Le diable, la sorcière et l'inquisiteur d'après le Malleus maleficarum
p. 277-291
Texte intégral
QUELQUES DATES
11326 : Le pape Jean XXII autorise par sa constitution Super illius specula l'emploi de la procédure inquisitoriale contre les sorcières.
21330-1340 : Première description du sabbat dans les procès d'inquisition de Carcassonne et de Toulouse.
3De 1308 à 1330 : Des procès fameux.
41308-1313 : Procès de Guichard, évêque de Troyes, accusé d'avoir fait des poupées de cire et tué par magie la reine de France, Jeanne de Navarre, et empoisonné sa mère, Blanche d'Artois. 1315 : Enguerrand de Marigny, accusé d'avoir fait des poupées de cire pour obtenir la mort du roi. 1317 : La comtesse d'Artois, Mahaut, accusée de faire fabriquer des philtres et poisons par une sorcière de Hesdin.
51376 : Directorium Inquisitorium de Nicolas EYMERIC, dominicain catalan.
61435-1437 : Formicarius de Jean NIDER
7Fondé sur les aveux des sorcières suisses du canton de Berne. Imprimé vers 1475 à Cologne, (deuxième ouvrage imprimé sur la sorcellerie).
81440 : Procès de Gilles de Rais.
91450 : Tractatus contra Daemonum Invocatores, de Jean VINET, inquisiteur dominicain de Carcassonne.
101459 : Fortalicium fidei contra fidei christianae hostes d'Alphonse de SPINA. Imprimé vers 1467 à Strasbourg. Premier ouvrage imprimé sur la sorcellerie.
111462 : Flagellum Maleficorum de Petrus MAMORIS, publié à Lyon vers 1490.
121484 : Bulle Summis desiderantes d'Innocent VIII qui donne aux inquisiteurs tout pouvoir contre les sorcières.
131486-1487 : Malleus Maleficarum de Henry Institoris et Jacques Sprenger, dominicains. 1ère édition à Strasbourg chez Jean Prüss.
14Le Malleus a été déterminant dans le processus inquisitorial. Il a été réédité trente-quatre fois de 1486 à 1669 et il est cité par tous les théoriciens de la démonolâtrie.
15Le Malleus Maleficarum, l'un des premiers ouvrages sur la sorcellerie, est le premier à exposer systématiquement les questions et les faits de sorcellerie et à inférer de cet exposé une véritable législation au sujet des interrogatoires, du jugement et des châtiments. Ses auteurs, Jacques Sprenger et Henry Institoris, sont les premiers Inquisiteurs à avoir reçu du pape tout pouvoir d'action et à avoir réuni toutes les garanties de légalité. Le Malleus devient très vite l'ouvrage de référence pour les inquisiteurs et les théoriciens de la démonolâtrie.
16La sorcière, le Diable et leurs victimes sont les protagonistes du Malleus, auxquels s'ajoute, indirectement, l'Inquisiteur. Nous étudierons en premier lieu les rapports qui unissent la Sorcière et le Diable, puis le caractère spécifique de ces rapports aux 14ème et 15ème s., enfin, le point de vue de l'Inquisiteur et son rôle dans l'élaboration de la démonolâtrie.
17La sorcière, avant de devenir l'instrument et le comparse du démon, n'est q'une magicienne. La magie, qui est de toutes les civilisations, présente deux faces : magie blanche et magie noire. Jusqu'au 13ème s., on considérait que la sorcière pouvait, par magie blanche, être utile à l'humanité. Or par un glissement qui nous échappe encore en partie, aux 15ème et 16ème s.(et ce jusqu'au 17ème s. inclus), la sorcière est définitivement vouée aux puissances diaboliques : toute magie est considérée comme l'œuvre du démon.
