La présentation du Diable par un encyclopédiste du xiiie siècle : Bartelemi l'Anglais (vers 1250)
p. 473-492
Texte intégral
1Si tout au long du Moyen Age le prestige des savants fut reconnu, leur influence sur leurs contemporains resta relativement restreinte. En effet, pour éclatants qu'aient été certains foyers d'étude, ils restèrent longtemps dispersés et mobiles au gré des circonstances. De même, le rayonnement des maîtres se déplaçait avec eux. Au xiiie siècle, et notamment en France, une certaine stabilisation politique et économique permit une fixation et des centralisations de la vie universitaire1. Rappelons que les premiers privilèges ont été concédés à l'université de Paris par Philippe-Auguste en 1200 et que ces privilèges ont été confirmés en 1215 par le pape Innocent III. Ainsi favorisée par cette stabilité nouvelle, la production des oeuvres de l'esprit, et particulièrement des ouvrages scientifiques de tout ordre, devint plus abondante et leur audience se répandit rapidement.
2Parmi ces ouvrages que nous appelons "scientifiques", une place de choix doit être réservée aux encyclopédies, que l'on peut diviser en deux grands groupes. Viennent d'abord les grandes encyclopédies, dont le volume, le savoir, la subtilité requièrent un public entraîné et déjà muni d'une culture très étendue ; or, même chez les clercs du temps, de tels lecteurs sont peu nombreux. C'est dans cette catégorie que nous classons les importants recueils d'Alexandre de Neckam, d'Albert le Grand ou de Vincent de Beauvais par exemple. Au second groupe appartiennent des travaux de même ordre, c'est-à-dire de vastes résumés des connaissances du temps, mais d'une ambition moins haute, écrits à l'usage des étudiants et de l'ensemble du clergé. Leur caractère général est d'ajouter à une minutieuse compilation des auteurs de l'Antiquité desemprunts nombreux aux grandes encyclopédies. Si dans celles-ci peuvent apparaître des théories nouvelles, parfois très audacieuses, dans les secondes la discussion n'a pas de place, la pensée originale est bannie, l'auteur ne cherche qu'à mettre à la portée du plus grand nombre possible les enseignements conformes à la pensée de l'Eglise.
3Il nous a donc semblé utile, pour montrer comment le diable et les démons étaient présentés par un "enseignant" du xiiie siècle, de faire appel à l'un de ces ouvrages de grande diffusion, le De proprietatibus rerum de Barthélemi-1'Anglais.
4Barthélemi était un Frère Mineur2 né sans doute aux alentours de l'an 1200. Il jouit en son siècle d'une renommée certaine. Fra Salimbene, autre franciscain de grand renom, dit de lui que "magnus clericus fuit et totam Bibliam cursorie Parisius legit."3 Il était en effet "lecteur" de la Bible à Paris lorsqu'en 1230 il fut envoyé en Saxe par le général des Franciscains pour y enseigner la théologie, sans doute -Magdebourg. Sans pouvoir dire s'ils se rencontrèrent, Schönbach4 a montré que le prédicateur allemand Berthold von Regensburg, quand il abordait un sujet scientifique, suivait scrupuleusement Barthélemi. Comme Berthold prêchait à Augsbourg dès 1240, que dans ses trois Rusticanis écrits en 1250 on trouve des passages du De proprietatibus rerum, on peut admettre que celui-ci fut composé entre 1230 et 1250.
5Notre encyclopédie se présente donc comme une compilation destinée à la compréhension des Saintes Ecritures, utile, comme le dit Barthélemi dans son Prologue, "ad intellegenda enigmata scripturarum que sub symbolis et figuris proprietatibus rerum naturalium et artificalium a Spiritu Sancto sunt tradite et velate."5 Cet ouvrage s'inscrit donc tout à fait dans la mission des Franciscains. Son succès fut, nous l'avons dit, considérable et, au siècle suivant, une traduction en est commandée par Charles V à Jean Corbechon, moine augustin, pour sa Bibliothèque. Christine de Pisan range le Livre des propriétés des Choses parmi "les plus notables livres" de la bibliothèque royale, aux côtés de la Bible, de la Cité de Dieu, des oeuvres d'Aristote, de Végèce, de Valère Maxime et de Tite-Live6.
6Nous relèverons tout d'abord les sources de Barthélemi-1'Anglais, puis nous montrerons quel "portrait" du Diable celui-ci trace à travers ses "noms", pour terminer par une brève esquisse de sa "nature" et de son "destin".
Les sources
7Les trois premiers livres du Livre des Proprietés des Choses forment la partie "théologique" de l'encyclopédie : de Dieu (livre I), des propriétés des Anges (livre II), de l'âme (livre III). Seuls les deux derniers chapitres du livre II sont consacrés aux démons :7
ch.XIX : "Des mauvais anges qui sont appeliez deables"
ch. XX : "Cy parle du trebuchement des mauvais anges et quant ilz trebucherent à terre par leur pechié"
8Les sources de Barthélemi-l'Anglais ne sont pas directement les Saintes Ecritures, sauf peut-être l'Apocalypse, mais des commentaires des docteurs et des pères de l'Eglise, à quoi il faut ajouter des interprétations chrétiennes des auteurs de l'Antiquité. Pour l'essentiel en effet, Barthélemi se réfère ici â saint G regoire-le-Grand, né à Rome vers 540 ; il fut le pape Grégoire Ier de 590 à 604, date de sa mort ; il est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages de théologie, notamment d'un commentaire littéral allégorique et moral du Livre de Job, les Moralia in Job, auquel renvoie explicitement Barthélemi à la fin du chapitre XX8. Notre auteur cite ensuite saint Jean Damascène, mort en 749, dont l'oeuvre théologique essentielle fut d'unifier l'ensemble des traditions chrétiennes, et Cassiodore, mort vers 575, sans donner de référence. Vient ensuite Bède, pour un commentaire sur les épîtres de saint Pierre. Nous trouvons encore une référence au commentaire sur le Livre d'Isaïe de saint Jean Chrysostome, père de l'Eglise d'Orient (344-407) et à celui de saint Augustin sur la Genèse. De saint Augustin, B.A. utilise bien sûr la Cité de Dieu et aussi l'Eucheridion. Quant à saint Ambroise (né à Trèves vers 340 et mort archevêque de Milan en 397), qui convertit et baptisa saint Augustin, il est cité pour son commentaire sur l'Evangile de saint Luc.
