Le diable dans le "Comment Theophilus vint à penitance" de Gautier de coinci et dans le "Miracle de Theophile" de Rutebeuf1
p. 155-182
Texte intégral
Dieu n'éprouve personne. Mais chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui l'attire et le leurre.
Epître de saint Jacques.I.I3-4
Voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment.
Evangile selon saint Luc. XXII.31
1Les deux œuvres racontent l'histoire -nous dirions la légende- de Théophile, première esquisse de celle de Faust, selon la formule d'E. Mâle2. Comme celle de Marie l'Égyptienne, qui lui fut souvent associée3, elle illustre deux thèmes essentiels, celui du repentir possible même pour les plus grands pécheurs, celui du pardon de Dieu qui s'étend jusqu'aux plus grands péchés : Théophile, coupable d'avoir "renié Dieu" (cet-expression est celle qui reviendra le. plus souvent dans nos deux textes pour désigner sa faute) mourra réconcilié avec Dieu et sauvé du Diable grâce à l'intervention de la Vierge Marie. Les deux textes ont été écrits à 40 ans de distance environ -1220 et 1260-si l'on accepte les dates proposées par leurs éditeurs4. Ils s'inscrivent dans une longue tradition fort bien fournie en textes latins, depuis le récit de P. Diacre, traduit du grec (Monumenta Germaniae hist. Epist. t.VI.p.194.n° 29) jusqu'à l'abrégé de Fulbert d'une diffusion assez large pour que Rutebeuf ait pu le connaître5, en passant par des poèmes de Marbode et de l'abbesse Hrotswitha, par un sermon d'Honorius d'Autun, destiné à la fête de l'Assomption (P.L. CLXXII.col.993-4), par un passage de la chronique de Sigebert de Gembloux (P.L. col. 102) et par la version qu'en donne J. de Voragine dans la Legenda aurea pour la fête de la Nativité de Notre-Dame6. Son utilisation dans la liturgie, pour les fêtes de la Nativité et de la Conception de la Vierge explique d'autre part sa présence fréquente dans la sculpture et les vitraux du 13° siècle : de tous les exemples énumérés par E. Mâle7, nous ne retiendrons que celui du tympan du portail Mord de Notre-Dame de Paris8 parce qu'il est contemporain du Miracle de Rutebeuf sans que l'on puisse préciser le sens d'une influence possible. Le choix des deux textes ; de Gautier de Coinci et de Rutebeuf se justifie parce que, assez différents ; pour fonder une étude comparative qui ne débouche pas seulement Bur un constat d'identité, ils présentent d'importants points communs qui peuvent servir de point de départ à la comparaison : tous les deux écrits en langue vulgaire, le premier a été la source principale du second9.
2Il nous a paru intéressant de comparer la représentation du Diable dans les deux œuvres et du rôle qui lui est dévolu dans ses rapports avec les hommes, la Vierge et Dieu, en tenant compte des différences de forme des textes -l'un est de forme narrative, l'autre, dramatique- et de finalité - l'un, œuvre d'un moine (G. de Coinci est prieur de Vic-s/Seine au moment où il écrit son Miracle- se propose avant tout d'édifier ; l'autre, œuvre d'un jongleur, de plaire, -mais ces deux buts ne s'excluent nullement dans la mesure où les deux œuvres s'adressent à un public de laïcs, point uniquement soucieux de leur salut et où le souci d'apologétique n'est pas en contradiction avec celui du "bel parler"10.
PLACE ET REPRESENTATION DU DIABLE DANS LES DEUX ŒUVRES.
3Le diable y est présent sous deux aspects : en tant que personnage assumant un rôle à l'intérieur de la fiction narrative ou dramatique ; en tant que personnage dont on parle, -pour le nommer, le décrire, etc...