18Comparer différents types de sorcellerie d'une époque à l'autre aide à mieux comprendre le phénomène de "satanisation" dont fut victime le Moyen-Age finissant. Les sorcières antiques ne pratiquent pas l'invocation à un dieu infernal qui pût être l'équivalent de Satan : Diane, Sélénè, Hécate, sont les divinités invoquées. Chez Apulée, une invocation "per numina inferna" figure, sans précision, parmi d'autres (Mét.,11, XXVIII,3). Par contre, bien des pratiques se ressemblent : l'envol de Pamphilé (Mét., III, XXi, 4-6) qui, la nuit, nue, s'enduit d'un onguent, récite des incantations et se transforme en oiseau, pourrait être une scène de Sabbat. Les ingrédients utilisés (Mét.,III, XVII, 4-5) et les réalisations (Mét., I, VIII,4) se ressemblent également. Des unes aux autres, c'est le personnage de Satan qui fait la différence essentielle.
19Bien qu'à partir du 14ème siècle, le couple Satan-sorcière fût établi, les divinités antiques ne sont pas complètement évincées : c'est avec Diane et Hérodiade que les sorcières s'envolent la nuit pour le sabbat (Malleus, p. 136, 240, 327). Mais l'inquisiteur précise que "chevaucher Diane ou Hérodiade, c'est partir avec le Diable qui se donne cette forme et ce nom" (p. 141). Ces divinités sont des manifestations de Satan, comme les Satyres et les Faunes qu'on tient pour des Incubes, des "monstres nés des démons" (p. 167).
20La divinité majeure, la seule à qui on rende un culte, est le Diable. Celui-ci règne sur une armée de démons fottement hiérarchisée (d'après le De Praestigiis de Jean Wiet, Bâle, 1563 : 72 princes, 7 405 926 diables, "sauf erreur de calcul"). "Les démons sont de différentes espèces" (Malleus, p. 330-331) ; leurs noms (p,177) désignent diverses fonctions, mais Lucifer les domine tous : "Car il y a chez Lucifer une telle puissance qu'il n'en existe pas de plus grande même parmi les bons anges dans le ciel" (M. p. 331). Il est donc le seul qui puisse s'opposer efficacement aux forces du Bien, quoiqu'il ne puisse rien faire s ans la permission de Dieu (p. 297, 378 et passim). Cette position privilégiée entraîne une vision dramatique de la Nature où se joue la dualité fondamentale : ombre-lumière, terre-ciel, monde d'en bas-monde d'en haut. A cet égard, notons que si le ciel se pare d'une divinité maternelle (la Vierge), l'enfer n'en fournit pas de symétrique : tout au plus peut-on considérer que les sorcières sont comme le reflet multiplié d'une "anti-Virginité" infernale, par le don de leut corps voué au Diable.
21Ce don est, dans ses modalités, extrêmement codifié. L'intronisation de la sorcière comporte deux cérémonies tantôt distinctes, tantôt concomitantes : celle du pacte et celle de l'hommage. Lors du pacte, le démon demande à la novice "si elle veut bien abjurer la foi, renier la religion très chrétienne et le culte de la Femme "immense"1 (ainsi nomment-ils la bienheureuse Vierge Marie), ne plus jamais vénérer les sacrements" (p. 318). Si la sorcière accepte, elle prête serment. Selon les dispositions de la sorcière le diable lui réclame alors ou plus tard l'hommage : "qu'elle se donne à lui corps et âme pour toujours"2 "et fasse tout pour amener les autres des deux sexes en son pouvoir" (p. 318). L'une des premières preuves de ce don est la copulation avec le diable : celle-ci est systématique et obligatoire, quelle que soit la catégorie (p. 140-41, 316-317) à laquelle appartient la sorcière : "il est commun à toutes de se livrer à des turpitudes charnelles avec le démon" (p. 317). Quant à la jouissance que procure cette copulation, elle ne semble pas être très prisée des sorcières : de leur point de vue c'est une formalité nécessaire, mais plutôt désagréable. Selon les inquisiteurs, toutefois, le plaisir que procure le diable en ces accouplements semble, par rapport aux amours humaines, "ne pas exciter un moindre degré de concupiscence" (p. 348). On sent chez l'auteur du Malleus une certaine réserve à ce sujet : il ne peut s'empêcher d'accuser les sorcières de dépravation sexuelle, mais leurs aveux ne lui apportent pas tout à fait-la confirmation qu'il attend. Dans l'ensemble, la sorcière est sexuellement dans "une servitude repoussante" et misérable (p. 342). Si elle se donne au démon, c'est plus pour assouvir sa haine, sa vanité et sa soif de puissance que pour obtenir un plaisir des sens supérieur à la normale.
