L’accouchement dans la littérature scientifique médiévale
p. 87-106
Texte intégral
1La difficulté, pour qui veut traiter de l’accouchement au moyen âge, tient d’une part à la relative rareté, d’autre part à l’extrême dispersion des sources. En effet, aucun ouvrage d’obstétrique n’a été réalisé pour des raisons que nous développerons par la suite. En outre, la venue au monde participe de la médecine, pour les soins à donner à la future mère puis au nouveau-né, mais aussi de la chirurgie, pour l’acte lui-même. Or, la séparation entre médecine et chirurgie voulue par l’Eglise se concrétise au xiie siècle, et la grande majorité des sources que nous pouvons consulter n’apparaissent qu’à partir du milieu du siècle suivant. Reconstituer une obstétrique médiévale, fût-ce brièvement, serait une gageure dans les étroites limites de cette communication.
2Nous nous bornerons donc d’abord à recueillir tout ce qui concerne la naissance de l’enfant dans les livres du De proprietatibus rerum de Barthélémi l’Anglais, encyclopédie dite mineure du milieu du xiiie siècle qui, malgré quelques lacunes, est peut-être la source la plus complète. Elle a, sur les ouvrages de ses célèbres contemporains, outre sa très grande diffusion, le grand mérite d’avoir été traduite en italien(1309), en français (1372), en provençal (fin xive) et en espagnol (au plus tard au xve siècle).
3Pour étayer Barthélémi, nous avons parfois cité les Aphorismes d’Hippocrate à partir des "Commentaires de Martin de Saint-Gille sur les Amphorismes Ypocras", traduction française de 1362-1365 éditée par Germaine LAFEUILLE, Genève, Droz, 1964.
4Nous essaierons enfin de donner un tableau aussi complet que possible, bien que rapide, des connaissances gynécologiques de l’époque.
5Les références à Barthélémi l’Anglais renvoient : – à l’éd. latine (Toulouse 1475) – à l’éd. espagnole (Toulouse, 1494), de Vincent de Burgos, – au ms. italien, de Vivaldo Belcalzer (BM, Add. Ms. 8785), – au ms. provençal anonyme (Bibl. Sainte-Geneviève, 1029), – au ms. français, de Jean Corbechon (BN, fs. 22531).
6Sur la façon dont l’enfant arrive au monde, Barthélémi est muet. Si les dangers qui le menaçaient durant la grossesse et les maladies qui vont mettre sa vie future en balance sont bien connus depuis Hippocrate, ceux qui l’attendent au moment de l’accouchement semblent ignorés de notre auteur.
7En réalité, l’accouchement est une affaire de femmes. Un homme, fût-il le père, fût-il médecin, fût-il prêtre, n’y assiste pas. Barthélémi puise ses connaissances médicales chez Hippocrate et ses continuateurs et commentateurs. Il semble qu’à leurs yeux, la venue au monde ait été considérée comme une étape de l’existence et n’est donc pas traitée comme "maladie" : comme eux, notre compilateur est beaucoup plus précis dans l’énumération des soins à donner au nouveau-né qu’en une description de la façon dont celui-ci "yst hors" du ventre de sa mère. L’important, c’est que l’enfant survive à la dure épreuve de son entrée dans le monde.
