Le diable dans les légendiers français du xiiie siècle
p. 427-442
Texte intégral
"Li dieu des païens sont dyable"
(Ste.Foi)1
1Il s'était formé, un peu avant le milieu du 13ème - siècle, les premiers vastes recueils de légendes hagiographiques en prose française2. Celles-ci, qui s'y trouvaient plus ou moins classées suivant un ordre méthodique, étaient pour la plupart des traductions des Actes apocryphes d'apôtres et des Passions de martyrs et de vierges qui, composés ou remaniés entre le 4ème et le 9ème siècle, constituaient le fonds commun des grands passionnaires latins3. C'est dire que ces légendiers français vulgarisaient ce que l'hagiographie avait produit de plus médiocre. Légende après légende, on a l'impression de lire toujours le même récit : l'apôtre dans un pays hostile, ou le chrétien à une époque d'intense persécution, se signale à l'attention du roi, de l'empereur ou du prévôt, qui le fait aussitôt comparaître. Suit un interrogatoire, au cours duquel il confesse sa foi, vante les mérites de Dieu, et démontre la vanité des idoles, auxquelles il refuse de sacrifier. Il est alors soumis à d'effroyables supplices, dont il sort chaque fois miraculeusement vainqueur, pour recevoir enfin la palme du martyre.
2Mais le champion de Dieu ne combat pas tant contre les païens que contre un ennemi autrement plus redoutable qu'il s'agit de terrasser : la puissance des ténèbres. Lorsque Ste. Marguerite, des profondeurs de la chartre obscure où elle a été jetée entre deux séances de torture, prie Dieu de lui montrer son véritable adversaire, c'est le diable qui lui apparaît.
3De fait, le diable joue un rôle considérable dans nos légendes. Il est, avec le saint, le véritable protagoniste de l'action : c'est lui qui fomente la persécution, qui fait parler les idoles et dénonce les chrétiens, qui aveugle les païens et fait "desver"les bourreaux dans leur acharnement meurtrier ; c'est lui aussi qui s'enfuit en hurlant quand le saint ressuscite un mort, exorcise un possédé ou brise les idoles ; c'est lui enfin qui fait mourir dans d'atroces souffrances les païens trop endurcis pour s'être convertis. En outre, le saint ne se contente pas de s'écrier : "Tuit li dieu des Sarrazins sont deables !"4. Encore s'efforce-t-il, en de longs discours, de le prouver.
4Aussi, le trait constant de nos légendes est-il l'identification du diable et des divinités païennes. Il nous a paru intéressant d'en étudier les différents aspects.
5L'apparition du paganisme est nettement palacée dans la perspective du péché originel. D'abord, "par ceste victoire que li deaublez out sor home, fu il si essauciez sor l'umaine lignie qu'il menai tout le monde a maul"5, l'ange déchu n'ayant eu dès lors de cesse, comme le précise un traducteur, "de metre les bons en envie et en orgueil"6. Survint le déluge, qui ne fut d'aucun effet, bien au contraire, car "quant l'umeine lignie fu derechief creüe et mutepliee sor terre, si mistrent Deu en obli et a nonchalor, et devindrent ancore plus mauvais que li autre devant n'avoient esté"7.
6Toute l'histoire du peuple Juif le prouve à l'évidence. Le diable lui-même avoue à Ste. Julienne que les évènements les plus tragiques dont la Bible nous a conservé le souvenir seraient son oeuvre :
"Je sui prince des anemis, qui sui mout liez des mauls que les gens font. Je hé toute pais, et aime luxure et homicide. Je sui cil qui fist Adanz et Eve pechier en paradiz. Je fiz a Caÿn occirre Abel. Je sui cil qui destruit toute la richesce Job, et qui fiz le peuple Israël aourer les ydes. Je fiz Ysaÿe le prophete trenchier a une sie si comme fust. Je fiz a Judas trahir Jhesu Crist, puis fiz que il se pendi. Je fiz Dieu ferir de la lance ou costé. Je fiz les Innocens decoler, et saint Jehan et saint Pol et saint Pare martyrier. Touz ces maulz et assez d'autres fiz et ai faiz entre moi et mes freres".8
7C'est que "encore regnoit li deaubles por le pechié de premerein home, qui tout conmunement menoit en enfer ausi bien les bons conme les mauvés".9
8Et encore les Juifs avaient-ils gardé des rapports privilégiés avec Dieu. Pour ce qui est des autres peuples, ils "s'abandonnerent a si grant ignorance"10 qu'ils s'adonnèrent aux différentes formes de paganisme. Deux d'entre elles sont constamment évoquées dans nos légendes : le culte des idoles et celui des dieux de la mythologie.