9En ce qui concerne le Timée de Platon, c'est sans doute par le Chalcidii In Timaeum Commentarium9 qu'il le connaît ; en effet, cet ouvrage de Chalcidius, philosophe néoplatonicien du ive siècle, eut une si grande diffusion au Moyen Age qu'il eclipsa souvent les autres oeuvres du philosophe. Comme dans tout le De proprietatibus rerum enfin, Barthelemi s'appuie sur les Etymologies d'Isidore de Séville (560-636), toujours considéré au xiiie siècle comme le plus grand ouvrage d'érudition.10
10La simple énumération des sources de Barthélemi pour ces deux chapitres sur les démons suffit à montrer qu'il n'a pas fait oeuvre personnelle ; il n'avance aucune tentative d'interprétation personnelle, pas plus d'ailleurs que ne le fera son traducteur. Barthélemi, répétons-le encore une fois, n'est et ne veut être qu'un compilateur. Mais son livre est le reflet de son enseignement, et c'est en cela qu'il est important ici.
Portrait du diable
11Qui sont d'abord ces "mauvais anges qu'on appelle deables" ? C'est la cohorte des anges déchus, avec leur chef Lucifer qui, pour s'être élevé par orgueil contre celui qui l'avait fait, fut précipité au plus bas d'enfer.
12Les anges, dans l'Ancien Testament, sont simplement des "envoyés" ; c'est le Nouveau Testament et surtout l'exégèse chrétienne qui en ont fait les envoyés de Dieu. Ainsi, à côté des anges bienfaisants, apparaissent après la chute de Lucifer, les "Anges de Satan" (saint Jean, saint Mathieu, Apocalypse), c'est-à-dire les puissances révoltées qui sont tombées avec lui. Lucifer, le "porteur de lumière", "selon ce que dist saint Gregoire est ainsy appelle pour ce qu'il estoit plus cler (‘clarior') que les autres, car il estoit couvert et aourné de toutes pierres precieuses (‘lapide precioso ornatus') ". C'est une image de saint Grégoire. Dans la Bible, lumière est surtout employé pour signifier la "révélation de Dieu, les ténèbres signifiant par contraste "le mal, le malheur, le châtiment, la perdition." C'est bien ce que dit saint Grégoire : "Pour ce qu'il s'esleva par orgueil contre celli qui l'avoit fait, il perdy sa beauté et sa clarté (‘lucem et claritatem perdidit') et acquist â bon droit une sentence obscure, par son apostasie et par son pechié" (chap. XIX) ; de même saint Jean Damascène : "Et lui qui de son Createur avoit eté creé en lumiere fut fait tenebres par sa propre voulenté" (chap. XIX).
13Barthélemi passe donc en revue les noms que l'on donne à Lucifer. Le nom, rappelons-le, joue un rôle fondamental dans l'Ancien Testament parce qu'il exprime la réalité profonde de l'être qui le porte. Il n'est jamais un simple placage. Comment le symbolisme de ces noms est-il transmis par la tradition chrétienne à travers Barthélemi ?
14Lucifer est d'abord appelé "deable, qui vault autant â dire comme bas trebuchant (‘diabolus.i. deorsum ruens') car, par son orgueil, il chey du hault en bas et trebucha." (XIX) Barthélemi y voit un mot hébreu, mais c'est bien sûr le diabolos des textes patristiques grecs, celui qui désunit, dénigre, calomnie11. Le mot est bien attesté en français, on le sait, depuis Sainte Eulalie ("diaule"), pour désigner l'esprit du mal.
15"Il est nommé et appellé en Escriptures de pluseurs autres noms par lesquelz son malice est aucunement manifeste. Il est appelle demon, qui vault autant à dire comme sachant." (XIX). Le grec daimon désignait un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, une sorte de génie protecteur qui intervenait de façon favorable ou défavorable dans la destinée des hommes. Ce rôle sera attribué aux anges dans les textes latins chrétiens, et les "mauvais anges" seront les démons, les esprits toujours mauvais que Lucifer ou Dieu lui-même envoie du haut des Cieux pour éprouver, tenter ou punir les hommes. Barthélemi tire des Etymologies de saint Isidore le sens de "sachant (‘sciens') pour la science qu'il a ; car il scet moult de choses à venir." Cette science lui est naturelle "pour cause de la soubtilleté (‘perspicacitatem') de sa nature et de l'experience de longue vie et de l'entendement des Escriptures." (XIX) Mais cette science est toujours utilisée pour faire le mal, et "Platon en son livre que on appelle Thimeus, si l'appelle cathodemon, qui vault autant à dire comme mal sachant (‘per Platonem in Timeo.cathodemon. .i. mala sciens') (XIX).
