L'enfant dans la tradition féodale germanique
p. 43-59
Texte intégral
1En Allemagne, comme partout ailleurs en Europe avant les Temps Modernes, la connaissance que nous avons de la condition réelle des enfants (nombre, chances de survie, état génétique, physiologique, alimentaire, psychologique, etc.) demeure fragmentaire. Certes, à mesure que le temps pour rapproche des âges de la Réforme et de la Contre-Réforme, à mesure que certains types sociaux, repérables dans les documents et dans quelques traités, prennent en nombre croissant pour modèles les Cours princières, appréhendons-nous de précieuses informations : ce qui a trait à l'éducation chevaleresque et bourgeoise notamment se laisse aisément cerner. Mais ce qui impose cet Etat médiéval, rapidement et remarquablement organisé, comme un terrain privilégié pour notre sujet, c'est d'y voir, très tôt définis, la situation faite à l'enfant dans un contexte familial, qui influencera plus ou moins toutes les sociétés d'Europe occidentale au cours du Haut Moyen Age, et les rapports de puissance de l'enfance avec des autorités tutélaires, qui régentèrent cet âge comme un état social particulier.
2Chez les Germains contemporains de Tacite, dans les sociétés dites "barbares" au vie siècle, dans le cadre de l'Imperium carolingien puis du Regnum Teutonicum. au ixe et xe siècles, la condition enfantine est réglée par une hiérarchie d'instances concentriques : famille (étroite), ménage, famille large, communauté villageoise (ou urbaine), seigneuriale et ethnique, classe ou ordre social. C'est un cercle de la vie décisif, puisque, dans un espace de temps de quatorze années, se cristallisent sur une tête dépendance sociale et appartenance territoriale et que se déterminent (ou s'imposent) vocation et héritage1.
3Marquons donc de prime abord les limites de notre propos. Nous évoquerons peut-être plus l'enfance que l'enfant. Mais il appartient aussi à la recherche, laquelle est parfois retour à des documents précédemment lus avec d'autres yeux, de signaler tout ce qui commence à éclairer plus celui-ci que celle-là. En ce sens, depuis quelques années, la démographie, l'analyse des mentalités, la comparaison des systèmes familiaux et des coutumes d'héritage ont progressé à pas de géant.
I/ L'ENFANT DANS SON MILIEU FAMILIAL, D'APRES LES NORMES LEGALES ET COTUMIERES
4En vertu des lois de la Germanie primitive, le sort d'un enfant était étroitement dépendant non seulement de celui de sa famille mais des attitudes de son clan (Sippe), articulation locale de son ethnie (Stamm). Le clan exerce durant l'Antiquité et les premiers siècles du Moyen Age un pouvoir sans limite sur la liberté et la vie.
5Je ne sais quelle fut exactement la portée en Allemagne carolingienne des prescriptions de l'Edit de Pistres, promulgué par Charles le Chauve en 864, qui semblent avoir été les premières à manifester l'intention d'adoucir le sort de ces choses animées qu'étaient les enfants. Dorénavant ce ne sera qu'en cas de dénuement absolu et dûment constaté qu'un père pourra vendre en servitude ses enfants. Toujours est-il que la codification féodalisante du Miroir des Souabes (Schwabenspiegel) retenait encore au xiiie siècle une disposition de ce genre. Lorsque, par nécessité, un père vend ses enfants, il doit leur trouver, à chacun, un maître (Herr, seigneur) convenable2. Sur ce point précis, qui soulève la question de la paupérisation des hommes libres, le droit féodal n'a jamais fait que mettre au goût du jour le vieux principe de la dissolution du groupe biologique humain, admise en cas d'échec de la cellule économique domestique. Persuadé que l'évolution des groupes familiaux au Moyen Age est essentiellement déterminée par un rapport interne économie -famille - et non par un rapport externe dominant - dominé, comme le voulait Engels - je pense que, dans le cas d'un échec nourricier de ce genre, nous sommes en présence de situations de fait exceptionnelles, sinon extraordinaires, et que les législateurs ne faisaient pas du Petit Poucet germanique le fondement de l'aliénation et du recrutaient servils.
6Si dure qu'ait été la condition d'un moins de quatorze ans, avant même la Réception du droit romain et du droit canon, des pouvoirs intermédiaires faisaient écran, dans la société germanique, entre le pater familias et l'enfant. Dans le Reich des xe-xie siècles, la toute-puissance paternelle sur la maisonnée était compensée par deux institutions ou recours : l'officialité publique (Vogtei) et la curatelle (Vormundschaft) de la famille large. De sorte que la tutelle globale d'un enfant (Munt), si semblable dans son principe à celle d'un vassal (Muntmannschaft), était en fait régie par trois autorités : le père, certes responsable tutélaire au premier chef, comme nous allons le voir ; le bailli, dont une des attributions consista à surveiller, au moins dans les apparences, la vie des ménages de sa juridiction ; les agnats, les cognats et finalement la communauté villageoise3.