9Le culte des idoles serait né de la seule méconnaissance de Dieu.
"Les ydoles furent premierement commancié a aorer par le monde par l'ignorance des hommes".11
10C'était en quelque sorte une tentative, désespérée et maladroite, pour retrouver Dieu. Les Grecs n'avaient-ils pas dressé un autel "au dieu neant conneü"12, comme s'ils avaient pressenti la venue du Christ ?
11Mais "li venimeus deales, qui onques en homes destruire ne se peut sooler"13, entreprit la récupération de ce culte pour l'exploiter à son profit. Dans un premier temps, il investit les idoles que l'homme s'était comme spontanément fabriquées. Quand S. Longin eut débusqué les diables des idoles à l'intérieur desquelles ils se dissimulaient, il leur demanda :
"- Pour quele achoison habitez vos dedenz les ydoles et dedenz les ymages ?"
Li deable li respondirent : "- Nos trovons ymages de pierres es leus et es citez ou li nons de Jhesu n'est mie apelez, et si est nostre habitacions et nostre demorance."14
12C'est qu'il y avait là un premier avantage. L'"ange d'orgueil"respirait pour ainsi dire l'encens destiné aux dieux, ce qui devait chatouiller agréablement à la fois ses narines et son amour propre, et satisfaire son désir de puissance. S. Vincent déclare :
"Icil serpenz qui out envie du premier home qui en paradis fu mis(...), si est cil meïsmes que vos aorez et a cui vos fetes sacrefices devant les vainnes figures, ce est devant les ydoles et devant les fausses ymages."15
13De même, dans la Passion des apôtres Simon et Jude, il est expressément dit que le diable se dissimule dans les idoles pour que les hommes "soient souzmis a sa poesté et a sa seignorie, et qu'il ne puissent autrui servir que lui."16
14Le second avantage, c'est que l'"ange d'envie"allait pouvoir assouvir encore longtemps sa jalousie envers l'homme, en entraînant celui-ci dans sa propre damnation. S. Paul le dit très clairement :
"Esgardez que ces vaines ymages ne sont mie diex, ainçois sont oevres que home ont faites, et en ces faitures li dyable sont repost, et cil dyable couvoitent tous jors la dampnacion de l'umaine lignie, et si hastent les homes de mener a perdicion pour ce qu'il les vuelent avoir a conpaignons en enfer."17
15Car il suffisait, pour que l'homme soit éternellement damné, qu'il ne cessât jamais d'ignorer son Créateur. S. Paul encore le rappelle :
"Cil qui refusera a croire en Lui, Il le fera compaignon et parçonnier aus dyables el torment et en l'ardour dou pardurable feu d'enfer ; et li feus qui venir doit au jour dou Juise (...) menra celui home qui refusera Dieu a croire en pardurable feu d'enfer."18
16Voyez encore les reproches qu'adresse S. Jean l'Evangéliste à un jeune homme qu'il vient de ressusciter :
"Tu ne conneüs ton Creator, ne ne conneüs le Sauveor des genz. Tu ne conneûs le vrai ami, c'est li vrais Diex, et pour ce as tu conquis le felon anemi, ce est li dyables, par ta desconnoissance."19
17Le diable avait la tâche facile. Comme on l'explique dans la Passion de S. Barthélémy :
"Cil dou pays ne creoient point el vrai Oieu, ne n'en savoient adont nule rien, si convenoit que il fussent degabé par faus diex, car bien sachiez que li dyable degabent ceus qui ne croient en Dieu."20
18Le diable s'arrangea donc, dans un second temps, pour que les païens eussent une telle confiance en leurs idoles qu'ils n'eussent l'audace ni même l'idée de jamais s'en détourner. Et ce, en donnant aux "vaines images"un semblant de vie. Les dieux se mirent alors à rendre leurs augures. Voyez S. Apollinaire :
"En la premiere cité ou il entra avoit une ymage que cilz dou païs aouroient. Et molt i creoient et l'amoient pource qu'elle lor donnoit respons (...) Li diables ens estoit."21
19Les dieux se mirent aussi à guérir les malades. Le stratagème était plus élaboré. Il s'agissait d'abord de faire croire aux païens que leurs idoles avaient le pouvoir de les guérir. Voici comment, d'après l'apôtre Barthélémy :