16Lucifer est encore "appellé Sathan, qui vault autant à dire comme Lucifer adversaire pour ce que, par corrupcion de sa malice, il est contraire et adversaire de Dieu (‘Et dicitur Sathan.i. adversaris...') (XIX) Cette explication qui est empruntée à saint Jean Chrysostome est tout à fait confor me au sens biblique. En effet, satan, en hébreu, signifie "adversaire" au sens général, ou même "accusateur" devant un tribunal12. Dans l'Ancien Testament, le satan est bien le dénonciateur, le calomniateur, et c'est ce que traduit le grec diabolos (cf. saint Jean, 6, 70-71, qui appelle Judas "diable"). Ce sens est encore rendu chez Barthélemi, qui se réfère à saint Isidore, par "terminator" (‘grece dicitur terminator.i. accusator') que Corbechon traduit par "le blasmeur ou le termineux"... "pour ce qu'il accuse en crime la vie des esleuz." (XIX) L'un des sens de "terme" est bien celui de "mauvaises dispositions à l'égard de quelqu'un", qui rejoint celui de "mauvais propos que l'on tient à l'égard de quelqu'un", d'où "diffamation" que Blasphème (AF blasme) a souvent dans les Ecritures (cf. Apocalypse 2.9 : "Je sais... le blasphème de ceux qui se disent Juifs, et ils ne le sont pas, mais une Synagogue du Satan.").
17La signification que donne Barthélemi des noms de Behemoth et Leviathan est tirée sans aucun doute des Moralia in Job de saint Grégoire. Il s'agit cette fois d'une interprétation allégorique. En effet, si Behemoth veut dire boeuf (‘vehemoth bos'), c'est parce qu'il "desire à rongier par les dons de la tentation la vie des cuers espirituels, qui est pu et nette, aussy comme le buef desire à rongier le foin qui est bon et net de sa nature." Or, dans le Livre de Job, Jahvé s'adressant à Job dit ceci :13
"Voici donc Behemoth, que j'ai fait comme toi ;
il se nourrit d'herbe comme le boeuf." (40, 15)
18Le nom de "behemoth", pluriel d'intensité qui signifie "la bête, la bête par excellence, la brute" est ici donné à l'hippopotame, symbole de la force brutale que Dieu maîtrise et que l'homme ne peut domestiquer.
19Lucifer est aussi appelé Leviathan, "qui est à dire adjoustement, pour ce, dist saint Gregoire, qu'il adjouste mal et ne fine de adjouster peine à peine." (XIX) Le texte biblique dit simplement :
"Pêcheras-tu Leviathan avec un hameçon
et lui serreras-tu la langue avec une corde ? " (Job, 40.25)
20Le leviathan figurait parmi les monstres mythologiques que Jahvé était censé avoir vaincus lors de l'organisation du chaos. Ici, c'est le crocodile ; c'est aussi le nom, dans le livre d'Isaïe, de la "couleuvre tortue" que nous retrouverons plus loin.
21Dans l'Apocalypse, en 9.8 (et non au "XVe chappitre" comme le dit Barthélemi), le diable est appelé "en grec Appolion" pour l'hébreu "Abbadon", que les traducteurs modernes de la Bible, comme Barthélemi traduisent par "destructeur" (‘Et dicitur Apollion grece.i. exterminator latine'). (Corbechon : "destruiseur") Cela signifie que le diable vise à détruire les biens des vertus que Dieu a "plantees en sa saincte Eglise ou en la vie devote."
22Au monde animal familier enfin sont empruntés par métaphore quelques noms que Barthélemi donne sans grand commentaire. Il est appelé "dragon et serpent" (‘serpens et draco') "pour cause de sa malice venimeuse (‘per eius virulentam astuciam') " (Apoc, 12), "couleuvre tortue...pour ce que à maniere de couleuvre il se muce et habite couvertement entre nous et l'air chalineux (‘colubra tortuosus per ipsius in isto aere caliginoso latentiam') (Isaïe 27). Cette identification du diable avec le serpent ou le dragon est courante dès l'Ancien Testament :
"En ce jour-là, Yahvé sévira
avec son glaive dur, grand et fort,
contre Leviathan, le serpent fuyard,
contre Leviathan, le serpent tortueux,
et il tuera le dragon qui est dans la mer." (Isaïe, 27.1)
23Le dragon, comme Leviathan ("le crocodile toujours vivant dans la mer ou dans le fleuve") sont deux monstres du chaos originel empruntés à la mythologie du Proche-Orient (Babylone, Canaan), symboles du désordre et du mal. On trouve dans les textes de Ras Chamra (xive siècle avant Jésus-Christ) des termes quasi identiques à ceux du Livre d'Isaïe : "Tu écraseras Leviathan, serpent fuyard, tu consumeras le serpent tortueux, le puissant aux sept têtes." Barthélemi, lui, ne retient que deux propriétés des serpents beaucoup plus familières à l'esprit de ses lecteurs : la morsure venimeuse, l'habitude de se cacher.
24Enfin, si le diable est appelé "le lyon en l'epistre saint Pere (‘leo rugiens') ", c'est "pour cause de sa violence manifeste (‘per eius apertam violentiam') ".
25Dans la littérature et dans le folklore, le diable porte bien d autres noms, est figuré par bien d'autres animaux. Il semble que Barthélemi, toujours soucieux de "briefté", ait choisi ceux qui lui paraissaient le plus propres à expliquer la malfaisance du démon.