8C’est pourquoi la mère, dans les situations normales, n’accouche pas seule. Elle est assistée de sa propre mère, d’autres femmes de sa famille, de voisines, et les représentations de scènes d’accouchement nous les montrent souvent nombreuses autour d’elle. Barthélémi ne nous parle que de deux d’entre elles : la "ventrière" et la nourrice. En fait, une seule a le rôle privilégié, quasi religieux, d’aider la mère à accoucher et de recevoir le nouveau-né : c’est l’obstetrix du texte latin, la ventriere de la traduction de Corbechon. Elle est définie comme "une femme qui a l’art de aidier la femme qui enfante pour ce que elle enfante plus legie-rement, et que l’enfant ne soit en péril... Quant l’enfant naist, la ventriere le reçoipt..." (Corbechon, VI. chap. X)1
9Rien que de très simple donc dans ce rôle de ventriere, et Barthélémi ne dit rien d’autre que, par exemple, Artémidore d’ Ephèse qui, au iie siècle avant notre ère,
10écrivait dans La clef des songes, III, 32 : "...la sage femme tire toujours le corps enveloppé de l’enveloppe qui le protégeait, et elle le dépose à terre (...) La sage femme délivre le corps enveloppé de ce qui l’enveloppait, et ainsi elle le met plus à l’aise."2
11En effet, écrit Michèle OUERD, "être sage femme, sinon depuis l’aube des temps, du moins depuis l’Antiquité, est vécu et "mythifié" comme une activité simple plutôt que comme un réel métier."3 D’ailleurs, les noms qui la désignent sont d’origine populaire, ils ne marquent pas une technicité précise. Pour nous borner à ceux que nous rencontrons dans nos textes, pas plus obstetris (anc. it.), levayritz (prov.), partera (esp.) que ventrire n’ont alors la valeur technique qu’ont aujourd’hui levatrice (it.), le même partera (esp.) ou sage-femme.4
12Comme le dit fort à propos Michèle OUERD, la naissance était bien "affaire de bonnes femmes" et, comme telle, pratique de vie quotidienne non médicalisée.5 Or, dans la société médiévale, et plus particulièrement dans le monde rural largement dominant, "toute une pratique quotidienne était exercée par la mère et la grand-mère : production de remèdes d’après des recettes transmises à travers les générations ; diagnostic des maladies ; décision du type de traitement à suivre et du type de recours à choisir. "6 Relevant ainsi de la médecine dite populaire, l’assistance à l’accouchée était l’affaire de ces "bonnes femmes" agissant à l’intérieur de la cellule familiale (souvent vaste) mais aussi dans le cadre d’un village, comme aujourd’hui guérisseuses et rebouteuses. Jusqu’au xiiième siècle enfin, il semble que cette pratique pouvait être confiée à une religieuse car l’habit religieux "donnait aux femmes le même statut qu’aux hommes et la médecine conventuelle se pratiquait aussi dans les monastères féminins."7
13Quand les accoucheuses deviennent-elles sages-femmes au sens actuel ? Bien que nous n’ayions aucune donnée d’ensemble, on peut penser que çà et là, dans les villes, dans le courant du xiiie siècle, apparaissent des accoucheuses professionnelles comme nous le verrons plus loin. La date à laquelle le mot est créé n’est elle-même pas sûre. Le dictionnaire de Bloch et Wartburg le fait apparaître en 1212, mais il ne semble pas être usuel avant le xive siècle, et en tout état de cause, Corbechon ne l’emploie jamais. On ne peut dire non plus à partir de quand les sages-femmes ont porté ce nom en référence à un apprentissage effectif de ce qui deviendrait un métier. Ce n’est qu’au xviiie siècle qu’un texte fait la distinction entre les matrones, non instruites, et les sages-femmes, qui ont reçu une instruction officielle. Et ceci n’est valable que pour les grandes villes.
14Pour en terminer avec cette question, on sait simplement qu’à Paris, les accoucheuses désireuses d’apprendre leur métier furent rattachées au Collège Saint-Côme créé au début du xiiie siècle par les chirurgiens, exclus des universités à la suite du Concile de Tours de 1163 qui condamna leur art selon le principe Ecclesia abhorret sanguine. Mais ce rattachement se fait à une date indéterminée.8 Pour le Nord de la France, Godefroy cite quelques textes qui prouvent qu’il existait des accoucheuses professionnelles dès la seconde moitié du xiiie siècle, généralement appelées "mères aleresses" (lat. alitrix), qui recevaient paiement pour leur aide.9
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15Avant de nous parler de l’accouchement, Barthélémi rappelle brièvement les signes qui montrent que l’enfant est "sain" et surtout, quelques-uns de ceux qui peuvent indiquer par avance s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. C’est-à-partir du moment où lui est insufflée l’âme que le foetus devient enfant, créature, prend vie, "se vivifica" (Belcalzer), "prendo vita et sentiment" (Provençal), "el ha vida" (Vincent). Il commence à se mouvoir dans la secondine,10 cette peau qui l’enveloppe, dans le but de la déchirer. Belcalzer même précise qu’il s’aide de ses pieds, "comença se a mover e a formigolar coy pé." Si l’enfant bouge à droite, ce sera un garçon, s’il bouge à gauche, ce sera une fille, comme l’a dit Gallien après Hippocrate : "les fruis masles sont ou dextre costé de la marriz, et les femelles ou senestre." (Amphorismes Ypocras, Section V, 48, f. 132 Vb).
