Lucifer et sa mesnie dans le Pélerinage de l'âme de Guillaume de Digulleville
p. 507-527
Texte intégral
1Rares sont les pèlerins ayant visité l'Enfer qui revinrent sur terre faire le récit de leur voyage. Pourtant l'imagerie infernale, les tableaux spectaculaires et horribles, les descriptions effrayantes mais bien précises sont multiples. Quelles en sont donc les sources d'information ?
2Symboliquement, un moine bénédictin de l'abbaye de Châalis1, au xive siècle, GUILLAUME de DIGULLEVILLE, fournit des éléments de réponse. Ayant bénéficié, dit-il, en son vivant d'un privilège tout particulier, il eut la vision de ce que seraient son jugement "post mortem", puis son Eternité ; il nous en fait le récit dans le Pèlerinage de l'âme2. Clerc cultivé et expérimenté, - en 1355, il avait soixante ans,- l'auteur met sa science et son talent au service d'un certain didactisme apologétique. Sa doctrine proprement dite n'est pas vraiment originale ; il reprend des idées généralement admises sur l'Enfer, les châtiments des dannés ; il utilise aussi des procédés littéraires traditionnels, ne serait-ce que la présentation générale de son œuvre comme une vision3. Du moins rapporte-t-il cette expérience tout à fait personnelle avec un incontestable ton de conviction et de persuasion.
3Ce qui, bien évidemment, importe davantage ici, c'est que le Pèlerinage de l'âme est une étape intéressante dans l'histoire de la pensée médiévale entre deux ensembles mieux connus : l'Enfer tel qu'il est vu aux xiie et xiiie siècles (et tel que le montrent en particulier les sculptures romanes et gothiques) et l'Enfer tel que le mettent en scène les auteurs des Passions du xve siècle.
4Voici très rapidement le cheminement du pèlerin : à sa mort, son âme est l'objet d'une querelle entre son ange gardien et Satan. Accompagnée de ces deux psychopompes, elle parvient devant le tribunal céleste où Satan se comporte en avocat général très violent pour le plus grand effroi de l'âme qui ne devra son salut qu'à une intervention de Miséricorde ; elle sera néanmoins condamnée à mille ans de Purgatoire et c'est pendant ce long temps qu'elle aura tout loisir de s'instruire sur les tourments de l'Enfer : son ange gardien qui ne la quitte pas, lui fournit toutes les explications souhaitables. A l'issue de cette visite, partielle d'ailleurs4, de l'Enfer, l'âme, après un bref mais instructif retour sur terre, atteint enfin le Paradis.
5N.B. : Les citations sont délibérément longues et multiples parce qu'il est peu aisé de consulter le texte complet des œuvres de Guillaume de DIGULLEVILLE.
Le CADRE
6Dans la première partie de son pèlerinage donc, l'âme côtoie l'Enfer qui, géographiquement si l'on peut dire, n'est pas aisé à atteindre : il est la dernière et la plus profonde des contrées de l'Au-delà5, divisé de plus en deux domaines : celui que l'âme verra et, au plus profond, la grande fosse, l'"abisme" où sont jetés dans des souffrances indicibles Juifs, paiens, mécréants, persécuteurs, tyrans et grands pécheurs6.
Si son âme est pourtant censée être au Purgatoire,
Ou tous tourmens ne sont que fleurs
Aus tourmens d'enfer comparés
Qui jamais ne seront finés.
(v.5198-5200)
7Guillaume de Digulleville ne s'attarde guère à le décrire. Il réserve sa prolixité à la peinture de l'Enfer, lieu de l'éternité de la souffrance, où neus ne nous attarderons, quant à nous, que le temps de nous faire une idée du cadre de vie du diable et de ses suppôts.
8Ce qui saisit évidemment le visiteur, c'est la chaleur, le feu dans ce lieu que Satan appelle "nostre chaut manoir"7 et où les damnés sont répartis en catégories correspondant aux sept péchés capitaux. C'est ainsi, par exemple, que les paresseux sont attachés à une roue en mouvement de sorte qu'à chaque tour ils heurtent un pilier, choc qui les réveille sans cesse8, ou que les disciples de Convoitise et les usuriers ont la gorge fendue pour que Satan les gave d'airain fondu9, tandis que les coléreux-, attachés en fagots, sont jetés au feu10. Beaucoup sont pendus : les envieux par les yeux parce qu'ils ne pouvaient avoir le regard droit11, les traîtres et les flatteurs par leur double langue12, signe de leur duplicité. Tel est le sort de Judas.
