Le diable et le juif : réprésentation médiévales iconographiques et écrites
p. 259-276
Texte intégral
1Il est communément admis, dans l'évocation de la sorcellerie, d'employer les métaphores suivantes pour désigner les célébrations sataniques : on parle tour à tour do "Synagogue de Satan", de "Sabbat dos sorcières", de "Cabale mystérieuse". Jusqu'à Raymond Jean, dans Fa Fontaine Obscure, qui use couramment de cette terminologie1, certes puisée dans sa documentation - mais sans l'expliciter par ailleurs - tant elle semble conforme au monde des cohortes infernales et des rites maléfiques.
2Et pourtant ces termes, qui suggèrent une corrélation inquiétante entre les agissements des Juifs et les pratiques démoniaques, remontent très haut dans le temps2, et leur illustration se trouve, on ne peut mieux reflétée, dans les représentations iconographiques et écrites du Moyen Age.
REPRESENTATIONS ICONOGRAPHIQUES
EUROPE DU NORD
3L'art médiéval en effet, a vu l'iconographie se peupler de lémures, de monstres et de démons ; or toute cette faune maléfique se trouve souvent - fait étrange - composée de Juifs outrancièrement caricaturés.
4La caricature du Juif ne s'est pas produite d'emblée ; encore inexistante dans le Haut Moyen Age et à peine esquissée, elle s'ébaucha à partir de la première Croisade3. Emanant de diverses régions d'Europe, les exemples abondent4 qui témoignent de cette évolution des tendances artistiques, miroir de l'esprit du temps et reflet concret et palpable de la situation réelle faite aux Juifs.
5Mais c'est dans le thème de la confrontation allégorique entre Eglise et Synagogue, fréquemment rencontré dans la riche moisson iconographique offerte par l'enquête de Bernhard Blumenkranz5 que l'en peut glaner maints exemples.
La "Synagogue de Satan"
6Il y eut également une gradation dans l'élaboration de ce thème : "Synagoga" fut appréhendée différemment au fur et à mesure que l'Histoire des Juifs de l'Occident médiéval se ponctuait d'interdits, de vicissitudes et d'accusations de toutes sortes.
7Au départ, "Synagoga" personnifiée, représentée comme une femme altière, railleuse et insoumise, niait fièrement la vérité du Christ6. Progressivement son refus prit un tour quasi-satanique : rebelle, 1'incrédule ne pouvait être vouée qu'aux flammes dévorantes de l'Enfer. Citons quelques exemples fournis par B. Blumenkranz, qui montrent l'enfer accueillant "Synagoga" : au début du xiie siècle, le Liber Floridus de Lambert de St-Omer7 ; un détail de la patène dite de Wilten du xiie siècle8 ; et sur des bas-reliefs du début du xiiie siècle, au Portail du Beau Dieu de la Cathédrale d'Amiens9.
8L'aveuglement de la Synagogue fut littéralement figuré, reproduit : c'est un démon qui lui obstrue la vue de ses mains, de ses bras (ainsi en est-il sur des Bibles historiées, l'une française du xive siècle, et l'autre allemande du début du xve)10, d'un bandeau ou d'une fléchette (Vitrail de la Passion à la Cathédrale de Chartres, début xiiie siècle)11 ; et le diable juché sur ses épaules, quand il ne l'aveugle pas, l'assourdit ! : dans le Bréviaire d'Amour dû à Matfre Brmengaud de Béziers, au xive siècle12.
9Ainsi l'artiste a-t-il exploité et répété à l'envie le grief religieux : c'est la Synagogue rebelle qui irrite, indispose. De par sa fidélité à l'Ancienne Loi et son dédain pour la Nouvelle, le peuple juif à la nuque raide mérite l'Enfer, et y choit, poussé par le démon. Son obstination relève tout bonnement du maléfique : oeuvrant donc pour la ruine de la Chrétienté, il a vendu son âme au Diable, dont il est devenu le serviteur zêlé13.
10Et à la limite, cette interprétation dans l'art de l'entêtement juif peut se concevoir. Certes les attributs iconographiques dont il est pourvu progressivement reflètent le lent processus d'obturation des esprits, oeuvre de "l'enseignement da mépris" : Profanateur14 et criminel15, empoisonneur et semeur de peste16, usurier17, toute la gamme des poncifs et préjugés médiévaux - un véritable faisceau de légendes pernicieuses - est interprêtée avec soin par les artistes du Moyen Age.
