L'attribution d'un prénom à l'enfant en Toscane à la fin du Moyen-Âge
p. 73-85
Texte intégral
1Selon quels mécanismes s'est accompli au xive siècle le renouvellement du stock anthroponymique ? Pour agir sur celui-ci les nouvelles dévotions devaient compter avec les règles que suivaient généralement les donateurs de son nom à l'enfant, c'est-à-dire avec les traditions familiales et sociales gouvernant le choix du prénom. Il est donc important de les dégager pour mieux comprendre le sens de la révolution anthroponymique du xive siècle. En outre, ces règles sous-jacentes ne sont pas sans conséquences sur le statut même de l'enfant, sujet qui est au coeur des débats de ce colloque. Elles déterminent en effet certains des rapports entre l'individu et le groupe social auquel il appartient, sa participation aux valeurs de ce groupe. Et surtout, elles révèlent la conception même qu'on se faisait de l'individu et la marge sur laquelle on jouait pour influer sur son destin et pour former sa personnalité.
2Pour définir ces règles avec précision, il faudrait disposer de généalogies complètes, donnant à la fois toutes les naissances d'un couple et tous les ancêtres d'un individu sur plusieurs générations C'est bien sûr très rarement le cas au Moyen-Age, où la reconstitution des familles est à peu près impossible. Cependant, la littérature domestique des Toscans des xive-xvie siècles pallie dans une large mesure à l'absence de registres paroissiaux et de généalogies complètes. Les ricordanze toscanes – livres de famille tenant lieu simultanément de livres de comptes, d'état-civil, de mémento autobiographique et de chronologie historiographique – permettent d'abord d'étudier toute la descendance d'un nombre non négligeable de couples, puisque le rédacteur du livre y inscrivait au fil des jours naissances, mariages et décès. Souvent il s'attachait aussi à retracer sa propre généalogie, ou bien il donnait incidemment assez d'informations sur ses proches pour qu'on puisse la reconstituer avec une certaine sûreté. Enfin, les auteurs de ricordanze justifiaient fréquemment les raisons qui guidaient leur choix lorsqu'ils avaient à prénommer un enfant, en même temps qu'ils notaient les noms des parrains et marraines du nouveau-né. Armé de cette masse exceptionnelle d'informations, peut-on dégager les principes réglant le choix et l'attribution du prénom à l'enfant ?
3Précisons d'emblée que la charge de choisir le prénom incombait en Toscane aux parents de l'enfant. C'est là une différence importante avec de nombreuses régions de l'Europe moderne, où les parrains choisissaient dans le stock familial de l'enfant le prénom qu'il devrait porter, ou bien lui transmettaient automatiquement le leur, surtout quand ils étaient eux-mêmes choisis de façon impérative parmi les proches de l'enfant. A Florence, les parrains se recrutaient hors de la parenté de l'enfant, et ils n'avaient pas pour mission de choisir le nom de baptême. C'était donc les parents, en tout cas le père, qui se trouvaient responsables de la dation du nom. Or, les parents eux aussi ne retenaient que de façon tout à fait exceptionnelle le prénom de leurs compères pour l'attribuer à leur enfant ; seuls quelques parrains ou marraines prestigieux voyaient ainsi leur nom passer à leur filleul1. Du reste, le recrutement des parrains, leur nombre, leur sexe et surtout leurs faibles liens avec l'enfant lui-même une fois le baptême passé, montrent bien que la dation du nom n'était pas liée de façon privilégiée à la contraction de la parenté spirituelle. Par ses implications sociales, le choix des parrains importait beaucoup plus au père du nouveau-né qu'à celui-ci. Le parrain permettait au père du baptisé d'élargir ou de consolider des liens de clientèle ou de patronage, des relations de voisinage et des réseaux d'"amitiés" au delà de sa parenté naturelle2, il ne jouait que secondairement et temporairement le rôle de garant spirituel pour le nouveau chrétien et, à ce titre, il n'avait pas, ou seulement rarement, à lui faire partager son propre nom.3
4Dans ces conditions, où les pères puisaient-ils les noms de leurs enfants ? L'échantillon formé par les noms de nouveau-nés florentins dont les ricordanze font connaître la parenté assez largement permet de définir les préférences et peut-être les règles que le père observait.