Les SATHANAS
9Entretenir tous les feux, maintenir en mouvement tous les instruments de torture exige une abondante main-d'œuvre et Guillaume de Digulleville indique qu'il y a un ordre entier d'anges déchus, c'est-à-dire 6 666 légions de 6 666 esprits chacune13.
10De fait, en rôdant autour de l'Enfer l'on ressent une impression immédiate de foisonnement, d'activité fébrile : les Sathanas, armés de fourches, de crocs, de maillets, de bâtons, torturent à l'envi :
Les Sathanas a grans troupiaus
Par mi se monstrent moult isniaus
Les uns pour le feu ont soufflés, 4415
Aucuns fourches, aucuns crochés.
Les uns uont, les autres viennent.
Pou en y a qui reviengnent
Qui n'atrahine aucun pecheur.
(V.4413-4419)
Par tout couroient Sathanas
Tous jours nouviaus aportoient
Et tous ou feu les getoient.
(V.5460-5462)14
11Vient à leur aide un personnage assez curieux, appelé "le bourreau" que l'on voit de son côté raviver les tourments, insulter les damnés, déployer une énergie toute particulière auprès des pendus15.
12Apparaissent enfin, pour parfaire le réalisme cruel de l'Enfer tel que l'imagine Guillaume de Diqulleville, des loups déchirant les entrailles de malheureux16, des crapauds, des couleuvres, de la vermine torturant les luxurieux dans une fosse incandescente17.
13L'essentiel de l'activité incessante des Sathanas s'applique bien à fournir l'Enfer en nouvelles âmes de damnés. A deux reprises, le pèlerin voit passer leur cortège bizarre qui marche au son d'instruments populaires, sans doute en signe de grossière dérision.
Et adonc vint une flote
De ceux a la noire cote
Oui fleutant et tabourant vindrent mout joyeux au devant.
(v.2883-2886)
14Leur aspect est proprement monstrueux.
Or dirai quiex gens c'estoient 2905
Et quiex figures avoient
Li uns si estoient cornus,
Les autres com sengliers dentus,
Aus autres les yeux sailloient
Dont les prunelles issoient. 2910
Aucuns grans ongles et crochus
Avoient et les dois tortus ;
Pluseurs avaient ventres gros
Et pluseurs tous pourris les dos
Si que leurs bouyaus issoient 2915
Et a terre jus chaoient.
Li autre avoient piés moussus
Et Lïés com fussent rompus,
Et que plus laide chose estoit,
Moult pou de nombre en y avoit 2920
Qui n'eussent toutes ou pluseurs
Les dites ou autres laideurs.
Ord e chose et orrible estoit.
(v.2905-2923)
15Il est clair que Guillaume de Digulleville veut insister sur leur apparence vulgaire ; au moment du jugement des âmes, les diables ont des réactions spontanées d'indiscipline et ils interpellent saint Michel sans retenue pour conserver leur proie :
"D'autre part, c'est.i. grant despit
Que maintenant sont de la tuit
Et sont du prevost escoutés. 375
Nous, ci arriere tous boutés,
Crions harou, on nous fait tort.
Crions si haut que, ss on dort,
N'i ait cil qui ne s'esveille
Et ne nous tourne l'oreille 380
Pour nos querelles escouter.
(v.373-381)
16Leur fureur collective, stupide et incohérente, se montre bien encore lorsqu'ils constatent due des grâces allègent les peines des âmes du Purgatoire (pourtant hors de leur domaine strict). Ils se vengent alors absurdement sur les damnés :
Sathanes et sa mesnie
Estoient en dessverie, 3460
A,i. coin du feu fuioient
Et La endroit rechignoient
A si grant murmuracion
Que tous en oioient le son
De quoi nulle rien n'entendi 3465
Fors que Sathan disoit ainsi :
…
"Alons si nous vengeons tresbien.
De tous les nos ou ne puet rien
Ceste messagiere faire ! 3475
Puis nous pourrons ci retraire
Pour veoir si a gaaigner
y trouuerons au derrenier."