22De même que la sorcière renonce à son salut, elle renonce aussi à la libre disposition de son corps et accepte le dégoût au profit d'un gain de puissance. En effet, "moyennant cela, elle pourra réaliser tous ses désirs" avec l'assistance de Satan (p. 318). La sorcière devient ainsi comme une prêtresse infernale qui est l'inverse de la Vierge. Elle peut concevoir, de ses amours diaboliques, des rejetons "plus puissants que les autres hommes", car les démons savent "quelle, complexion donner aux nouveau-nés pour les adapter à leurs œuvres" (p. 343). Ces conceptions cependant ne sont pas le fruit d'un semen diabolique : le Diable, qui n'a pas reçu de Dieu le pouvoir d'engendrer, emprunte la forme d'un démon succube qui "prend la semence d'un homme scélérat" et la transmet à un autre qui se fera l'incube d'une sorcière "sous une constellation qui lui est favorable pour produire quelqu'un ou quelqu'une capable de maléfices" (p. 344). C'est ainsi que les sorcières ont pris leur origine "dans cette association mutuelle empoisonnée" (p. 343) et qu'elles assurent leur multiplication.
23Une fois scellée cette association, s'instaure la collaboration du diable et des sorcières.
24La sorcière n'a aucun pouvoir en elle-même : elle n'est que l'instrument du démon (p. 141). Le plus souvent ce n'est pas elle qui prend l'initiative de l'action (p. 378) ; de son côté, Satan n'a pas besoin de la sorcière pour nuire, mais il trouve en elle un moyen d'offenser davantage le Créateur en s'appropriant l'une de ses créatures pour s'en servir contre les autres (p. 393). De surcroît, par les sorcières, il augmente son champ d'action et peut même déclencher des maléfices qu'il ne pourrait opérer seul : Dieu l'y autorise "par un juste et secret jugement... à cause de la trahison de celles-ci et de leur reniement de la foi" (p. 393). Réduit à ses seules ressources, le diable "ne peut atteindre que des êtres nuisibles, liés à lui par des pactes et nullement des innocents" (p. 378). Si, par les sorcières, Satan nuit à des innocents, Dieu le permet afin que, le crime étant plus manifeste, il n'ait aucune chance de rester impuni. Le pouvoir diabolique peut être limité (de cinq manières, cf. P. 297). Cependant les seuls qui aient des chances raisonnables de lui résister, ce sont quelques saints religieux qui ont été châtrés par les anges (p. 304, 305),
25C'est en effet sur la sexualité que les démons ont le plus d'empire car" la corruption première du péché par "laquelle l'homme est devenu esclave du diable nous "atteint par la voie génitale. D'où, Dieu permet au "diable d'exercer un pouvoir maléfique plus fort sur "ces actes que sur les autres". Aussi, "ces femmes sont les plus infectées qui se livrent le plus à ces actes" (p. 209, 210).