11Mais là où la caricature dépasse l'entendement, c'est lorsqu'elle manifeste dans une imagination plus fruste une prédilection pour l'horrible et le sinistre, un goût pour l'obscène et le grossier.
12– c'est surtout en ALSACE et en ALLEMAGNE que de tels modèles s'élaborent. Dans de pertinentes contributions qui prolongent l'étude de B. Blumenkranz18, Freddy Raphaël nous édifie sur la représentation du Juif dans l'art médiéval alsacien19.
13Certes ces représentations sont plus tardives, et il faut souligner en outre que s'est élaboré depuis le mythe de la Sorcellerie20. Il n'empêche que la caricature, en ces lieux, est allée croissant, s'amplifiant, outrant défauts et travers imputés et parvenant de la sorte à la démesure : le Juif déjà usurier, empoisonneur, etc., est devenu "dans l'esprit obscur de l'imagination allemande" un personnage vil, sensuel et dépravé : il va têter une truie, avaler ses excréments et chercher avidement dans l'arrière-train de l'animal la présence du Talmud : on tourne en dérision la Loi juive et son Enseignement, et on la raille grossièrement (gravure sur bois, Allemagne, xve siècle)21.
14D'avantage, le Juif va se muer en créature fantastique, velue, affublée de cornes et de griffes acérées. Il est devenu démon lui-même, laid et répugnant ; anormal, il a des mamelles (collusion dans l'imaginaire médiéval du Juif et de la femme-sorcière ; courant antiféministe), et un sexe saillant (goût pour le lubrique) ; et enfin pour ne point s'y tromper, sur la cape de ces espèces bizarres, figure, ostentatoire, la rouelle (Page de titre d'un ouvrage allemand, xvie siècle)22.
15Au total, ces mythes, qui associent étrangeté, rapacité, lubricité et laideur à la personnalité même du Juif, annoncent les fantasmes qui présideront aux représentations même de la sorcellerie23.
16Toutefois, il convient de souligner que le Juif n'était pas le seul au ban des réprouvés ; il appartenait, avec la sorcière, à une sorte de famille impie, honnie et abhorée par la société chrétienne, composée d'autres parias : les hérétiques (dans l'iconographie, l'hérétique est brossé à coups de traits caricaturaux : profil "juif" (…) mais sans barbe)24, les lépreux, les fous, tous les boucs-émissaires25 d'un ordre qui conjurait ainsi sa peur et ses doutes.
17Par ailleurs, le Juif tel qu'il est représenté dans cette "iconographie malsaine" - comme l'a appelée Georges Duby - en réunissant dans sa personne l'entière gamme des attributs du Mal, avait perdu en définitive toute consistance humaine. C'était devenu en fait un Juif purement imaginaire, mythique, allégorique26.
18Celui que nous rencontrons dans les textes (législatifs, registres notariés, etc) relève sans doute d'avantage de la réalité quotidienne. Certes, nous nous penchons sur un terrain infiniment plus clément à l'égard des Juifs : la Provence où chacun sait que les rapports de bon voisinnage étaient réels27, et que l'agressivité ne survenait qu'épisodiquement, en cas de crise28.
19Il n'empêche qu'à notre avis, si l'image a véhiculé et traduit les obsessions du temps, elle a quand même en les fixant et les figeant, faussé quelque peu l'idée que l'on pouvait se faire de la situation réelle des Juifs. Dans les relations quotidiennes Juif-Chrétien, y a-t-il eu cette âpre rancune dont l'art traduit l'intensité ? Plaçons nous à présent au Sud de l'Europe, où d'ailleurs il n'est pas indifférent de souligner que le Juif a pu durer d'avantage qu'au Nord29.
EUROPE DU SUD
20Portons notre attention sur la décoration picturale exécutée au xve siècle par Jean Canavesio dans la Chapelle de Notre-Dame des Fontaines à La Brigue (Alpes-maritimes)30.
21L'artiste a eu l'occasion, parmi les 26 panneaux qui illustrent la Passion, de peindre des Juifs. C'est d'abord (Panneau 4, "Trahison de Judas") un petit démon, une bourse à la main, qui s'aggrippe à la ceinture de Judas ; ce sont ensuite (panneau 11, "Le Christ devant Pilate") des Juifs hideux qui se tiennent au bas des marches du Prétoire : leur bannière juive est à l'enseigne de la chauve-souris et du scorpion31. Le panneau 17, représentant le "Remords de Judas", le montre, yeux exorbités, un phylactère s'échappant de ses lèvres. Lors de sa pendaison (panneau 21), son âme est arrachée des entrailles par un démon noir et velu, aux ailes de chauve-souris.