(v.3459-3466, 3473-3478)
17En définitive, ils ont des attitudes de petites gens, humiliés de n'être point pris en considération par autrui :
Et grief estoit aus 5athanas
Que tant les failloit demourer
Et tost s'en vousissent aler. 350
Mon Sathan et li autre tous
Faisoient semblant de courrous
Et ensemble murmuroient
Et tex parlemens tenoient :
"Bien soumes en l'ombre tenus 355
Et pou prisiés et pou cremus.
Bien avons tres mauvais voisins
En ces gardes de pelerins.
Tousjours serons ainsi chetis
Sens jamais avoir los ne pris." 360
(v.348-360)
18Dans ces légions de Sathanas, foule assez indistincte, et conforme à la tradition, les individualités ne percent guère.
SATAN
19L'une d'elles cependant appelée "Sathanas" (et non plus "un Sathanas").joue un rôle essentiel. Cet être est comme le symétrique de l'ange gardien du pèlerin. Guillaume de Digulleville dit même à un moment : "mon Sathan" pour le désigner18, et il le qualifie de "beste". Son rôle privilégié est de disputer à l'ange gardien l'âme du mort19 puis d'aller plaider pour l'obtenir devant le tribunal divin que préside saint Michel :
"Tort me fais, ce dist la beste,
Et bien te di, n'ai pas feste
D'aler devant vostre Michiel
Qui me fist trebuchier du ciel
Et toutevoies je irai,
Car bonne cause et justë ai."
(v.181-186)
20Sa plaidoierie, relativement solide, est prononcée avec vigueur et conviction20, corroborée, au grand dam de la malheureuse âme, par les témoignages fort sévères de Synderesis21, Justice22, Raison23, Vérité24, qui, toutes, accablent le pèlerin. Justice va jusqu'à disculper Satan en faisant porter tout le poids de la responsabilité sur le pèlerin25.
21Devant ces appuis inespérés, Satan se taît et se contente d'enregistrer les interventions des divers témoins ; il se fait le greffier, le tabellion comme dit le texte, du tribunal :
"Forclos don ques Je ne suis pas
Que je ne te puisse accuser 1355
Et tes maux en appert monstrer.
Mes pour ce que ne sçai pas tant
Com Synderesis, la vaillant,
Je li lais toute l'accion.
Tant seulement tabellion 1360
Vueil estre de ce que dira Et de ce que proposera."
Le Sathanas de bout en bout 1385
En .i. grant papier escrit tout.
Aussi tost com celle parloit,
Tout aussi tost il escrisoit.
(v.1351-1362, 1385-1388)
22Et très légitimement il peut conclure en exigeant l'âme du défunt, et ce d'autant plus facilement que ne se présente aucun avocat de la défense :
Adont s'escria Sathan :
"Enhan Michiel, enhan, enhan,
Or ne pues tu dissimuler
Que ne le me doies livrer ;
Si te pris que par jugement 1905
Le me livres sens targement ! Trop longuement ai actendu,
Mes asses tost sera rendu. Tormens en ara doublement
Sens finir pardurablement." 1910
(v.1901-1910)
23Au moment de la pesée de l'âme, il lui suffit de jeter dans la balance les accusationsde Synderesis pour gagner :
mais d'autre part li anemis 2270
Son contrepois tantost geta :
Ce fu tout ce dont m'accusa
Synderesis qu'avoit escript
Si comme par devant est dit.
Onques tabellionnage 2275
Ne me fist si grant domage.
(v.2270-2276)
24Et il remporte l'âme, -en droit du moins,- car une intervention "in extremis" de Miséricorde, porteuse d'une lettre du Christ sauve le pécheur. Satan en est réduit à manifester une vaine colère et à proférer des menaces d'appel du jugement devant Dieu ;
mais pour ce ne souffri pas
Sathan, ains cria en haut : "Las !
Michaut, michaut, n'est pas raison
Que tu me fais, mes traTson. 2600
…
Et saches, se conseil en ai,
De ta sentence appellerai
Com de fausse et de mauvaise,
Non obstant qu'il t'en desplaise,
Devant Dieu, le juge souvrain, 2615
A son grant jugement derrain."
(v. 2597-2600, 2611-2616)
25C'était là incontestablement son morceau de bravoure. Il ne sera plus mentionné que de loin en loin, manifestant quelques sentiments sans nuances : - la colère devant son impuissance à avoir autorité sur l'âme en purgatoire :
Sathan m'i monstroit grant ire,
mais ne m'i povoit pas nuire.
