La mesnie infernale dans la Passion d'Arnoul Greban
p. 331-349
Texte intégral
1L'inspiration élevée, l'orthodoxie rigoureuse qui caractérisent la Passion de Gréban ne lui interdisent pas les scènes hautes en couleurs, quelquefois d'une férocité presque insoutenable, comme celle du massacre des Innocents, dans la Première Journée, ou celle du crucifiement dans la Troisième. Il semble qu'il ait trouvé plus de ressources pour son imagination dans les scènes de cruauté entre les hommes que dans les scènes où, à quelque titre, un ou plusieurs diables interviennent. Nous désignerons à partir de maintenant par le mot scène tout morceau dramatique se distinguant par la présence devant le public des mêmes ou du même personnage jusqu'à ce qu'ils partent ou soient rejoints par un ou plusieurs autres. En comptant celles au cours desquelles un ou plusieurs membres de la mesnie infernale dialoguent avec le monde des hommes ou avec le monde du ciel, on trouve, sauf erreur, moins de 2200 vers octosyllabes prononcés par les bouches d'enfer. L'œuvre amasse environ 35000 vers. L'action du mal, quand elle s'accomplit par inspiration sournoise, cachant son origine démoniaque, occupe évidemment une place plus étendue, qu'il serait beaucoup plus délicat d'évaluer exactement. Malgré l'immensité de l'œuvre, une vue d'ensemble de la mesnie infernale, de ses pompes et de ses œuvres, est donc possible.
2Nous nous demanderons d'abord comment se répartissent les scènes animées par les démons - appelons les scènes de l'enfer manifesté - entre le Prologue et les quatre journées, et quelles couleurs fondamentales, quelles tonalités générales peuvent permettre de les distinguer entre elles dans leurs fonctions théâtrale et didactique. Nous proposerons une interprétation des personnages principaux de la mesnie. Nous essaierons d'entrer dans les détails de psychologie individuelle et collective qui donnent vie aux fêtes diaboliques. Quelques questions naîtront peut-être de tout cela.
3Il n'est pas facile de dénombrer exactement les scènes dans la belle édition de M. Jodogne. C'est que Gréban ne pensait pas selon cette catégorie et sentait vivre dans son imagination plutôt des tableaux ou des blocs dramatiques. Voici pourtant quelques chiffres.
4Le Prologue comporte 9 scènes donnant la parole è un ou plusieurs diables, et au total 217 vers placés dans leurs bouches. Il occupe 1510 vers.
5La Première Journée, de 8433 vers, compte 5 scènes, et 482 vers infernaux.
6La Deuxième Journée a 9963 vers, 8 scènes, le même nombre de vers infernaux.
7Les 7393 vers de la Troisième Journée se distribuent en quinze scènes. 649 sont de la bouche d'Enfer.
8La Quatrième Journée, de 7101 vers, présente quatre scènes, et 358 vers de la même caractéristique.
9On constate :
- que le nombre de scènes par rapport au nombre de vers est considérable, bien que notre calcul, portant sur les seuls vers prononcés par les diables, fausse un peu les proportions du fait des scènes qu'ils n'occupent qu'en partie. L'enfer, dans cette histoire spirituelle du monde, brille par éclats noirs. La plus longue scène où n'entrent que les diables comporte 274 vers.
- qu'en général les scènes de l'enfer manifesté sont concentrées en massifs dramatiques. Notre relevé cite, par rapport à leur nombre un assez petit nombre de pages. On a l'impression que les démons se serrent les uns contre les autres, s'isolent, cultivent leur différence : il est vrai qu'ils sont les exclus par excellence, les auto-exclus, caricatures de l'isolement du saint qui lui permet une participation plus intime au salut.
- que la part des diables est grosso modo équivalente pour chaque journée si l'on compte le nombre des vers ; mais qu'ils manifestent une agitation scénique plus grande dans la troisième. Cette Tierce Journée comporte la fin de la passion du Christ, dans laquelle s'insère, entre autres, le désespoir de Judas, puis la descente aux Enfers, la guérison de Longin, l'ensevelissement de Jésus ; quand elle s'arrête, la garde du tombeau est commencée. Tout y est plus particulièrement centré sur le visage du Fils de l'Homme, le Salut incarné. On comprend la rage désespérée de l'enfer. L'enfer est comme le clignotant du salut.