5Une première observation révèle l'importance des prénoms tirés du stock de la lignée paternelle. Près de la moitié de tous les premiers prénoms (48 % d'un total de 361 cas) appartient à la tradition paternelle, alors que les prénoms maternels ne constituent pas même 20 % du total. La prééminence patrilinéaire se fait sentir de diverses manières. Elle se manifeste en effet non seulement dans la proportion du total des premiers prénoms, mais aussi dans le rang de naissance des enfants à qui ils sont donnés. C'est ainsi que des prénoms paternels sont attribués à 70 % des aînés dont on peut préciser l'origine du prénom ; plus de la moitié des prénoms paternels sont donnés à des aînés. Ces proportions ne cessent de décroître avec les enfants suivants, quel qu'en soit le sexe. De plus, les prénoms issus du stock de la lignée paternelle sont plus souvent donnés aux garçons qu'aux filles, dans une société où le sexe masculin jouit d'un privilège indéniable : 57 % de tous les prénoms de garçons, dans notre échantillon, et 36 % des prénoms féminins sont empruntés au stock paternel. A l'inverse des noms puisés dans ce stock, les noms hérités des parents maternels augmentent en proportion chez les garçons puînés.
6Quoique inégalement répartis entre garçons et filles, les prénoms venus du stock maternel ne sont pas pour autant réservés à celles-ci, à la différence d'autres cultures où les filles, par leur prénom ou par leurs parrains, sont attribuées à la lignée maternelle. Encore que les premières nées aient trois fois plus de chances d'être dotées d'un prénom maternel que leurs frères premiers nés, elles sont en majorité rattachées par leur prénom à la lignée paternelle, puisque 60 % d'entre elles reçoivent le prénom d'un parent de leur père.
7De fait, la règle la plus générale semble avoir eu pour effet de faire donner le nom du grand-père paternel au fils aîné – comme un peu partout en Europe – mais celui de la grand-mère paternelle à la fille aînée – à la différence de beaucoup d'autres régions. Parmi les noms venus d'ascendants, ce sont là les deux groupes les plus représentés. Les noms des grand-parents maternels n'apparaissent que bien plus rarement chez les aînés, alors qu'ils sont distribués assez libéralement aux cadets ; en revanche, ceux-ci se voient peu souvent octroyer les noms de leurs grand-parents paternels. Le schéma ordinaire, celui qu'un père ne se sent pas obligé de commenter dans ses ricordanze car il va de soi, serait celui des enfants de Piero di Marco Parenti nés entre 1482 et 1502 : l'aîné des fils est nommé d'après son grand-père paternel, ses cadets d'après leur grand-père maternel, puis leurs arrière-grand-pères ; l'aînée des filles reçoit le nom de sa grand-mère paternelle, la cadette celui de la grand-mère maternelle4.
8Pour les fils aînés le système avait pour résultat d'engendrer de longues séries de deux prénoms alternés ; tel cet Adriani prénommé Andréa di Berto di Andréa etc..., dont les prénoms se répétaient au long de sept générations5. Le stock des prénoms paternels ne s'enrichissait de la sorte que lentement par l'intégration de quelques prénoms des ascendants maternels du père d'un nouveau-né et par l'intrusion un peu plus massive de ceux des parents maternels de l'enfant. Pour les filles, il ne pouvait évidemment se constituer de ces séries de deux prénoms alternés formant comme des lignées maternelles symétriques des lignées paternelles. A chaque génération, en effet, les prénoms empruntés à des femmes de la lignée de leur mari empêchaient les mères de transmettre celui de leurs propres ascendants à leurs filles. L'éventail des noms féminins apparait ainsi plus ouvert à des apports maternels ; en est-il pour autant plus large que celui des noms masculins ? De fait, on est frappé par la grande pauvreté des noms utilisés pour les filles à l'intérieur d'une même unité conjugale et par leur répétition dans la même fratrie. Tout se passe comme si, une fois quelques noms paternels et maternels appelés à la rescousse, l'imagination des parents s'épuisait très vite pour les filles alors qu'elle leur suggérait des noms d'ascendants et de parents paternels en grand nombre jusqu'au dernier de leurs fils cadets. C'est qu'ici intervenait un autre mécanisme contribuant à stabiliser les stocks familiaux de prénoms à un niveau minimal.