16D’autres signes annoncent le sexe de l’enfant. Si la femme a conçu un fils, "la destre mammelle est plus grosse que l’autre, et se elle a conceu une fille, la senestre est plus grosse que la destre ; et a ce doit on regarder quant l’enfant commence a mouvoir ou ventre, et non plus tost, ce dist Aristote ou XIXe livre des Bestes." (Corb. V. ch. XXXIV, f. 82a). Enfin, "quant la femme est bien coulouree, c’est signe qu’elle a conceu masle ; quant elle a conceu femelle, elle est descoulouree" (Hippocr., V., 42, f. 130 a) "et a laide couleur" ajoute Martin de Saint-Gille ; et Barthélémi précise : "la mere est mains grevee du masle que de la femelle, et de plus belle couleur et de plus legier mouvement en portant le filz que la fille, si comme dit Aristote et Constantin." (Corbechon, VI, ch. VII, f. 103 c). Enfin, plus le temps d’enfanter approche, "plus de tant est la mere plus grevee et plus lasse du mouvement de l’enfant, selon Aristote et Galien." (id°).
17Voici donc le moment où l’enfant va se présenter. La mère "est grevee de cuer pour la grant douleur que elle sent. Elle perille, et par especial se elle est jeune, pour ce que elle a les membres petis et les conduis estroiz." (id°). Car n’oublions pas que si "la mere conçoipt en grant delit", elle "enfante en tresgrant douleur." (id°).
18C’est alors que commence le travail de la ventrière. Pour faciliter la sortie de l’enfant, elle introduit des onguents dans l’uterus de la mère "pour faire l’enfant yssir plus tost et a moins de douleur." Et celui-ci, au contact de l’air ambiant, se met aussitôt à pleurer "pour les miseres ou il entre."11 Ce thème de la naissance au milieu des misères du monde n’est pas nouveau ; on le trouve aussi en littérature. Ainsi Fulgence, au vie siècle, commentant l’Enéide dans Virgillana continentia, voit-il, dans "le naufrage d’Enée le symbole de la naissance de l’homme au milieu des tempêtes de l’existence."12
19Dès que l’enfant "yst hors", la ventrière coupe le cordon ombilical d’une longueur de quatre doigts13 et le noue, ce qui laissera à l’enfant "la rondesse qui est au dehors du nombril" (Corbechon, V., ch. XLVII, f. 90 c), "redondez o redonda vexiga" (Vincent de Burgos, id°). Elle doit aussi le débarrasser complètement de la "secondine", car celle-ci "yst hors avec l’enfant et se, par aucune adventure, elle demeure dedens aprés ce que l’enfant est nez, la femme est en peril se elle ne est boutee hors par le remede de medecine ou de nature." (Corbechon, V., ch. XLIX, f.91 c)
20L’enfant est ainsi doublement libéré, et de cette "pel" dont il est "affublé", et de sa mère, puisque le "nombril", c’est-à-dire le cordon ombilical, "joint et unit deux choses, c’est assavoir la mere et l’enfant." En effet, saint Jérôme, au XVIe chapitre d’Ezéchiel le Prophète, dit ceci : " "c’est chose naturele de couper le nombril aux enfans quant ilz sont nouveaux nez" car "sur celui lieu dit la Glose saint Gregoire que par le nombril l’enfant est nourri ou ventre aussi comme l’arbre par la racine est nourry de l’umeur qui est mucee en terre." C’est par ce conduit que, selon Constantin, "l’enfant attrait et succe le delié sanc de la mere et reçoipt l’esperit par les arteries." (id°, ch. XLVII, f.90 c) Or, il est nécessaire de le couper pour que le sang nourricier puisse se convertir en lait, "car après que la femme a eu enfant, se l’enfant n’a degasté en son nourrissement tout le sanc qui estoit en la marriz, il monte es mamelles par les conduis naturelz et la se blanchist par leurs vertus et prent qualité de lait, si comme dit Ysidore" (Corbechon, V., XXXIV, f. 81 d).
21L’enfant étant maintenant libéré, il faut vite le laver. Bien que Barthélémi ne soit pas autrement précis, il y a tout lieu de supposer qu’un baquet d’eau bouillie maintenue tiède était préparé à cette intention, comme on peut le voir sur les représentations d’accouchement que nous offre l’iconographie médiévale14. C’est aussi le travail de la ventrière, qui peut se faire aider par l’une des femmes présentes. Cette opération a pour but "d’oster le sanc du corps" de l’enfant, qui est ensuite "séchié au soleil ou au feu" (V., ch.’XLVII f. 90 c), ou frotté "de sel et de miel pour sechier et conforter les membres." (VI, ch. K, f. 104 a).