10Penchons-nous maintenant sur les différentes tonalités des scènes. Du sérieux au comique pur, en passant par un mélange de sérieux et de comique, on passe par trois grandes catégories. On trouve d'abord :
11les scènes de contact de l'enfer manifesté avec le monde extérieur.
12Nommons-les toutes. Les chiffres utilisés correspondent : aux pages de l'édition Jodogne ; à la place occupée dans la succession pour chaque ensemble (Prologue, 1ère Journée, 2e Journée, etc...), aux numéros des vers.
13Dans le Prologue, pp. 14 et 15, sc. 2, Lucifer, maudit par Dieu le Père, Saint Michel et Saint Gabriel, entraîne Satan dans sa chute : le morceau dure 32 vers, la chute, rapide, quatre !
14Pages 18 et 19, sc. 5, vers 471 à 498, Satan triomphe aisément d'Eve : il use de 17 vers.
15Première journée, sous le même rapport :
16pp. 109 et 110, sc. 4, v. 7259 à 7424 : Hérode, mangé tout vif aux vers, voyant plus de cent mille diables, exprime à sa sœur et à sa cour son désespoir. Satan est là, tapi dans un coin de la mansion, qui commente sa victoire en aparté : six vers. Son camarade Astaroth donne en deux vers une courte réplique à sa première intervention.
17Deuxième journée.
18pp. 143 et 144, sc. 3, v. 10530 à 10640. Satan tente Jésus. Il prononce 79 vers sur les 110 du morceau.
19Troisième journée.
20pp. 291 à 293, sc. 2, v. 21747 à 21967. Désespérance, la propre fille de Lucifer, harcèle Judas, en présence de Bérich, son collègue, et lui prouve qu'il n'a qu'à se pendre. Elle prononce 87 des 251 vers de l'admirable dialogue. Bérich articule quatre vers d'un joyeux constat juridique.
21p. 313, sc. 8, v. 23372 à 234Q2. C est un cas un peu particulier. Satan prononce les paroles éclairant la vision qu'il fait naître dans l'esprit de la femme Pylate : il est à côté d'elle pendant sa tirade, puis la quitte persuadée d'avoir vu ses dieux païens lui demandant de faire épargner Jésus.
22pp. 342 à 344, sc. II, v. 25557 à 25674. Satan enseigne ici à Griffon, l'un des satellites chargés de supplicier Jésus, le jeu de dés. Pour lui, il recèle un symbolisme sacrilège. Le I est Dieu le Père, le 2 Père et Fils, le 3 Trinité, le 4 les évangélistes, le 5 les plaies du Christ, le 6 toute la cour du Paradis. 89 vers prononcés par Satan.
23pp. 349 et 350. C'est la scène de l'Atollite portas. La voix de Jésus enfonce les portes de l'Enfer. Le Christ s'adresse au diable (au singulier) et proclame la victoire de la Croix. Les deux derniers vers sont un cri de désespoir poussé par les diables présents (six ou sept). sc. 13. v. 26113 à 26140.
24pp. 354 et 355, sc. 15, v. 26467 à 26474. En deux strophes de quatre vers à rimes embrassées (les mêmes rimes) Saint Michel et Satan se partagent les âmes des deux larrons qui moururent aux côtés de Jésus.
25Quatrième journée.
26Il n'y a pas dans cette journée de contact direct du monde infernal avec d'autres mondes.
27Satan, dans toutes ces scènes, est l'envoyé spécial privilégié de l'Enfer. Il tente Eve, il tente Jésus, il essaye d'éviter en inspirant la femme de Pilate la mort du Christ qui ouvrira les portes des Enfers, il invente le terrible jeu de dés, la roulette du Moyen Age, si efficace pour la perte des âmes. On le volt dans les passages que nous classerons dans la catégorie suivante, il trouve sa charge lourde et se fait aider tantôt d'Astaroth, tantôt, de Bérich, sorte de greffier de l'ombre, tantôt des deux à la fois. Une fois, il commente avec Bérich les déplorables succès du Christ. Les scènes où l'enfer est en contact avec les autres mondes sont parmi les plus réussies de l'œuvre, elles peuvent contenir du comique - je pense à l'invention du jeu de dés - mais il n'est ni bruyant, ni rythmé, ni... endiablé. Elles fournissent, en montrant par instants l'action directe des démons, l'explication profonde du mal sur la terre. Elles sont donc essentiellement sérieuses et ne prêtent que rarement à rire.