4Ses interventions directes sont peu nombreuses dans le Miracle de G. de Coinci : en fait, elles se réduisent à une seule scène, relativement modeste quantitativement : elle occupe environ 120 vers (vv.314-432) sur un ensemble qui en comprend plus de 2000. Elle est évidemment importante puisqu'il s'agit de la rencontre du Diable et de Théophile par l'intermédiaire du juif-magicien et qu'elle aboutit à l'hommage rendu par Théophile à Satan et à la remise de la "charte" qui officialise son acte et le rend, en principe, définitif. Elle donne lieu à une mise en scène grandiose, bien faite pour impressionner Théophile, c'est-à-dire à la fois pour lui donner une haute idée de la puissance de ce nouveau seigneur pour lequel il s'apprête à renier ses engagements de chrétien, et pour lui inspirer une crainte...qu'on ne saurait évidemment qualifier de salutaire ! Son guide emmène Théophile loin de la ville (v.300), de nuit ("Mais la nuis est tainte et oscure" v.302) et le fait assister à une gigantesque fête diabolique ("la haute feste" v.316), une foule innombrable de démons (D'anemis voit plus de cent mile v.325 ; Tant voit d'anemis en toz sens/ Nus n'en saroit dire le nombre vv.344-5) semblent recouvrir le monde de leurs hurlements (Ne sont pas au, coi ne taisant,/Ainz font tel tumulte et tel bruit/ Toz li païs, ce semble, bruit.vv.328-30) et des flammes qui les entourent (Avis li est..toz li païs esprengne et arde.v.324). La mesnie infernale fait le tour de la ville en" pro-cession" (v.327), rendant hommage à son "signor" (v.320) à qui elle rend ainsi une sorte de culte "à l'envers" : elle a même accaparé certains éléments traditionnels des processions (Chandelabres et cierges portent.v.332) et, tranchant sur la nuit et les flammes -noir et rouge, couleurs diaboliques par excellence- les démons sont vêtus de manteaux blancs (v.333) : les symboles ne sont jamais monovalents11 et n'est-il pas normal que le diable,-dont le nom signifie trompeur et qui sera si souvent désigné ainsi dans les deux Miracles12, retourne ainsi le sens le plus courant de cette couleur ? Mais ce ne sont là que les "hommes". Voici le "seigneur" :
Emmi aus toz voit un dyable
Si grant et si espoentable
Qu'a son sanblant fait bien sanbler
Terre doie faire tranbler. vv.337-41
5Ces quelques vers sont peu descriptifs, ils tendent plutôt à créer une impression et à justifier une réaction de terreur. On pourrait lui trouver un correspondant dans certaines descriptions de Guibert de Nogent13 eu de Pierre le Vénérable14, qui le douent, en particulier, du même aspect gigantal. On peut garder l'idée de la taille surhumaine et de la laideur monstrueuse qui font du personnage une caricature d'être humain. On doit aussi remarquer qu'il n'est pas seul, mais présenté comme le chef de toute une cohorte diabolique,-symétrique d'une hiérarchie céleste qui rassemblerait les anges sous la tutelle divine. La suite de la scène nous le montre s'adressant à Théophile, mais par l'intermédiaire du juif :
Quant l'a veu li anemis,
Au gyu dist : "Di moi, amis,
Qui est cist hom ne dont vient il ? " vv.353-5
"Por ce que tu m'en priez tant,
S'il renoie sanz demorance" vv.374-5
6Les demandes de renier sa foi et de lui remettre une "bonne chartre" (v.392) sont ainsi transmises. Le seul contact direct s'établit physiquement au moment de la prestation d'hommage :
As piez li chiet isnelement,
Se li baise mout humlement. vv.409-10
7et de la remise de la charte (vv.I47 sq.), ainsi que par la parole de Théophile :
8Quanqu'il a dit tot li otroie. v.411 Encore, le choix du style indirect, au lieu du dialogue, donne-t-il à cette relation une certaine distance, comme si les mondes infernal et humain ne pouvaient pas réellement entrer en communication. Sur ce, le diable quitte la "scène" du Miracle :
Li dyables sanz plus d'aloigné
En enfer ses lettres enporte. vv.424-5
9Mous ne le reverrons plus. Mais il a laissé auprès de Théophile un représentant qui ne se laisse pas oublier, en la personne du juif. Aussitôt après la remise de la charte au diable, Théophile est réhabilité par son évêque15. Le juif va jouer auprès de lui le rôle d'une sorte de prédicant satanique, annonçant la mauvaise nouvelle de l'univers infernal : il insiste sur la puissance du diable (v.472), opposée à l'impuissance de Dieu et de la Vierge (v.474) ; afin d'entretenir en lui la "Vainne Gloire" qui l'a amené à signer le pacte, il fait miroiter à son esprit la perspective d'être élu pape (v.470) ; enfin, en un "sermon à l'envers"16, il substitue aux commandements de Dieu ceux de son maître, le Diable : que Théophile préfère l'orgueil à l'humilité, le mépris à l'amour d'autrui, qu'il ne songe qu'à mener douce et joyeuse vie :
Et fai tot ce qu'au cors plaira. v.503
Si dois ton cors tot chier tenir. v.535
10Totalement possédé, "enchanté" (v.545), Théophile obéit de son mieux à ces nouvelles Tables de la Loi.