7La règle la plus courante, qui préside à l'activité quotidienne d'un enfant du commun, est l'association étroite au père ou à un oncle, clans le travail comme, primitivement, à la guerre. Des historiens du droit, Hübner entre autres, y ont vu parfois la mise à la disposition de l'adulte d'une force de travail (Arbeit in seinem Dienst). Les linguistes nous font pencher plutôt en faveur de la reconnaissance de fait d'une entité patrimoniale vivante et cohésive, qu'expriment des composés vieux-saxons ou anglais des viiie-ixe siècles, tels que gisunfader ("père et fils"), sunufatarungo et suhtergefaederan ("oncle et neveu")4.
8Dans la demeure patrimoniale, rien ne vient limiter l'autorité du père, seulement tenu - l'Eglise le rappelle -de prévoir pain et bouillie pour chacun de ses enfants. Ceux d'entre eux qui travaillent au dehors rapportent à la maison un pain purifié par leur labeur (keusches Brot). Il faut un mariage ou l'entrée d'un garçon dans une suite vassalique (Gefolgschaft) pour qu'une rupture économique se produise dans ce mileu clos. Alors, la "mise hors pain" desserre l'étau de la sujétion, qui peut cependant fort bien se reporter sur les ménages hébergés par le père. On nomme - à tort -cette rupture émancipatio saxonica (ou tacita), bien que l'aire de son application ait débordé l'Allemagne du Nord. Ceci s'explique par le fait que, au xvie siècle, face aux influences extérieures - romaines notamment - le droit coutumier traditionnel se para volontiers du qualificatif de saxon5. La rupture ainsi constatée dans l'économie domestique n'avait, on le devine aisément, aucun point commun avec l'émancipation prévue par le Code de Justinien. Fidèle en cela aux constitutions des Royaumes Barbares, issus des Grandes Invasions, le principe de l'émancipation germanique était assimilable à un report d'autorité sur un pouvoir extérieur à la famille d'origine : marital ou seigneurial.
9Selon les anciennes Lois germaniques, filles et garçons, a-t-on coutume de dire, n'auraient pas eu les mêmes aptitudes à détenir des biens-fonds. Les premières auraient été d'éternelles mineures. On pense tout de suite ici à la fameuse Loi saligue, qui, en effet, dans la formulation la plus concise de son article LIX (De alodis), déclare : "De terra vero nulla in muliere hereditas est sed ad virilem sexum, qui fratres fuerint, tota terra pertineat". Mais il existe d'autres relations qui accentuent (portio hereditatis aut hereditas) ou, au contraire, amenuisent la portée de cette phrase (De terra vero salica...). Dans ce dernier cas, on distinguait un noyau patrimonial, des acquêts ou des conquêts fonciers et, enfin, des biens meubles.
10A bien lire la compilation de Günther Franz6, on trouve, en vérité, bien des variantes, ethniques, géographiques et chronologiques, du pouvoir (ou de l'absence de pouvoir) des filles d'hériter. Dès 575, Chilpéric II tranchait en faveur d'une aptitude à posséder après les mâles. Vers 802-803, la Loi des Thuringiens confirmait la version "favorable" (terra salica) et faisait de l'Erbe (= hereditas) le lot des fils et des mâles et du capital (Fahrhabe = pecunia) et des "esclaves" (Unfreien, mancipia : littéralement, les non-libres) un apport éventuel aux filles. La situation coutumière de celles-ci nous apparaît totalement équitable et nette dans les documents bavarois et tyroliens du xve siècle, qui associent expressément Sohn und Tochter. On peut donc conclure, à la fin du Moyen Age, à une évidente différenciation, en ce domaine, de l'Allemagne bavaro-rhénane et de l'Allemagne saxonne et à une imprégnation de la première par les préceptes du droit canon.