"Or entent par quel art et par quel engin li dyables qui le premier home deçut (...) garist ceus qui gisent malades el temple. Par sa mauvaise poesté a il seur les une menor puissance et sor les autres greignor. Sor ceus qui plus pechent, li dyables les fait devenir malades par son art, et si les semont porce que il croient les ymages en quoi il abite, qui sont de metal et de pierre. Et tantost com il les souploient et aorent, il ne les grieve plus de l'enfermeté qu'il lor a donnee, et pource les croient il plus fermement et cuident que ce soit par lor grant poesté."22
20Alors le diable avait toute puissance sur l'âme, comme il l'explique lui-même à l'apôtre :
"Li dyables, qui est nostre princes et nostre maistres (...) il nous envoie as fames et as homes pour ce que nous les bleçons es chars, car es ames n'avons nous puissance se il ne nous aorent et font sacrefices. Et si tost com il ont sacrefié a nous por les santez des cors (...), adonc conmençons nous a avoir poesté seur leur ames."23
21C'était donc à dénoncer cette vaste supercherie que devait s'attacher le saint. Parfois, le diable se trahissait lui-même. Dans la Passion de S. Philippe, l'apôtre est traîné devant la statue d'un dieu scythe pour y sacrifier. C'est alors qu'un serpent, "granz et hideus"24, jaillit de dessous le piédestal pour frapper à mort le fils du grand-prêtre, puis deux chefs païens, et asphyxier de son souffle empoisonné le peuple qui s'était amassé à l'intérieur du temple. Ce fut là, aux yeux des païens, la preuve tangible que les idoles "ne sont mie dieu, mes diables"25
22C'est là, aussi, la parfaite traduction allégorique de ce que par exemple S. Christophe s'évertuait à expliquer au cruel roi Dagnus :
"O ! tu, rois Dagnus, tu as non de quoi tu es a droit nonmez, car il vient de "dampnement". Et bien est resons et droiz que la mort aeure les mortiex ymages, et tu as droit non de mort, et si sers et veuls que l'en serve aus mortes choses. Et tu resembles ton premier pere le deable, qui premiers fu aversaires encontre vie, et si s'esleesça de ceus qui aloient a mort et a perdicion. Cil vos fet aorer et honorer voz dex et les fausses ymages qui sont d'or ou d'argent ou de fust fetes (...) Et tu ne doiz mie cuidier que cil soient seignor du ciel et de la terre, mes dampné es pardurables tormenz, et tuit cil avec euls qui les croient et aeurent. Et cil seront dampné de pardurable mort qui les aeurent et qui cuident que ce soient dieu."26
23Mais le plus souvent les paroles, si percutantes fussent-elles, n'étaient d'aucun effet sur les païens, trop "avugle des iels dou cuer".27 La méthode devait être radicale. Le saint passait aux actes : il abattait l'idole. Alors, le diable qui s'y tapissait s'enfuyait en hurlant, offrant au regard horrifié des païens l'être immonde que les dorures leur avaient masqué :
"Un grant home noir plus que nule creature, si a-voit le viaire molt agu et longue barbe, et les cheveus lons tres qu'es piez, et les iex aussi fais et aussi ardanz conme uns fers chaus quant on le trait fors de la fornaise, et si issoit de sa bouche fumee et estenceles toutes ardanz de feu, et de ses narilles issoit flambe bloe qui molt estoit laide et hideuse, et si avoit eles toutes espineuses et molt orribles."28
24Nos apôtres et martyrs ne sont pas tendres non plus avec les dieux de la mythologie. S. Sébastien ne mâche pas ses mots quand il refuse de sacrifier à "Venerem le putain, Jovem l'avoutire, Mercurium le dechevant, Saturnum qui ochist ses enfans"29. Et bien d'autres s'appuient sur les "auctors", les "mestres"et les "livres"mêmes des païens30 pour s'étonner qu'on ait pu en faire des dieux. "Molt me merveil - ironise S. Pancrace - que tu n'as honte de tex dex croire et aorer. Car se li uns de tes sergans estoit autex conme li mieldres d'iax fu, tu le conmanderoies a ocirre ne jamais veoir ne le vourroies."31 Ce qu'ils s'efforcent surtout de montrer, c'est comment le culte des dieux fait indirectement le jeu du diable.