22Affermir les chairs du nouveau-né est important, "car la char de l’enfant nouveau né est moult coulant et moult tendre, et pour ce a il bon mestier de remede." On peut aussi, avantageusement, faire "si comme dit Constantin ou XXIIe chappitre du tiers livre de Pantheleguy", une sorte de baume à base de roses pilées avec du sel dont on oindra le corps des enfants avant de les langer, "pour leurs membres conforter et pour leur oster l’umeur glueuse qui est en eulz." (VI, ch. IV, f. 102 a).
23La toilette de bébé sera parachevée lorsque l’on aura "tout belement froté au doy le palet et les jenclves de miel pour nettoier la bouche par dedens et pour lui donner appetit, pour la doulceur et pour l’agüesce du miel." (id°).
24La ventrière enfin enveloppe soigneusement le petit corps fragile "es molz drapeaux", ou "blancos paños", afin que les membres s’affermissent. Bien que nos auteurs ne disent rien sur la manière d’envelopper les nouveaux-nés, selon leur expression, nous en avons diverses représentations par les nativités où, jusqu’au xive siècle, on peut voir l’enfant Jésus entouré de bandelettes comme une momie égyptienne.15 En effet, le bébé, au moyen âge, ne pouvait mouvoir bras ni jambes de peur que ceux-ci ne se déformassent. Certains y voient aussi une signification mystique : en naissant, l’homme est déjà prisonnier de ses péchés. Par la suite, l’enfant aura les bras libres (ainsi, au xviie siècle, l’emmaillotage du Nouveau-né de La Tour étonnait parce qu’exceptionnel ).
25Lorsque l’enfant a été ainsi lavé, séché, emmailloté, il va pouvoir (enfin !) dormir. Barthélémi et ses traducteurs ne disent rien du berceau où on le couche, qui peut être en paille tressée, en osier ou en bois comme nous le montrent miniatures et peintures. Mais ils insistent pour que ce berceau soit situé dans un lieu obscur : "quant le lieu est trop cler, il espart la veue et blesce les yeux qui sont trop tendres et les fait devenir rouges." (VI., ch. IV, f. 102 a)
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26C’est de ce jour de la naissance que commence le premier âge de la vie. Barthélémi distingue sept âges dans la vie, qui correspondent aux planètes, mais en fait, et la plupart des enlumineurs des Propriétaires des Choses s’en tiennent là, ils se ramènent à quatre : l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la vieillesse.16 Le premier et le secont âge de Barthélémi couvrent ce que nous pouvons considérer comme l’enfance, de la naissance à quatorze ans.
27"Le premier âge, c’est enfance qui plante les dens et commence cest âge quant l’enfant est né, et dure jusques a sept ans, et en cest âge ce qui est né est appelle enfant, qui vaut autant a dire comme non parlant, pour ce qu’en cest âge il ne peut pas bien parler ni parfaitement bien former ses paroles, car il n’a pas ses dens bien ordonnées, ni affermées, si comme dit Ysidore et Constantin."
28Mais la place nous manque, dans le cadre de cette étude, pour traiter de l’enfance. Il nous faut en effet encore tenter de placer l’oeuvre "obstétrique" de Barthélémi dans l’ensemble des connaissances de son temps. En fait, sa compilation est bien le reflet, en ce qui concerne l’obstétrique, de l’empirisme qui régnait là, au Moyen Age, plus qu’en tout autre domaine de la médecine et même de la chirurgie.
29Les historiens modernes de la médecine relèvent tous le flou des informations que l’on peut réunir çà et là sur les accouchements. L’un d’entre eux, le Dr. Paul DIEPGEN17 a montré qu’il y avait eu un net recul dans ce domaine, alors que dans son ensemble la chirurgie médiévale faisait de nets progrès par rapport à la chirurgie antique18. Il explique ce recul d’abord par la coutume que nous avons soulignée de ne pas admettre d’hommes à l’accouchement avant la fin du Moyen Age, l’Antiquité gréco-romaine n’ayant pas eu cet interdit. En admettant, ce qui est possible et même probable, que les accoucheuses professionnelles soient devenues le plus souvent expertes, cela n’est pas mentionné dans les traités de chirurgie, leurs auteurs se contentant de répéter ce qu’ils lisaient dans les ouvrages qu’ils compilaient ou commentaient. Il faut attendre l’extrême fin du Moyen Age pour que le chirurgien soit admis dans la chambre de l’accouchée, en cas de difficultés, et le début du xvie siècle pour que l’obstétrique fasse un bond en avant, marque d’un changement de mentalité concrétisé par la diffusion de précis à l’usage des sages-femmes, tels le célèbre ouvrage d’Eucharius Rösslin, Der swanqern Frauwen und Hebammen Roseqarten, imprimé pour la première fois à Strasbourg en 1508 et traduit ensuite en français et en anglais, et même en latin19. On voit apparaître en même temps des brochures populaires, plutôt reflet des pratiques des "bonnes femmes" que de la science des "sages-femmes".