28Voici maintenant une deuxième catégorie : celle des scènes où l'enfer pense. Elles ne sont pas exemptes de ce qu'on appelle diableries, mais leur plus grande partie est occupée par des échanges d'idées ou d'impressions.
29C'est la première scène infernale du Prologue, qui rassemble la moitié des diables (il manque Belzébuth. Bérich et Cerberus, et Désespérance n'a pas encore été engendrée), pp. 14 et 15, vers 117 à 172. Dans l'exaltation de leur orgueil d'anges, Lucifer y reçoit un accord unanime pour sa révolte. La 3e scène infernale du Prologue (p. 15, v. 205 à 228) voit encore quatre diables : Lucifer, Satan, Belzébuth, Astaroth considérer lucidement leur déchéance. Dans la quatrième, Lucifer explique à Satan la menace que constitue la création de l'homme et l'envoie tenter le premier couple (pp. 17 et 18, v. 426 à 462). Satan, seul, v. 7095 à 7114 (2e scène infernale de la 1e journée) sent une menace dans l'enfantement virginal du fils de Marie. Dans la 4e scène de la 2e Journée (p.144, v. 10641 à 10684) Lucifer fait découvrir à Satan et à Belzébuth la probabilité que Jésus est Cristus, le messie. La 5e scène de la 2e journée (pp. 201-202, v. 15061 à 15130) nous montre tous les diables, sauf Satan, méditant presque sans blasphémer sur le sens de la résurrection de Lazare. Satan monologue encore à la 6e scène de la 2e journée : de sa bouche sort un hommage à Jésus qu'il ne peut réprimer (pp..202 et 203, v. 15131 à 15166). Il faut le faire mourir ! Satan monologue de nouveau lors de la 7e scène, pp. 228 et 229, v. 17284 à 17300 pour constater son échec :
Je faulx a tous mes sillogismes...
30Dans la 3e journée, sc. I, v. 21725 à 21746, pp. 290 et 291, Lucifer explique le cas de Judas à Désespérance. La scène 3, d'un si poignant symbolisme, est celle où Bérich et Désespérance ont quelque peine à recueillir l'âme de Judas : elle ne peut sortir par la bouche qui a baisé le visage de Jésus. Dans la scène 7, Lucifer explique à presque toute sa mesnie que le Christ menace de vider l'enfer (pp. 312 et 313, v. 23323 à 23371) ; dans la scène 9, p. 313, v. 24885 à 24924, il fait fermer les portes de l'enfer. Satan (sc. 10, pp. 334 et 335, v. 24885 à 24924) exprime à son tour sa peur de la descente aux enfers. Dans la Quatrième Journée, sc. I, toute la mesnie sauf Belzébuth fait le point sur son combat. Mais où est Jésus ? où est son corps ? Tout le monde participe à l'angoisse de l'interrogation (pp. 383à 385, v. 28721 à 28839). Dans la scène 2, Satan explique à toute la mesnie, là encore presque au complet, comment il va tenter de semer le doute sur la résurrection de Jésus. Dans la scène 3 (pp. 441 et 442, v.33184 à 33260), Satan, Bérich et Astaroth s'épouvantent encore de l'Ascension.
31Au total, l'enfer pense plus qu'il ne "brait et crie". L'enfer lutte d'une lutte désespérée : peu d'insultes, encore moins de coups dans ces passages ; on y échange moins la haine que la douleur ; on se serre les coudes, on se prend par les griffes. Pour ce qui est du ton, il se distingue par son mélange constant de sérieux et de comique puisque c'est dans la mesure où les protagonistes sont dans l'embarras, dans l'anxiété ou dans l'affliction qu'ils réjouissent le spectateur. Leurs dialogues nous font comprendre à leur manière l'économie du salut. On se plaît donc à les entendre, sans rire. Ce sont des scènes de comédie, non des scènes à proprement parler comiques.
32Quelle place reste-t-il pour les scènes où l'enfer délire ? Car là est la part, réduite, de la représentation populaire des tourments des anges déchus. Cependant Gréban ne rechigne pas à traiter cette matière. Un fait remarquable, c'est que l'enfer a un souffre-douleur : Satan. Quand il annonce son triomphe sur Eve (Prologue, sc. 6, v. 686 à 721) Lucifer lui fait tresser une couronne
... de gros barreaulx
Ardans comme ung feu de tonnerre.