25D'abord, les dieux de la mythologie auraient été de simples mortels, rendus célèbres par leurs turpitudes, et qu'on aurait divinisés.
"Li autre firent ymaiges de mauvaix homes et de mauvaises fammes, et les apelerent dex et deesses, des quex meismes il savoient bien qu'il avoient esté avoutre et homicide et larron Bt ravisseor, et que li un avoient esté mort de lor mort, et li autre de foudre et de tonoire, et li autre avoient esté muez en bestes por plus covertement faire lor desleautez."32
26Et, là encore, la cause n'en aurait été que l'ignorance du vrai Dieu. Quand S. Georges demande à un homme qu'il vient de ressusciter quel dieu il adorait, l'autre lui répond :
27"- Apolin ! car je ne savoie riens de Dieu."33 Or, ces hommes divinisés avaient été, toute leur vie, "pleins de touz mauvés vices"34. Les récits mythologiques le prouvent d'abondance, et nos saints ne se font pas faute d'en évoquer les épisodes les plus caractéristiques.
"Saturnus est lor plus granz dex - observe Barlaem, qui poursuit – Et se ge puis prover que lor plus granz dex soit malvais, ne cudiez pas que li autre soient bon. Saturnus out assez enfanz de Rea, sa famme. Il avint qu'il fu hors del sans et meingai ses filz meismes. Puis li coupai Jupiter, ses filz, les menbres de nature, et les gitai en la mer, don li Greu aferment que Venus lor deese fu nee. Puis prist Jupiter Saturnon, son pere, et le liai et l'envoia en un dessert (...) Itex fu lor plus granz dex con vos avez oÿ !
Lour secons dex, ce fu Jupiter, qu'il apelent roy des autres dex, de cui il savent bien qu'il se mua en beste por plus covertemant gesir avoc les fammes et mener ses avouteres."35
28Et S. Crisant ne manque pas de faire remarquer à la très chaste Daire :
"Il fu barons se sereur ; il fu anemis de toute cas-tee."36
"Encore ont li Greu - continue Barlaam - un autre deu qui a non Vulcanus, et fu uns vilains boiteus mont desleauz (...) Et si out.i. deu qui a non Mercurius. Cil fu covoiteus, et lerres, et avers, et an-chantieres (...) Et encore en out il.i. autre qui a non Asclepius, qui fu mires (...) En la fin le feri Jupiter d'un cop de foudre por la fille Daire a cui il voloit gesir, et de cel cop fu morz. Et encore i out il.i. deu qui a non Mars, qui tote sa vie des-pendi en gerroier et embler les bestes et les autres choses del païs, et en la fin le destruit Vulcanus por ce qu'il le trovai gisant avoc Venerem (...) Et si out ancore .i. autre deu qu'en apele Bachus, qui tote sa vie despandi en outraige, nommemant en yvres-ce. Il tenoit tot adés les granz cors et les assemblees par nuit, et si ravissoit les fammes a ses voisins, et en la fin fu occis (...) Et si out.i. deu qui ai non Hercules, oui touz jors estoit hors del sans et yvres."37
"Ercules, - demande S. Crisant - enne ochist il ses voisins ? (...) Apollo, quex dex fu il ? Il fu tous jours luxuriex et plains des encantemens au deale. Tu sés bien qui Juno fu et Venus, que tu apeles dieuesses. Tu sés bien le jugement que Paris fist d'eles, par quoi l'une haï l'autre a tous jours."38
29Nous n'ajouterons pas de pièces supplémentaires à cette imposante galerie des horreurs, tant physiques que morales. Il est bien évident que celle-ci ne pouvait que servir les intérêts du diable. En effet, comme le dit Barlaam, "li home pregnoient essamples es oivres de çaux qu'il apeloient lor dex."39 Or, nous venons de le voir, ces oeuvres sont ce qu'il est coutume d'appeler "les ouvres de la char", à savoir "avoutere, fornication, luxure, haynes, contentions, envie, homicide, et autres choses que ge ne puis ore mie nomer."40 C'est à dire très exactement ce à quoi le diable a toujours voulu pousser l'homme, pour l'"honir de cors et d'ame"41.
