Le Livre de la deablerie d'Eloy d'Amerval
p. 183-193
Texte intégral
1En 1508, l'imprimeur parisien Michel Le Noir fit paraître un ouvrage petit in folio de 124 feuillets à double colonne, en caractères gothiques, intitulé Le livre de la Deablerie, pour lequel l'auteur avait obtenu l‘année précédente le privilège du roi Louis XII. La Bibliothèque Nationale a conservé un exemplaire de ce livre (Rés. Ya 43) ; il a été reproduit en 1923 dans la revue de l'université américaine d'Iowa (Humanistic Studies, vol. II, fascicule 2) par Charles- Frédérick. Ward, qui, s'il a respecté la disposition en deux colonnes et les caractères gothiques, n'a guère pris soin de remédier aux erreurs manifestes de l'édition originale ; (à défaut d'une édition plus satisfaisante, éminemment souhaitable, c'est au travail de Ward, que renverront nos références]. Le livre de la Deablerie restant peu connu et assez difficile d'accès, je voudrais dire l'intérêt qu'il présente pour le thème retenu par notre Colloque, et, accessoirement, en souligner la richesse pour qui est attentif à la langue et à la civilisation de l'extrême fin du Moyen Age.
2L'auteur en est un certain Eloy d'Amerval, dont le nom figure à la première page, et qui est présenté par l'imprimeur, qui soignait sa publicité, comme venerable prestre plain de prudence, ayant vacqué, longtemps à cet ouvrage, vraisemblablement une dizaine d'années, ce qui nous reporte un peu avant 1500. En fait Eloy d'Amerval précise dans son prologue qu'il est enfant de Bethune, vivotant le moins mal qu'il peut, qu'il s'intéresse à la musique et à la rhétorique, et qu'il a entrepris son livre à la suite d'un songe qui lui vint alors qu'il se reposait, au soir d'une journée de travail au grand air. Méditant sur l'œuvre divine, la création, la chute de Lucifer et de sa lignée, il s'était endormi et se retrouva près de la grande porte de l'enfer, dissimulé dans un recoin. Là, il se retenait de tousser et de cracher pour saisir des propos qui le remplirent d'effroi : à Lucifer qui lui reprochait de négliger son métier de tentateur, Satan décrivait ses efforts pour séduire le plus grand nombre de chrétiens, les autres humains ne se trouvant que trop aisément prisonniers de ses "cordelles". Se. croyant seuls, les deux diables se félicitaient des mauvaises actions qu'ils inspirent et des bonnes qu'ils font omettre, en des termes qui, estima Eloy, seraient profitables aux pécheurs s'ils en avaient connaissance. C'est pour leur rendre ce service que, de retour sur terre à son réveil, l'auteur transcrivit ce qu'il avait retenu du dialogue surpris. Il espère qu'à le lire les hommes apprendront ce dont il leur convient de se garder pour amender leur mechante vie. Le prologue est terminé, aussitôt va être rapportée, au style direct, la conversation entre les diables. Malgré leur souci réitéré d'être brefs, nos bavards prononceront à eux deux quelque vingt mille octosyllabes, qui reflètent les paroles échangées en une journée et constituent ce livre de la Deablerie, c'est-à-dire du rôle que joue le diable dans notre monde.
3Un premier livre occupe les folios 16 à 49 et se présente divisé en 45 chapitres. Il commence par des injures : Lucifer a convoqué Satan et l'insulte durant 116 vers. Satan lui répond aussi grossièrement bien qu'il ne soit que son serviteur ; s'il est en retard, c'est qu'il était occupé à arracher les dents d'une sorcière que Béllal lui présentait dans une chaudière. De toutes les injures entendues, une seule le touche, l'accusation d'ingratitude, et le premier livre va tendre à montrer que le reproche n'est pas mérité. Lucifer, dont la seule joie naît de l'arrivée d'âmes damnées, fait observer que les chrétiens sont trop peu nombreux à se perdre. Satan rappelle que c'est grâce à lui que le premier homme est devenu pécheur, mais que la faute originelle a été effacée par ce Jésus-Christ qu'il a vainement tenté, ce qui rend désormais le travail bien difficile. Il s'efforce malgré tout de semer sa mauvaise doctrine au sein du peuple de Dieu en recourant à l'orgueil, à l'avarice, au désespoir ; il tâche de rendre la prédication inefficace avec l'aide des fables, des chansons et des mauvaises lectures, et, curieusement, il suggère aux ménagères d'avancer au samedi le repos hebdomadaire, à la façon des Juifs, afin de nuire au jour du Seigneur. Ce plaidoyer véhément impressionne Lucifer qui présente des excuses : non, Satan n'est pas un ingrat et Lucifer a parlé sous l'effet d'une contrariété, s'étant brûlé une fesse le matin même. Et il promet pour déjeuner à son meilleur serviteur un boyau culier tout plain s'il consent à lui relater comment se comportent les chrétiens. Satan accepte, à condition que personne ne les entende. Les rapports entre les deux diables ont donc évolué, et désormais Lucifer usera souvent de la flatterie pour inciter Satan à parler.