26Mais par tous ces "noms", Barthélemi explique aussi la nature et les méthodes d'action, pourrait-on dire, de Lucifer. Le problème de la nature des démons préoccupa les théologiens et les philosophes du xiiie siècle. A cet égard, Barthélemi reste prudent et se tient à l'écart des débats, fidèle à son projet.
27Lucifer, donc, était le plus beau de tous les anges et il n'était pas mauvais par nature. Dieu ne pouvait avoir créé un esprit mauvais. "Le malice qu'il avoit en soi, il ne le reçupt pas de cellui qui le fist." (XIX) C'est par choix volontaire qu'il voulut s'égaler à Dieu, lequel le jeta hors du Ciel avec tous les anges qui l'avaient suivi "par leur vonlenté." Avant leur chute, ces mauvais anges étaient, comme le sont restés les bons, des corps célestes. Mais après leur péché, ils sont devenus des "corps de l'air", doués de force et de vigueur et Dieu les a non pas précipités sur terre, mais il les a comme enfermés "en l'air challigneux"14 où il les détient "par maniere de chartre jusques au jour du jugement" (XIX). Ils n'en sortent que pour venir sur terre, en prenant corps, "quant Dieu le vuelt souffrir pour la vie des hommes exerciter." Bien qu'ils soient tournés vers le mal, leur science surpasse celle des hommes puisqu'ils peuvent connaître ce qui nous est caché et influer soudainement sur le cours des événements : "ce que nature puet faire prolixement et en long temps, les deables pueent faire tantost et soubdainement." (XX)
28Parfois, ils apparaissent aux hommes "en leur forme", d'autres fois "comme un ange de lumière". C'est tout ce que dit Barthélemi de leur apparence physique. Il est plus précis lorsqu'il s'agit de montrer leurs méfaits :
"Et pourtant dit Bede en la glose sus le derrenier chapitre de la derreniere epistre saint Pierre, que l'ennemy tourne entour nous aussy comme celluy qui vuelt assieger un chastel cloz de mur qui espie la plus foible partie pour y entrer. Il offre aux yeux beautez desordonnees pour ce que par sa veue il destruise chasteté. Il tempte les oreilles par les chançons pour amolir la force et la vigueur des Crestiens. Il provoque et esmuet la langue à tençons et à paroles injurieuses. Il active la main à ferir et à prendre vengence. Il promet les honneurs terriennes et enneantist les celestiennes, et là où il ne puet ouvertement decevoir, il se paine de nuire par couverte paour. Il euvre en paix par tricherie ou persecucion contre lequel l'ame doit estre aussi appareillee de resyster comme il est de tempter" (fin chap.XIX).
29Saint Grégoire montre comment le diable agit différemment selon les personnes qu'il a permission de tenter :
"...ceulx qui sont de delié esperit (lire sans doute : ‘de lié esp.') ilz les temptent de luxures ; les tristes, ilz les temptent de discordes, et les povres temptent de desesperacion." (XX)
30Les diables en outre agissent aussi sur les éléments et sont responsables des calamités :
"...ilz travaillent souvent les elemens ensamble et esmeuvent les tempestes en l'air et en la mer, et corrompent les fruis de terre et les gastent, si comme il appert ou livre de l'Apocalipce ou. Ville. chapitre. Et encore feroient ilz plus de mal se les bons anges ne leur ostoient leur malice." (XX)
31Non seulement l'action des diables est limitée par l'intervention des anges, mais elle ne peut s'exercer d'abord que si Dieu leur permet de tenter les hommes, ensuite si ceux-ci cèdent à la tentation :
"...ilz desirent tousjours l'affliction et la peine des personnes justes, mais ilz ne les pueent tempter se ilz n'en ont congié et puissance de Dieu..." (xx)
"Nostre vieil ennemy premierement sy nous amonneste aussi comme en conseillans choses plai sans et non pas appartenans, et aprés il nous trait à sa delectation, et au derrenier, il nous fait consentir. Et quant il a la possession de nous par consentement, adonc il nous atache une voulenté d'une violence et acoustumance à laquelle c'est fort de resister." (XX)
32Enfin, le diable et les démons sont condamnés depuis le moment de leur péché. Ils ne sont pas mortels, mais s'ils font souffrir les humains, ils souffrent perpétuellement eux aussi.
"Et pour ce qu'ilz font tousjours mal portent ilz leurs peynes continuelement avecques eulx en quelconque lieu qu'ilz voient, si comme dist saint Gregoire" (XX)
"De ces mauvais anges dist Damascene que ce que fait la mort entre les hommes, ce fist le trebuchement entre les anges ; car les anges aprez leur trebuchement n'ont point de penitence ne de pardon aussi comme les hommes aprez leur mort n'ont point de vie." (XIX)
33Souffrance perpétuelle, refus du pardon car au jour du jugement, ils comparaîtront en présence de toute la cour céleste (‘celestis curie') pour être voués au feu éternel. L'Homme qu'ils auront tourmenté sans pitié trouvera alors sa vengeance, et c'est bien l'espérance que Barthélémi partage avec saint Grégoire en ce cri qui termine son livre II :
"...au jour du jugement, en la presence de toute la court celestiele, sera amené le vieil ennemy prisonnier ou moyen des aultres. Et adont, avecques tout son corps, c'est à dire avecques tous les mauvais, desquelz il est chief, il sera baillié et condempné ou feu pardurable là où sera tel et si grant regart que oncques sy grant ne fu oy, quant celle cruelle et abhominable beste (‘immanissima belva') sera jugee et monstree devant les yeux des boneurez qui sont esleuz pour le royaume pardurable."