A son valoir dont li pesoit
Et bien le semblant en moustroit.
(v.3093-3096)
26– la joie lorsqu'une âme lui échoit au jugement et la tristesse lorsqu'elle lui échappe :
Moult estoit li Sathan dolent
Quant il vëoit que son talent
N'estoit fait, et grant joie avoit
Quant qui que ce soit li escheoit
Par jugement a partie.
(v. 2631-2635)
27– l'envie en tous temps :
Toute la cure et le souci
Que Sathan a de tourmenter
Les pelerins et eux grever
Est par envie seulement
Car tristes est et moult doulent
Quant on leur a le lieu donné
Dont il a esté hors bouté.
(v. 3492-3498)
28En définitive, Guillaume de Digulleville a su camper avec vigueur son personnage. L'idée était adroite, de privilégier ainsi, dans la foule des diables, l'un d'eux pour lui donner une telle importance. Tout se passe comme si l'auteur, très intensément touché par le drame, avait bénéficié d'une inspiration plus dynamique qu'à l'accoutumée ; à lire ce qu'il dit de Satan, l'on ne peut s'empêcher de penser qu'il a eu réellement peur.
29Pourtant il ne s'est pas écarté vraiment jusqu'à présent de la pensée traditionnelle concernant l'Enfer et ses habitants, même s'il a su frapper par le réalisme de son art. Là où en revanche il semble plus original, c'est en ce qu'il laisse brusquement rentrer dans le rang de sa légion le Sathanas qu'il avait un moment distingué et que l'on aurait pu croire le maître de l'Enfer, ne serait-ce qu'en se rappelant le ton d'autorité avec lequel il s'adressait à l'Archange Michel, ou la joie qu'il éprouvait à peupler son royaume.
LUCIFER
30Le maître de l'Enfer est un personnage beaucoup plus saisissant, dont l'existence a une signification bien plus profonde ; c'est un être triste, voire désespéré. Guillaume de Oiqulleville ne lui consacre guère qu'une centaine de vers, mais ils sont hallucinants : seigneur de l'Enfer26,
31il est en fait sans pouvoir :
… Lucifer
Qui est leur grant maistre en enfer,
Selon que il me fu advis.
Toutevoies de petit pris
Sa grant maistrise me sembloit.
(v.4431-4425)
32Il vit, enchaîné, dans des conditions proprement infernales :
En chaere de feu seoit,
Lié par les piés et tes mains,
Entour le col et par les nains,
De chaënnes de fer tres grans,
Grosses et lourdes et pesans.
(v.4426-4430)
33Puissance enchaînée, puissance asservie, puissance "de petit pris", il est torturé par ses propres sujets, par les Sathanas :
Et grant bufes li donnoient
Et disoient : "Mescheans feusmes
Quant de rien nous te creusmes.
Fi de toi et ta maistrise
A honte doit estre mise."
(v.4500-4504)
34Sa pauvre défense -ou vengeance, comme on voudra,-consiste à torturer de son côté Orgueil, antité-clé de la damnation, allégorie qui signifie la chute des anges maudits, et, de plus, propre fille de Lucifer ; une fille donc qu'il tourmente lui-même27 et qu'il maudit parce qu'elle est responsable de sa chute :
"mes tu, dist il, mal venue 4455
Soies or vielle chanue
Et maudite soit celle heure
Que de toi fis engendreüre
Car point uenu ci ne fusse
S'engendree ne t'eüsse." 4460
(v.4455-4460)
35– une fille aussi qui insulte son père, l'appelant non plus Lucifer, mais Tenebrifer :
"Pere, dist elle, je te di :
Œ toi qui eus nom Lucifer
Jadis et es Tenebrifer 4440
maintenant par droit appellé,
N'est pas merveilles se te hé,
Quant pour uenir ci m'engendras
Et a ce faire te hastas,
Aussi tost com créé tu fus. 4445
Or soies tu li mal uenusl"
(v.4438-4446)
36Ce qui est encore plus poignant et qui place Lucifer au dessus de tous les Sathanas, c'est que lui, et lui seul, éprouve une véritable souffrance morale28. Il est tenaillé par le remords, il aspire à une rédemption impossible. Guillaume de Digulleville a trouvé, pour le signifier, une image d'un réalisme cruel, dont la naïveté n'émousse pas la portée dramatique.