4Commence alors le second livre, beaucoup plus étoffé puisqu'il comporte près de 200 folios répartis en plus de 200 chapitres. Il va dérouler devant nous un vivant tableau de la Société contemporaine, mais présenté sans grand souci d'ordre ni de progression - Un premier groupe de chapitres, occupant les folios 49 à 110, décrit les plaisirs des mondains, c'est-à-dire de tous ceux qui, par égoïsme, cherchent à se donner du bon temps sur la terre. Chasse, pêche, tournois et sports occupent les uns au point qu'ils en oublient Dieu et le travail. D'autres préfèrent les jeux d'intérieur, mais tous sont si passionnés qu'ils multiplient les blasphèmes, invoquent le diable, et en viennent souvent à la bagarre. La convoitise est la racine de ces maux, qui réjouissent Lucifer ; on joue de l'argent, particulièrement au jeu de dés, même à la veillée de Noël. Le voisinage en est scandalisé, et le joueur se dépouille de ses biens, sacrifie sa famille, nuit à son corps et à son âme. Les plaisirs de la table sont pour beaucoup la porte ouverte à la luxure puis à l'indigence ; il y a là de bonnes recrues pour Lucifer, qui les abreuvera de fiel. Pour les empêcher de s'amender à temps, Satan s'efforce, tel l'oiseau qui dévore la semence, de détruire les effets de la parole de Dieu. Certains (folios 71 à 80), consacrent leurs soins à se procurer des richesses, par l'usure et par le trafic, même si l'avarice rend les hommes inquiets et solitaires avant que Lucifer ne leur fracasse la tête dans l'autre monde pour en faire de la fricassée (folio 81).
5Enfin, sont évoquées les futilités de la toilette et de la mode en une pittoresque galerie de tableaux (folios 81 à 110), collectifs comme ceux de la grand-messe [folio 94), du banquet (folio 101), ou du bal (folio 105) ; singuliers comme celui de l'élégante qui se plaint de ses vêtements démodés (folio 98). Ce genre de soucis détourne la jeunesse de ses devoirs en l'étourdissant. Satan est sensible aux charmes des coquettes, mais il sait qu'un jour elles peupleront l'enfer, où la fausse joie terrestre fera place à là tristesse éternelle.
6A partir du folio 110, sont passés en revue différents groupes sociaux du xve siècle finissant. Le premier à être présenté est le monde de la justice (fol. 110 à 134). Certes, nombre de fonctionnaires s'acquittent de leur tâche avec prudence et sagesse et, à l'exemple de Trajan que St Grégoire ressuscita pour le baptiser, finissent par sauver leur âme, mais l'avarice fait les mauvais juges, qu'elle aveugle et rend incapables de résister aux tentations : ils oublient qu'ils seront jugés à leur tour et que Lucifer les livrera, dans le puits des enfers, aux crapauds, serpents et autres bêtes immondes (fol. 122). De même bien des avocats, dont Satan, par crainte, hésite à parler,-ne plaident que pour gagner de l'argent ; ce sont de rusés mangeurs de pauvres gens,' qui se soucient peu de la justice ; aussi les humains feraient-ils bien d'éviter les procès. Le deuxième groupe social que Satan décrit à Lucifer est celui des clercs et des escolliers (fol. 134 à 147). Il déclare avoir un faible pour les étudiants, qui l'amusent par leur comportement. Le jeu tient, dans leur existence, plus de place que l'étude, ce sont de fins gourmets, qui oublient souvent de payer leurs repas, et une fois qu'ils ont le ventre plein, les filles et les querelles les attirent plus que les livres. Devenir hommes d'église pour attraper des bénéfices et s'assurer une vie quiète est leur ambition la plus courante • A ceux-là Satan fait une guerre continuelle, tentant de les perdre par l'avarice et la volonté de puissance, mais, s'il réussit à faire quelques apostats, que Lucifer ne se fasse pas trop d'illusion : beaucoup s'assagissent et ont chance de se sauver, parce qu'ils disposent pour se défendre du glaive de la parole de Dieu, qui inspire vigilance et sobriété.