26La femme, en général, est plus sujette au démon car "elle est plus charnelle que l'homme : on le voit de par ses multiples turpitudes" (p. 202). De par sa formation elle est imparfaite "puisqu'elle a été faite d'une côte courbe, c'est-à-dire d'une côte de la poitrine, tordue et comme opposée à l'homme : ...comme un vivant imparfait, elle déçoit toujours" (p. 203). D'ailleurs "Femina vient de fe et minus, car toujours elle a et garde moins de foi" (ibid.). Les femmes ont moins de raison que les hommes (p. 452), "elles sont plus fragiles et portées à imaginer des choses extraordinaires" (p. 456). Elles sont "plus crédules, plus impressionnables" (p. 201). Elles ont tendance à "suivre leurs mouvements sans aucune retenue" (p. 205). Si le démon a prise sur la femme c'est surtout parce qu'elle est "le signe de la concupiscence" (p. 201)
27"Toutes ces choses de sorcellerie proviennent de la passion charnelle qui est en ces femmes insatiable. Comme dit le livre des Proverbes : il y a trois choses insatiables et quatre qui jamais ne disent "assez" : le schéol, le sein stérile, la terre que l'eau ne peut rassasier, le feu qui jamais ne dit assez. Pour nous ici : les lèvres du sein. D'où pour satisfaire leur passion, elles folâtrent avec les démons" (p. 208). La femme est "une chimère, un monstre" (p. 207). Elle est "plus amère que la mort, c'est-à-dire que le diable dont le nom est la mort (peste) selon l'Apocalypse" (p. 208). La femme n'a pas seulement d'innombrables affinités avec le diable : elle est le diable, elle est même pire que lui. Dès lors, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il y ait bien plus de sorcières que de sorciersî "Béni soit le Très-Haut qui jusqu'à présent préserve le sexe mâle d'un pareil fléau : Lui en effet qui en ce sexe a voulu naître et souffrir..." (p. 209).
28De quelle manière la puissance génitale est-elle menacée ? Parmi les maléfices les plus fréquents figurent ceux-ci : impuissance masculine, disparition du membre viril, stérilité, mort des fœtus, mort des nouveau-nés, moissons détruites, bétail infecté, métamorphoses et tout ce qui atteint la vie dans ses sources comme dans ses fruits. Susciter chez les hommes un amour insensé, fou, ou désordonné, priver les humains de l'usage de la raison (p. 350) sont des maléfices également fréquents. Toutes dégradations physiques et mentales entrent dans les desseins de la sorcière et du démon.
29Les maléfices, de même que les sorcières et les diables sont classés par catégories. Il y a cinq manières d'être victime du démon et des sorcières : "certains sont atteints seulement dans leur corps ; certains dans leur corps et leurs puissances internes ; certains seulement dans leurs puissances internes". La folie et les métamorphoses complètent la gamme (p. 387). Songes, cauchemars, visions, épouvante, instincts suicidaires, amour fou, déraison, sont autant de moyens d'affecter les puissances internes.
30Les sorcières se classent selon les maléfices dont elles sont capables. "Il y a des degrés divers dans l'offense du Créateur" (p. 446) : à ces degrés correspondent différentes sortes de pactes où l'engagement à l'égard du démon est plus ou moins important ; du "pacte tacite", où la sorcière se compromet peu, au "pacte ouvert", il y a de nombreuses nuances. La forme de leur serment détermine les "espèces" dont la plus importante est faite de "celles-là qui, allant contre l'inclination de la nature de l'homme et même des animaux, ont coutume de dépecer et dévorer les enfants de leur propre espèce" (p. 316). L'inquisiteur ramène les "espèces de sorcières" au nombre de trois : "celles qui blessent mais ne peuvent guérir ; celles qui guérissent, mais en vertu d'un pacte avec le démon ne peuvent blesser ; et celles qui à la fois blessent et guérissent." (p. 316). Notons que la deuxième catégorie classe parmi les sorcières de simples guérisseuses (le Malleus s'interroge souvent sur leur degré de culpabilité, mais a priori elles sont fortement suspectes).