34Cette image de Lucifer et de ses mauvais anges qu'esquisse Barthélemi est celle qui dominera du Moyen Age jusqu'au xviie siècle au moins. Certains esprits, peut-être plus curieux ou plus indépendants, essaieront bien d'analyser plus profondément la nature de l'esprit du mal. C'est ce qu'a fait notamment un contemporain de Barthélemi, le mathématicien et philosophe polonais Vitellio, dont le traité De natura daemonum a fait l'objet récemment, d'une excellente étude d'Eugenia Paschetto, qui renouvelle et complète ceux de l'historien des sciences polonais Birkenmayer15. L'influence de Vitellio s'exerça en France sur Nicolas Oresme qui le cite fréquemment dans ses ouvrages. Plus audacieusement que Barthélemi dont, répétons-le à sa décharge, ce n'est pas le propos, Vitellio, allant au-delà de l'enseignement traditionnel de l'Eglise et reprenant les théories de Platon et des philosophes néo-platoniciens, se pose la question : "Si daemon est, quid est ? In hoc est tota difficultas." L'influence de son ouvrage sur les écrivains français peut faire l'objet d'une autre étude. Notons simplement cette position très scientifique, qui d'ailleurs n'avait pas été totalement ignorée avant lui16 : écartant d'emblée toutes les manifestations terrestres que l'on peut attribuer aux hallucinations chez les phrenetici, les melancholici, les epileptici et les apoplectici, Vitellio examine d'un oeil de mathématicien les apparitions que l'on peut attribuer à des forces surnaturelles. Et s'il admet qu'elles sont l'oeuvre de "démons", il affirme que ceux-ci apparaissent rarement. Il ne nie donc pas leur existence, mais écartant partiellement les arguments de l'Eglise comme ceux de Platon, il veut démontrer rationnellement et scientifiquement quelle peut être leur nature.
35Ainsi, reprenant l'affirmation platonicienne selon laquelle les démons sont "animalia composita ex corpore et anima", il voit en eux des êtres corruptibles comme les hommes qui doivent, comme eux, se reproduire sous peine de l'extinction de l'espèce. Ils sont simplement doués d'une vie plus longue que les hommes. Vitellio est ainsi amené à poser une organisation quadripartite de l'Univers : les bêtes, les hommes, les démons, les intelligences séparées qui seules ne sont pas corporelles ; et dans cette hiérarchie, les hommes sont supérieurs aux animaux dans la même mesure qu'ils sont inférieurs aux démons.
36Nous sommes loin de la compilation orthodoxe de notre Frère Mineur. J'ai simplement voulu montrer par cette rapide allusion au De natura daemonum de Vitellio que le xiiie siècle connaît aussi une recherche scientifique originale.
DES MAUVAIS ANGES QUI SONT APPELLEZ DEABLES (Livre II, chapitre XIX)
37Aussy comme le bon ange est donné à homme pour sa garde et pour son aide, à chacun aussi est le mauvais ange donné pour son exercitacion et pour lui esprouver. Et de ces mauvais esperis le chief si est Lucifer, lequel selon ce que dist saint Gregoire est ainsy appellé pour ce qu'il estoit plus cler que les autres, car il estoit couvert et aourné de toutes pierres precieuses et estoit par dessus tous les anges, et en comparoison des autres, il estoit le plus bel à voir. Pour ce qu'il s'esleva par orgueil contre celli qui l'avoit fait, il perdy sa beauté et sa clarté, et acquist à bon droit une sentence obscure par son apostasie et par son pechié.
38De ces anges mauvais et de leur chief Lucifer, Damascene parle en son premier livre des sentences ou XVIIIe chapitre, si dist ainsi : Des vertus angeliques qui estoient par dessus les autres et ausquelz estoit de Dieu commise la garde de la terre, il y en avoit un appellé Lucifer qui estoit bon, non pas mauvais par nature, car le malice qu'il avoit en soy, il ne reçupt pas de cellui qui le fist. Cest Lucifer, par sa malice, ne pot porter ne soustenir la lumiere et l'onneur que son Createur lui avoit donnee ; ainçois, par election de sa franche voulente, il se tourna de ce qui est selon nature à ce qui est contre nature, et aussi en voulant reveler contre Dieu, il perdy premierement le bien et l'onneur qu'il avoit, et en chey ou mal qu'il n'avoit pas. Et lui qui de son Createur avoit esté cré en lumiere fu fait tenebres par sa propre voulenté. Avecques lui fu hors boutee une grant multitude d'anges qui estoient dessoubz lui ordonnez, qui par leur voulenté furent mal mis en declinant du bien en mal.
39Ces mauvais anges, selon ce que dist Damascene, si n'ont puissance ne vertu contre nulle personne si elle ne leur est ottroyee de Dieu par leur promission et par sa dispensacion. Mais quant Dieux le vuelt souffrir, ilz se transfigurent en quelque ymage que ilz vuelent. Toutes malices et toutes ordes passions si sont en leurs pensees et le nous pueent envoyer par subgection et par temptacion, mais ilz ne nous y puuent contraindre et consentir de faire violence.
40De ces mauvais anges dist encore Damascene que ce que fait la mort entre les hommes, ce fist le trebuchement entre les anges. Car les anges aprez leur trebuchement n'ont point de penitence ne de pardon aussi comme les hommes aprez leur mort n'ont point de vie. Et de ceulx cy dist saint Gregoire que par la grace de Dieu les a si laissiez que ilz sont demourez en leur malice telement que nul bien ilz ne vuelent de bonne voulenté et combien que ilz aient franche volenté, elle est si chargee et si enclinee à mal que elle fui tousjours le bien et eslit le mal sans cesser.