7Troisième groupe évoqué par Satan, celui des marchands et de leur clientèle, en particulier les petites gens des campagnes (fol. 147 à 177). S'il est de bons marchands, aimés de leurs serviteurs et généreux pour leur paroisse, que de façons de mal faire auxquelles ne savent résister la plupart d'entre eux, à commencer par l'abus des jurons et des faux serments, l'emploi de faux poids et mesures, le travail des jours fériés ou le recours à d'impitoyables conditions de paiement ! C'est l'hôtelier qui exploite le client, l'épicier qui "Sophistique" sa marchandise, le tavernier qui brouille le vin, le boucher qui souffle les veaux ou propose de la viande avariée, l'apothicaire qui fait passer un produit pour un autre… Quant aux habitants des campagnes, à côté de ceux qui honnêtement travaillent et savent se distraire, qui élèvent leurs enfants comme on doit, Satan se félicite de voir combien compromettent leur salut, quelle que soit la richesse dont Dieu les a pourvus. Les uns, semblables à Caïn, ne payent pas leurs dîmes, les autres trompent le propriétaire de leur troupeau ou de leurs terres, cultivent sans soin les vignes du maître et réservent leur énergie à leurs propres parcelles, achètent enfin ou dissimulent des biens volés. Dans ce milieu, on manque facilement la messe paroissiale ou l'on s'y entretient de ses affaires, on omet de se confesser à son curé pour obtenir plus aisément le pardon d'un prêtre étranger ou d'un moine mendiant. Bref, nos deux diables trouvent là bien des raisons d'espérer.
8A partir du folio 177 et jusqu'au folio 197, sans aucune transition, Satan va traiter du mariage et de la famille. Il a le constant souci assure-t-il de semer et d'entretenir la dissenssionentre les époux, afin de nuire, par les disputes ou la jalousie, à la dignité du sacrement. Les enfants sont les premiers à pâtir de cette situation, eux qu'il" faudrait éduquer avec discernement ; ils se montrent alors ingrats, méprisants et dénaturés ; leur instruction est négligée au point que beaucoup ignorent les prières les plus usuelles. Les filles souffrent particulièrement du mauvais exemple de leurs mères qui, délaissées par des maris, paresseux et volages, se font entretenir et s'abandonnent à l'adultère. Cette évocation de la ruine des foyers suscite la gaîté de Lucifer, qui déclare avoir rarement de la joie au cœur [fol. 195). Par association des idées, Satan parle ensuite d'une autre source de calamités, celles qui proviennent des exactions des pillards et des hommes d'armes (fol. 197 à 209). Les soldats seraient moins impitoyables si leurs maîtres avaient le souci de les rétribuer ; il est d'ailleurs des princes conscients de leurs devoirs qui, tel Judas Machabée, ne recourent au combat que si la justice l'exige. Mais pour inciter au mal les grands de la terre, Satan a beau jeu de cultiver jour et nuit leur arrogance et leur orgueil, car ils oublient aisément que c'est la vertu qui a-noblit et non la naissance.
9Un semblable souci de dignité est de mise chez les prêtres et gens d'église dont il est question dans les folios 210 à 229, et qui tous devraient labourer en la vigne de Dieu. La sagesse, la discrétion et le dévouement des curés de paroisse font naître la colère de Lucifer, mais Satan l'apaise en signalant qu'il n'est si bon prêtre qui ne soit pécheur. Aussi met-il une ardeur de mouche à les piquer a destre et a senestre [fol. 215), c'est-à-dire à les tenter, au moyen des sept péchés capitaux, la simonie demeurant toutefois la tentation la plus efficace (fol. 217) ; tant il est vrai que tout homme est enclin au mal dès son enfance. Parmi la multitude de ceux qui servent Dieu honnêtement, Satan avoue sa considération pour ceux, qui, avec art, assurent la beauté des cérémonies liturgiques, particulièrement les musiciens, qu'il prend plaisir à écouter en connaisseur, comme s'il regrettait de ne plus chanter lui-même les louanges de Dieu ; ces musiciens, estime-t-il, n'ont pas toujours les bénéfices écclésiastiques qu'ils méritent.