11Mais, si nous ne voyons plus parler du diable, nous entendons parler de lui, par l'auteur et ses personnages.
12Très peu de choses nous sont dites sur l'apparence du ou des diables. Un seul vers (..Tant soit velus, grans ne patés... v.1644) précisera en bestialité l'apparence monstrueuse donnée d'abord au personnage. Par contre, plus de détails nous seront fournis sur le rôle joué par lui dans l'histoire de Théophile et, plus généralement, dans l'histoire des hommes.
13Il intervient dès que Théophile a été dépossédé de sa charge de vidame par le nouvel évêque :
Li decevans qui seit maint tor/Jor et nuit tant
tornoie entor/Et tant l'asaut et tant le tente/
Et tant durement le tormente/Et tant l'esprent
d'ardeur et d'ire/Ne seit que faire ne que dire.
vv. 127-132
14Il joue donc un rôle de tentateur, et c'est lui, semble-t-il, qui est, par son intervention, directement à l'origine du projet de Théophile de renier son Dieu. Les termes employés insistent sur la violence de l'action diabolique et sur celle des projets auxquels l'homme est poussé. On a en fait, d'ores et déjà, un Théophile aveuglé, comme le montre l'analyse curieusement "renversée" qu'il présente de son refus précédent de l'évêché :
"Bien m'ont dyable empeechié
Quant je ne reciu l'eveschié". vv.141-2
15Cette analyse conviendrait bien plutôt à sa situation présente. Théophile n'est plus maître de lui-même, les mots utilisés le montrent : Cautier nous le dépeint comme "radotés, enginiez, esbloï" (v.I75), n'ayant plus "ne sens ne raison" et se comportant comme "cil qui li dyables porte (v.I8I). De la même façon, le juif, le voyant venir à lui, estimera que :
Quant il le voit si esperdu
Bien seit qu'il a le sens perdu
Et que dyable l'ont soupris. vv.185-7
16A ce stade, rien n'est dit des moyens que Théophile aurait pu mettre en œuvre pour lutter contre la tentative, ni d'une faute par lui commise et qui l'aurait rendu fragile devant cette épreuve. En ce début de l'histoire, le diable apparaît aussi aux yeux de Théophile comme une puissance -et une personne- symétriques de Dieu : il sera normalement appelé "antecrist" (v.560). Dès que notre héros se trouve "affolé" par la pensée de sa disgrâce, c'est au diable qu'il en appelle comme au seul recours possible :
"Hahi ! maufés, car aquer ore
Et se me di en quel manière
A m'oneur revenrai arriere".vv. 148-50
17Et il s'engage immédiatement, au cas où il serait entendu, à devenir l'homme de ce nouveau seigneur, utilisant un vocabulaire féodal qui trouvera son prolongement direct dans la scène de l'hommage :
"S'a cest besoing me secorés,
Vostre hom et vostre clers serai"., vv.152-3
18C'est au nos de l'efficacité qu'il fait appel au diable, de môme que, dans les chansons de geste, c'était la victoire du chevalier chrétien qui rendait évidente aux yeux des musulmans la supériorité du Dieu de leurs adversaires sur le leur. Théophile ne semble d'ailleurs nullement douter de la puissance effective du diable, ce qu'il suspend à un "se", c'est seulement la volonté même de le secourir que pourrait avoir Satan. A la limite, le manque de force serait même du côté de Dieu et de la Vierge :
"Apertement puis bien voir
De moi aidier n'ont nul pooir". vv.157-8
19Incité à persévérer dans le mal par le juif, Théophile tombe décidément sous la coupe du diable : il est présenté comme sa victime. Le changement total de vie et d'être qui le caractérise (Et bestorne tot son estre V.607), qui lui fait accueillir "vanité et luxure" (v.597), sans oublier l'avarice (v.600) est dû à la force et presque à la contrainte que les démons e— xercent sur lui :
Si l'ont li dyable escité
Et mis el cuer si grant orguel.. vv.570-1
20Lorsqu'il tend à désespérer, c'est encore le diable qui est mis en cause par l'auteur :
Si laidement est deceüs
Que trebuchiez est et cheuz
El piege de desesperance. vv.-09-II
21Il chevauche une monture qui le mène tout droit en enfer et qu'il n'a plus aucune possibilité de maîtriser :