11Quelle est la cause de cette mutation juridique ? Sans doute faut-il faire intervenir ici en première ligne les constitutions féodales des empereurs germaniques, applicables à partir de 1037 à l'Allemagne et à l'Italie. Consacrant, non sans paradoxe, la surveillance par le pouvoir central de la dévolution des fiefs, leur inaliénabilité et leur hérédité, les Constitutiones de feudis ont autorisé - sous la pression des nobles ?..., par calcul politique ? - la succession féminine. Mathilde de Toscane, au temps de la Querelle des Investitures, Marie-Thérèse d'Autriche, au xviiie siècle, ont pu faire fond sur des dispositions particulièrement connues dans le Sud, cette réserve étant faite qu'une fille devait être investie par la puissance paternelle et qu'aucun fils ne survivait.
12En revanche, pour ce qui était de la légitimation ou de l'adoption des enfants nés en dehors du mariage et, surtout, en situation de bâtardise ou de dérogeance, l'Allemagne médiévale resta à la traîne de l'Europe occidentale. Les préceptes canoniques humanitaires du pape Alexandre III, le grand adversaire de Frédéric Barberousse dans les années 1159-1181, qui facilitaient l'entrée des enfants illégitimes dans une famille, ne furent mis en pratique qu'à l'extrême fin du Moyen Age. Encore ne fut-ce que dans le Sud également. Partout ailleurs on continua de tolérer seulement que des parents amenassent à l'autel, le jour du mariage, leurs enfants non encore reconnus. Ils recevaient alors le sacrement en tenant les petits sous leurs manteaux sans ceinture : d'où le qualificatif désobligeant d' "enfants du manteau" (Mantel kinder)7.
II/ IMPERATIFS SOCIAUX ET MQBILITE DEMOGRAPHIQUE
13Dans cette société à maints égards archaïque et rigide (tout au moins aussi longtemps que l'autorité impériale ne prenait pas l'initiative d'une innovation), l'enfance était avant tout l'apprentissage d'une conduite de caste.
14Au temps de l'essor saxon des ve-xe siècles, la principale caractéristique du mariage était l'interdiction du conubium entre états (Stände) différents8. Les mariages mixtes, en particulier ceux entre frilinge (libres) et edlinge (aristocrates), qui faisaient le plus problème, étaient d'ailleurs punis de mort. Quel que fût le degré d'autonomie ou de fortune de simples libres, l'entrée dans la caste supérieure était totalement exclue. Et lorsque des monastères (Saint-Gall, Reichenau) acceptent les unions inégales, il s'agit là d'attitudes exceptionnelles, qui ne tiennent pas compte des traditions ethniques. Le long défilé d'actes relatifs aux familles paysannes entre le milieu du xiie et la fin du xve siècle témoigne, au contraire, de la remarquable continuité des perspectives sélectives de la Germanie primitive dans l'Allemagne féodale9.
15Pour l'enfant, deux règles simples suffisent à définir un destin. Dans un premier cas, le mariage est socialement équilibré : "les enfants à tout jamais détiennent le droit de leurs parents", écrit, l'abbé de Liesborn (Westphalie) en 116610. Deuxième cas : le mariage est-il inégal, alors "l'enfant doit toujours suivre le statut le plus mauvais (das Kind immer dem schlechteren Stand folgen soll)", énonce une constitution de Rodolphe Ier en date de 128211.
16Ce sont là, on le voit, préoccupations de paysannerie, classe au sein de laquelle les frontières entre la liberté (Freiheit) et la dépendance (Hörigkeit) sont volontiers mouvantes. Mais, devant la mort et les risques d'extinction d'une maisonnée, une commune réaction, psychologique et sociale, qui fait se confondre classes et états, dicte la conduite des Allemands envers leurs enfants en tant qu'héritiers L'enfant se situe dans un lignage et perpétue un lignage. C'est le problème capital qui se pose à cette société pétrie d'archaïsmes. Car, ainsi que l'a montré G. von Below12, l'Etat allemand est essentiellement lignager. Les liens familiaux ont servi, ici, de modèle au Pouvoir politique entre le viiie et le xiiie siècle. C'est, d'ailleurs, ce fondement ethnique de l'Etat qui explique la réticence du pays à adopter le droit romain, parfois tenu pour responsable de la destruction de l'harmonie entre droit privé et droit d'Etat.