10A ce moment de l'exposé, Satan affirme à Lucifer qu'il a terminé son compte rendu ; mais, pour faire plaisir à son maître dont la curiosité apparaît insatiable, et malgré la faim qui le tenaille, il ajoute en conclusion quelques observations générales sur la conduite des chrétiens [fol. 229 à 246], Leur manque de foi, leur désobéissance aux commandements de Dieu, le mauvais usage de leurs sens qu'ils emploient à satisfaire leurs vices, fondent le bon espoir et la confiance de Satan, qui se réjouit que ces Enfans sans soussy (fol 239) ne soient pas avertis de leur erreur. Lucifer ne partage pas cet optimisme : sans cesse il redoute les effets de la grâce et de la miséricorde divines, de la dévotion à la Vierge et aux Saints. Tous deux s'accordent à admettre qu'en définitive ciel ou enfer dépendent de la volonté de chaque homme. Il reste à Lucifer à féliciter Satan de son efficacité, puisque, grâce à la puissance de ses armes (orgueil, avarice et luxure), et en raison aussi de la brièveté de la vie humaine, l'Enfer ou les âmes tombent par millions regorge déjà de monde. Et pour le remercier de l'avoir rassuré - il se sent désormais plus réveillé qu'un chat de mars (fol 238) - il lui adresse une dernière bordée d'injures et de malédictions. A Satan revient le mot de la fin : il n'a relaté qu'une infime partie des méfaits des hommes et cependant il craint d'en avoir encore trop dit, tant il redoute qu'un auditeur indiscret n'aille les alerter et les mettre en garde- C'est ce que s'empresse de faire l'auteur, tout heureux de rendre service ; ayant justifié ses nombreuses plaisanteries par le souci d'être moins ennuyeux, il demande qu'on prie pour lui et assure qu'il a fait vérifier ses dires par deux théologiens de Paris (fol. 246 et 247).
+++
11Cette analyse laisse entrevoir, je l'espère, l'intérêt documentaire du Livre de la Deablerie. Si j'en avais eu le loisir, des citations auraient permis d'en révéler aussi la qualité stylistique ; bien que nous n'ayons pas affaire à un chef d'œuvre littéraire, du moins avons-nous là, pour la connaissance grammaticale et lexicologique du moyen français une mine insuffisamment exploitée, (je pense par exemple au vocabulaire des injures). Mais pour demeurer dans la ligne de notre Colloque, c'est sur la personnalité et le rôle des diables mis en scène que je voudrais, en terminant, formuler quelques observations.
12S'il est une fois question du dyablier, c'est-à-dire de l'ensemble des diables gravitant autour de Lucifer, si Belial est mentionné à trois reprises comme procureur de l'enfer, Lucifer et Satan sont les deux seuls à paraître dans l'ouvrage d'Eloy d'Amerval. Leurs propos et leur comportement nous permettent de les connaître assez bien et l'impression que le lecteur garde à leur sujet me paraît être que ces deux personnages sont faits de contradictions.
13Sur le plan physique d'abord, car à ces anges déchus l'auteur prête indubitablement un corps. Innombrables sont en effet les allusions à un membre, à un organe, à une activité physiologique ; elles apparaissent surtout dans les injures et les imprécations, du genre couper le nez, le groin, les oreilles ou les génitoires, brûler les fesses, briser la cervelle ou arracher les yeux, souhaiter la froide goutte, la male toux, ou une fracture sur le verglas, menacer de pendre ou de se pendre. Donnent aussi à penser à un corps quelques mots doux, plus rares, tels que mon beau petit-pisse debout ou ma doulce couillette - Et Lucifer craint à plusieurs reprises de pisser dans ses braies sous l'effet d'une émotion trop forte. Ce corps est-il un corps humain ? Il ne semble pas, puisque Satan se déclare embarrassé de sa grande queue qui lui traîna plus bas que les talons et qu'il compte trousser autour de sa grosse tête pour la fête de l'enfer ; quant à Lucifer, il fera une bouse de chien pour le déjeuner de son serviteur 1 Corps monstrueux et composite apparemment, à l'image, par exemple de celui des Diables de la Chapelle des Espagnols à Santa Maria Novella de Florence.