22Enfin, les Juifs dans le "Jugement dernier" qui implorent vainement la clémence du Christ, sont poussés ou tirés par des démons.
23Ainsi démons, bourses d'argent, phylactère, scorpion, chauve-souris : ces produits du cycle et du bestiaire iconographiques de l'art médiéval, se retrouvent au xve siècle (1492) dans les Alpes Maritimes pour désigner les Juifs.
24La chauve-souris (comme la chouette)32, symbole tout naturel d'un peuple aveugle, sert également à désigner les Juifs dans le retable de l'Annonciation à Aix.
L'Annonciation d'Aix (Bouches-du-Rhône)
25En effet, dans l'iconographie de l'Annonciation d'Aix (1443-1448), figure une confrontation allégorique entre Synagogue et Eglise33. Le Temple, par opposition à l'Eglise dont les perspectives s'ouvrent derrière la Vierge, est plongé dans la pénombre, et porte sur ses piliers d'angle des statues caricaturales des Prophètes, coiffés du chapeau conique et pointu, et sur ses écoinçons une chauve-souris et un démon.
26Il importait de relever ces deux exemples iconographiques méridionaux34, dont l'esprit concorde pleinement avec celui des représentations artistiques plus nordiques.
27Il est temps à présent de nous demander dans quelle mesure les scènes écrites ont révélé des exemples de Juifs accusés de rapport avec le Diable. Dans cette perspective, il est un procès de magie que nous voudrions présenter, car il imprime une certaine image du Juif devin, magicien voire sorcier qu'il est utile de replacer dans ce contexte.
SCENES ECRITES : UN PROCES DE MAGIE (1318)
28Il s'agit du procès qui fut intenté devant la Cour de Rome à Robert de Mauvoisin, archevêque d'Aix35. Parmi les multiples accusations qui lui sont formulées : simonie, incontinence, scandales publics, blasphèmes, dilapidation des biens ecclésiastiques aixois, scandaleuses parties de chasse, figurent en dernier lien : magie et sorcellerie.
29La complaisance que cet archevêque aixois aurait manifestée envers les devins, magiciens et astrologues est évidemment suspecte. Si c'est un Juif, Moïse de Trets, qui est impliqué dans ce procès, il est néanmoins utile de souligner que Robert de Mauvoisin a l'habitude de consulter les astrologues "tant juifs que chrétiens" :… "fecit temerarie et praesumpsit aliquando eis uti nonullos etiam alios sortilegos mathematicos aut divinatores tam judeos quam christianos".
30En outre, quand il fait appel à Mosse de Trets, "astrologus", croyant son art licite ("credens artem illam licitam"), il s'empresse de confronter les réponses dm Juif avec celles d'autres astrologues lyonnais (en particulier Maître Pierre de Lyon) :
31"… et ibidem in Lugduno, vocavit quemdem astrologum vocatum Magistrum Petrum".
32Manifestement, cette quête de Robert auprès d'astrologues divers témoigne de son attirance pour les sciences occultes, divinatoires, d'où qu'elles émanent.
33Toujours est-il que dans le document, Robert de Mauvoisin doit répondre de ses relations avec Mosse de Trets :
34– En premier lieu, il relate comment il s'est enquis auprès du Juif de sa bonne fortune à venir :
"… infra duos annos, idem Archiepiscopus assequeretur majores honores",
35de sa propre longévité, et de celle du Pape36 ; curiosité que n'a point satisfait Mosse : … "qui Judeus nihil respondit".
36– En second lieu, ses préoccupations ont tourné autour des promesses de maternité de l'épouse de son frère : Robert désirait un neveu. Mosse lui répondit, sans trop s'avancer, que "vraisemblablement", sa belle-soeur enfanterait.
37– En troisième lieu, l'archevêque conte comment il enjoignait Mosse de cerner l'objet de ses propres pensées (testait-il les "facultés divinatoires" du Juif ?) :
"… quod contingeret de eo quod dictus Arcliepiscopus cogitebat".
