation du foetus10.
18Toutes les encyclopédies scientifiques ne donnent pas tous les détails. Voici, par exemple les affirmations de Guillaume de Conches :
"...l’air subtil commence à circuler dans les artères et a conférer le mouvement et la vie. Et ce mouvement a lieu quarante jours après la conception si l’enfant doit naître au septième mois : sinon au 90ème jour..."11
19Le Moyen Age a fait état également d’analogies plus aventureuses :
"Il y a dont .XLVI. jours de la concepcion de l’enfant jusques atant qu’il ait vie et qu’il soit du tout formé quant au fait de generacion de nature. Et par ceste maniere compte saint Augustin de l’édification du Temple de Jherusalem qu’il fu fait en .XLVI. ans, auquel temps est comparagié le corps de Jhesucrist...il monstre que aussi comme le Temple fu edifié en.XLVI. ans, aussi est le temps du corps humain fait et fourmé de commun cours en.XLVI. jours, excepté le corps de Jhesucrist qui fu par le mistere du Saint Esperit fait et fourmé parfaitement en sa conception."
20Ce passage est tiré de la traduction du De proprie tatibus rerum de Barthélemy l’Anglais par Jean Corbechon.12
21Quel organe principal a été le premier créé ? Ce problème redoutable est résolu à l’aide de la tradition antique dans la dernière des anatomies de l’Ecole de Salerne, l’Anatomia Ricardi Anglici :13
- selon Aristote, c’est le coeur
- selon d’autres, le foie
- selon Hippocrate, le cerveau et cette affirmation s’appuie sur l’observation de l’embryon du poulet. Ysaac est du même avis et compare l’homme à un arbre inversé, dont le cerveau constitue la racine.
22Il faut mentionner en dehors de cette application précise l’utilisation fréquente de cette image dans le domaine de l’anatomie et de la physiologie. Elle doit sa notoriété à Galien (De Semine, lib. I, c.9). Elle est reprise par Ali et justifiée par une triple raison :
- réunion du foetus à la matrice
- prolongements des principaux organes
- émission de ramifications vers le haut et vers le bas comme l’arbre.14
23Le végétal fournit l’image d’un processus de nutrition à partir d’un support et du développement d’un système de circulation dans des capillaires.
24Si l’on examine le phénomène de la création et du développement de l’embryon à partir du premier principe, on est amené à se demander par quel agent est mue et informée la matière.
25Galien a établi une série de forces et d’auxiliaires de ces forces et à l’aide de ces données les Arabes construisent un système complexe. Le médecin de Pergame avait défini trois vertus :
- virtus generativa (formation du corps)
- virtus nutritiva ou augmentativa (qui intervient pendant toute la croissance de l’homme)
- virtus pascitiva (dont l’action ne cesse qu’à la mort) La vertu générative se subdivise à son tour en virtus mutabilis qui épaissit le sperme et forme les organes et en virtus formativa qui accomplit la transformation complète de ces organes.
26Les vertus interviennent donc concomitamment ou successivement, sans influence extérieure ; elles constituent des forces programmées tendant à l’accomplissement de leur action. Tout cela se passe dans la matière et c’est pour nous biologie pure. A un moment donné, corpore, jam formato, est infusée par Dieu -divino munere- l’âme intellectuelle (raisonnable) qui prend la succession de l’âme végétative et de l’âme sensitive. Albert le Grand, en une phrase, nous donne les conceptions de l’embryologie scolastique :
"Toutes les formes, sauf l’âme raisonnable sont en puissance dans la matière même des engendrables et des corruptibles et en sont déduites par l’action des éléments extérieurs : l’âme raisonnable est infusée directement par Dieu."15
27Dans le système de pensée de la scolastique, on est immanquablement amené à valoriser le sperme masculin qui contient la fameuse vertu formative, origine de tout l’être. La semence masculine est la plus efficace de toutes les substances corporelles et son rôle est analogue à celui du levain sur la pâte. La vertu formative, la force mécanique de Galien, amène l’embryon aux deux stades primitifs de la vie : végétative et sensitive. Nous empruntons à A. Delorme l’expression du rapport entre vertu et âme :
"Cette" virtus" contenue en ce qui concerne les êtres vivants, dans le sperme mâle, actue l’apport féminin et c’est de cette actuation qu’est éduite, en définitive, l’âme végétale ou sensible."16
28L’autre problème posée à la pensée médiévale est la définition des rapports existant entre les deux premières âmes et l’âme rationnelle infusée par Dieu. Est-elle en puissance dans l’embryon ? Non, puisqu’elle est créée directement par Dieu. Les scolastiques ont à se battre avec une affirmation d’Aristote :
"On n’est pas simultanément homme et animal : l’achèvement vient en dernier lieu, car c’est de lui que chaque génération tient son caractère propre."17
29Aux premiers stades de l’existence, l’embryon n’est pas homme. Et seule la théorie de la succession des âmes de Saint Thomas permet de sauvegarder l’unité substantielle de l’âme : chaque âme inférieure disparaissant quand arrive l’âme supérieure.