17Or, pour trouver une solution à la question de l'héritage dans le lignage, la noblesse féodale était assez défavorisée en général. Aloys Schulte13 a pu démontrer que, au Moyen Age, sans qu'il existât la moindre limitation des naissances, le nombre moyen d'enfants dans les familles nobles était remarquablement bas : de l'ordre de deux par cammunauté de ménage. C'est là un chiffre que, dès les viiie-ixe siècles, les sources carolingiennes permettent de confirmer14. D'abord, le groupe aristocratique, qui apparaît au travers des donations faites à de grandes abbayes telles que Fulda et Lorsch, se caractérise par un fort contingent de propriétaires sans enfant (40 à 50 % des donateurs). Mais les donateurs parents ont, d'après environ 580 actes datés des années 763-822, seulement 2,6 descendants en moyenne par couple. Et, bien entendu, l'acte de donation pieuse suppose, dans ce cas que l'avenir des enfants est réglé, qu'il n'y a plus à espérer d'autres naissances. Ces données se révèlent être des constantes lorsque Schulte se porte vers les époques suivantes, où les statistiques se fondent sur un grand nombre de documents : aux xvie-xixe siècles, en Allemagne comme en Suède, la fécondité nobiliaire ne dépassera jamais son niveau médiéval15.
18Délaissant présentement l'étude des problèmes modernes et contemporains, je ne puis que constater qu'il y a une singulière similitude entre le nombre des mâles adultes sans descendance dans la noblesse suédoise du xixe siècle (60 à 70 %) et celui des lignages allemands médiévaux, qui, selon Thompson, dans sa Feudal Germany, publiée voici cinquante ans, s'éteignent par stérilité : 80 % des lignées de petite noblesse au xie siècle ; moins, il est vrai, dans les lignées comtales ou ducales. Fait particulièrement troublant : la noblesse, qui détient l'essentiel des terres et des pouvoirs publics, ne se pérennise pas biologiquement en raison du "système des deux enfants" (Zwerkindersystem). Ou encore, selon le mot de Schulte : tandis que "le commun du peuple progresse, la haute noblesse s'anéantit"16.
19Le médiéviste germaniste peut avancer deux causes, avec l'appui des documents, à cette fragilité démographique noble. Thompson privilégie celle de l'entrée dans la cléricature : elle me paraît surtout valable pour le Haut Moyen Age. A partir du xiie siècle, en effet, surgit un autre facteur défavorable à la création d'une famille aristocratique : le développement de la ministérialité. Cette institution originale, fondée sur l'octroi d'un fief et de la noblesse, à titre viager, à des hommes qui, en raison du service, acceptaient d'être revêtus d'une macule servile, ne favorisaient pas les ambitions lignagères. Nombre de minnesinger, confinés dans la ministérialité, ont pleuré ce manque de perspectives et cet isolement, plus dramatiques que la guerre17. Combien d'enfants nobles, qui s'entraînent au maniement d'une épée, seront ainsi ramenés à cette condition intermédiaire et, une fois pourvus d'un cheval, placés en condition de salariés - on dit alors "soldés" - ? Certainement un très grand nombre.
20L'interrogation la plus lancinante des moyens et petits chevaliers allemands dut être, en effet, à partir du xiie siècle : comment établir les enfants ? Bien sûr, l'indivision de l'héritage restait une solution de bon-sens. Ce n'est pas un hasard si le Nibelungenlied18, peut-être au début du xiiie siècle, évoque, dans son prologue, la sage décision de Gunther, Gernot et Giselher de conserver indivis le royaume de Burgondie, hérité de leur père Dancrat. Et c'est sur l'avis de Sigfrid lui-même que leur sœur Kriemhild renoncera à demander sa part d'héritage. Voyons maintenant comment les choses se passaient dans la pratique. En 1303, les trois fils de feu Warimbert, seigneur de Thun, et Belvesino (Tyrol méridional) ont tous atteint l'âge de quatorze ans19. En présence de leur mère, ils font, d'un coup, acte de partage et d'indivision consolidée dés biens de leurs parents. Il est défini quatre parts égales de terres et de droits (puisque la mère est douairière et qu'il y a une sœur à doter). Mais, Simul et concorditer, ils organisent la gestion du domaine. Ainsi se trouve reconduite la curatelle de leur enfance ; d'ailleurs, il est prévu que, si l'un d'eux venait à demander la réalisation de sa part, les autres auraient sur celle-ci un droit de préemption. L'enfance noble est donc aussi l'apprentissage de la vie de clan. Clan féodal certes, mais avec tous les sacrifices et toute la protection que comportait la vie de clan primitive.