Car li dyables li a toutes
Son frain et ses renes derroutes. vv.625-6
22Ainsi dominé par une force surnaturellement maléfique, Théophile ne pourra être de nouveau rendu capable de choisir et de réagir que grâce à une intervention surnaturelle bénéfique : sur l'intercession de la Vierge, Dieu lui rend les "ielz del cuer" (v.650) et son "droit sens" (v.65I) antérieurement ravis par le diable. Le frein de sa monture qui a nom "bone conscience" -et qui est l'équivalent de ce que nous appellerions la "voix de la conscience"17- recommence de devenir sensible à la main que Théophile peut à nouveau décider de lui faire sentir. C'est ainsi que commence le repentir du héros. Revenu à son ancien mode de vie, il fait un retour sur soi et s'adresse, dans les larmes, à la Vierge qu'il prie longuement : dans ses prières successives, il est intéressant de noter que la mention du diable n'apparaît que très tardivement : des vers 700 à 1200, s'il évoque son aventure, c'est pour s'en tenir au plan des faits qui le concernent : le démon n'apparaît que pour être associé à la prestation d'hommage (v.733 ; 956) et à la crainte de l'enfer où il s'estime, à juste titre d'ailleurs, dit-il (vv.1040-3), menacé d'être emmené (v.83I ; 974-5 ; 1043). Mais il ne dit rien des tentations de "l'ennemi" et ne cherche pas à rejeter sur lui tout ou partie de la responsabilité de sa faute : à peine si une allusion à saint Pierre (.."qu'anemis tant faunoia" v.1067) permet de penser que cette idée lui demeure présente. Le thème est en effet finalement réintroduit lorsque la Vierge demande à Théophile de réaffirmer sa foi en Dieu : le héros prononce un credo qui ramène à néant son reniement antérieur et le fait suivre d'un récit de son histoire : il rend ainsi compte du brutal changement intérieur qui a été à l'origine de son geste :
"Je t'ai servie longement,
Mais ensi est que li dyables,..
Par son barat m'a si souspris
Qu'en ses las m'a lacié et pris". vv.I2I4-20
23La Vierge elle-même corrobore ce point de vue, lorsqu'elle déclare à Théophile :
"Or ont dyable tot filé".. v.1242
24Notons d'ailleurs que cela concerne Xe moment du reniement de Théophile mais ne touche en rien à l'histoire de son repentir et à sa réconciliation avec Dieu : pendant ce laps de temps, la présence et la puissances démoniaques ont disparu. Elles reparaissent paradoxalement quand la Vierge a fait part au héros que sa paix avec Dieu est faite ("Bien li soufist ta penitance" v.1295). Théophile s'inquiète en effet que la "chartre" signée de sa main soit encore en possession du Malin : il y voit le symbole de la puissance que l'Enfer détient sur lui (v.I320) et il ne se sentira affranchi de cette crainte et de cette sujétion que lorsque la Vierge aura déposé sur sa poitrine, pendant son sommeil, le document qu'elle récupère, on ne sait dans quelles conditions. Le héros est bien conscient que c'est à la Vierge qu'il doit d'être affranchi du joug diabolique : un parallèle s'instaure entre les deux puissances, mariale et satanique :
"Haute dame de haut renon,
Luez qu'apelai ton puissant non
Et luez qu'en toi mis m'esperance,
Perdi dyables sa puissance. " vv.1377-9
25Et, répudiant l'une, il revient décidément à l'autre :
"Je te ferai si grant honeur
Et l'anemi tel desoneur". vv.1391
26L'honneur de Dieu l'emporte donc sur le pouvoir du démon. Le récit public fait par Théophile (à nouveau, il ne parle pas de la responsabilité du diable, se contentant d'avouer la faute commise) et la leçon qu'en tire longuement l'évêque (il insiste sur la puissance de la Vierge face à l'Enfer :
"Mout tost ariere se retraient
Li diable quant il la voient". vv.1514-5
27dont il la présente comme la maîtresse(vv.1632-4), en soulignant qu'il s'agit d'une lutte violente(v.I58I ; v.1802)..mais on peut/doit entendre ces affirmations sur le plan spirituel) n'apportent rien de nouveau sur les modes d'intervention du diable dans la vie et l'âme humaines.