9Les prénoms féminins offrent un ensemble, tout à fait remarquable par son importance numérique (35 % des prénoms), constitué par des noms déjà attribués à un enfant précédent, puis réaffectés à une cadette après la mort de la fille qui l'avait d'abord porté. La même pratique touche les garçons, mais dans une proportion nettement moins importante (14 %). Cette coutume n'aurait rien pour surprendre, puisqu'elle est attestée à l'époque moderne par bien des registres paroissiaux ; mais l'intérêt des documents florentins réside dans le fait que les pères en expliquent le principe, lorsqu'ils se disent conduits par le même souci à donner des prénoms d'ancêtres à leurs enfants. Le caractère général de la réattribution des noms de défunts éclaire alors d'un jour nouveau tout à la fois la pratique moderne des renominations à l'intérieur d'une même fratrie et les fondements sur lesquels repose tout le système de renomination.
10Nos Florentins mentionnent très fréquemment la nécessité de donner à un nouveau-né le nom d'une personne récemment décédée. Cette opération, qui doit être menée au plus tôt après un décès, est appelée "refaire" quelqu'un (rifare). Corrolairement, le nom d'une personne vivante ne peut être attribué à un nouveau-né dans l'intention de la "refaire". A Florence, il était donc normal d'appeler le premier-né du nom de son grand-père paternel, à condition pourtant que celui-ci fût mort. En 1459, Piero di Carlo Strozzi prévient ainsi les objections lorsqu'il indique dans ses ricordanze qu'il a nommé son fils "Carlo e Viva", "en raison de Carlo notre père bien qu'il soit encore vivant" ; le second prénom donné à l'enfant est là pour conjurer la menace pesant" !6 sur l'ancien porteur du nom, prématurément "refait" ! Un interdit de ce genre se retrouve dans d'autres cultures. Dans la Florence du xve siècle, il est remarquable qu'il ne soit pas le fait des couches les plus arriérées de la population, mais de milieux cultivés comme ces marchands-écrivains qui nous ont légué leurs ricordanze.
11"Refaire" les morts de la famille était assez impératif pour bousculer les règles de nomination que j'ai décrites rapidement plus haut. Beaucoup d'apparentes irrégularités et d'hésitations évidentes dans leur application semblent en effet venir de cette obligation. C'est ainsi que, lorsque quelqu'un venait à mourir, on donnait la priorité à sa "réfection" au détriment des hiérarchies implicites de générations ou de lignées. Les parents nommaient alors du nom d'un oncle paternel, voire maternel, le garçon qui aurait dû recevoir celui de son grand-père paternel ; les fils posthumes étaient fréquemment nommés d'après leur père, les filles aînées issues d'un second lit, d'après la première femme de leur père. On peut se demander si l'introduction de noms de la lignée maternelle n'était pas l'effet principal de la nécessaire "réfection" des morts. Plus d'un auteur de ricordanze note que c'est à la demande expresse de sa femme qu'il a nommé l'un ou l'autre de ses enfants d'après les parents, le frère ou le cousin de son épouse, peu de temps après leur disparition. De fait, dans cette société obéissant à des principes bien établis de filiation et de transmission des biens par la ligne masculine, les femmes parvenaient à faire passer, en des circuits complémentaires de ceux des lignages, une part non négligeable des fortunes - par leurs testaments-et des noms – par le souvenir de leurs propres parents dont la mort les avait spécialement affectées –.Leur intervention restait marginale, mais elle n'était pas nulle.