33Belzébuth les apporte :
Les vecy clicquans comme ung voirre.
34Il est particulièrement rossé dans la 3e scène de la
351e journée (pp. 99 à 102] après l'annonce de la naissance
36virginale de Jésus. Belzébuth :
Vous aurez ung pugnivimus
sur vostre groing, villain sauldart.
37Lucifer :
Chauffe-t-il ?
38Cerberus :
Mais demandez s'il art
comme brandons au vent remus...
39Il se fait torchonner.
40Retour de mission en Israël, il partage avec Berich la plommee toute preste, comme dit Cerberus. C'est au point que Lucifer a peur de les voir mourir et doit prononcer le mot de pardon... pour que leur supplice puisse être prolongé. (2e Journée. 2e scène, v. 10437 à 10529). Même déchaînement, quand Satan revient vaincu par la prédication du Christ (Ie journée, sc. 8, v. 17301 à 17423, pp. 229 à 231). Satan arrive en hurlant de douleur. On ne s'y laisse pas tromper. Lucifer demande qu'il soit
... manié
ung tantinet en bourgoisie. (v. 17319)
41Satan en appelle en vain au roi qui est à la fois son maître et son bourreau. Les supplices redoublent : heaume chauffé au rouge, couverture en beau brasier le font chanter à sa manière. Le thème de Satan rossé n'apparaît plus ensuite que par brefs rappels.
42Tous les diables peuvent être eux aussi mis â mal. Ainsi dans la Ie scène de la Première Journée, pp. 54 à 57. v. 3687 à 3960, l'un dit qu'il y
... ara feste a baston,
43l'autre qu'ils subiront
... ung recepisse mal a point,
44un autre
... pense de se croter
45avant la raclée attendue, tandis que le premier reprend :
Il n'y a point de cul froter,
vous y venrez, ou cru ou cuit,
46et celui-là de déclarer, résigné :
... ce sont les loys de l'ostel.
47Ils plaisantent pour soutenir mieux ensemble l'horreur des supplices. Le public, lui, rit à gorge déployée : il reconnaît les jeunes bourgeois, marchands ou artisans de sa ville sous leurs déguisements, et la célèbre chanson :
La dure mort éternelle,
c'est la chanson des damnés (v. 3824, etc..)
48prolonge son rire avant de le glacer.
49On met à mal aussi, bien sûr, les arrivants de marque : plomb bollu pour Hérode CI, 5, v. 7944 à 7957), ironie, dispute à qui tapera le premier pour Judas :
... c'est pour le faistoier
en sa gracieuse estrainée
50(2, 4, v. 22025 à 22135), enfin, fête pour le commun des pêcheurs damnés, ceux qu'on a pu glaner après la rafle victorieuse du Christ. Satan, qui est retourné à l'infernal hôtal, a trouvé une monture pour répondre à une nouvelle convocation générale de Lucifer : celle d'un vieil usurier :
qui a le doz si tres rosty
qu'on y cuiroit bien eschaudéz.
51mais il n'avait que l'embarras du choix. Il a son haras :
J'ay mes chevaulx, mes hacquenees
de mes putains habandonnees...
(4, I, v. 28721 à 28839).
52Il faut avouer que le jardin des supplices ne produit pas, dans l'enfer grébanien, des essences très diverses. A-t-il vraiment essayé de terroriser ? On peut en douter. Au lieu de varier les instruments de torture, il exerce un raffinement d'esthète plutôt que de bourreau en multipliant les métaphores sur le thème du feu. La répétition l'emporte, d'une diablerie à l'autre, sur la différenciation, et l'emporte avec elle le rire. Chez lui, les hommes font bien plus peur que les diables. C'est la revanche sur le gendarme.