28De l'histoire de Théophile, est ensuite tirée (vv.I785 jusqu'à la fin du texte), une leçon qui puisse s'appliquer à tous : pour notre sujet, ce qu'elle contient de plus pertinent est un avis donné à l'homme d'avoir à se méfier du Diable qui cherche habilement à le tromper :
Anemis a mout grant puissance
Et tant seit de la vielle dance
Qu'a sa dance fait bien baler
Celz qui plus droit cuident aler. vv.1809-12
29Il convient donc de ne jamais se croire à l'abri d'une chute possible ("Humelité acompaignons") et évitons l'orgueil ou Vaine Gloire, comme on l'a appelée antérieurement. C'est la perte de l'humilité qui a été la cause du péché de Théophile : tant qu'il était humble, le diable ne pouvait rien sur lui :
Mais erramment qu'il la laissa,
Tost le vainchi, tost le plaissa. vv.1967-8
30N'est-ce-pas l'orgueil qui a été à l'origine de la chute de Satan lui-même :
Orgiuelz jeta dou ciel jadis
Le plus bel angele que Diex fist,
Car par orgueil tant se mesfist
Qu'il volt sanblans et paraus estre
En paradis au roi celestre,
Mais quant Dieus vit s'outrecuidance,
Par sa force et sa puissance
El fons d'enfer le balança. vv.1908-15
31De toute façon, et quel que soit le péché commis, le diable n'a jamais gagné définitivement pour peu que nous ne désespérions pas de la médiation de la Vierge (v.2083) et de la miséricorde de Dieu(v.2077). Telles sont les dernières recommandations pour une économie bien entendue de notre salut selon Gautier de Coinci : son Diable peut gagner des batailles, mais l'intervention d'autres forces naturelles et la bonne volonté de l'homme peuvent l'empêcher à tout coup de gagner la guerre.
32Qu'en est-il de celui de Rutebeuf ? Son Miracle ne comporte aucune indication scénique concernant les personnages : impossible de se figurer ce Diable à partir du seul texte18. A défaut de témoignages directs sur les premières représentations, on est tenté de se référer aux sculptures du portail Nord de Notre-Dame de Paris, comme représentant l'archétype du personnage que Gerbert de Montreuil a voulu populariser19 : le diable y est doté d'une silhouette trapue, approximativement humaine mais rabougrie et comme déformée. Sa tête -cheveux hérissés, front bas, yeux globuleux, bouche largement fendue- n'est pas sans rappeler ces autres caricatures d'humanité que sont les vilains dans la littérature médiévale. Sa quasi-nudité (il ne porte autour de la taille qu'une sorte de ceinture-pagne froncée qui le doue déjà d'une croupe plus animale qu'humaine), accentue l'impression de sauvagerie qu'il dégage. Son attitude (jambes à demi-fléchies, on dirait qu'il ne parvient pas à se tenir vraiment debout20), les cornes qui ornent son chef le bestialisent décidément. Mais sa petite taille, en le montrant dominé par les autres personnages, le rend plus comique qu'effrayant. Il n'est pas sans rappeler celui dont Raoul Glaber déclare avoir eu la vision :
"Il était de petite taille, il avait la poitrine protubérante, le front bas ; une grande bouche laissait voir une mâchoire semblable à celle des chiens ; ses cheveux étaient hérissés, ses mouvements convulsifs". R. Glaber. Chronique.V.ch. I
(cité p. E. Mâle. L'art religieux du 12°.p.371
33Le diable est, en tant que personnage, beaucoup plus présent chez Rutebeuf que chez Gautier, surtout compte tenu de la moindre longueur du texte : 700 vers au lieu de 2100. Trois scènes importantes nous le montrent, dont deux n'existent pas chez Gautier, la troisième conférant aussi au personnage un rôle plus important.
34La première est celle de l'évocation de Satan par le juif. Gautier mentionnait ses pouvoirs de nécromancien, Rutebeuf les a représentés : le juif appelle d'abord le diable et comme celui-ci n'obtempère pas, il se livre à une conjuration en forme,-avec une amusante tirade d'abracadabra (vv.160-8) dans laquelle on a sans grand succès tenté de repérer des consonances hébraïques. Le diable est bien contraint d'apparaître :
"Tu as bien dit ce qu'il i a :
Cil qui t'aprist riens n'oublia.
