Préface
p. 7-8
Texte intégral
À Bernard et Clément
1Cet ouvrage, issu de la thèse de doctorat de Colette Castrucci, dont il reprend l’essentiel de la substance, constitue à bien des égards une prouesse et marque une étape dans l’étude historique du paysage urbain des Temps modernes. Il est consacré au quartier de Marseille dit autrefois du Corps de Ville, situé autour de l’hôtel de ville et le long du quai du port, qui constitua le centre de la ville du Moyen Âge au xviiie siècle, mais qui a été presque entièrement détruit en 1943. À la différence d’autres travaux qui ont étudié des bâtis urbains, il n’a guère pu s’appuyer sur des vestiges conservés, en particulier des élévations, des distributions intérieures, des décors. Bien plus, l’iconographie de ce quartier disparu s’est révélée très décevante et Colette Castrucci a dû renoncer à l’utiliser : les clichés pris entre le second Empire et la Seconde Guerre mondiale, assez peu nombreux, ne révèlent guère que des perspectives de rues étroites et montrent mal les façades des maisons, souvent d’ailleurs fortement modifiées par les rénovations, surélévations et reconstructions de l’époque contemporaine.
2Colette Castrucci a dû d’abord retrouver la topographie des rues et des îlots, puisqu’elle n’est plus lisible sur cette rive du port depuis sa reconstruction, fondée sur un nouveau tracé. De cette trame urbaine disparue, avec son quai, ses artères, ses places et ses marchés, ne témoignent guère que les plans les plus précis de la fin de l’Ancien Régime et le cadastre napoléonien – ce dernier livre un parcellaire pour l’essentiel aboli. Colette Castrucci a dû aussi restituer dans leurs fonctions originelles les lieux de pouvoir civils et religieux : aujourd’hui seul le nom d’une rue rappelle que l’hôtel de ville abritait la loge, la bourse des marchands ; le grand hôpital de l’hôtel-Dieu est devenu un hôtel de luxe et le tribunal de la sénéchaussée abrite des services municipaux. Depuis sa démolition achevée sous l’Empire, seul subsiste le clocher de la collégiale Notre-Dame des Accoules qui fut la paroisse de ce quartier et joua, par sa position centrale, un rôle de premier plan dans la vie religieuse et festive de la cité. Elle évoque aussi avec précision des édifices totalement disparus et fort peu étudiés jusqu’ici : la Maison du Roi ou celle de l’œuvre de la Miséricorde.
3Au cœur du travail de Colette Castrucci est la reconstitution des maisons qui formèrent le tissu conjonctif de ce quartier, où naquirent, vécurent et moururent des générations de Marseillais. Son originalité majeure réside dans un dialogue entre l’archive et la fouille. Documenter par l’archive ces maisons détruites constituait une recherche particulièrement aride et souvent incertaine puisqu’elle impliquait de retrouver certains types d’actes, les « prix-faits » et les « rapports de future cautelle ». Les premiers sont des contrats de travaux à prix forfaitaire susceptibles de renfermer nombre d’indications sur les formes et l’évolution de l’habitat comme sur les techniques de construction et les matériaux utilisés. Les seconds, très peu exploités jusqu’ici, étaient des rapports d’estime établis à la suite d’une vente par des experts, qui décrivaient le bien et notaient leurs observations pièce par pièce. Encore convenait-il de repérer, au prix de dépouillements considérables et de faible rentabilité, ces documents épars dans l’océan des minutes notariales marseillaises, où ils sont à peine signalés dans les rubriques dressées par les notaires du temps. Il est arrivé qu’une longue séance de travail n’apporte aucune découverte. L’historien ne peut utiliser pleinement l’apport précieux de ces actes qu’après avoir surmonté deux handicaps. Le premier est celui des termes techniques, souvent en provençal francisé. Il convient de s’aider moins des définitions parfois incertaines et en général vagues des dictionnaires bilingues, que de dégager patiemment le sens précis de chaque mot à partir du contexte de ses occurrences et de confronter ces résultats aux conclusions de recherches similaires, en particulier celles conduites antérieurement par Philippe Bernardi et Georges Reynaud. Le second handicap est le caractère souvent très allusif d’indications qui se référaient lors de la rédaction de ces actes à une réalité aisément observable et vérifiable, réputée bien connue des parties, ou bien qui s’appuyaient sur des documents graphiques signés par eux et remis à l’artisan qui devait exécuter les travaux. C’est dire combien ces textes requièrent une lecture à la fois attentive et prudente. Et combien l’apport lexicographique et méthodologique de cette étude est doublement précieux.
4Colette Castrucci est parvenue à mettre en rapport certains de ces actes, dans la mesure du possible, avec les restes de maisons situées dans le périmètre des fouilles de sauvetage qui ont été pratiquées dans ce quartier au cours des dernières années et auxquelles elle a participé dans le cadre de l’Institut de recherches archéologiques préventives. L’archéologie n’a que récemment pris en compte les strates des Temps modernes, qui furent en particulier évacuées sans examen lors des fouilles hâtives réalisées dans l’après-guerre en préalable à la Reconstruction. La fouille attentive de quelques portions du sous-sol du quartier a procuré bien plus que la mise au jour des fondations, des caves et de la base des murs. Les réemplois et les comblements ont fourni nombre d’échantillons d’éléments des élévations. Ainsi des fragments de ces « croisières » (meneaux) de fenêtres que signalent les actes et même des tessons des tuiles des toitures.