38Moïse parut, semblet-il, saisir que Robert songeait à ses visites pastorales ; pérégrinations37 au cours desquelles il lui prédit de riches présents, et d'or de surcroît ! (d'or parce qu'"à ce moment là, ils sont sous le signe du lion, et que le lion est le plus noble des animaux").
39– C'est enfin le dernier point qui paraît être, à nos yeux, essentiel : Moïse aurait avoué à Robert sa science dans l'art do fabriquer des signes et caractères magiques, aux effets bénéfiques tant pour la santé que pour le reste :
"… quod ipse sciebat facere et faciebat sigilla et impressiones que valebent contra infirmitates et quod portans efficacetur magnalibus gratiosiis".
40Robert visiblement séduit, et ne doutant point de la vertu de telles inscriptions, aspire à ce que son anneau pastoral en soit muni :
"… interrogavit eumdem judeum dictus archiepiscopus si talia sigilla et impressiones valerent tantum si ponerentur in annulo dicti archiepiscopi, qui respondit quod sic ; "
41Le Juif répond donc que la chose est possible, et il jure même sur la Bible (à la demande de l'Archevêque !) que ce dernier peut en user sans commettre de péché. C'est ainsi que le prélat remet à un clerc ("quemdam clericum") trois anneaux (tribus suis anulis"), afin qu'accompagné do Mosse, le clerc en question se rende chez un orfèvre qui les polirait, les préparant en sorte pour la gravure.
42L'interrogatoire de Robert de Mauvoisin relatif à ses relations avec l'astrologue juif s'arrête là.
43On demande encore à l'archevêque s'il est toujours en possession de ses anneaux gravés ; sa réponse est affirmative.
44Telle est la substance, résumée38, des déclarations de Robert de Mauvoisin lors de son procès. La copie aixoise du document original puisé dans les Archives vaticanes, ne comporte pas l'interrogatoire du Juif, qu'il eût été intéressant de confronter avec la déposition de l'inculpé.
45Toutefois, même partiel, ce texte a le mérite de fournir ce qui paraît être une constante de la mentalité médiévale : dans les consciences populaires, n'est pas seulement enraciné l'archétype de l'usurier juif diabolique, mais également l'archétype du juif quelque peu sorcier et très au fait des sciences divinatoires, des médecines magiques, des pratiques d'amulettes, etc.
46Ainsi donc, après avoir tenté de résumer les caractéristiques des figurations du Juif "satanique" dans l'art chrétien - telles qu'elles ont été admirablement livrées par les spécialistes - c'est un autre système de représentation que nous avons voulu situer : celui du Juif "magicien", et tout à la fois mage, visionnaire, voyant, astrologue, en un mot : sorcier. Cela n'est point nouveau, et ce procès reflète le crédit accordé par un ecclésiastique de haut rang39 aux pouvoirs présumés "magiques" d'un "astrologue" juif.
47Qui était donc ce Mosse de Trets ? De quel genre d'astrologie se préoccupait-il pour que le document le nommât "astrologus" ?
(…"vocavit Mosse judeum tamquam astrologum")
48Comment est-il parvenu dans l'entourage immédiat de l'Archevêque ? Etait-ce par sa réputation ? Robert de Mauvoisin se trouvait en tournée de visites pastorales dans la vallée de Trets40.
49Dans l'étude de Fred Menkès41, il est bien question d'un "Mosse de Trets", courtier. Toutefois, le Mosse dont il est question ici n'est pas forcément de la petite localité de Trets : le texte ne le précise pas expressément ; cela peut donc laisser supposer que son père ou son aïeul étaient originaires de cette petite ville voisine d'Aix. Notons donc, non pour fabuler un lien de parenté, mais pour prouver la possibilité d'une appartenance aixoise, l'existence dans la liste de 1341 des Juifs d'Aix d'une "Bonelle de Tritis"42.
50En tout cas, ce qui est à retenir de ses agissements, c'est la science qu'il prétend détenir dans le domaine des talismans : il souligne le pouvoir à la fois curatif et préservatif des signes qu'il se propose de graver sur l'anneau pastoral de Robert de Mauvoisin. S'agissait-il de signes hébraïques ? de signes kabalistiques ? Le texte ne le dit pas. Mais l'on sait la fortune qu'eurent dans les temps médiévaux (et les temps plus tardifs) les pouvoirs présumés troubles et magiques de la langue hébraïque43.