12"Refaire" les morts avait ainsi pour conséquence de ramener le nombre des noms utilisables dans une même famille à un moment donné à celui des proches consanguins dont le décès pouvait être réparé par le nouveau-né. Dans chaque lignée et dans chaque fratrie, les porteurs successifs d'un même prénom finissaient de la sorte par prêter au lignage une véritable individualité onomastique, en donnant la priorité à quelques noms indéfiniment récurrents. Mais, à la différence de la France moderne, dans une même lignée et dans une même fratrie, les homonymes contemporains étaient exceptionnels ; la seule exception notable était celle d'enfants, jugés non viables à la naissance, que les parents ou la sage-femme qui les ondoyaient nommaient uniformément Giovanni/a, même s'ils avaient un frère ou une soeur vivants de ce nom. On s'explique aussi que les filles aient été plus souvent que leurs frères nommées d'après une soeur prédécédée. La faible insertion lignagère des femmes réduisait la masse des noms féminins "utiles" et poussait à répéter jusqu'à trois ou quatre fois le même prénom parmi les filles d'un couple que la mort fauchait l'une après l'autre.
13Les pères florentins ne se contentaient pas de donner à leurs nouveau-nés le nom de leurs parents ou de leurs enfants qui venaient de mourir ; il changeaient souvent en outre le nom d'enfants vivants et déjà baptisés lorsqu'un décès venait leur offrir la possibilité de "refaire" un mort. Ces renominations annulaient leur première décision, celle qui avait accompagné le baptême, et l'enfant était désormais connu sous son second nom, permettant de réaffecter son premier prénom à un enfant suivant. De telles pratiques montrent combien était puissante l'incitation à "refaire" un mort et combien l'individualité de l'enfant, dont on pourrait penser qu'elle était largement fondée sur son nom, comptait finalement peu.
14De fait, elles visaient moins, jusqu'en plein xve siècle, à transmettre à un nouveau membre de la famille les qualités personnelles ou les valeurs collectives jadis concentrées par un ancêtre, en procédant à une sorte de "réincarnation' du mort, qu'à investir le nom lui-même d'un provisoire corps charnel. En 1497, un riche florentin, Tommaso Guidetti, découvre dans les archives familiales qu'un lointain aïeul s'était nommé Mannello ; le prénom n'avait plus été portée dans sa lignée depuis cinq générations. Tommaso décide alors de "refaire ce nom antique de notre maison" et le donne, malgré son parfum désuet, à l'un de ses fils7. Ce n'est donc pas 1'individu qui est doté d'un attribut, mais le nom qui se trouve revivifié.
15Aussi les prénoms forment-ils une sorte de patrimoine familial dont rien ne devrait être négligé ou perdu. La "maison" idéale, qui inclut tous les membres vivants ou morts du lignage, peut être définie de ce point de vue par l'ensemble des noms qu'à chaque génération les vivants réactivent. Et, par suite, tous les membres du lignage sont interchangeables. L'individu, l'enfant surtout, sera nommé, ou renommé, "in cambio", en échange de l'aîné fauché par la mort. Les enfants homonymes finissent par ' être confondus, dans le souvenir des parents, en un unique individu dont la permanence est assurée par le port d'un même prénom. La naissance d'un enfant annule la mort du précédent. Chaque individu n'est que l'apparence périssable de la véritable substance qu'est le nom. "Refaire" quelqu'un est en réalité interdire que meure un nom, assurer une incessante circulation, à l'intérieur de la famille, des prénoms que les morts passent aux vivants.