41Et pour ce advint, ce dist Cassidore, que Lucifer convoitoit à embler et ravir la divinité et il perdy sa felicité. Et pourtant qu'il desira indeuement la haultesse qui pas ne lui appertenoit, pour ce justement il trebucha au plus bas d'enfer à celle fin que par droit ordre de justice il soit maintenant au plus bas, pour ce qu'il ne se vuelt justement maintenir ou hault lieu que Dieux lui avoit appareillié.
42Et pour ceste cause est il appeliez Deable, qui vault autant à dire comme "bas trebuchant" : car par son orgueil, il chey du hault en bas et trebucha. Il est nommé et appellé en Escriptures de pluseurs autres noms par lesquelz son malice est aucunement manifeste. Il est appellé Démon, qui vault autant à dire comme "sachant". Et Platon, en son livre que on appelle Thimeus, si l'appelle Cathodemon, qui vault autant à dire comme "mal sachant". Ce nom lui est propre pour la largesse de science qui en lui regne naturelment, car selon que dist Bede et Damascene, il a grant science pour cause de la soubtilleté de sa nature et de experience de longue vie et de l'entendement des Escriptures. A ce propos dist Ysidore ou. XIIe. chapitre du.VIIIe, livre des ethimologies que les Grieux appellent le mauvais ange Demon pour la science qu'il a, car il scet moult de choses à venir avant qu'elles adviengnent et en donnent aucune fois response, et si ont plus de congnoissance des choses que n'ont les hommes, tant pour la soubtilleté de leur engin comme pour leur treslongue vie, tant aussi comme par la revelation que leur font les bons anges du commandement de Dieu.
43Les deables, devant leurs transgressions, si portoient corps celestiaulx et aprez ilz ont la force et la vigueur des corps de l'air. Aprez pechié, ilz cheyrent en l'air challigneux où, par la permission de Dieu, ilz sont habitans et sont là detenus par maniere de chartre jusques au jour du jugement, qu'ilz descendront en enfer sans jamais en issir avecques tous les mauvais anges, desquelz le chief est le deable Lucifer.
44Il est appelé Sathan, qui vault autant à dire comme "Lucifer adversaire", pour ce que par corrupcion de sa malice il est contraire et adversaire de Dieu qui souverainement est bon, aussi comme dist Crisostome ; car, par sa fole hardiesce, il presume plus qu'il ne puet, si comme dist la glose sus le. XVIe. chapitre d'Ysaye. Car, selon ce que dist Crisostonne, il aime mieulx estre que non estre pour soy combattre encontre Dieu, combien il sache bien que sa peine et son tourment en croist.
45Il est aussy appelé Behemoth ou XLe. chapitre du livre Job, et vault autant à dire comme "buef", car il desire à rongier par les dons de sa temptacion la vie des cuers es-pirituelz, qui est pure et nette, aussy comme le buef desire à rongier le foin qui est bon et net de sa nature. Il est aussi appelé Leviatan en ce meïsme chapitre, qui est à dire "adjoustement", pource, dist saint Gregoire, qu'il adjouste mal et ne fine de adjouster peine à peine : car aussi comme son pechié croist tousjours, aussy fait sa peine.
46Il est aussi appelle en grec Appolion, si comme il appert ou .XVe. chapitre de l'Apocalipce, et vault autant à dire en latin comme "destruiseur" : car les biens des vertus que Dieu a plantees en sa saincte Eglise ou en la vie devote, il desire à destruire par sa malice qui tousjours le point et aguilionne.
47Il est aussi communement appelle Deable en ebrieu qui vault autant à dire en latin comme "bas trebuchant" car il ne volt en paix demourer en la haultesse du Ciel et pourtant, il desservi à trebuchier bas en enfer par le fais et par la pesanteur de son orgueil.
48Il est aussy appelle en grec Blasmeur ou le Termineux pource qu'il nous attrait à crime et à pechié, et pource qu'il accuse en crime la vie des esleuz, si comme il est escript ou .XIIe. chapitre de l'Apocalipce, où nous lisons que "celluy qui accusoit nos freres estoit gettés en un feu de souffre." Entre ces noms, sa malice en l'Escripture en moult de manieres nous y est moustré ou .XIIe. chapitre de l'Apocalipce. Il est appelé Dragon et Serpent pour cause de sa malice venimeuse. Il est appellé le Lyon en l'epistre saint Pere ou derrenier chapitre pour cause de sa violence manifeste. Il est appellé Couleuvre tortue ou .XXVe. chapitre de Ysaye le prophete, pource que à maniere de couleuvre il se muce et habite couvertement entre nous et 1'air chalineux.
49Et pource recite saint Augustin ou .IIIe. livre sus Genesis et le maistre des sentences sus l'oppinion Platon, qui dist que les Deables sont bestes de l'air qui par la mort ne sont point destruittes, car en eulx regne principaulment un element qui est plus convenable à souffrir que à ouvrer, et pourtant, il ne puet mourir pour chose qu'il sueffre, ainsy comme dist Platon. A ce propos dist saint Augustin ou .VIIIe, chapitre de la Cité de Dieu que les deables sont bestes passibles quant à leur corage, raisonnables quant à leur nature, pardurables quant à leur duree et que ont corps de air. Cecy dist saint Augustin non pas selon son oppinion, mais en recitant l'oppinion de Platon et des autres, et en voulant monstrer comment ilz cheyrent du lieu souverainement cler et furent boutez en cet air chalineux pour y souffrir leur peine et pour emprendre corps quant Dieu le vuelt souffrir pour la vie des hommes exercitez, et pource l'appelle Ysaye "le Fevre qui souffle les charbons ardans", qui fourme les vaisseaulx en son usage, car par la fournaise de la temptacion la vie de ceulx qui sont fourneaulx de grece si sont esprouvez.