30La seconde cause du recul de l’obstétrique serait historique : la décadence de l’Empire Byzantin entraînat celle de la médecine grecque. En effet, la science antique parvient au Moyen Age occidental par trois courants : le premier a sa source dans l’Empire Byzantin précisément, le second dans les paya sarrazins (et vient pour une grande part, si ce n’est totalement, du premier), le troisième suit les chemins par lesquels pénètre la culture latine grâce aux communautés religieuses.
31En ce qui concerne l’obstétrique, le plus grand gynécologue de l’Antiquité avait été Soranos d’Ephèse. Ses écrits ont été compilés et résumés par les chirurgiens de l’Ecole d’Alexandrie, dont le plus notable fut AEtios d’Amida ; il laissa une vaste compilation de la médecine en seize livres donnant un bref résumé des plus grands auteurs classiques, en particulier Arquigenes, Soranos, Galien et Oribase20. Le Moyen Age avait aussi la tradition latine de Soranos à travers deux ouvrages, malheureusement pauvres, de Mustius, dont la date n’a pas été fixée avec exactitude, le premier étant une sorte de "catéchisme" pour les accoucheuses, et le second un bref exposé des traitements de quelques affections.
32Ce recul de l’obstétrique peut être illustré par deux cas relativement fréquents.
33Lorsque l’enfant est "un siège", AEtios citant Soranos décrit avec précision le changement de position podalique en position céphalique par manipulation interne, et dit que presque toujours elle sauve la vie de l’enfant. Mais Paul d’Eqine, l’un des derniers disciples de la même Ecole d’Alexandrie, qui vivait au début du viie siècle21, est déjà beaucoup moins clair. Comme il a été la première autorité en obstétrique aux yeux des Arabes, ceux-ci en vinrent à oublier totalement cette opération, et la pratique du "fractionnement de l’enfant" dans le sein maternel se développa peu à peu ; il en fut de même chez les Chrétiens qui, pour la plupart, considérèrent cette embryotomie comme normale malgré leur horreur du sang versé.
34Il faut attendre le médecin Catalan Arnaud de Villeneuve, donc le début du xive siècle, pour que la pratique soranienne soit à nouveau en faveur22.
35Le second cas est la pratique barbare qui consiste à secouer violemment la femme quand l’enfant tarde à sortir. A vrai dire, cette méthode était déjà conseillée par Hippocrate, mais Soranos l’avait fermement éliminée. Pour accélérer l’accouchement, on secouait tout le corpe de la femme, au mieux sur le lit, mais souvent en plaçant la malheureuse sur un escalier ou sur tout autre lieu surélevé. On trouve référence à cette méthode tant chez les auteurs arabes que chez ceux de l’Occident, par exemple dans le traité d’obstétrique attribué au xiiie siècle à la salernitaine Trotula (xie s. ?).
36Malgré ce recul, tout n’était pas négatif, Dieu merci, car un certain nombre de procédés des Chirurgiens de l’Antiquité avaient été conservés par l’obstétrique médiévale. Ainsi, "en accord avec la loi romaine et les prescriptions mosaïques et chrétiennes, la césarienne "post mortem" est faite systématiquement par laparotomie latérale gauche ou par laparotomie médiane"23 dans le but de sauver l’enfant. Mais la pratique de cette opération sur la mère vivante n’est pas attestée avec certitude avant le xvie siècle, sauf peut-être si elle le demande. D’autres interventions sont courantes. Ainsi, le col atrésié (obstrué) est-il dilaté à l’aide d’instruments, comme les membranes sont rompues lorsque les onguents ne suffisent pas à faciliter le travail ; le placenta est détaché manuellement par la "ventrière" s’il n’est pas normalement expulsé (Barth.) ; l’avortement est autorisé si la vie de la mère est en danger. Enfin, "à la suite de l’obstétrique arabe, celle de l’Occident disposait d’une riche pharmacopée."24
37Mises à part quelques méthodes pour aider les accouchements difficiles, on ne trouve donc pas grand chose de plus que chez Barthélémi l’Anglais, et les traités encyclopédiques, dans les rares ouvrages plus spécialisés dont nous pouvons avoir connaissance. Il est certain que le savoir des "bonnes femmes" a plus fait pour la propagation de l’espèce humaine que la science des doctes physiciens et chirurgiens qui étaient exclus de toute expérience personnelle, du moins peut-on le penser.