21En veillant au bien-être de sa progéniture, le paysan affronte un problème plus brûlant et, pratiquement, inverse : il s'agit pour lui de ne pas se laisser dépouiller du droit à résidence, de ne pas manquer de ces bras qui font la prospérité de la ferme, de transmettre une tenure, chose précaire par nature. Mourir intestat équivalait à grever de lourdes redevances successorales les enfants, comme dans tout l'Occident féodal. Mais il y avait pire, comme par exemple en Bavière, où, en 1094, le duc Welf fixait ainsi le statut des ménages de serfs et de leurs enfants sur le domaine de l'abbaye de Weingarten20 : à la mort d'un tenancier, le défaut de descendance ou de frère signifiait le déguerpissement du conjoint survivant et le partage, pour moitié avec les moines, du legs du défunt ; si une serve décédait en laissant des enfants, l'abbaye "ne conserv(ait) que le meilleur de la vêture, à l'exception toutefois des habits de peaux" (le sort des dits enfants n'était pas précisé mais on peut supposer qu'ils demeuraient dans la familia de l'abbaye, qui avait également besoin de domesticité pour mettre en valeur sa réserve domaniale) ; enfin/ un enfant de serfs encore sous l'autorité parentale mourait-il, alors l'abbaye se saisissait de tout ce que ses parrains ou sa famille pouvaient lui avoir offert, "même du temps où il était encore au berceau (etiamsi si in cunis jacuerit)".
22Echapper à ce sort lamentable était donc l'idéal des communautés paysannes assez fortes, en particulier dans le Nord de l'Allemagne, pour traiter avec leur seigneur. Ce n'est pas ici le lieu de discuter des origines de la société de marche (Markgenossenschaft). Nous retiendrons seulement que les xe et xie siècles ont vu s'épanouir, à l'initiative des ligues paysannes saxonnes, l'Anerbenrecht (droit d'hériter du bien patrimonial), qui représenta un adoucissement considérable du sort des paysans. Un des fils pouvait succéder seul à l'exploitation du bien. Les autres avaient droit à une soulte, au moins à une dot (Brautschatz). Surtout, s'ils le souhaitaient, tous les enfants pouvaient rester à certaines conditions sur le manse (Hof). Vers 1900, Georges Blondel, travaillant à ses Etudes sur les population rurales d'Allemagne, rédigea la monographie d'un paysan de la région d'Osnabrück, qui énumérait ses ancêtres depuis mille ans sur le domaine. Bon nombre de propriétaires de Höfe faisaient remonter leur arbre généalogique jusqu'à l'époque de Witikind (années 80 du viiie siècle) !
23On peut raisonnablement penser avec F. Lütge que l'Allemagne médiévale a ainsi connu une authentique protection collective de l'enfance dans certaines régions particulièrement favorisées : le monde saxon, les terres de colonisation de l'Est. Le droit de désigner un légataire universel (Vererbung) s'y opposa au partage (Realteilung), en vigueur en Rhénanie et dans la vallée de la Moselle21. La cohésion du groupe infantile et puéril prolongées après l'âge de quatorze ans effaçait lentement les rémanences du passé esclavagiste, comme la transmission de la servitude par la mère ou par le mariage avec un dépendant. De plus, dans ces siècles de coupure avec le passé que sont les xie-xive siècles, il y eut, pour les enfants placés dans les ateliers des monastères ou, surtout, dans les villes - dont "l'air rend (ait) libre" -, de multiples possibilités d'échapper au sort commun. Non sans drames, à l'occasion : songeons seulement, à ce propos, aux troupeaux d'enfants rassemblés (et quelquefois vendus par des armateurs chrétiens aux Musulmans) à l'occasion des Croisades.
24Mais ce sont la mobilité ("verticale et horizontale", précise Karl Bosl) et surtout l'imagination successorale qui expliquent la variété des situations faites aux enfants de paysans22. Entre la Haute Souabe et le Vorarlberg, D. Sabean a identifié des solutions qui se présentent comme un éventail de réponses au problème du placement des héritiers et des descendants de tenanciers à la fin du Moyen Age : petits agriculteurs montagnards, qui mènent leur progéniture âgée de 8 à 16 ans aux marché de Ravensburg et la placent en domesticité dans des fermes peu peuplées, du début du printemps à la fin de l'automne ; familles qui pratiquent le régime successoral de la primogéniture, dans les cantons où les possibilités de s'établir hors de la maison paternelle sont rares ; régime de l'ultimogéniture, quand le plus jeune fils obtient la ferme, en dédommagement de l'entretien de ses parents23.
25Monde fécond et remuant, à la veille de la Guerre des Paysans, l'Allemagne rurale se caractérise par une démographie de pays neuf. Le modèle familial reconstitué par Sabean est éloquent (23). En 16 années de mariage, la mère paysanne, entre 24 et 39 ans, aura eu 8 enfants en moyenne. Que 5 d'entre vivent jusqu'à l'âge de 15 ans - chose courante -, à la dix-huitième année de mariage l'aîné, à 14 ans, est en trop. On le place au dehors, "en espérant qu'il quitter (a) complètement la maison quatre ou cinq ans plus tard. L'aîné doit probablement s'en aller quand le cadet devient capable de prendre en mains la maison...".