31La société des diables est elle aussi répartie en espèces : elles correspondent à peu près à la première et à la troisième espèces de sorcières, "certains, du chœur inférieur des anges", outre le peine du dam éternel, "souffrent comme pour de petites fautes, ceux-là ne peuvent pas blesser quelqu'un, au moins pas grièvement ; mais ils peuvent surtout faire des plaisanteries" (p. 330). D'autres sont "furieux et brutaux" : ils ne se contentent pas de "posséder" les hommes, mais "ils les torturent horriblement" (p. 331). Remarquons au passage la différence entre possession et sorcellerie : le possédé subit en victime, la sorcière agit. Quant au prince infernal, "il y a en lui une force de nature dépassant toute puissance du corps, telle qu'elle ne peut être comparée à aucune force terrestre..." (p. 331). La hiérarchie règne donc à tous les échelons : les "espèces" de maléfices, de sorcières et de démons sont strictement classées. C'est en fonction de ce classement que sont déterminées les diverses formes de procédure, de torture et de châtiment.
32Si l'inquisiteur du Malleus n'éprouve aucune peine à systématiser, il se trouve cependant dans une situation difficile à l'égard de la tradition antérieure : sa grande préoccupation est de convaincre les sceptiques et les tièdes (la chasse aux sorcières ne faisait donc pas l'unanimité) que les maléfices sont réels et que la collaboration des sorcières avec le diable est elle aussi réelle.
33La Bulle Summis desiderantes (1484) d'Innocent VIII, qui donne aux inquisiteurs tout pouvoir, témoigne d'un besoin de légalisation. Elle fait état de ce que certains clercs et laïcs "ne rougissent par d'affirmer obstinément que pareils excès de sorcellerie n'existent pas dans leurs régions et donc qu'il n'est pas licite à nos délégués de remplir le ministère d'Inquisition..." (p. 118). De plus, lorsque fut écrit le Malleus, ses auteurs sentirent la nécessité de le faire approuver par les docteurs pour obtenir d'eux un certificat de conformité parfaite "avec la vérité catholique" (p. 122). Ils obtinrent l'aval des docteurs qui apposèrent leur signature à trois articles dont le plus important est le deuxième : "que des maléfices puissent exister, Dieu "le permettant, le diable y coopérant, par l'action des sorciers et des sorcières, voilà qui n'est pas contraire à la foi catholique mais conforme aux paroles de "l'Ecriture sainte ; et même il est nécessaire, selon "l'opinion des saints docteurs, d'admettre que quelquefois "ils puissent se produire" (p. 124).
34Il fallait en effet compter avec le fameux Canon Episcopi3 qui disait : "celui qui croit qu'une créature peut être changée en meilleure ou en pire, ou transformée en une autre espèce ou ressemblance par quelqu'un d'autre que le Créateur de toutes choses, celui-là est pire qu'un païen ou un infidèle" (p. 133).Cette citation figure dans les premières lignes du Malleus et il est évident que la contre-attaque est un préalable impératif. Il s'agit non pas de prouver ouvertement que les hérétiques d'hier sont les bien-pensants d'aujourd'hui, mais d'interpréter le Canon de manière à lui faire dire le contraire de ce qu'il affirme !
35Ce Canon date d'un temps où le diable avait beaucoup moins d'emprise sur le monde : depuis le xiiième s., son pouvoir n'a cessé de croitre, à tel point qu'au xvème s. il faut réviser ("réinterpréter") l'opinion des théologiens antérieurs. Le Canon énonce que "le pouvoir de Dieu est "plus grand que celui du diable et son action aussi. Or, "s'il y avait maléfice dans le monde, ce serait œuvre "de diable contre œuvre de Dieu. Donc s'il n'est pas "permis d'affirmer que la puissance du diable excède "celle de Dieu, on ne peut croire non plus que créatures et œuvres de Dieu (...) puissent être viciées "par l'action du diable" (p. 134). Heureux temps où le diable n'avait qu'un pouvoir limité ! Bien différent est son statut au 15èmes. : Dieu peut empêcher les maléfices ou limiter l'action du diable mais sa tactique est de permettre au mal de s'accomplir afin de pouvoir le châtier. Dieu donne la permission à Satan de nuire et aux inquisiteurs d'exterminer : système qui réalise une véritable "symplégade". A une époque antérieure, le Canon affirmait que les démons n'avaient "de pouvoir "que celui d'un certain artifice (...). Par conséquent les démons opérant par artifice ne peuvent produire en "réalité aucune vraie santé ou maladie. Si elles sont vraies, celles-ci ont une autre cause occulte en dehors des démons et des sorciers" (p. 134). Le diable n'opérait donc que dans et par l'imagination : il ne pouvait atteindre l'homme dans son intégrité physique. Cependant le Canon reconnaissait déjà que Dieu permettait l'empêchement maléfique des actes conjugaux.