51L'on sait en outre qu'en Provence, foyer fécond de la science jujve au Moyen Age, toutes les disciplines intellectuelles fleurissaient : ]es arts mathématiques, astronomiques (et astrologiques), médicaux, philosophiques étaient largement pratiqués, véhiculés d'Espagne dans un ardent et passionné travail de traducteurs44 : le rationalisme maïmonidien avait pénétré les cercles d'études, entraînant de fameuses polémiques (1230-1233 ; 1305)45, et la Kabbale avait trouvé un terrain privilégié en Provence pour éclore et se développer46.
52N'est-ce-pas à Aix même, que l'on trouvera un inventaire impressionnant de bibliothèque (179 ouvrages) émanant d'un médecin juif, et ceci un siècle plus tard, en 143947 ? Or au xve siècle, la situation des Juifs est nettement distincte de ce qu'elle était un siècle plus tôt. Au moment où se situe le proçès intenté au prélat d'Aix, les juiveries provençales connaissent leur "siècle d'or" ; elles n'ont point encore été réduites démographiquement et économiquement par la Peste Noire et ses effets : le fléau lui-même, et le cortège de vicissitudes coutumier (émeutes, massacres) qui allait de pair.
53En tout cas, Aix était (et restera) une des trois villes notoires (avec Marseille et Arles) qui abritaient les communautés juives les plus importantes.
54L'effervescence qui a pu donc régner dans les cercles juifs provençaux du début du xive siècle est bien connue ; elle a certainement débordé hors des Juiveries. Les échanges entre intellectuels juifs et chrétiens sont réels, et il n'est pas étonnant qu'un archevêque d'Aix ait accordé crédit aux vertus (réelles ou présumées) d'un astrologue juif.
55Cela rejoint en outre les observations de Joseph Shatzmiller sur les échanges de talismans entre savants juifs et chrétiens à Montpellier vers 130048, talismans ou amulettes que certains penseurs juifs (contre les sciences profanes) dénonçaient d'ailleurs comme relevant du domaine de la sorcellerie.
56A cet égard, relevons encore dans cet article récent, la prééminence soulignée du lion comme signe fort du Zodiaque. De notre côté, Mosse de Trets n'évoque t-il pas, dans ses présages à Robert de Mauvoisin, l'influence bénéfique du lion, qui font, que les riches présents prédits seront d'or ("parce que l'on était sous le signe du lion : respondit quia signum leonis regnebat, et quia leo erat nobilius animal") ?
57Assurément, ce document renforce et conforte l'idée déjà acquise par l'historien sur les vertus et pouvoirs divinatoires, mathématiques, astrologiques ou "magiques" prêtés aux Juifs.
58Certes les Juifs ont excellé dans toutes sortes de domaines, depuis les sciences dites exactes jusqu'à celles philosophiques, introduisant très tôt le délicat problème du rapport entre religion et science ; leur Kabbale a intrigué et séduit ; leur médecine a convaincu.
59Toutefois, de par leur marginalisation, ils avaient suscité tout à la fois inquiétude et attirance. La connaissance implique la compréhension ; la méconnaissance, elle, engendre la suspicion et échaffaude toutes sortes de mystères troublants.
60Du mystère juif aux spéculations sur leur marché avec le Diable, il n'y avait qu'un pas à faire. La société médiévale l'a aisément franchi.
61Nous tenons à remercier M. N. Coulet, qui nous a fourni d'utiles renseignements bibliographiques.
DISCUSSION
62J.C. Payen : L'identification du Juif et du Diable est sous-jacente à l'opposition entre Ancienne et Nouvelle Loi telle qu'elle s'exprime à travers le roman arthurien dès 1200. Je pense au Perlesvaus, qui assimile le monde païen et le sortilège diabolique dans une atmosphère de croisade contre l'Ancienne Loi ; je pense à la Queste del Saint Graal où Galaad exorcise une tombe hantée par le diable : le corps qui y est enterré signifie le peuple juif (signification donnée par un saint preudom : on attendrait plutôt que cet exorcisme symbolise le passage du Vieil au Nouvel Adam…)
Notes de bas de page
1 R. Jean, La Fontaine Obscure, Paris, 1976, pp. 18-19, 233, 237.
2 Le terme "Synagogue de Satan" est évangélique : Apocalypse (II,9 ; III, 9) : "ceux qui se disent Juifs et ne le sont pas, mais qui sent une Synagogue de Satan".