"Vostre dieu - déclare S. Longin au prévôt - sont enconbrier de tot bien, et domage de pitié, et dampnement et confondement de virginité, et deliz de gueule et de ventre, et desir d'avarice, et trestornement d'umilité, et duitre et meneor d'orgoill, et pollucions et conchiemenz de pure pensee et d'ame, et porpensement de ledes paroles. Et tele est la doctrine et li enseingnemenz des deables."42
30C'était, dès lors, l'engrenage fatal : l'homme qui, par sa simple méconnaissance de Dieu, s'adonnait aux vices dont ses dieux lui offraient l'exemple, faisait que Dieu, qui ne pouvait souffrir qu'il désobéit à sa Loi, s'éloignait encore davantage de lui, l'abandonnant ainsi à l'emprise totale du diable. L'apôtre André dit très nettement que les dieux païens éprennent aux hommes
"ce dont Dieu se corrouce. Et quant il est corrouciez, il se torne d'euls et si nes ot mie. Et quant il est de ceus tornez, et il ne les a pas ocis, il sont prisonnier au dyable, et tant les escharnissent li dyable qu'il issent des cors coupables et nus, et n'en portent avoec euls fors que lor pechiez."43
31Ainsi, le diable avait la partie belle. Il n'avait qu'à engranger dans son enfer les âmes qui se damnaient d'elles-mêmes, et ce sans avoir jamais eu à intervenir directement, du seul fait que, une fois introduit par lui à l'origine du monde, le mal engendrait nécessairement le mal en une sorte de mouvement perpétuel.
32Il est bien certain que l'image du diable, telle que nous venons de la reconstituer en rassemblant des traits disséminés dans une multitude de textes, n'est pas nouvelle. Elle est conforme à la très ancienne tradition apologétique ; et pour cause, puisque celle-ci était contemporaine des Actes apocryphes des apôtres et des premières Passions romaines, qui s'en étaient du reste largement inspiré44. La nouveauté réside dans le fait que cette image, jusqu'alors connue des seuls clercs qui pouvaient avoir accès aux textes latins, surgit soudain, un peu avant 1250, dans la culture des laïcs, dont elle ne cessa plus, dès lors, de faire partie, entretenue aux siècles suivants par les diverses traductions des légendiers liturgiques, de la trop fameuse Legenda Aurea entre autres.
33On pourrait objecter qu'au xième, et surtout au xiième siècle, les Vies de saints, alors écrites en vers, étaient déjà fort nombreuses. Sans doute. Mais les originaux latins de ces Vies n'étaient d'abord pas de ceux qui identifiaient le plus nettement le diable et les dieux païens ; en particulier, aucun Acte d'apôtre n'avait donné lieu à une Vie rimée. D'autre part, les longs discours contenus dans certaines Passions latines, et où cette identification se trouvait systématisée, étaient éliminés par les poètes, qui préféraient s'en tenir au seul aspect narratif. Enfin - et surtout - dans la mesure où nous-mêmes n'avons pu dégager cette image du diable qu'en exploitant une masse considérable de textes, il est bien certain qu'il fallait qu'il se constituât d'immenses légendiers pour que cette image finît par s'imposer, plus ou moins consciemment, dans l'esprit du lecteur.
34Dès lors, on peut tenir pour certain que les oeuvres allégoriques qui, à partir du xiiième siècle justement - comme le célèbre Tournoiement Antechrist de Huon de Méry par exemple - faisaient marcher les dieux païens à la tête de l'armée des vices, et qui en faisaient aussi des espèces de diables45, ne devaient surprendre personne. Non seulement ces allégories n'avaient rien d'original, mais nos légendiers mêmes avaient contribué largement à leur banalisation.
DISCUSSION
35Réponses de J.P. Perrot à :
36F. Lecoy qui fait remarquer qua la critique des dieux païens adonnés à tous les vices est magistralement exposée dans la Cité de Dieu de saint Augustin, et donc qu'elle était partout connue :
37Il est bien certain que, pour les clercs, nourris de la lecture de saint Augustin, nos légendes n'avaient rien à leur apprendre. Mais il n'en était pas de même pour les laïcs. Peut-être la prédication avait-elle déjà vulgarisé dans une certaine mesure cette image des dieux païens diabolisés. Mais, si tel est le cas, nos légendiers ont pour le moins contribué à sa systématisation vers le milieu du xiii° siècle.