50Par ces noms et moult d'autres le Deable est nommé en l'Escripture, par lesquelz noms sa rage est demonstré et sa malice envenimee. Et pourtant dit Bede en la glose sus le derrenier chapitre de la derreniere epistre saint Pierre, que l'ennemy tourne entour nous aussy comme cellui qui vuelt assieger un chastel cloz de mur qui espie la plus foible partie pour y entrer. Il offre aux yeux beautez desordonnees pour ce que par sa veüe il destruise chasteté. Il tempte les oreilles par les chançons pour amolir la force et la vigueur des Cres-tiens. Il provoque et esmuet la langue à tençons et à paroles injurieuses. Il active la main à ferir et à prendre vengence. Il promet les honneurs terriennes et enneantist les celestiennes, et là où il ne puet couvertement decevoir, il se paine de nuire par couverte paour. Il euvre en paix par tricherie ou persecucion contre lequel l'ame doit estre aussi appareillee de resyster comme il est de tempter.
CY PARLE DU TREBUCHEMENT DES MAUVAIS ANGES ET QUANT ILS TREBUCHERENT A TERRE PAR LEUR PECHIE (chap. XX).
51Les mauvais anges qui se consentirent à la voulenté de Lucifer, qui chey sans recouvrer, furent enclos en la chaline de l'air aussy comme en une chartre et cheyrent de lumiere en tenebres, de science en ignorance, d'amour en hayne, de souveraine felicité en souveraine misere, selon ce que dist saint Gregoire.
52Les deables ont prelacion et seignourie les uns sus les autres, aussi comme dist saint Ambroise en l'Evangille saint Luc. Car combien qu'ilz soient obstinez en mal, toutesfoiz ne sont ils pas du tout despouilliez du vif sens et du cler entendement. Car selon ce que dist Ysaye, les deables scevent moult de choses ou par soubtilleté de nature, ou par experience de long temps, ou par revelacion de bons anges. Et pour ce dist Saint Augustin en son livre qui est appelle Euchedion (ms. 22532 : Eucheridion) que les deables, par l'ag'ùesté de leur engin, si congnoissent les vertus et les natures des choses qui nous sont occultés et mucees, lesquelles ilz semment et espandent par convenables et attrempes mixcions des elements ; et par telle maniere, ilz font aucune foiz des choses soubdaines et merveilleuses. Car ce que nature puet faire prolixement et en long temps, les deables pueent faire tantost et soubdainement les euvres de nature en haste, et de ce vient que les enchanteurs de Pharaon firent soubdainement les serpens et les raines, si comme dist la glose sus le livre de Exode.
53L'entencion des deables si est tousjours en mal et en traveillier les bons. Et pour ce, ilz travaillent souvent les elemens ensamble et esmeuvent les tempestes en l'air et en la mer, et corrompent les fruis de terre et les gastent, si comme il appert ou livre de l'Apocalipce ou .VIIIe, chapitre. Et encore feraient ilz plus de mal se les bons anges ne leur ostoient leur malice. Et pour ce qu'ilz font tous-jours mal portent ils leurs peynes continuelement avecques eulx en quelconque lieu qu'ilz voient, si comme dist saint Gregoire. De ces mauvais anges parle moult saint Gregoire en ses morales et par especial ou .XXXIIe. livre où il dist qu'ilz desirent tousjours l'affliction et la peine des personnes justes, mais ilz ne les pueent tempter se ilz n'en ont congié et puissance de Dieu, et quant ilz ont fait un mal, ilz essaient tousjours de faire l'autre, si comme il appert du diable que Jesucrist bouta hors du corps d'un homme et il demanda congié d'entrer dedans les pourceaulx. Car quant ilz ne pueent traveillier les hommes par leur malice, ilz desirent à faire mal aux bestes mues qui sont en seurté d'omme.
54Derechief ou .XIIIIe. livre des Morales dist saint Gregoire que les deables appareillent divers las de diverses temptacions à diverses personnes selon ce qu'ilz sont de diverses complexions. Car ceulx qui sont de delié esperit, ilz les temptent de luxures ; les tristes, ilz les temptent de discorde, et les povres temptent de desesperacion.
55Et ou .XVIIIe. livre dist saint Gregoire : "Nostre vieil ennemy premierement sy nous amonneste aussi comme en conseillans choses plaisans et non pas appartenans, et aprez il nous trait à sa delectacion et au derrenier, il nous fait consentir. Et quant il a la possession de nous par consentement, adonc il nous atache une voulenté d'une violence et acoustumance à laquelle c'est fort de resister."
56Derechief dist saint Gregoire ou .XXXIIe. livre que le deable ne contraint nullui à pechié, mais il tue par malice de ses faulx consaulx et de mauvaises perseveracions, car la doulceur des choses qu'il met au devant si encline le cuer à ce qui lui est nuisable.