III/ LES REGIE DE LA BONNE CONDUITE ET L'EDUCATION
26"A chaque âge ses paysages" : l'adage s'applique d'évidence mieux aux petits nobles qu'aux enfants de paysans, tôt mis au travail, de bonne heure responsables d'une exploitation. Au xiiie siècle, dans les milieux de lantherren (la haute noblesse), les enfants sont volontiers "gâtés" et "passablement geignards" et le miroir de la littérature en fait des "gamins étourdis" ou des "jeunes héros"... "Selon les circonstances"24. Le mariage retardé, l'adolescence prolongeant vraiment l'enfance - alors que pour le petit paysan une coupure a lieu, vers 14-16 ans, entre enfance et âge adulte -, tout cela aboutit à ce que l'enfant noble soit longtemps tenu à l'écart des responsabilités. Il est significatif que, dans la modernisation d'une saga aux xiie-xiiie siècles, nous constations un abaissement important de l'âge auquel le jeune chef devient un combattant : de guerrier nordique de 21 ans, le héros se retrouve engagé dans les aventures militaires à 12 ans25. Aurait-on, plus ou moins consciemment, souhaité éviter qu'un modèle épique de l'âge classique ne fût qu'un grand dadais ? Il est certain que, dans un Etat évolué, qui recrutait, par exemple, des enfants très jeunes dans les écoles épiscopales pour les former aux tâches de la chancellerie, l'immaturité encouragée dans les familles nobles n'était plus de mise. Songeons ici aux responsabilités écrasantes d'un Frédéric II de Hohenstaufen encore enfant !
27Néanmoins, dans la littérature héroïque ou courtoise, les poètes se sont efforcés de rendre compte des tensions internes de la classe féodale : rivalité tragique du père exilé et du fils abandonné, devenu, grâce à un tour du destin, le chef, de la maison, dans le Chant de Hildebrand, vers l'an 80026 ; enfance sauvage de Parzival, que sa mère veut soustraire aux dangers du monde et de la chevalerie, dans le poème de Wolfram d'Eschenbach27.
28Mais ce sont, bien sûr, des modèles positifs que recherchent, dans la littérature, les éducateurs. Fort tôt, en Saxe, dans un Etat qui découvrait la voie nationale allemande, la nonne Hrotsvitha propose aux moniales princières de Gand-ersheim des personnages de tragédie pleins d'abnégation, dominés par l'esprit de renoncement et de sacrifice nécessaire à d'authentiques chefs chrétiens28. C'est aussi - soulignons-le - le temps de saint Adalbert, martyrisé par les Slaves païens. Quatre siècles plus tard, l'auteur autrichien du Nibelungenlied, ouvre son récit sur l'éducation de Krimhield29. Bien née (edel lîp), elle devra manifester, au-delà d'apparences aimables (minneclîch), une force d'âme (tugende), qui dépassera singulièrement la condition féminine. La même vertu - au vrai sens du mot - est le fait de Sigfrid, dès le début du poème. Les "enfances" du héros sont des degrés qui le mènent de l'état de jeune géant à celui de fils de roi30. En revanche, l'éducation d'Ortlieb, fils de Krimhield et d'Etzel, devra être courtoise et se parfaire en pays rhénan. Or le vilain Hagen prophétise que ce jeune chef ne vivra pas longtemps31. De toutes ces orientations, nous trouvons comme une synthèse dans les préceptes enseignés par Herzeloïde à son fils Parzival : "ne franchir un fleuve qu'aux endroits clairs, saluer tout le monde, suivre l'avis des vieillards et donner un baiser aux bonnes dames en gagnant leur anneau"32.
29L'assise de la morale enseignée à ces nobles enfants, mise à part l'orientation patriotique des nonnes de Gandersheim, est bien mince. Certes, derrière Tomasin de Zirclaere et Walther von der Vogelweide, devine-t-on le vieux fond platonicien, cicéronien, augustinien ou boècien, aux origines d'une image du rehtes kint, de l'enfant droit et juste33. Mais comme le reste est suranné et sans esprit de système ! Jusqu'à l'époque des croisades, notait Ernst Robert Curtius34. J'ajouterai : jusqu'à l'époque où l'enseignement de saint Bernard pénétra ces consciences rétrogrades. Et cela ne se fit pas du jour au lendemain, car Parzival et le Nibelungenlied ont le temps d'avoir le succès que l'on sait avant qu'une éthique sociale, mieux adaptée aux temps nouveaux, soit apportée aux jeunes futurs chevaliers. Il faut attendre la mort de Frédéric Ier pour que les idéaux conjoints du soldat romain et du vassal germanique leur soient proposés : alors seulement voit-on la valorisation de la fidélité (Hulde) et du service (Dienst, Ministerialität) tenter de compenser les effets de la cristallisation des lignages puis de la crise de l'Etat allemand35.