Evangile de Jean (VIII, 44), eu Jésus dit aux Juifs : "vous avez pour père le Diable".
3 Après 1096, le Juif, peu à peu parqué dans son quartier désormais clos et arborant une rouelle distinctive, se verra doté par l'artiste chrétien d'un nez courbe voire crochu, d'une barbe hirsute et d'un rictus grimaçant. Cf. B .Blumenkranz, Le Juif médiéval an miroir de l'art chrétien. Paris, 1966, pp. 11-39.
4 cf. par exemple les caricatures provenant de l'Angleterre du xiiie siècle (d'où les Juifs ont déjà été chassés… !), dans B. Blumenkranz, Le Juif méd., op.cit., pp.32-33.
5 Dans son ouvrage précité, et dans de nombreux articles dont "Synagoga méconnue, Synagoga inconnue", Revue dos Etudes Juives (R.E.J.), t. CXXV, fasc.1-3, 1966, pp.35-49.
6 Sur un plat de reliure de la région messine (xe siècle), "Synagoga" s'éloigne de la croix dans un "mouvement de défi, symbolisant son esprit d'antagoniste insoumise et invaincue", B. Blumenkranz, Le Juif méd…., op.cit., pp. 106-107, fig. 120.
7 Ibid, p. 107, fig. 121.
8 Ibid, p. 108, fig. 122.
9 Ibid, p. 69, fig. 75.
10 Ibid, pp. 53-54, fig. 55 et 57.
11 Ibid, p. 54, fig. 56.
12 Ibid, p.72, fig.78. B. Blumenkranz a développé récemment les variantes de ce texte anti-juif richement illustré au Colloque de Fanjeaux (juillet 1976) : "Ecriture et image dans la polémique antijuive de Matfre Ermengaud", Juifs et Judaïsme de Languedoc. Toulouse, 1977, pp.295-317.
13 J. Trachtenberg, The Devil and the Jews, Philadelphia, 1961. cf. chap. 1 : "The Demonic Jew", pp. 11-44.
14 Cette accusation qui repose sur la croyance en la transubstantation et en la présence effective de l'enfant Jésus dans l'hostie, confortait le sentiment que le peuple juif déicide réitérait inlassablement son crime, cf. J. Trachtenberg, op.cit., chap. 8 : "Host and image desecration", pp. 109-123.
L'iconographie a beaucoup exploité ce thème, fournissant des scènes pseudo-historiques : cf. B. Blumenkranz, Le Juif méd…., op.cit., pp. 26-28, fig. 16 ; p. 106.
15 J. Trachtenberg, op. cit., chap. 9 : "Ritual Murder", pp. 124-139.
Citons aussi le récent article de G.I. Langmuir, "L'absence d'accusation de meurtre rituel à l'ouest du Rhône", Juifs et judaïsme de Danguedoc, op.cit., pp.235-250. Là encore est démontré le contraste entre le fanatisme religieux ou idéologique de l'Europe du Nord, et le traitement relativement humain des Juifs de l'Europe méditerranéenne. Iconographiquement, cf. B. Blumenkranz, Le Juif méd…., op.cit., pp. 13 et 26.
16 Les exemples foisonnent, et même en Provence : cf. Wickersheimer E., Les accusations d'empoisonnement portées pendant la première moitié du xive siècle contre les lépreux et les Juifs, Anvers, 1927.
M. Ginsburger, "L'empoisonnement des puits et la Peste Noire", R.E.J., t.84, 1927, pp.34-36. et J. Shatzmiller, Recherches sur la communauté juive de Manosque au Moyen Age, Paris-La Haye. 1973. pp. 134-135.
cf. aussi J. Trachtenberg, op.cit., chap. 7 "The poisoners", pp. 97-108. Iconographiquement : B. Blumenkranz, Le Juif méd…., p.34, fig. 27.
17 "Synagoga" est fréquemment pourvue de la sacoche d'argent comme attribut iconographique, cf. supra, à La Brigue (Alpes maritimes).
cf. aussi J. Trachtenberg, op.cit., chap. 13, "The attack upon usury", pp.188-194.