53Il faut dire un mot des personnages principaux : Lucifer et Satan. Lucifer se fait d'abord honorer ; très vite, il ne sait plus que se faire craindre. Il crie : Qu'ay je fait ? il s'en prend à son detestable et mauldit Orgueil tout de suite après sa chute (pp. 14 et 15) mais surtout, il est lucide, doctoral et, s'il feint de laisser croire sa prescience en défaut, c'est pour se masquer un moment ses défaites ou pour aiguiser chez les membres de sa mesnie la cruelle conscience de leur déchéance. C'est lui qui conduit le bal dans les diableries : il n'entre que rarement dans la danse. Suprême sadisme, le spectacle, la plupart du temps, lui suffit. Il exprime sa jouissance atroce d'une façon, comme dirait Verlaine
... rythmique, extrêmement
Rythmique
54en appelant les diables au sabbat :
Saultez hors des abismes noirs
des obscurs infernaulx manoirs
tous pugnais de feu et de souffre,
deables, saultez de votre gouffre
par milliers et par legions...
(v. 3687 à 3692)
55et ainsi, souvent il commence les diableries en invitant à sauter. Il est hanté par le souvenir de sa beauté passée :
ma noblesse et ma grant beaulté
est tournee en difformité...
ma lumiere en tenebre umbraige [v.3771 à 3715)
56Il aiguise sa torture par sa propre joie :
Je suis joyeux...
voire de joye telle quelle,
joye de courroux desconfite
meslee de rage confite... (v. 3794... 3799)
57Il éprouve pour les petits diablots une tendresse qui redouble la souffrance du mépris :
Commencez mes petits diabloz,
gringotez et croquez vos notes
et barbetez comme marmotes...
(v. 3626 à 3829)
58Son ironie est impitoyable ; il a travesti la pitié :
Sathan, comment te va ? (v. 7365)
59demande-t-il au compère étrillé. On l'a vu ordonner les supplices. Lui-même n'est jamais frappé. Mais il lui manque d'être l'objet du vrai respect, puisqu'il ne vaut plus rien. Au risque du pire, Satan le soufflète moralement. Il a cette image :
Lucifer, horrible segoigne
au nit d'orgueil sans fin couvant...
(v. 23323 - 23324)
60C'est le personnage du méchant à froid, un peu le clown blanc.
61Satan est conforme à ce qu'en disent les écritures ; c'est le rusé doyen de Baudelaire à la ruse toujours affûtée. Gréban a voulu faire de lui un extraverti, un condamné à l'action sans fin, un agité perpétuel, un impatient et patient déçu. Il comprend presque aussi bien que Lucifer comment et pourquoi il est vaincu par le Christ et le ciel ; mais il s'est une bonne fois résigné à sa déchéance. Dès la scène où la mesnie est bousculée par les archanges, il dit à Belzébuth :
Tout tel que nous l'avons brassé
le fault boire, maistre Agrappart
(v. 225 et 226)
62Il a son mot préféré : j'enrage. C'est le clown noir qui rate tous ses tours. Tous ? Il séduit Eve, il a Hérode, il envoie rouler les dés terribles sur les tavernes du monde. On peut se demander si la complaisance que mettent ses compagnons à le rosser ne tient pas un peu de la jalousie. Il est d'ailleurs, mis à part Lucifer, tellement plus intelligent qu'eux !
63Si Justice, Miséricorde, Vérité, Paix, Sapience entourent Dieu le Père d'une platonicienne couronne (v. 2056 à 3372) Désespérance est la seule allégorie-entité présente aux enfers. Elle est froide, directe, implacable, raisonneuse, armée jusqu'aux dents de tous les outils du suicide, enjôleuse aussi, comme si elle avait une sorte de beauté fascinante :
Quel mort est mieulx a ta plaisance ? (v. 21901)
Mais je t'aideray voulentiers (21911)
64C'est le plus efficace des personnages de l'Ombre. Elle n'apparaît que pour briser Judas. Quelle présence !
65Quant aux compagnons du rang, caractérisons-les assez vite. Belzébuth fait de l'esprit : il veut faire à Caÿn "une grosse feste" (v. 997). A propos d'Adam mort :
Se nous le laissons eschapper...
je vueil que vous me restissez
aussi rouge comme ung charbon (1426 à 1429)
66Astaroth a faim de violence. A propos de Satan, cette belle déclaration :
A dueil, a passion, a raige
convient qu'on le tue et descorde (v.7369 et 7370)
67Cerberus est procédurier. Bérich est proche de Satan, bien qu'il le rosse comme les autres. Il y a là des esquisses d'individualité. On remarquera pourtant que les sept diables (Lucifer, Satan, Belzébuth, Astaroth, Bérich, Cerberus, Fergalus) n'incarnent pas chacun un vice, comme on pourrait s'y attendre. Gréban a caractérisé les cinq derniers par certaines manières, certaines différences de langage. Ils ne sont pas tout à fait interchangeables.