36D'emblée, l'inquisiteur déclare que sont désormais hérétiques tous ceux qui se fondent sur le Canon pour affirmer :
- "qu'il n'y a pas de maléfice au monde sauf dans l'imagination des gens".
- qu'il y a des sorciers mais "que ceux-ci ne peuvent que se figurer concourir à des effets maléfiques".
- "que les maléfices sont purement imaginaires et fantasmatiques, bien que le diable soit réellement complice de la sorcière" (p. 135).
37Désormais pour échapper à la situation d'hérétique, il faut croire que diable et sorcières accomplissent réellement tout ce qui n'était jusqu'à présent que fantasme. C'est ce que Sprenger appelle revenir "à une saine intelligence du Canon" (p. 136). Pour être livré à l'inquisition il n'est pas nécessaire d'être sorcier : il suffit de dire "publiquement que les sorcières n'existent pas, ou qu'elles ne peuvent aucunement nuire aux hommes" (p. 143). C'est le règne de la Terreur.
38Il n'est pas suffisant cependant d'admettre que les maléfices opérés par le diable sont réels : le rôle de la sorcière reste à préciser et on ne peut établir, juridiquement, sa culpabilité que si sa collaboration avec le diable est elle aussi "réelle". Quelques esprits modérés essayaient d'enrayer la persécution systématique en concédant que "les extrêmes" ("le démon d'un bout et la maladie de l'autre") étaient réels, mais que "le médium" (la sorcière) n'intervenait "qu'en imagination" : la sorcière, simple instrument du diable, n'aurait été qu'un catalyseur. Sprenger récuse cette opinion au nom du principe que "le médium participe toujours de la nature des extrêmes" (p. 141) ; donc elle fait corps avec le diable et avec le maléfice. Même si dans bien des cas elle n'agit que sur "les instances du démon" (p. 378), sa culpabilité est entière car elle repose "sur la base d'un pacte" où elle "s'est offerte et s'est liée tout entière au démon, vraiment et réellement et non seulement en fantaisie et en imagination" (p. 141). D'où l'importance de la nature du pacte. Cette démonstration est tout à fait fondamentale : le travail de l'inquisiteur est irréversible, car il vient de river l'un à l'autre, dans le champ du "réel", des éléments qui jusqu'alors n'avaient pas de lien établi.