18 B. Blumenkranz présente une "Synagoga" inhabituelle, provenant de Norvège (xiiie siècle) : c'est une catin séductrice, provocante, ayant en mains une tête de bouc. Cette tête de bouc : luxure, puanteur, obstination ? (op. cit., p.108, fig. 123). Il semble que l'artiste ait voulu symboliser la luxure : en effet dans les tableau "Vices-Vertus" que présente M. Roques dans son ouvrage Les peintures Murales dn Sud-Est de la France (thèse complémentaire), Paris, 1961, la "Luxure" personnifié est toujours montée sur un bouc (p.337).
19 F. Raphaël, "La représentation des Juifs dans 1'médiéval en Alsace", Revue des Sciences Sociales de 1 France de l'Est, n° l, 1971, pp.26-42.
20 R. Reuss, La sorcellerie au xvie et au xviie siècle. Paris, 1871 ; R. Mandrou, Magistrats et sorciers e France au xviie siècle. Paris, 1968 ; J.C. Baroja. Les sorcières et leur monde, Paris, 1972 ; G. et A. Duby, Les procès de Jeanne D'Arc, Paris, 1973.
21 F. Raphaël, op. cit., Planche II, fig. 3 : "Das grossen Judenschwein".
22 F. Raphaël, "Juifs et sorcières dans l'Alsace médiévale", Rev. des Sc. Soc. de la F. de l'Est, n°3, 1974, pp. 69-106. Il s'agit de l'ouvrage allemand Der Juden Ehrbarkeit (Planche III). En voir le compte rendu par G. Nahon, R.E.J., CXXXIV, 1975, fasc.1-2, pp.211-212.
23 Prolongeant son enquête au delà d'un Moyen Age trop strictement entendu, F. Raphaël livre des documents privilégiés, et présentant un fulgurant "Sabbat des Sorcières" (Hans Baldung-Grien, Gravure sur bois, 1510), il parvient magistralement à démontrer le rôle interchangeable des attributs iconographiques prêtés aux Juifs et sorcières, et à prouver la remarquable similitude des systèmes de représentation dont ils ont été l'objet. "Juifs et sorcières…", op. cit.
24 B. Blumenkranz, Le Juif médiéval…, op.cit., p.33, fig.26.
25 B. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan. Paris, 1976, p.141 : "les peuples s'en prennent aux Juifs, aux lépreux, aux sorciers,… éternels boucs-émissaires".
26 L. Poliakov, Du Christ aux Juifs de Cour, Paris, 1955, p. 171 : "si le juif n'avait pas existé, il aura fallu l'inventer".
27 L. Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux xive et xve siècles, Paris-La Haye, 1970, pp. 146-147, et suiv.
28 Nous renvoyons à notre thèse de IIIe cycle : L'expulsion des Juifs de Provence médiévale, Aix, 197 436 pages dactyl., et à son résumé succint paru dans les Cahiers du C.U.E.R.M.A., Exclus et Systèmes d'Excsion…, Senefiance n° 5, 1978, pp.225-237.
29 Ibid.
30 Marguerite Roques, Les peintures murales…, op. cit. (supra, note 19), pp. 341-352.
31 cf. la volumineuse étude de M. Bulard, Le scorpion, symbole du peuple juif, Paris, 1935 (symbole de fausseté).
32 cf. la chouette du chapiteau roman de l'église paroissiale de Sigolsheim : symbole de l'aveuglement des Juifs. Pr. Raphaël, "Présence du Juif dans la statuaire romane en Alsace", Rev. des Sc. soc. de la Fr. de l'Est, Strasbourg, 1973 (2), pp.54-72.(Compte-rendu par G. Nahon, R.E.J., CXXXIII, 1974, fasc. 3-4, p.585.
33 L.-Ph. May, "L'Annonciation d'Aix", Provence Historique, 1954, t. IV, pp.82-98 ; et Et. Delaruelle, "La Théologie de ‘l'Annonciation d'Aix'", Provence Historique, 1958, t. VIII, pp. 91-97.
34 Dans le Comtat-Venaissin, existe également la "Boule aux Rats" sculptée sur le tympan de la "Porte juive" de la Cathédrale St-Siffrein, de Carpentras. Des significations plus ou moins fantaisistes ont été avancées. Il semblerait qu'il faille voir là un souvenir de la Peste, et probablement le symbole, du Juif, porteur de peste (comme le rat !).
35 L'original de ce procès se trouve au Vatican : Archives Vaticanes, Collectariae 17. L'Abbé Papon, dans son Histoire générale de la Provence (1874, pp.124-125), en résumait succintement la substance qui est donc restée à ce jour inédite.