38Pour clore ce rapide survol, il nous paraît utile de noter quelques estimations concernant la natalité au Moyen Age, malgré l’aspect fragmentaire de nos sources. "On peut tout au plus avoir quelques notions sur le nombre des enfants qu’elle (la mère) met au monde" écrit Jean Verdon25 qui relève tout d’abord une stagnation dans la moitié nord de la France au milieu du ixe s., avec une moyenne de 2,8 enfants, alors qu’en Provence, par exemple, les serfs de l’abbaye Saint-Victor de Marseille en ont en moyenne 3,8. Pour les siècles suivants, s’appuyant sur les actes de la pratique, il constate qu’"il n’y a guère de moyen terme en ce qui concerne la fécondité des mariages ; ceux-ci sont caractérisés ou bien par la stérilité, ou bien par de nombreuses naissances."26 La moyenne des enfants des ménages féconds s’élève nettement puisque "deux ou trois fils, soit avec les filles, quatre à six enfants par génération deviennent assez âgés pour hériter." Georges Duby signale même que pour pallier le danger couru par le patrimoine, il y a restriction au mariage27. Enfin, il semble qu’il naisse ou survive plus de garçons que de filles : les chiffres cités par J.C. Russel28 font état d’une population masculine de 20 à 25 % supérieure à la population féminine.
39Puissent ces quelques lignes, par les questions qu’elles laissent sans réponse, montrer que bien de nos contemporains pourraient encore se pencher sur le berceau du petit d’homme médiéval.
Notes de bas de page
1 Barthélémi : "Obstetrix autem dicitur mulier que habet artem juvandi mulierem parientem ut facilius pariat et infantu-lus partus periculum non incurrat.(...) Hic etiam parvulum nascentem de utero suscepit..."
Belcalzer : "Obstitris fi dita quela femena che dey aitoriy a quele che imparturis a ço che plu lefment ela imparturisca e che la creatura no icaça imperigol. E questa recef la creatura."
Provençal : "Levayritz es aquela que ha sciencia de ministrar et aiudar femna en son enfantament, per si plus leu delivrar, el efant de perilh gardar.(…) Quan l’efant es nat..."
Vincent de Burqos :"La partera es la muger que sabe una arte de ayudar las dueñas a parir, porque la creatura salga mas sin peligro.(...) Quando el niño naçe, ella le reçibe..."
2 ARTEMIDORE, La clef des songes. Vrin éd. Paris, 1975. p.196.
3 Michèle OUERD, "Dans la forge à cauchemars mythologiques. Sorcières, praticiennes et hystériques.", in Cahiers de Fontenay, n° 11-12 (La sorcellerie), p. 139-214.
4 M. OUERD relève le terme grec mala qui "représente d’abord la grand-mère en Dorien, puis la nourrice et enfin l’accoucheuse en Attique." Elle rappelle, citant Mlle. PICOCHE (Nouveau Dictionnaire étymologique du Français) que : "obstetrix signifie celle qui se tient devant (l’accouchée, pour recevoir l’enfant)." En France, de nombreux mots ont été employés, ou le sont encore dialectalement : (mère) aleresse/melaleresse ou obstetrice par ex., usités jusqu’au xvie siècle au moins ; matrone, par glissement de sens à partir du latin, ne devient synonyme de "bonne femme", laquelle peut jouer le rôle de sage-femme, qu’au xvie siècle (Bloch et Wartburg). Dans les parlers ibériques, à côté de partera, on rencontre également matrona mais en outre comadrona, comadre (aussi "marraine" comme en Français commère, qui en revanche n’est pas attesté au sens d’accoucheuse).
5 M. OUERD, op. cit., p. 183.
6 Croyances et coutumes, Guide ethnologique n°12, rédigé par Marcelle BOUTEILLIER, Françoise LOUX et Martine SEGALEN, Ed. des Musées Nationaux, Paris, 1973, p. 29 ; et M. OUERD, op. cit., p. 183.