Molt me travailles". vv.169-71
35La juif Salatin qui vouvoyait Théophile, tutoie le Diable et lui parle même avec assez de grossièreté :
"Qu'il n'est pas droit que tu me failles
Ne que tu encontre moi ailles
Quant je t'apel". vv. 172-4
36Entre les deux personnages, la crainte est plutôt du, côté du démon que de l'homme :
"Ne me traveillier mes des mois,
Va, Salatin,
Ne en ebrieu ne en latin". vv.201-3
37C'est ainsi que rendez-vous est pris pour le compte de Théophile. Cette rencontre est beaucoup plus simple que chez Gautier : elle ne comporte pas la fête diabolique avec l'impressionnant apparât qui montrait Satan entouré de ses légions infernales. Le personnage du juif s'efface ici complètement : c'est un dialogue direct qui s'instaure entre Théophile et le Diable pour la prestation d'hommage et la remise de la charte. C'est le diable lui-même qui prononce le "sermon à l'envers" devant servir de guide à Théophile dans sa nouvelle vie, et il n'innove pas par rapport à Gautier. Enfin, la dernière scène où figure le Diable est celle de l'affrontement qui l'oppose à la Vierge et sanctionne sa défaite. Elle semble avoir été inspirée à Rutebeuf par l'abrégé que Fulbert écrivit à partir du récit de P. Diacre ("chirographum potenter eripuit" y écrivait-il21). La tradition en, est en tout cas attestée puisqu'une des scènes sculptées au tympan de Notre-Dame représente la Vierge brandissant contre le démon un long bâton sommé d'une croix tandis qu'elle tient le parchemin de l'autre main.
38Cette plus grande, présence du personnage s'accompagne-t-elle d'une plus grande puissance ? La relative brièveté du texte empêche l'analyse d'être aussi détaillée que chez Gautier. Nous apprenons cependant que Théophile n'est pas un inconnu pour le diable qui s'est, dans sa vie antérieure, intéressé à lui, précisément à cause de sa vertu :
"J'ai toz jors eu a lui guerre
Conques jor ne le puis conquerre". vv.187-8
39Cependant, lorsque le vidame se trouve, au début de la pièce, dépossédé de sa charge, le diable n'est pas là pour le tenter. Le héros prie Salatin de lui venir en aide et celui-ci lui explique à quel prix il pourrait obtenir le secours demandé : il devrait "Deu renoier" (v.8I) et devenir "mains jointes/ hom a celui qui ce feroit/ qui vostre honor vous renderoit (vv.84-5). La peur de l'enfer fait hésiter Théophile :
"Que fera ma chetive d'ame ?
Elle sera arse en la flame
D'enfer le noir". vv.108-10
40cet enfer peuplé de démons :
"En cele flambe pardurable
N'i a nule gent amiable,
Ainçois sont mal, qu'il sont deable :
C'est lor nature". vv.114-7
41Mais il est à noter que, dans tout cela, le diable n'est pas nommé comme le nouveau seigneur auquel Théophile s'apprête à rendre hommage. Et c'est systématique puisque Salatin se contente encore de dire "il" (employé au singulier v.208 ; au pluriel v.224) pour désigner ce "signor" qui doit recevoir Théophile. Plutôt qu'une équivoque -car le héros sait bien de qui il est question, sinon l'évocation de l'enfer et l'emploi d'expressions comme "renier Dieu" s'expliqueraient mal-, on peut y voir une reculade devant le fait même de nommer Satan, à cause de la crainte qu'il inspire. A ce stade de la vie de Théophile, le diable n'apparaît donc pas comme tentateur, c'est bien le héros qui vient s'offrir à lui :
42"Puisqu'il se veut a nous offerre".. v.189 La nouvelle vie de Théophile s'inscrit directement sous le signe du démon. Témoin cette phrase d'accueil symbolique ("Deable i puissent part avoir ! " v.305). Mais cette vie n'est en rien guidée par les conseils du juif. Autre différence avec Gautier, c'est de lui-même, après un long temps22 que Théophile se repent. Le texte n'explique d'ailleurs pas, il se contente de noter :
43Ici se repent Theophiles et vient a une chapele de Nostre Dame et dist. Ed. cit. p.194 L'intervention de la Vierge n'est donc pas nécessaire pour que se produise le retournement du personnage. Par contre, comme chez Gautier, nous attendons assez longtemps, dans son adresse à la Vierge, que la responsabilité du diable soit mentionnée : une première allusion ("Maufez, com m'avez mors de mauvese morsure" v.4I9) me paraît plus décrire sa situation présente que présenter le diable-tentateur comme étant à l'origine de sa faute. Théophile se contente d'abord d'expliciter son péché (il a renié Dieu et engagé son âme au diable (vv.388-91) et il ne peut qu'aboutir en enfer(vv.392-5)23. Mais lorsqu'enfin Satan est nommé, le texte est très net :
"En vostre douz servise/ Fu ja m'entente mise,/
Més trop tost fui temptez./Par celui qui atise/
Le bien et le mal brise/Sui trop fort enchantez.