39Le principe que les maléfices sont réels est affirmé plus que démontré et il se heurte sur certains points à d'autres principes irrécusables : les métamorphoses posent un problème épineux. Selon Sprenger, on ne peut nier qu'elles existent : l'expérience le prouve. Mais, théologiquement, on ne peut admettre que s'opère "une transmutation formelle et actuelle, au cours de laquelle une substance est changée en une autre : pareille mutation, Dieu seul peut la faire, qui est le créateur de ces essences" (p. 367). Il faut donc trouver d'autres solutions, que voici : ou bien ce sont les démons qui apparaissent dans "des corps assumés", ou bien ils envoient des animaux réels "pour les représenter" (p. 370) ; ou bien ce sont les sorcières qui se métamorphosent "en prenant la forme de bêtes" (p. 377). Pour expliquer les choses du point de vue des spectateurs, Sprenger allègue que le démon agit sur leurs "puissances externes" et envoie à leurs yeux des illusions : c'est le "sortilège" (p. 369). Mais comment expliquer que les métamorphosés puissent paraître tels à leurs propres yeux ? L'explication en est dans la "vision imaginaire". Le principe est que "toutes les réalités corporelles sont régies par des anges", bons ou mauvais (p. 372). Si Dieu seul peut habiter notre âme, "les démons peuvent se glisser dans nos "corps. Et alors ils peuvent impressionner les sens internes dépendant de certains organes corporels. De même "que par leurs impressions sont atteints les organes, "les puissances internes sont elles aussi atteintes : " (...) ils peuvent retirer des images mises en réserve dans une puissance liée à un organe (ainsi de la mémoire liée à l'arrière de la tête tirer l'image d'un cheval), mouvoir cette image jusqu'au milieu de la tête où est la cellule de la puissance imaginative et enfin jusqu'au sens commun dont le siège est dans la partie avant de la tête. Et (...) ces images seront prises pour existantes devant le regard externe" (p. 372). Le démon, "ne cause aucun changement physique actuel dans les organes, mais il déplace seulement les images mentales" (p. 373). L'inquisiteur signale au passage que "le même cas, mais de par un défaut naturel, on l'a vu chez les fous et autres maniaques" (p. 373) : constatation digne d'un moderne mais dont il ne tire pas les conclusions.
40L'explication des métamorphoses, assez abstraite, appelle des exemples, parmi lesquels nous ne citerons que le plus représentatif : un "cas" fameux rapporté dans la Cité de Dieu, celui du père de Praestantius. Celui-ci avait été changé en bête de somme par une aubergiste-magicienne et il "racontait avoir transporté la récolte "avec d'autres animaux" (p. 373). Le Malleus donne du fait-une explication en trois points :
- Les démons ont illusionné les sens des spectateurs qui l'ont vu sous forme de bête.
- Les fardeaux qu'il portait "n'étaient pas illusoires ; mais là où ils dépassaient les forces d'un homme, les démons s'en chargeaient invisiblement".
- "Le jeune homme avait l'allure d'une bête, ceci à cause de son image dans sa puissance estimative et son imagination (...) sans que la raison fût à ce point ligotée qu'il cessât de se savoir un homme" (p. 473).
41L'inquisiteur n'exclut pas la réalité de la métamorphose : néanmoins il préfère, pour ménager la tradition, s'en tenrir à ce subtil jeu d'illusions... où tout est question de foi. Bien habile d'ailleurs celui qui saurait désormais reconnaître le vrai du faux, le réel de l'irréel !
42On peut s'étonner parfois que, sur certains points, l'inquisiteur s'en remette à des raisonnements très contournés, pour rester en accord avec la tradition, alors que sur d'autres il tranche dans le vif. On peut s'étonner aussi qu'une explication aussi tortueuse lui paraisse être la meilleure. Qu'on se rappelle cependant cette parole de Grégoire citée par le Malleus : "dans ce monde visible rien ne peut être ordonné que par une créature invisible"4. Dès lors le raisonnement qu'on vient Je suivre paraît inattaquable malgré son caractère un peu trop ingénieux de jeu d'esprit.