30Nous terminerons par un détail relatif à l’animation : le quarantième jour, l’enfant rit dans le ventre de sa mère et c’est la première manifestation de l’âme rationnelle : cette affirmation figure dans le De humani corporis formatione de Gilles de Rome. Ajoutons qu’à la suite d’Hippocrate les savants du Moyen Age connaissent la culbute du foetus au 7ème mois, notion transmise par Ali.18 Enfin la vertu nascitive exerce son action et l’enfant vient au monde.
31Dans ces quelques remarques consacrées à l’embryologie médiévale, nous avons tenté, non pas d’effectuer une revue de tous les problèmes posés par un aussi vaste sujet, mais de dégager quelques conceptions fondamentales et quelques temps forts qui constituent -avec des variantes-la structure de toute oeuvre médicale ou encyclopédique sur le sujet. Nous avons également porté un regard attentif sur l’image fondamentale, sur l’analogie explicative, utile à la pensée, qui est la pensée, parce que la logique et la connaissance sont impuissantes. Et de telles images "expliquent" pendant des siècles. L’embryologie constitue un excellent révélateur de la pensée scientifique et théologique du Moyen Age et ce n’est pas une aventure intellectuelle décevante que de tenter d’en saisir le mécanisme.
Notes de bas de page
1 Koning (P. de), Trois traités d’anatomie arabe, Livre royal par Ali ibn al-Abbas, Brill-Leyde, 1903, p.403.
2 Guillaume de Conches, De Substantiis, Argentorati, 1567, p.236.
3 Ibid., p.246
4 Vincent de Beauvais, Speculum Naturale, XXXI, 4-7 ; Venetiis apud D. Nicolinum, 1591, fol.398.
5 G. de Conches, op. cit., p.241.
6 Placides et Timéo, éd. Thomasset (C), Thèse Doctorat d’Etat Sorbonne, t. II, p.153.
7 Ibid., p.136
8 Constantin l’Africain, De Humana Natura, lib. I, Basileae, 1541 in fol., fol.320. Mimes affirmations chez Haly, voir de Koning, op. cit., p. 413.
9 Maxime, Ad Thalassium quaestio, 64. Notre information provient de Duval (Y.-M.), Le livre de Jonas dans la littérature chrétienne grecque et latine, Et. Aug., Paris, 2 vol., 1973 - t. I, pp.392-393.
10 Koning (P. de), op. cit., pp.409 et 760-761
11 G. de Conches, op. cit., p.247
12 Bathélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, trad. de J. Corbechon, ms. Paris B.N. 22 531. Transcrip. prêtée par M. Salvat qui prépare une éd. des livres consacrés à la zoologie.
13 Töply (B. von), Anatomia Ricardi Anglici, Vienna, 1902, p.23.
14 Koning (P. de), op. cit., pp.407-408
15 Albert le Grand, Summa de Creaturis, Q.17, art.3 ad.9. Cité par Delorme (Fr. A.), cf. infra
16 Delorme (Fr. Augustin O.P.), La morphogénèse d’Albert le Grand dans l’embryologie scolastique dans Revue Thomiste, t.36, 1931, pp. 352-360 ; p.353.
17 Aristote, De generatione Animalium, livr. II, chap.3.
18 Koning (P. de), op. cit., p.411.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
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