38P. Jonin qui fait un rapprochement entre les Vies de saints et les Vies des Pères du désert :
39Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on retrouve quantité de traits communs dans les Vies des Pères et dans les Passions d'apôtres et de martyrs. Certaines d'entre elles sont en effet dérivées de récits dont on situe l'origine dans les milieux monastiques égyptiens, ceux-là même à qui l'on doit les Vies des Pères. Par la suite, les hagiographes du haut Moyen-Age ne se sont pas fait faute d'exploiter ces motifs d'origine orientale.
Notes de bas de page
1 Ms. B.N., fr.23II7, f. 463c.
2 Cf. Paul MEYER, "Légendes hagiographiques en français, II. Légendes en prose", Histoire Littéraire de la France, t.33, p.378-458.
La plupart de ces légendes sont encore inédites.
3 Cf. H. DELEHAYE, Etude sur le Légendier Romain (Subsidia Hagiographica, 23), Bruxelles, 1936.
4 Ste. Félicité (ms. B.N., fr.17229, f.3IIa).
5 L'Histoire de Barlaam et Josaphat, éd. L.R. MILLS (Textes Littéraires Français, 20I), Droz, 1973, p.54.
6 SS. Simon & Jude (ms. Alençon, 27, f.I4Ib).
7 Barlaam & Josaphat (o.c, p.54).
8 Ste. Julienne (ms. B.N., fr.23II7, f.4IIc-d).
9 Barlaam & Josaphat (o.c, p. 56).
10 ibid., p. 54.
11 ibid., p. 136.
12 S. Denis (ms. B.N., fr.17229, f. I43b).
13 S. Vincent (ms. B.N., fr. 23II2, f. 56a).
14 S. Longin (ms. B.N., fr. 17229, f. 29Id).
15 S. Vincent (ms. B.N., fr. 17229, f. I02d).
16 SS. Simon & Jude (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 73a).
17 S. Paul (ms. Ste. Geneviève, 588, f. I4b).
18 ibid.
19 S. Jean l'Ev. (ms. Ste. Geneviève, 588, f. IBd).
20 S. Barthélémy (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 22b).
21 S. Apollinaire (ms. Ste. Geneviève, 587, f. 24b).
22 S. Barthélémy (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 24a).
23 ibid., f. 24b.
24 S. Philippe (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 21b).
25 S. Marius (ms. B.N., fr.6447, f. I88d).
S. Silvestre (ms. B.N., fr. 17229, f. 202d).
Barlaam & Josaphat (o.c, p. 100).
26 S. Christophe (ms. B.N., fr. 17229, f. II3d-II4a).
27 Les Trois Jumeaux (ms. B.N., fr. 6447, f. I89c).
28 S. Barthélémy (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 25a)
29 S. Sébastien (ms. B.N., fr. 23II2, f. 49d).
30 Cf. Ste. Cécile (ms., B.N., fr. 17229, f. 328b).
S. Sébastien (ms. B.N., fr. 23II2, f. 45b).
31 S. Pancrace (ms. B.N., fr. 23II2, f. 86a)
32 Barlaam & Josaphat (o.c, p. 54-55). Cf. encore : "Dont n'est chou bien voie de mort, quant on dist que home mortel sont dieu 7" (S. Sébastien, ms. B. N., fr. 23II2, f. 45b).
33 S. Georges (ms. B.N., fr. 23II2, f. I22b).
34 Ste. Cécile (ms. B.N., fr. 17229, f. 328b).
35 Barlaam & Josaphat (o.c, p. IIO-III).
36 S. Crisant & Ste. Daire (ms. B.N., fr. 23II2, f.4b).
37 Barlaam & Josaphat (o.c, p. IIO-III).
38 S. Crisant & Ste. Daire (ms. B.N., fr. 23II2, f.4b).
39 Barlaam & Josaphat (o.c, p. 55).
40 ibid., p. 65.
41 S. Ignace (ras. B N., fr. 23II2, f. 95b).
42 S. Longin (ms. B.N., fr. 17229, f. 291b).
43 S. André (ms. Ste. Geneviève, 588, f. 37c).
44 Par exemple, le roman de Barlaam & Josaphat contient l'Apologie d'Aristide.
45 Cf. M.R. JUNG, Etudes sur le poème allégorique en France au Moyen-Âge (Romanica Helvetica, 82), Berne, 1971, p. 258-279.
Auteur
Université de Franche-Comté
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