43Il est facile d'imaginer que pareilles subtilités étaient parfaitement étrangères aux classes sociales dont sortaient les sorcières : ce monde où le démonisme est organisé selon des normes jugées irréfutables est en partie issu de l'esprit des inquisiteurs. La sorcellerie de cette époque est un phénomène complexe où la démonolâtrie et l'inquisition sont à envisager globalement comme deux aspects d'une seule question. Nous n'avons de témoignage sur les sorcières que celui de l'inquisition. Or les inquisiteurs savaient, souvent mieux que les sorcières elles-mêmes, ce qu'il fallait leur faire avouer : le système si cohérent du Malleus est sorti d'un esprit cultivé, rompu aux disciplines intellectuelles, qui étaient véritablement d'un autre monde que celui des sorcières. Selon M. Préaud, on éprouve à la lecture des procès le sentiment d'assister à un dialogue de sourds : "l'accusée ne comprend pas la question du juge, le juge n'a pas la moindre idée de ce que signifie la réponse de celui qu'il torture" (Catalogue B. N. p. 24). C'est là peut-être aller trop loin, mais il est probable que l'inquisition a contribué à donner au monde des sorcières les structures qui lui manquaient et qu'elle s'est servie de ces femmes comme de victimes propitiatoires chargées de toutes les peurs qui tenaillaient la société de ce temps. Les calamités devaient trouver des responsables et la peur voulait des coupables. Parce qu'on sentait alors avec angoisse que la vie reculait devant la mort, on ralluma les vieilles malédictions. On ne peut toutefois rendre compte de l'ensemble du phénomène de sorcellerie, tel qu'il se développa jusqu'au 17ème s., par la seule action de ce processus propre au Moyen-Age finissant.
44L'"apologie qui ouvre le Malleus commence par une longue phrase sombre : Au milieu des calamités d'un siècle qui s'écroule (...) le vieil Orient qui, déchu (...), n'a cessé d'infecter de la peste des diverses hérésies l'Eglise que le nouvel Orient, l'Homme Christ Jésus, a fécondée par la rosée de son sang, s'y emploie cependant surtout aujourd'hui où, le monde sur le soir descendant vers son déclin, et la malice des hommes grandissant, il sait dans sa rage, comme en témoigne Jean en l'Apocalypse, qu'il n'a plus que peu de temps. Au soir du monde, dans une chute accélérée vers la fin des Temps, l'ombre (le vieil Orient) gagne de plus en plus sur la lumière (le nouvel Orient). Les temps sont courts, voilà pourquoi le Mal se déchaîne. C'est par les sorcières qu'il sévit : la Femme, donneuse de vie, a conclu un pacte avec l'enfer, une alliance avec la mort" (p. 127). Pour échapper au Monstre-Femme, capable de châtrer l'homme, de le démembrer, de lui tuer ses enfants, de le réduire au rang de bête, on lui fait subir sur un autre mode le sort dont on se sent menacé, devenant ainsi soi-même un sorcier à l'envers.
45A travers le Malleus s'impose la vision d'un inquisiteur de bonne foi, logique selon les données de son temps, "confiant dans la douce bonté de Celui qui donne en abondance et qui de la braise prise avec des pinces sur son autel touche et purifie les lèvres des imparfaits, pour tout conduire à la perfection souhaitée" (p, 128).
46Qui pourrait douter de la "douce bonté" de ceux qui allumèrent les bûchers ? de la bonne foi des sorcières, les "imparfaites" et de ceux qui voulurent les purifier pour les conduire à la perfection ? C'est le Diable, il faut le croire, qui s'occupa de sceller leur destin dans un gigantesque malentendu.
DISCUSSION
47J.C. Payen : La persécution contre les sorcières n'existe pas encore au xiiie siècle. Humbert de Romans relate une sombre histoire d'enfants exposés près d'une tombe dans la région lyonnaise. La vieille femme qui était responsable de cette pratique reçoit seulement une semonce du vicaire de sa paroisse.
Bibliographie
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
Le Marteau des Sorcieres, présente et traduit par Amand DANET, Plon, 1973.
Catalogue de la Bibliothèque Nationale, Les Sorcières, paru lors de l'exposition sur les Sorcières, Paris, 1973.
Julio CARO BAROJA : Les Sorcières et leur monde.
Traduit de l'espagnol. Gallimard, 1972.
Alan C. KORS et Edward PETERS : Witchcraft in Europe, 1100-1700. Philadelphia, 1972.
Hugh Reginald TREVOR-ROPER : De la Réforme aux Lumières, "L'épidémie de sorcellerie en Europe aux 16ème et 17ème siècles. " Traduit de l'anglais, Gallimard, 1972.
Notes de bas de page
Auteur
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