16Vers 1500, ces conceptions s'édulcorent toutefois en une interprétation moralisante. "Refaire" quelqu'un est désormais considéré comme une "commémoration" du défunt, dont les qualités et l'exemple doivent influer favorablement sur le destin du nouveau porteur de son nom. On se permet davantage de choisir parmi ses ancêtres, et même parmi ses alliés, celui dont le nom évoque les vertus particulières qu'il exerça de son vivant ou le prestige dont il avait pu jouir. Auparavant, bons ou mauvais, les ancêtres devaient être "refaits". Ces nouvelles conceptions, qui émergent plus clairement à la fin du xve siècle, rejoignent dans une certaine mesure l'enseignement de l'Eglise : le nom d'un saint patron, comme le nom d'un ancêtre, induit dans l'individu qui le porte, les caractères de l'éponyme. Tout cela accompagnait certainement dès avant la fin du xve siècle la volonté affirmée de "refaire" les défunts. Mais, au tournant du siècle, la seconde préoccupation s'affirme et tend à devancer très largement la première. Il s'agit maintenant non plus de prêter au nom sa figure accidentelle, mais de préciser les attributs d'un individu. Les anciennes contraintes n'imposent plus un seul nom aux parents, libres désormais d'éliminer ou de privilégier celui qui leur plaira dans le stock familial.
17Sous des contraintes aussi rudes, comment la vogue de certains noms chrétiens a-t-elle pu avant la fin du xve siècle mordre sur les habitudes et entraîner cette révolution anthroponymique que nous percevons à travers la statistique ? Les noms de baptême que le père justifie explicitement par une dévotion particulière ou par un voeu, ne forment que 8 % des 361 premiers prénoms de ce corpus. Une dévotion – mais une dévotion quasiment automatique n'influe de façon marquée que sur les 195 seconds prénoms : 77 % d'entre eux rappellent soit le nom du saint dont la fête se célébrait le jour du baptême ou, plus souvent, de la naissance de l'enfant, soit un saint local, Romolo, dont le nom parait après 1470 systématiquement donné à tous les enfants dans de nombreuses familles. Cela confirme que le souci de lier fermement le destin du nouveau-né à un saint patron homonyme ne pouvait, s'il a existé, s'exprimer à travers les choix des parents florentins, tenus, par les règles décrites plus haut, de satisfaire à la perpétuation du capital symbolique du lignage.
18Mais, comme pour beaucoup d'autres phénomènes liés à la famille, les règles dégagées pour l'aristocratie marchande, où se recrutent en majorité les auteurs de ricordanze, dessinent un modèle rarement suivi de façon aussi achevée dans les autres classes de la société. Les "maisons" de la bonne société florentine utilisaient leur héritage de prestige généalogique et de signes autant que de maisons ou de terres comme des atouts dans le jeu politique, et le nom y était une carte maîtresse. En revanche, les traces de dévotion individuelle et une attitude différente devant l'attribution du nom à l'enfant et le baptême apparaissent plus souvent dans les quelques ricordanze d'artisans ou de notaires qui nous sont parvenues : des parrains plus humbles, davantage de marraines, et parfois de proches parents étaient choisis pour compères et les prénoms rattachaient clairement le baptisé à son saint patron. Cette attitude parait quelquefois résulter d'une véritable conversion, comme le suggère l'exemple de Giovanni Bandini. Entre 1435 et 1448, ce notaire tire les noms de ses cinq premiers enfants du stock familial tout en recrutant ses compères parmi ses collègues de l'Art des notaires. Rien que de très normal à cela. Mais les quatre derniers enfants reçoivent tous des noms de saints en qui Giovanni proclame son dévôt respect, tandis qu'il se met à recruter à la porte de l'église des "pauvres de Dieu" pour compères et l'accoucheuse ou des nourrices pour commères8. Des "conversions" de ce genre ont pu jouer à certaines époques par brusques vagues, et d'autant plus facilement que le sens du lignage s'estompait dans les classes populaires, n'imposant plus avec la même force l'obligation de "refaire" de lointains morts et de maintenir le capital familial de prénoms.