7 M. OUERD, op. cit., p. 174 et 179. Les raisons de la perte de cette activité médicale des couvents féminins s’inscrivent dans le cadre de l’affrontement de l’Eglise et de la médecine.
8 Cf. la formule du serment prêté au xvie siècle conformément aux "statuts et reglemens ordonnez pour toutes les matrones ou saiges-femmes de la ville, prevosté et vicomté de Paris, avril 1587", cité par M. OUERD, op. cit.p.182.
9 F. GODEFROY, Dictionnaire de l’Ancien français. Article : meralerresse. "Emmeline le Hardie a esté receue a estre meraleresse, par la relation de plusieurs femmes qui sçavent comment meraleresses se doivent contenir en la dite science." (Registres de l’Hotel de ville d’Amiens, 1267 ; ap. Duc.Merallus) "Sage femme...est dicte celle qui receut les enfans quant les femmes traveillent et en nostre païs on la nomme meraleresse pour ce qu’elle va partout de maison en maison." (Symon de Hesdin, Traduction de Valère Maxime, éd. 1485). "A Jehanne, femme de Jehan de la Borde, meraleresse qui s’emploie auprés des bonnes preudes femmes et damoiselles de la ville, pour elle et pour son mari, chacun trois aunes de drap." (pièce non datée d’un registre des comptes de l’échevinage d’Amiens, ap. Calonne, La vie municipale au xve siècle dans le Nord de la France, p. 91.)
10 Barthélémi : "Anima subintrante, vita perfunditur et sensu nature sentiens, circumdacionem pellicule ad ipsius rupturam movetur." (VI, De infantulo).
11 Barthélémi : "Deinde ad aeres nimis frigidum vel nimis calidum veniens, calamitati et miserie exponitur per eius innatus clamor apertissime attestatur." (VI, De infantulo, f.43a)
Belcalzer : "Sicum lo fant nas e el sent l’aier fred, el vagis, e lo Clamor è insegna de la miseria a la quala el è vegnu." (VI, Capitol de la creacion del fant).
Provençal : "E quant es fora en possessio de miseria, cummostra per sa clamoza votz et ploroza." (VI, Del infant)
Vincent de Burgos : "E quando sale y siente el ayre frio de fuera, o muy caliente, comiença de llorar por las miserias donde entra." (VI, chapitre V, De la primera edad llamada ynfancia).
12 Philippe ARIES, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Nlle. éd., Coll. l’Univers Historique, Seuil, Paris, 1973.p.8
13 Pourquoi cette longueur de quatre doigts ? Certains y voient le nombre symbolique qui est celui des éléments, des tempéraments de l’homme, des saisons, des âges de la vie. Il est intéressant de rapprocher ce passage de ce que disait encore le Larousse Médical Illustré, éd. 1924, à l’article : OBST2TRIQUE. Ligature du cordon."Lier le cordon environ deux minutes après l’expulsion, à deux travers de doigt de l’ombilic,...On fait un premier noeud après avoir entouré le cordon, puis on l’entoure de nouveau, et on en fait un second sur l’autre face ; enfin, on coupe le cordon au-dessus du noeud."
14 Cf. notamment "Naissance de saint Jean Baptiste", Vie des Saints, Lyon, 1514. Même scène dans La vie en France au Moyen Age, éd. Minerva, Genève, 1978, où l’on voit l’accouchée et trois femmes dont l’une lui donne à boire, tandis que deux autres femmes baignent le nouveau-né dans un baquet, une sixième chauffant un linge devant le feu.
15 Cf. notamment le bandeau sculpté de l’église du Boulou (Pyrénées-Orientales), oeuvre du xiie siècle ; la Nativité de Notre-Seigneur ("La gesine") dans le Psautier d’Ingeburge, ms. du xiiie s. (Musée Condé, Chantilly, n° 1695) ; l’enfant que se disputent les deux prostituées protagonistes du Jugement de Salomon dans la Bible Historiale de Pierre Comestor, ms. du xive siècle (Bibliothèque Sainte-Geneviève, n°20). Sur ces trois figurations, seul le visage du nouveau-né est découvert.
16 1.a. enfance : jusqu’à sept ans ;
b. pueritia : jusqu’à 14 ans (sauf chez Belcalzer : 25 ou 30 ans et il saute l’âge suivant).