68Au fond, en dehors des deux meneurs, les membres de la mesnie sont maintenus par Gréban dans une presque-individualité et une presque-existence. Tous ont des répliques très brèves ; ils apparaissent et disparaissent comme des flammes. Ils ont un seul jeu ; la torture : jeu monstrueux, jeu qui entretient un désir toujours inapaisé. Quand Lucifer ne les torture pas à leur tour, ils réagissent en bloc aux pires nouvelles de l'extérieur par des cris et des lamentations : anges qui se sentent bêtes, réduites au mal : le mal, exaspération à la surface du néant quand il n'acquiert plus sa grandeur de sa lutte contre la moindre parcelle de bien. Ils sont ce qui avilit l'homme au plus bas degré : la bande.
69La bande à Lucifer ? Nous pouvons le croire. Cependant, écoutons encore ces vers :
le deable nous confortera. (215)
70Astaroth à Satan, dans la même scène :
Que le sanglant deable y ait part ! (226)
71Lucifer à Belzébuth à propos de l'âme d'Abel :
Tu n'as puissance de luy nuire
se le grant deable ne l'emporte. (1000 et 1001)
72Astaroth à la mesnie dans le premier sabbat [Ie journée, pp. 54-57) :
Or va, de par le deable, va ! (3740)
73Belzébuth, dans la même scène :
Allons, que le deable nous maine ! (3788)
74Satan rossé à Lucifer :
Ha maistre...
Le deable y ait part au voyaige ! (v. 7384...7387)
75Bérich à Satan, l'un et l'autre penauds, à la rencontre de Lucifer :
Le deable nous vueille conduire ! (10435)
76Satan déçu dans sa lutte contre Jésus :
Je ne sçay que c'est de mon fait
ne quel deable me contredist., (17284-17285)
77Bérich devant Judas dont l'âme ne veut pas sortir :
Je ne scay que deable il y a. (21973)
78Cerberus voyant venir Jésus ressuscité :
Se tout le dyable ne l'emporte
il ne rompera pas la porte. (26110 et 26111)
79Le Christ à qui ? à Lucifer seulement ? quand il pénêtre aux enfers :
Faulx dyable de gloire privé
pour neant as vers moy estrivé.
(26115 et 26116)
80Lucifer aux diables, pour dernière parole :
Allez, que des éternaulx feux
vous puist on le museau bruller ! (626115 et 26116)
81L'explication la plus vraisemblable est très simple : c'est une pure plaisanterie. On la retrouve utilisée par Jean Michel. Osons dire qu'il reste un léger doute. Et poser cette question : y aurait-il quelqu'un ou quelque chose derrière Lucifer ? Le mystère innommé du Mal ? Le Diable caché, en quelque sorte ? Continuons à nous interroger : pourquoi Desespérance, et Desespérance seule, du côté du Mal ? Finalement, ne témoigne-t-elle pas de l'impuissance de son père Lucifer ? de l'impuissance de toute la mesnie ? N'est-elle pas le dernier secret ? Ne serait-ce pas elle, le Diable ?
NOTE
82Nous suivons l'édition donnée en 1965 par M. O. Jodogne (Mémoires de l'Académie royale de Belgique, Classe de Lettres, tome XII, Bruxelles.)
83Voici un tableau des scènes où apparaît au moins un personnage de l'Enfer :
84Les diables prononcent : 2189 vers.
DISCUSSION
85J.C. Payen : La présence de Désespérance, fille de Lucifer, aux côtés des démons, démontre que le processus d'allégorisation se poursuit sans encombre depuis Robert Grosseteste qui, dès le xiii° siècle, allégorise les neuf filles au diable. Je note d'autre part que Gréban est en recul par rapport au Palatinus. Dans le Palatinu,. Satan est bien le prince de ce monde lorsqu'il convoque les papes, rois, princes, prélats, moines, ordres mendiants, avocats et usuriers (toutes catégories sociales étrangères au public du mystère) ; et après sa défaite, il s'enfuit en Lombardie, c'est-à-dire au pays de la banque et de l'argent. Satan continue de mener le bal...
Auteur
Université de Grenoble III
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003