19Il se peut donc que la "révolution anthropnymique du xive siècle ait d'abord et surtout touché les couches populaires des villes et de certaines zones rurales exposées à l'action des Ordres Mendiants. En témoigneraient la disparition des populaires noms de bon augure dans les classes inférieures urbaines et, a contrario, la résistance plus accentuée que les lignages marchands de la ville et les vieilles familles féodales ont opposée à la diffusion des noms de saints de récente introduction, ainsi que leur conservatisme qui a préservé parmi leurs membres jusqu'en plein xve siècle une proportion assez forte de prénoms de frappe antique.
20Le renouvellement très lent qu'on peut imputer à la dévotion, dans les familles d'auteurs de ricordanze, a toutefois bénéficié des facteurs mêmes qui tendaient à maintenir le stock familial de prénoms. Une fois qu'un nouveau nom y avait été introduit, il avait toutes chances d'y rester et de s'y diffuser lentement si le courant dévotionnel qui l'avait distingué ne se tarissait pas trop vite.
21Avant le début du xvie siècle, l'attribution d'un prénom n'a donc pas pour premier objectif de préciser l'identité d'un nouvel enfant ni même d'influer sur sa personnalité et sur son destin. L'enfant inscrit son fragile personnage dans une longue série d'homonymes qui constitue, dans sa totalité, l'individualité important aux membres vivants du lignage.9 Et la véritable "révolution anthroponymique" n'a commencé finalement qu'au moment où le nom de baptême a signifié une relation privilégiée et unique entre le porteur d'un nom et son protecteur éponyme, qu'il fût humble parrain ou grand saint d'Eglise.
DISCUSSION
Alice PLANCHE
22A propos du "stock" des prénoms qui doivent être toujours employés dans un lignage : les vivants qui portent le non des morts les "refont". Un conte folklorique du Berry a pour thème ;"tous les prénoms sont pris" Une jeune fille refuse de se marier parce que si elle avait un enfant elle ne pourrait pas le nommer à moins que quelqu'un meure dans la famille. En effet "tous les prénoms sont pris".
Notes de bas de page
1 Trois seulement sur 361 premiers prénoms de nouveau-nés, 10 sur 195 seconds prénoms sont ceux de parrains ou marraines.
2 Cf. en attendant une étude plus complète portant sur un millier de parrains connus par les ricordanze, C. Klapisch-Zuber, "Parenti, amici, vicini. Il territorio urbano d'una famiglia mercantile nel xv secolo", Quaderni storici, 33 (sept. déc. 1976), p. 953-982.
3 Cf. J. Corblet, Histoire dogmatique, liturgique et archéologique du sacrement de baptême, Paris, 1882. S. Gudeman, "The compadrazgo as a reflection of the natural and spiritual person", Proceedings of the Royal Anthropological Institute, 1971, p. 45-71.
4 Archivio di Stato, Florence, Strozziane II, 17 bis, Ricordanze di Marco Parenti e di Piero di Marco.
5 A.S.F., Strozz. II, 21, f° 84 v° ; Ric. di Ver-gilio d'Andrea di Berto Adriani, 1463-1493.
6 A.S.F., Strozz. V, 16, Ric. di ser Piero di Carlo, 1457-1463.
7 A.S.F., Strozz. 14, 418, f° 33, Ric. di Tommaso di Jacopo Guidetti, 1481-1513.
8 A.S.F., Conventi soppressi, 82, Ric. di ser Giovanni di ser Lorenzo Bandini, 1415-1461.
9 L'exemple florentin illustre largement ce qu'écrit E. Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, t. I, p. 235 : "C'est une notion vivante en maintes sociétés qu'un être qui nait est toujours un ancêtre réincarné à travers un certain nombre de générations ; et même à proprement parler, il n'y a pas de naissance, parce que l'ancêtre n'a pas disparu, il a seulement subi une occultation."
Auteur
E.H.E.S.S., Centre de Recherches Historiques
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