30Comme il nous paraît léger aussi le viatique religieux de Parzival : il sait qu'il existe un principe lumineux, Dieu, et un principe des ténèbres, le diable. De fait, ce n'est qu'à la fin du xive siècle que ce tronc commun des connaissances dogmatiques et pratiques qu'est le catéchisme devient la base de l'instruction des enfants. Les demandes et les réponses s'accompagnent de commentaires, auxquels les références à saint Bernard confèrent le tour d'un genre éthique de bon aloi36. La Formula honestae vitae, vulgarisée en allemand (Dir ist not, das du fleissig seiest on unterlass), prend alors toute sa valeur dans le monde germanique, où elle propage, avec près de trois siècles de retard la nova devotio37. La tâche d'édification des enfants avait donc été moins vite assimilée que la doctrine chevaleresque de la militia Christi, qui servait de fondement aux Ordres militaires depuis le début du xiie siècle.
31Tardive, la catéchisation n'en connaît pas moins un développement vigoureux. On relève, par exemple, dans les commentaires des tables de catéchisme du xve siècle, des traits de morale sociale relatifs au confortement des communautés familiales, au respect des décisions des assemblées et à l'ordre public, qui débordent la simple leçon morale38. Surtout, le mouvement ne s'interrompit pas et, en ce domaine, la Réforme poursuivit l'œuvre d'instruction enfantine proposée aux Allemands à la fin du Moyen Age, dans le cadre de la catholicité. Bien qu'il ne tienne pas compte des textes étudiés par P. Egino Weidenhiller, le jugement de L. Bouyer à propos de la vitalité catéchiste allemande, au-delà des divergences confessionnelles, reste parfaitement valable : "Il faut reconnaître à Luther le mérite d'avoir réalisé le premier manuel capable de connaître un succès populaire très étendu, avec son Petit catéchisrne (sur le Décalogue, le Credo, le Pater, les sacrements du baptême et de l'eucharistie, avec un appendice sur la pénitence), doublé d'un Grand catéchisme, livre du maître sur le même plan"39. On pourrait ajouter que le terrain de l'instruction chrétienne des enfants allemands était alors particulièrement fécond.
xxx
32Partiellement ou tardivement atteinte par la Réception du droit romain, l'Allamagne du Moyen Age se révéla plus inventive en matière de protection juridique de l'enfance que les pays latins. Son état social et sa démographie conquérante permirent à ceux que, sous d'autres cieux, le Code de Justinien assimilait à des faibles, de représenter véritablement l'avenir de l'exploitation rurale et de la possession foncière. C'est au plan de l'éducation que l'Allemagne enregistre un retard important jusqu'au xve siècle. En dehors de quelques foyers, contrôlés par les évêques ou par l'Etat, nous n'y rencontrons pas cette formation générale, humaniste, qui caractérisent l'enseignement officiel en Italie, en France, en Angleterre et en Espagne depuis le début du xiiie siècle. Les Universités, vu l'âge du recrutaient, ne relevaient pas de mon propos, mais, après tout, l'Université se situe au terme de l'enfance. Or, sur ce point, la chronologie allemande (Prague : 1348 ; Erfurt : 1379 ; Heidelberg : 1385 ; Cologne : 1388) situe les principales fondations plus de cent cinquante ans après les grandes initiatives françaises par exemple. En somme, pour reprendre un jugement antithétique formulé, cette fois-ci, par le grand Norbert Elias (40), je suis frappé par le fait que, si la France a vu fleurir sur la fin du Moyen Age une civilisation de l'Enfance ("tête bien pleine" de Rabelais, "tête bien faite" de Montaigne), l'Allemagne, pour sa part, a édifié une solide culture enfantine, reflétant tout l'acquis d'un riche passé institutionnel.
Notes de bas de page
1 Tacite, Germania, éd. et tr. E. Fehrle, 5e éd., 1959, c. XXV ; Lex Salica 100 Titel-Text, éd. K.A. Eckhardt, Westgermanischis Recht, Weimar, 1953, c. LIX ; Die Gesetze des Merowingerreiches, 461-714, éd. Eckhardt, Germinenrechte, I, 1955, 224 ss. ; Lex Saxonum, éd. C.F. von Schwerin, MGH, SSrG, Hanovre-Leipzig, 1918, 17 ss. ; Eginhard, Vita Karoli, éd. L. Halphen, Paris, 1947, c. XIX ; Riche, Histoire de France, éd. R. Latouche, II, Paris, 1937, c. XXII.