2. adolescence : jusqu’à 21 ans pour Constantin (Viatique) ou 28 ans (Isidore) ou 30-35 ans (Barthélémi et traducteurs, sauf Belcalzer).
3. jeunesse : jusqu’à 45 ans (Isidore) ou 50 ans ("les autres)
4.a. senecté (pas de précision, sauf chez Belcalzer : 70 ans) ;
b. vieillesse : jusqu’à 70 ans "selon les uns", "n’a pas de terme jusqu’à la mort, selon les autres", 85 ans (Belcalzer) ;
c. senies : "dernière partie de la vieillesse" (Belcalzer : seniom, "ço è sença sen e dura questa fina che dura la vita").
17 Paul DIEPGEN, Geschichte der Medizin. J’ai consulté la traduction espagnole faite sur la 3e éd. allemande par le Dr. E. GARCIA DEL REAL sous le titre Historia de la Medicina, Barcelone, 1932.
18 Dans l’ancienne Egypte, l’accouchement était aussi dans les seules mains des femmes. Gynécologie et obstétrique y étaient d’ailleurs fortement teintées de sorcellerie, et on en rencontre des réminiscences dans la médecine du Moyen Age, transmises par les Grecs. Il en allait de même dans la Chine médiévale. Partie intégrante de la chirurgie comme en Occident, l’obstétrique n’évoluait pas. Les hommes étaient à peu près exclus de sa pratique, et on trouve dans les écrits surtout des conseils, d’ailleurs fort judicieux, concernant l’hygiène du bébé. L’obstacle principal, peut-être encore plus qu’en Occident, était l’horreur du sang et l’interdit religieux concernant la mutilation du corps (un corps mutilé ne peut gagner le royaume des morts).
19 Eucharius ROSSLIN, Der swanqern Frauwen und Hebammen Rosegarten, Strasbourg 1508 et Augsbourg 1537. Traduction française : Des divers travaulx et enfantemens des femmes et par quel moyen l’on doit survenir aux accidens qui peuvent escheoir devant et aprés iceulx travaulx..., livret composé premierement par Maistre Eucharius Rhodion, et puis tourné en langue françoise. P.J.Foucher, 1536 (Des divers travaux et enfantemens des femmes... traduit par M. Paul Bienassis, Paris, N.Bonfons, 1586). Trad. latine : De partu hominis et quae circa ipsum accidunt, adeoque de parturientium et infantium morbis atque cura. Eucharius Rhodion. Francfort, Egenolphus, 1551. Il existe également une traduc. anglaise.
20 AETIOS, né à Armida en Mésopotamie dans les premières années du vie siècle. Il a pu étudier à Alexandrie. Il exerça et vécut ensuite à la fastueuse cour impériale de Justinien Ier.
SORANOS d’Ephèse (iie s.) est l’auteur d’une Gynaecia, traduite pour la première fois en Latin par Caelius Aurelianus qui vécut soit au iie s., soit au Ve s. On en possède une compilation anglaise du xiiie s. (cf. Huard, op. cit., p.8)
ORIBASE (ive-début du ve s.) fut "le dernier médecin païen qui ait pensé et parlé en grec." (id°, p.5)
21 PAUL d’Egine se distingua surtout comme chirurgien. Il est l’auteur d’une compilation à laquelle il ajouta les résultats de sa propre pratique. Son traité en 7 livres fut très tôt traduit et ensuite constamment utilisé par les Arabes qui l’appelaient "l’accoucheur". Comme Oribase et Aetios, c’est par Albucasis qu’il fut d’abord connu en Occident.
22 ARNAUD de Villeneuve (v.1235-1313) ne fut publié qu’en 1504 à Lyon. On trouve une première mention d’intervention interne dans un texte du milieu du xiiie.
23 Pierre HUARD et Micko GRMEK, Mille ans de chirurgie en Occident. Paris, 1966.
24 Pierre HUARD et Micko GRMEK, Mille ans de chirurgie en Occident. Paris, 1966.
25 Jean VERDON, "La femme et la vie familiale en France aux ixe-xie siècles", paru dans Trames (Coll. Histoire), publ. de l’Université de Limoges, vol. V, 1977.
26 Jean VERDON, "La femme et la vie familiale en France aux ixe-xie siècles", paru dans Trames (Coll. Histoire), publ. de l’Université de Limoges, vol. V, 1977.
27 Georges DUBY, La société aux xie et xiie siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953.
28 J.C. RUSSEL, Late ancient and medieval population, Philadelphie, 1958.
Auteur
Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud
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