A la Bibliothèque Méjanes à Aix, il existe des copies (faites par le Marquis de Méjanes sur un manuscrit de Peiresc) dont M. Mouan a tiré la matière d'un article en 1868 : Documents inédits sur un procès de magie en Provence (il ne livre point de Pièces justificatives).
Comme le fait remarquer N. Coulet dans son étude sur "Deux itinéraires de visite pastorale en Basse-Provence au xive siècle", Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 1972, p.66, note 6, ce procès réclame une étude" plus nourrie.
Nous utiliserons quant à nous, à partir des copiés aixoises (très partielles, elles ne reproduisent que l'acte d'accusation et un seul des 37 témoignages) (Manuscrit 787) les passages impliquant les agissement du juif Mosse de Trets.
36 Il s'agit de Jean XXII (qui avait succédé à Clément V, lequel était parent de Robert de Mauvoisin). Sous le pontificat de Jean XXII, de nombreux procès d'impiété, de magie, d'envôutement eurent lieu. cf. Gallia Christiana, t.XII, col.509.
37 "ad Beatam Mariam de Solaco, De Valle Viridi, de Rupe Amatoris et de Podio, ad quam peregrinationem affectionem magnam habebat" : autrement dit, Ste Marie de Soulac (Gironde), Vauxverd (près de Bruxelles), Rocamadour (Lot) et Le Puits (Haute-Loire).
38 Le recueil s'intitule ainsi : "Processus aliaque scitu digna de Roberto, archiepiscopo Aquensi, 1318, 7° januarii ; ex codice chartaceo arch. secret ; apostolici Vaticani" ; f° s 209-259 (pièce n° 16, de l'ensemble manuscrit de pièces relatives à la Provence). Nous avons résumé les folios 215-216, et 223-225.
39 Dans les pages consacrées à R. de Mauvoisin, l'abbé Papon souligne que "ce prélat, natif de Cahors, et ayant fait ses études à l'Université de Bologne, s'était rendu savant dans les Belles-Lettres, les Mathématiques et la Théologie. Cf. également, J.L. Albanès, Gallia Christiana Novissima, 1899, t. 1er, col. 78-79.
40 cf. N. Coulet, op.cit., pp. 65-66.
41 Pr. Menkès, "Une communauté juive en Provence au xive siècle : étude d'un groupe social", Le Moyen Age. 1971 (2), pp. 280-281.
42 Arch. dép. B. du Rh., B 1477, Cahier 10, f° s 165-178. Ce recensement des Juifs d'Aix en 1341 a été relevé pp. 216-220, en Pièces justificatives (n° 4), par E. Baratier, La Démographie provençale du xiiie au xvie siècle, Paris, 1961.
43 Dans la gravure de Baldung Grien analysée par Pr. Raphaël ("Juifs et sorcières…", op.cit., pp.72-76), une sorcière soulève quelque peu le couvercle d'une marmite décorée de motifs qui semblent imiter des caractères hébraïques.
De même dans la Pontaine Obscure, on peut lire dès les premières pages ! "signes obscurs dont les formes pointues et irrégulières avaient quelque chose de peu rassurant. Des signes cabalistiques peut-être. Ou plus simplement… une écriture hébraïque. " (pp.18-19).
44 cf. notre étude : "Préoccupations intellectuelles des médecins juifs au Moyen Age", Provence Historique, fasc. 103, 1976, pp.21-44.
45 C. Touati, "La controverse de 1303-1306 autour des études philosophiques et scientifiques", R.E.J., CXXVII, 1968, pp.21-37, et J. Shatzmiller, "Rationalisme et orthodoxie religieuse chez les Juifs provençaux au commencement du xive siècle", Prov. Hist., XXII 1972, pp.262-268.
46 cf. G.G. Scholem, Les origines de la Kabbale, Paris, 1966 (Avertissement de G. Vajda).
47 D. Iancu-Agou, "L'inventaire de la bibliothèque et du mobilier d'un médecin juif d'Aix-en-Provence au milieu du xve siècle", R.E.J., CXXXIV (1-2), 1975, pp.47-80.
48 J. Shatzmiller, "Contacts et échanges entre savants juifs et chrétiens à Montpellier vers 1300", Juifs et judaïsme de Languedoc, Toulouse, 1977, pp.337-344.
Auteur
Université de Provence (Aix-Marseille I)
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