14Les mêmes disparates se retrouvent dans les tempéraments. Satan, et plus encore Lucifer, sont des êtres cyclothymiques, qui passent très vite de la gaîté à la tristesse, de la confiance au désespoir. Rage, colère vantardise, hostilité, tendresse se succèdent avec spontanéité ; ces sautes d'humeur indiquent que nos deux diables n'ont guère le souci de se contrôler. Lucifer est particulièrement à la merci de ses nerfs ; il avoue d'ailleurs qu'il souffre de ne jamais sortir, qu'il a besoin d'être distrait ; il paraît moins heureux de son sort que son envoyé sur la terre. Satan, qui parle le plus, assure à plusieurs reprises avoir plaisir à décharger son cœur et à se degorger, à avoir besoin de parler son saoul ; mais à d'autres moments, il faut que Lucifer le supplie, l'encourage ou promette de ne plus vouloir le vexer pour le décider à poursuivre.
15Leur comportement, leur mentalité suggèrent enfin que ne règnent en eux-mêmes ni unité, ni harmonie. Avides de perversion et de scandale, ils éprouvent envers les hommes sentiment de supériorité et désir de mal faire et, en même temps, ils sont capables de compréhension, de pitié et même d'admiration pour les mortels qu'ils tentent de perdre. Ils croient à leur mission et se donnent sans réserve à ce qu'ils considèrent comme leur devoir, mais ils ont conscience de leur nature corrompue et savent que leur pouvoir est limité par la volonté divine. Ils tiennent parfois les propos les plus édifiants ; Satan, qui s'avoue contraint de dire la vérité, parle en termes émouvants de la Rédemption, Lucifer évoque avec respect les Saintes Ecritures et tous deux déclarent y ajouter foi. Leur langage est révélateur de cette étrange discordance, puisque l'expression ainsi m'aid Dieux apparaît souvent dans leur conversation.
16Personnages composites donc que les deux diables d'Eloy d'Amerval, auxquels l'auteur me paraît en définitive avoir confié un double rôle dans son ouvrage éminemment didactique. D'abord ils animent et pimentent l'exposé de la doctrine chrétienne par leur conversation volontiers triviale, où les injures les plus énormes tiennent une grande place. Parfois leur comportement prête à rire. L'on s'amuse des hésitations de Satan à parler des avocats : il brûle d'en dire du mal mais redoute leur ressentiment. Les réactions de Lucifer aux propos de Satan sont d'un illogisme désarmant ; lui qui se déclare sensible à son éloquence au point d'avouer que son beau parler l'enivre, formule pour le récompenser des paroles inattendues. Il le maudit pour les bons mots qu'il vient d'entendre, et dont il déclare jouir comme si on le frottait d'orties ou le plongeait dans une chaudière de feu et de soufre ; il lui promet de l'assommer en guise de remercîment.
17Ensuite ils inquiètent par ce sentiment de leur différence. Etres maladifs et déconcertants, mais actifs, puissants et intelligents, ils sont comme une menace constamment suspendue sur la destinée des hommes. Il importe d'autant plus de s'en méfier qu'ils sont cultivés et avertis. Si Satan est intellectuellement le plus fort, en raison de ses connaissances livresques et de son expérience terrestre, au point d'en mépriser son maître pour lequel il traduit ses citations latines et propose des étymologies, tous deux formulent le plus souvent des jugements objectifs et nuancés où paraît le constant souci de distinguer parmi les hommes les bons des mauvais, tous deux sont capables de traiter des sujets les plus abstraits et les plus délicats, comme les rapports entre la liberté humaine et la Prescience divine.
18Eloy d'Amerval, prêtre zélé et prosélyte, avait pleine confiance dans les vertus de la prédication, dont l'importance est maintes fois soulignée dans son livre. En composant une œuvre toute de discours et de dialogues, à l'instar du Roman de la Rose, il a eu l'idée originale de faire de deux diables pleins de verve et hauts en couleurs, créateurs de mots et peintres de talent, connaisseurs avertis de la société du temps comme de la nature humaine, des messagers aussi inattendus qu'efficaces de la doctrine chrétienne la plus orthodoxe.
DISCUSSION
19J.C. Payen ; Je reviens sur Judas. L'exposé qu'on vient de nous faire marque un écart par rapport à l'idée médiévale selon laquelle Judas est puni pour avoir désespéré, et qu'il aurait été sauvé s'il s'était repenti.
Auteur
Université de Grenoble III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003