vv.444-9
44Théophile n'est pas de force face au diable. Il insistera sur cette idée à nouveau (vv.5I2 sq ;vv.528-30), ce qui est une façon de gommer sa responsabilité, de ne pas envisager d'effort personnel pour se tirer d'affaire et d'insister sur la nécessité de l'intervention d'une puissance plus haute que la sienne et symétrique de celle du diable qui, seule, pourra le sauver et y suffire. Cette puissance est bien sûr celle de la Vierge qui est plusieurs fois évoquée et longuement (vv.456-491 ; 534-9) et, parallèlement, l'impuissance de Théophile : il se représente comme "Theophile, li entrepris,/ Que maufé ont loié et pris. " (vv. 543-4) et "Malement me sens engagié. Envers le Maufé enragié". (vv.558-9). L'intervention de la Vierge, expression de sa bonté, mettra par ailleurs en avant deux motifs : les mérites acquis par Théophile par sa vie de pièté (en particulier à l'égard de Marie : "...je t'ai seu/ Ça en arrière a moi eu. " vv.567-8) ; son "nonsavoir" (v.57I) quand il a engagé sa foi au diable.
45Dans le récit à l'évêque, Théophile insiste à nouveau sur le rôle néfaste joué par le diable-tentateur :
"Anemis qui les bons assaute,
Ot fet m'ame geter faute,
Dont mors estoie". vv.608-10
46Il met aussi l'accent sur la puissance de la Vierge (vv.620-5), mais sans plus parler, pour la damnation ou le salut, de la part que lui-même y a prise ; aussi, a-t-on l'impression d'un combat entre le Ciel et l'Enfer dont son âme serait à la fois l'enjeu et le Champ clos. La leçon à tirer de l'histoire de Théophile est beaucoup moins développée que dans le premier texte et l'application didactique à l'ensemble des chrétiens, pécheurs en puissance, en est absente.
47Comme cette analyse des deux textes le fait ressortir, la présentation du Diable et son rôle sont voisins-Il apparaît essentiellement comme tentateur, ce qui est un des thèmes constamment développé par les Pères à son propos. Il est celui qui cherche à nous détourner de Dieu,-et, en ce sens, la démarche de Théophile n'est qu'un aboutissement logique de ce qui est esquissé dans n'importe quelle faute. Il est donc, par excellence "li Maufez", à la fois faisant le mal et induisant à le faire (Gautier :v.148..Rutebeuf : v.391,393,419) et l'Adversaire, "li Anemis" disent nos textes (Gautier :v.I22 ;I70 ; Rutebeuf :v.608), à la fois de Dieu, du genre humain et de la "societas" qui les unit. Par la tentation, il vise à nous abuser : c'est donc sous le jour du trompeur qu'il est le plus souvent présenté. Déjà, Richard de Deutz, au xii° s., avait vu en lui le "père du mensonge" (De Victoria Verbi.I.c.VI.xxvi in P.L.CLXIX col.1221-40. Cité dans le Dictionnaire de théologie catholique, art.Démon), qualité qui lui sera largement monnayée dans nos deux poèmes par les termes qui le qualifient : dans Rutebeuf, la Vierge parle de son "barate" (v.595) et l'accuse de chercher à "bone gent surprendre" (v.594) ; et Théophile, demandant que l'évêque lise publiquement la "chartre" que Marie lui a rendue, justifie ainsi sa demande :
"..Qu'autre gent n'en soit decelle
Qui n'ont encore apercelle
Tel tricherie" vv.629-31
48Gautier accumule des mots du même registre :
Anemis, qui deçoit mainte ame.. v.122
Li decevans qui seit maint tor.. v.127
Li sousduians, li decevables/Li agaitans,li envieus/
Li frois,li.fel,li anuieus/Par son barat m'a si souspris/ Qu'en ses las m'a lacié et pris. vv.1218-22
49La puissance ainsi exercée sur l'homme est trop grande pour qu'il puisse, seul, faire face. Il faut pour cela l'intervention d'une force surnaturelle, celle de la Vierge qui l'emportera sur les forces infernales (Gautier : vv.1381 sq ; Rutebeuf : vv.498 sq et toute la première partie de sa prière à la Vierge :w.432-538).Cependant, sur ce schéma commun qui demeure assez général, se greffent un certain nombre de différences,-ou de nuances- que nous nous proposons d'étudier.