"Bien uoudroie, dist il, ravoir
La grant joie qu'ai perdue
Par toi et que m'as tolue
Par condicion certaine,
Que s'auoie char humaine, 4480
La plus passible qu'on ques fust,
Et de ci.i. pillier meüst
Jucques au ciel de fer ardant,
Plain de rasours a bon taillant
Avec toutes les painnes qu'ai 4485
Et que sens fin tousjours arai
Sens repos et sens cessement,
Jucques au jour du jugement,
Parmi ces rasours trahiné
Fusse nu et retrahiné, 4490
Tout desciré et despecié,
Et qu'eusse par ce marchié
Certaineté de retourner
Ou jamais je ne puis aler."
(v.4474-4494)
37Mais la rédemption de Lucifer est impossible parce que sa damnation a procédé d'un libre-choix, sans qu'il ait subi aucune influence :
La cause est car est enteché
Dë irremissible peché
Ou point il n'a de reençon
Pour ce que, sens suggestion 3520
D'autrui, le fist et ou treshaut,
ui a povoir qui point ne faut,
Pour ces.ii. choses racheté
Ja n'iert ne de tourment geté.
Par li seul Sathan trebucha,
Nullui ne le redrecera.
(v.3513-3524, 3535-3536)
38Lucifer tire lui-même la conclusion qui s'impose, avec une totale lucidité, lorsqu'il dit à Orgueil, parlant des Sathanas :
"Plus me presentent de chetis,
Plus en sui de tourmens afflis.
Et sens faille je le vueil bien
Et nul desir n'ay d'autre rien."
(v.4467-4470)
39Bref, l'Enfer, c'est l'absurde pour l'Eternité.
40Ainsi Guillaume de Digulleville suggère-t-il, par la personnalité de Lucifer, une réflexion beaucoup plus riche qu'il ne pouvait paraître à la première rencontre avec les légions indifférenciées de Sathanas.
41Certes le Pèlerinage de L'âme est un jalon, nous le disions en commençant, qui permet de suivre le développement des représentations infernales ; or, si l'iconographie est assez riche, les descriptions littéraires en langue vulgaire sont plus rares et les visions de notre auteur, si elles ne sont pas entièrement originales, restent saisissantes. Faral en a dit :
"A décrire cette effroyable demeure, le poète a employé les ressources d'une imagination qui se délectait aux scènes d'un réalisme brutal. S'il avait pour lui servir de modèle les déclamations des prédicateurs, volontiers appliqués à agiter l'épouvantail de l'enfer, il était lui-même porté d'instinct vers les tableaux violents auxquels prêtait le sujet ; et il s'est complu à étaler des spectacles d'épouvante, où se mêlent l'horreur pour l'œuvre cruelle des démons et une sorte d'exaltation vengeresse dans l'énumération des forfaits ainsi châtiés."29
42Il est vrai que l'auteur a une imagination débordante, un art de la violence et de l'image percutante ; mais il n'est pas exact, nous semble-t-il, qu'il se soit "délecté, complu, exalté" dans cette violence vengeresse. Ou du moins, ne s'agissait-il alors que d'un plaisir littéraire. En fait, Guillaume de Digulleville est très sérieux et veut faire réfléchir, empêcher ses lecteurs de prendre des-risques sur leur Eternité. Pour cela, il se laisse porter par la tradition et lui insuffle son propre dynamisme et sa propre conviction.
43Mais il dépasse ce simple rôle didactique, et par le personnage de Lucifer que punit Orgueil, sa fille, il se situe à un niveau de réflexion philosophique et d'analyse théologique. Faral parlait
"d'une scène dont il faut accepter l'incohérence : car Lucifer, le propre roi du lieu, est lui-même lié sur son trône par des chaînes dont Orgueil tient l'un des bouts."30
44L'interprétation n'est pas exacte. C'est au contraire la preuve d'une réflexion sérieuse de l'auteur : Lucifer a commis, en toute liberté de choix, une faute d'orgueil ; il eût été choquant que sa chute en ait fait un seigneur satisfait de lui-même et heureux de torturer autrui, donc de continuer à pécher impunément. Guillaume de Digulleville le représente comme lui-même victime de sa faute. La structuration du personnage, à la fois puissance infernale asservie à elle-même et créature punie, produit au contradre un puissant effet persuasif : le plus grand des anges, le plus beau n'est pas préservé des soufframces de la damnation.