5Le premier mérite de ce travail est de nuancer des affirmations sommaires, sinon des stéréotypes trop souvent répétés. On a trop tendu à appliquer au Corps de Ville l’image de la principale portion subsistante de la vieille ville, le quartier dit autrefois de Cavaillon, appelé aujourd’hui le Panier, qui était le plus éloigné du port nourricier et fut donc autrefois le plus médiocrement construit et le plus modestement habité. Le Corps de Ville était bien au contraire durant l’Ancien Régime un « quartier de centralité et de reconnaissance sociale » à la composition sociale diversifiée. D’ailleurs, des érudits du début du xxe siècle y ont signalé des hôtels particuliers ou des maisons à façades ordonnancées. Colette Castrucci montre ici la variété des maisons de ce quartier longtemps central. Elle confirme l’existence d’immeubles vastes et de belle allure, où les négociants tendent à remplacer les nobles entre xviie et xviiie siècles. Bien placées, en particulier à des angles de rues, et vastes, ces maisons se démarquaient cependant de leurs voisines, plus discrètes, trait que l’on peut observer d’ailleurs dans les centres anciens bien conservés d’autres villes, à Aix par exemple, sinon à Gênes. Autre éléments de la centralité du quartier, la présence des auberges, qui reçoivent une clientèle liée au négoce portuaire.
6Colette Castrucci a su reconstituer minutieusement en des chapitres riches et précis les principales caractéristiques de ces maisons qui furent, sauf exception, à la fois lieu d’habitat et de travail – avec la boutique du rez-de-chaussée. Elle suit l’évolution du bâti à travers les rénovations, reconstructions, agrandissements et aussi les redistributions des espaces intérieurs, marquée par une rationalisation croissante de leur utilisation, la spécialisation des pièces, la recherche d’un confort relatif et d’une plus grande intimité. Elle montre l’amélioration progressive des charpentes, des conduits d’évacuation des eaux, des cheminées, des escaliers. La densification aussi de l’occupation du sol, au détriment des jardins intérieurs, qui conduit à développer la formule du puits de lumière à ciel ouvert, la courette marseillaise de naguère. Une de ses découvertes les plus intéressantes est l’effet en retour qu’eut sur le bâti du Corps de Ville la création par Louis XIV de la « ville nouvelle », ces quartiers issus de l’agrandissement de 1666 autour du grand Cours. Les innovations et nouvelles façons d’habiter élaborées dans cette extension de la ville ont eu leur écho au cœur de ce qui allait dès lors devenir la « vieille ville ». Ainsi la division de la maison en « appartements » – au sens de logements indépendants qu’a aujourd’hui ce terme –, qui s’esquisse à la fin du xviie siècle et est perceptible à la multiplication des cuisines.
7La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des modalités de la construction privée à Marseille aux Temps modernes, depuis les fondations jusqu’à la toiture et aux aménagements intérieurs : rapports entre le commanditaire et les artisans à travers le contrat à prix-fait, déroulement du chantier, techniques et matériaux, pierres, bois et terres cuites, étudiés dans leur variété et leurs provenances.
8L’œuvre de Colette Castrucci constitue un apport de premier plan à la connaissance de Marseille sous l’Ancien Régime. Étudiant ce qui est, avant la Révolution, un quartier recherché, elle peut y détecter de façon privilégiée les évolutions des façons d’habiter. Elle révèle aussi les limites de ses potentialités pour l’élite. Le notable du temps de Louis XIII appréciait peut-être avant tout d’être dans l’immédiate proximité de ses bateaux et de ses entrepôts, de la Loge et de même de sa clientèle politique. Celui du règne de Louis XV a pu être en revanche davantage sensible au bruit, aux odeurs fortes, à la promiscuité des vis-à-vis et à la pénombre des rues étroites. On comprend mieux du moins, à lire ce livre, l’engouement qu’eurent les catégories aisées pour la bastide du terroir, qui leur offrait ce qui manquait de plus en plus au Corps de Ville, l’air, l’arbre, le jardin et même les vastes pièces intérieures. Et aussi le glissement lent des classes dirigeantes vers la « ville nouvelle », dont la conséquence pourrait être dès le xviiie siècle la transformation de certains immeubles du Corps de Ville en biens de rapport et leur partition en appartements.
9L’intérêt de cet ouvrage dépasse fortement le cadre marseillais – qui est celui de la principale ville-port de la France méditerranéenne. Car un autre mérite de son auteur est de comparer ses constats avec des études similaires ou proches qui ont pu être réalisées en d’autres villes, Paris et Toulouse en particulier, et aussi Lyon ou Caen, évidemment Aix, voire des villes italiennes. Colette Castrucci démontre la fécondité du croisement du produit des fouilles archéologique avec les sources d’archives, qui sont plus abondantes et variées pour les Temps modernes que pour les siècles antérieurs. Cette démarche avait surtout été appliquée jusqu’ici à des édifices publics, civils ou religieux. Elle devrait faire école en d’autres sites.
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