57Derechief ou .Ve. livre de saint Gregoire, il dist que le deable se monstre aux sens humains aucune foiz en sa fourme, aussi comme il est, et aucune fois il se monstre comme un ange de lumiere. Et ou .XXXIIIe. livre dist il que en la fin du monde de tant sera le deable plus fervent du mal faire comme il sentira qu'il sera prochain de son jugement et de sa peine. Derechief en ce meïsme lieu dist saint Gregoire que au jour du jugement, en la presence de toute la court celestiele, sera amené le viel ennemy prisonnier ou moyen des aultres. Et adont, avecques tout son corps, c'est à dire avecques tous les mauvais, desquelz il est chief, il sera baillié et condempné ou feu pardurable là où sera tel et si grant regart que oncques sy grant ne fu oy, quant celle cruelle et abhominable beste sera jugee et monstree devant les yeux des bonneürez qui sont esleüz pour le royaume pardurable.
58Ce petit qui est dit des proprietez des mauvais esperis et de leurs euvres si souffise quant à present pour cause de briefté, et qui vouldra savoir les autres euvres et occultes machinacions ou malice de Sathanas, si lise le livre que saint Gregoire fist dessus Job, especialment sus les deux derreniers chapitres qui sont le quarantiesme et le .XLIe.
59(Fin du Livre II, ms. 22533 du Livre des proprietez des choses, traduction par Jean Corbechon (1372à du De proprietatibus rerum de Barthelemi l'Anglais (vers 1250).
DISCUSSION
60J.C. Payen : L'école de Chartres inspire en effet Vitello. Sa démonologie est platonisante, et je crois qu'elle va puiser aux sources arabes et juives (Les Chartrains sont allés en Espagne et ont probablement rencontré des penseurs musulmans ou israélites en contact avec l'héritage néoplatonicien).
Notes de bas de page
1 La victoire de Bouvines, faisant suite à la conquête de la Normandie et à la réduction de l'albigéisme en Languedoc, consacrait la puissance de la royauté française. Cf : La vie parisienne au xiiie siècle, Bibl. de la Sorbonne, Paris, 1974.
2 L'ordre des Franciscains, ordre prêheur qui se donna pour mission d'enseigner la pureté évangélique, et dont la fondation fut accordée à saint François en 1210 par Innocent III, reçut rapidement une règle qui lui permit de rayonner dans toute l'Europe et jusqu'en Syrie avant même la mort de son fondateur. En 1230, la bulle Quo elongati de Grégoire IX fait des Frères Mineurs un "ordo studens", rival de celui des Dominicains, lui aussi de fondation récente.
3 "Cronica fratris Salimbene de Adam, ordinis minorum", in Monumenta Germanica, série in-4°, Scriptores, t.XXXII (1905).
4 SCHONBACH, "Des Bartholomeus Anglicus Beschreibung Deutschlands gegen 1240", in Mitteilungen des Institutes…/… für Oesterreichische Geschichtsforschung, t.XXVII, (1906), p.54 à 90.
5 Les citations en latin sont empruntées au ms. La.16098 de la Bibliothèque Nationale de Paris.
6 Ch. de PISAN, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, Paris, 1907, Vol. I, p.92 et note 1.
7 Les citations en français sont empruntées au ms. Fr. 22533 de la B.N de Paris.
8 Sancti Greg…Milleloquium Morale, ed. Jacobus Homey, Lyon ed. nova 1683.
9 CHALCIDII In Timaeum Commentarium, éd. Wroebel, Leipzig (1876). Les chapitres CXXVII à CXXXVI sont tout entiers consacrés aux démons.
10 ISIDORE de Séville, Etymologies ou Origines, éd. Lindsay, Oxford, 1911. Barthélemi utilise, comme la plupart de ses confrères à l'époque, les étymologies fournies par saint Isidore, sans les discuter. Jean Corbechon, en 1372, les traduira scrupuleusement, malgré l'invraisemblance du plus grand nombre d'entre elles.
11 La racine contient bien l'idée de jeter.
12 Cf. Vocabulaire biblique, éd. Rencontre, Lausanne, 1970.
13 Les citations bibliques que contient cette étude sont faites à partir du texte français et des notes établis par le Chanoine Emile OSTY : La Bible, Lausanne, 1970-1973, 22 vol Elles concordent avec la Bible de Jérusalem. L'édition du Chanoine Osty est accompagnée d'une très riche illustration.
14 Partie des Cieux, entre les couches supérieures où se tiennent Dieu et les anges, et la terre, (où les diables peuvent se rendre facilement). Lat. caliginosus : obscurus, caligine tectus. Cicéron, Tusc. l9 : "Coelum humidum et caliginosum est propter exhalationes terrae" (Cité par Forcellini, Totius Latinitatis Lexicon, 1861). Le substantif chaline est bien représenté en Ancien français (Perceval) où il est synonyme de chaleur. Il est resté dans certains parlers de-Normandie (Pays de Bray= chaleur étouffante, air lourd qui précède l'orage) et du Poitou notamment (= orage ou nuages noirs qui annoncent l'approche de l'orage), Godefroy.
15 E.PASCHETTO, "Il De natura daemonum di Witelo", in Atti dell'Accademia delle Scienze di Torino, 109, 11.(1975) p.231-271
16 Cf. le Canon Episcopi du ixe siècle : "Le sabat n'est qu'une illusion, un rêve, une fantasmagorie… Alors que c'est l'esprit et lui seul qui est victime de ces illusions, l'apostat s'imagine que cela se passe dans son corps… Qui donc, lorsqu'il rêve, n'est pas l'objet d'illusions trompeuses ?… "
Auteur
E.N.S. de Saint-Cloud
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