45En outre Lucifer incarne le mieux l'idée profonde de la réalité de l'Enfer, qui n'a rien à voir avec cette imagerie de diables grimaçants armés de torches et de fourches. L'Enfer, c'est bien ce qu'éprouve Lucifer : le désir permanent de rejoindre Dieu, la pleine conscience d'en être à jamais séparé et la souffraince proprement insupportable qui en résulte.
46Il est bien tentant enfin d'opérer un rapprochement entre ce Lucifer aux accents poignants,, torturé par le remords et Synderesis qui proférait des accusations si virulentes lors du jugement de l'âme que Sathanas lui-même se délectait à ses paroles. Mettant en parallèle les remords de Satan (il ne peut plus s'agir de repentir ; il est trop tard et les engagements sont irréversibles) avec les reproches de la conscience du pèlerin, tout aussi virulents, l'auteur ne veut-il pas rappeler une théologie du repentir et de la pénitence ? Pour le lecteur qui, lui, est encore sur terre, il n'est pas trop tard, rien n'est encore irréversible. La peur stérilisante de l'Enfer cède alors la place à un repentir, manifestation de la grâce divine, selon une démarche constructive bien conforme à la pédagogie de l'Ange gardien qui introduit enfin l'âme du pèlerin en Paradis.
ooo
Notes de bas de page
1 Châalis, près de Senlis, dans l'actuel département de l'Oise.
2 GUILLAUME de DIGULLEVILLE, le Pèlerinage de l'âme, éd. J.J. Stürzinger, printed for the Roxburghe Club, LONDON, 1895.
3 Tel en est-il aussi par exemple de la dispute entre Satan et l'ange gardien, de la pesée des âmes ou encore des tourments classés selon la liste des péchés capitaux.
4 Lors dist mon ange : « Que dis-tu ?
D'enfer a partie veü.
Se bien sages tu estoies, 5465
Du remanant bien croiroies
Quë il y a asses tourmens
Et asses tourmentés de gens.
Ce ci te doit bien souffire." (v.5463-5469)
5 Les enfers sont en effet comparables à une noix :
Enfer aussi comme nois est
De.iii. couvertures couvert.
Il est le noyel du milieu
Du quel trouver n'est point de gieu.
(v.3692-3696)
L'ange explique que la première écorce correspond aux Limbes où sont dans les ténèbres les enfants non baptisés, la seconde au Purgatoire où se trouve actuellement le pèlerin, la troisième
C'est ou Jhesucrist descendi
Et le lieu ou enfer mordi. (v.3715-3716)
6 « De la fosse dois, dist, savoir
Que d'enfer est.i. grant manoir, 54B0
Cellui qui est dit abisme
Qui tant a gent que la disme
Non pas, la centiesme veO
N'a pas, si com j'ai bien sceü ;
Chaudiere est ainsi nommee 5485
Et puis d'enfer et clamee
Et par aventure autrement
Dont pou me chaut presentement.
Mes savoir dois que la Juïs,
Paiens et mescreans sont mis, 5490
Persecuteurs de l'Esglise,
Tirans et gens d'autre guise
Qui sont mors sens confession…"
(v.5479-5493)
7 v.2898.
8 v.5309-5354.
9 v.5177-5180.
10 v.5271-5288.
11 v.4620-4630.
12 v.4665-4694.
13 Ordre n'y a ou il n'ait mis
Six mil six cens soixante et six
A tout le moins de legions.
Et nulle n'est des legions
Ou il n'ait de tex esperis
Six mil six cens soisante et six 9490
Par quoi bien tost savoir pourras
Quel le nombre est des Sathanas.
Car tel nombre il en chut aval
Qui eüst fait en general
Un ordre et du tout acompli. (v.9485-9495)
Cela fait 44 435 556 Sathanas !
14 Cf. encore :
Mains Sathanas la estoient
Qui entour l'environnoient,
Atout fourches et atout cros,
A mailles et a bastons gros
Et a mains autres instrumens
Dont il leur faisoient tourmens.
(v.5441-5446)
15 v.4594, 5040, 5159.
16 v.5172-5176.
17 v.5411-5420.
18 v.351.
19 v.61-186.
20 Voir par exemple cette vigoureuse image en exorde :
« michaut, michaut, car or m'entent !