2 R. Hübner, Grundzüge des deutschen Privatrechts, Leipzig, 1922, 639 : d'apèrs H. Fehr.
3 K. von Amira, Germanisches Recht, I, 4e éd., Berlin, 1960, 127 ss. ; H. Aubin, Die Entstehung der Landeshoheit nach niederrheinischen Quellen. Studien über Grafschalt, Immunität und Vogtei, Berlin, 1920, rééd. Kraus, Vaduz, 1965, 125 ss.
4 A. Jolivet & F. Mossé, Manuel de l'allemand du Moyen Age, Paris, 1965, 302 : d'après Heliand, 1176 not.
5 Hübner, op. cit., 644.
6 G. Franz, Quellen zur Geschichte des deutschen Bauernstandes im Mittelalter, Freiherr vom Stein-Gedächtnisausgabe, XXXI, Darmstadt, 1967, 12-14, 70-72, 481.
7 Hübner, op. cit., 656.
8 M. Lintzel, Die Stände der deutschen Volksrechte hauptsächlich der Lex Saxonum, Halle, 1933, 81.
9 Franz, op. cit., 371, 421, 460, 462, 478, 495.
10 Ibid., 236.
11 Ibid., 370.
12 G. von Below, Der Deutsche Staat des Mittelalters, Leipzig, 1925, 14, 225, 227.
13 A. Schulte, Der Adel und die deutsche Kirche im Mittelalter. Studien zur Sozial -, Rechts - und Kirchengeschichte, Dramstadt, 3e éd., 1958, 254 ss.
14 W. Hessler, Eine Urkunde zur Sozialgeschichte der Karolingenzeit aus dem Codex Eberhardi, AD, VII, 1961, 29-31.
15 Schulte, op. cit., 258.
16 Ibid., 259.
17 J.-P. Cuvillier, L'Allemagne médiévale. Naissance d'un Etat, sous presse (éd. Payot), L. III, I, l, B & L. III, III, 1, A.
18 Le Nibelungenlied, éd. M. Colleville & E. Tonnelat, Paris, 1948, 94.
19 E. Langer, Mittelalterliche Hausgeschichte der edlen Familie Thun, I, Vienne, 1904, Annexis, 4-8.
20 Franz, op cit., 154.
21 F. Lütge, Geschichte der Agrarverfassung..., Stuttgart, 1963, 85 ss. ; D. Sabean, Parenté et tenure en Allemagne à la fin du Moyen Age, Ann., 1972, 905 ss.
22 K. Bosl, dans Aubin-Zorn, Handbuch der deutschen Wirts-chafts - und Sozialgeschichte, Stuttgart, 229 ss.
23 Sabean, op. cit., 912.
24 G. Zink, Les légendes héroïques de Dietrich et d'Ermerich… Paris, l950, 25-26, 52.
25 Ibid, 81 ss., 249 ss.
26 Jolivet-Mossé, op. cit., 299.
27 Parzival, éd. A. Moret, Paris, 1953, 57 ss.
28 Hrotsvitha, Migne, PL, CXXXVII, 975 ss. & 994 ss.
29 Das Nibelungenlied, éd. K. Bartsch, 20e éd., Wiesbaden, 1972, 4.
30 Le Nibelungelied, éd. Colleville-Tonnelat, cit., 43-44.
31 Ibid., 252-253.
32 Parzival, cit., 11
33 G. Ehrismann, Die Grundlagen des ritterlichen Tugensystems, dans Ritterliches Tugensystem, Dramstadt, 1970, 14 ss.
34 E.R. Curtius, Das "ritterlich Tugensystem" ; id., 143-145.
35 F.-W. Wentzlaff-Eggebert, "Devotio" in der Kreuzzugspre-digt, id., 429.
36 P. Egino Weidenhiller, Untersuchungen zur deutschprachtigen Katechetischen Literatur des späten Mittelalters, Munich, 1965, 28, 151, etc.
37 Ibid., 151 et D. Rocher, Tradition latine et morale chevaleresgue..., in Et. Germ., XIX, 1964, 127 ss.
38 Weidenhiller, op. cit., 72 ss
39 Dictionnaire_théologigue, Desclée, Tournai, 1963, 124.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003