Je te dirai tout autrement :
Pas ne souffist l'eaue passer,
Ne soi souffrir dedens laver.
Qui ne se veult net maintenir 595
Ou qui ordement veult gesir,
Bien sçai que par l'eaue passa
Et que dedens on le lava
Mes tantost com cognoissance
ll ot et apercevance, 600
Sa laueüre pou prisa
Et en l'ordure se bouta.
Ce fu la truie lavée
Qui tost refu embouee." (v.591-604)
Ou encore :
« Fi de li, c'est grant ordure ! " (v.624)
21 v.1217-1234. Synderesis, du Grec « συντήρησις. est défini comme remords" par Lacurne de Sainte-Palaye (t. IX, p.528), comme « reproche que nous adresse notre conscience" par Godefroy (t. X, p.734b). Voici encore quelques précisions sur cette notion, apportées par J.B. Drewes : "‘Synderesis'is obviously a term used in medieval psychology and moral and goes back to a passage by Hieronymus, where he translates the Greek term συντήρησις as ‘scintilla conscientiae'. The bastard form ‘sinderesis1 (with -d-) first appears in the beginning of the XIIth century in the writings, of the school'of Anselm of Laon." (…) The synderesis is very highly valued. Hieronymus placed it at the top of the faculties." (J.B. Drewes, Zinderises, Hell's Public Prosecutor, origin, name and function, p. 259, in Neophilologus, LIII, 3, July 1969, p. 257-260). Pour une information plus complète, consulter : D. Odon Lottin, O.S.B., Psychologie et morale aux xiie et xiiie siècles, t. II : problèmes de morale, le partie, chap. IV : Synderèse et conscience aux xiie et xiiie siècles (p.101-349, et plus simplement la « vue d'ensemble" des p.338-349), LOUVAIN, Abbaye de Montcésar et GEMBLOUX, Duculot, 1948.
Guillaume de Digulleville fait un horrible portrait de cette allégorie :
Adont se monstra devant moi
Une vielle qui en recoi 1200
Deles moi s'estoit tenue
Et que pas aperceüe
N'auoie, qui moult hydeuse
Me fu et moult monstrueuse.
Forment elle me rechignoit 1205
Et ses gencives me monstroit,
Car des dens elle n'avoit nuls
Fors que usés et tous rompus.
Quant je l'aperçu et la vi,
Tresgrandement fu esbaï 1210
Mesmement car sens corps estoit
Et sous sa teste rien n'avoit
Fors une queue seulement
Qui sembloit estre proprement
De ver, mais grasse moult estoit 1215
Et bien grant longueur ell'avoit.
(v.1199-1216)
22 v.1490-1590 et 1785-1850.
23 v.1851-1872.
24 v.1873-1900.
25 Les paroles de Justice sont intéressantes car elles montrent bien l'impuissance du Malin en face d'un homme déterminé à lui résister :
« Il dit aussi que deceö
L'a Sathanas et esmeü
Aus maus faire que il a fait 1825
Et que empasché et retrait
L'a de penitance faire,
De quoi miex vausist soi taire ;
Car s'il eust esté fort armé,
De li se fust bien gardé. 1830
Nulle force n'a Sathanas
A cil qui li garde le pas.
Onques par li n'est nul vaincu
Fors qui s'est a li con sentu."(v. 1823-1834)
26 Au moment du jugement de l'âme, Sathanas avait fait une allusion à la person ne de Lucifer : « Et maintenant appellasse,
Se certainnement cuidasse
Que il pleust a Lucifer
Et a son grant conseil d'Enfer." (v.2617-2620)
27 cf. v. 4513 sqq.
28 Le Pèlerinage de l'âme comporte quelques allusions à la souffrance des démons, mais elle n'est exprimée qu'en termes de brûlures. Par exemple, l'ange dit :
« Et ne cuide pas que il soit
Sens tournent, quel que part il soit.
Tousjours est en feu, tousjours art.
Sens ardure n'est nulle part." (v.3513-3516)
29 Edmond Faral, Guillaume de Digulleville, moine de Châalis. Extrait de l'Histoire Littéraire de la France, t.XXXIX, PARIS, Imprimerie Nationale, 1952 (132 p.), p.54.
30 Id. ibid. p.54.
Auteur
Université de Provence (Aix-Marseille I)
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