FORME NARRATIVE ET FORME DRAMATIQUE.
50Certaines de ces différences tiennent aux genres distincts pratiqués par Gautier et Rutebeuf, et en particulier celle qui frappe le plus dès une première lecture : c'est la plus grande présence du Diable comme personnage chez Rutebeuf, aux dépens d'un discours tenu sur lui qui est, par contre, plus nourri chez Gautier.
51Rutebeuf cherche en effet des "scènes à faire" susceptibles de constituer des éléments de spectacle frappants : par exemple, là où Gautier se contente de parler des talents de nécromancien du juif, Rutebeuf nous le montre en action ; il donne même à la scène un développement à la limite inutile à l'action puisqu'il la dédouble : un simple appel adressé à Satan demeure inefficace et Salatin doit se livrer à une cérémonie de conjuration en forme pour faire venir le démon : mystère et comique à la fois de ce jargon imaginé ; ainsi longuement préparée, l'apparition du diable en prenait sans doute une force plus convaincante. Probablement est-ce pour la même raison qu'il confie au diable l'e soin de prononcer le "sermon à l'envers" par lequel le juif de Gautier endoctrinait Théophile : quantitativement, cela allonge le rôle du diable et, qualitativement, cela lui donne plus d'importance.
52S'explique par le même type de souci technique la mise en scène du combat de la Vierge contre Satan : loin de pratiquer une esthétique de type classique, refoulant la violence dans les coulisses, et ne la donnant à connaître que par le récit, Rutebeuf met sous les yeux des spectateurs ce qui peut parler le langage le plus direct qui soit, celui des sens : il donne à voir concrètement ce que Gautier donnait à entendre plus intellectuellement : la puissance de la Vierge face à Satan. Le combat par les armes figure de façon évidente aux yeux du corps ce que le combat spirituel du Bien et du Mal, du Ciel et de l'Enfer était aux yeux de l'âme : l'opposition des deux principes représentée dans celle de deux personnages surnaturels, la Vierge et le Diable, est la première étape de cette mise en images ; la seconde est constituée par l'affrontement physique direct entre eux. Avoir ce combat, dont son salut -au delà de celui de Théophile- était l'enjeu, le spectateur médiéval pouvait trembler, et jubiler devant le triomphe final -escompté- de la Vierge. On voit donc qu'aux raisons d'efficacité dramatique s'en ajoutent d'autres que l'on peut qualifier de didactiques (présenter une vérité spirituelle de façon qui aide à la retenir), voire de spirituelles (quel rôle joue l'homme en ce combat dont son salut est l'enjeu),-mais sur ces autres aspects de la question, nous allons revenir.
53Enfin, c'est aussi le souci de l'intérêt à ménager qui amène Rutebeuf à la fois à abréger de beaucoup le récit à l'évêque fait par Théophile et surtout la leçon que le prélat développe à partir de lui chez Gautier, et à totalement supprimer le commentaire plus général ajouté par Gautier parlant en son nom propre : il se limite à la représentation de l'histoire, qui, seule, permet une mise en tableaux et en personnages. Quant à la morale, elle est assez indiquée, pour lui, au fur et à mesure par les protagonistes eux-mêmes et, à la fin, par Théophile et la "lettre commune" du Diable.
54Cependant, on peut s'étonner que Rutebeuf ait supprimé la scène la plus dramatique que le texte de Gautier lui offrait : la seule peut-être qui révèle en lui un possible "auteur de spectacle" : nous voulons parler bien sûr de la "haute feste" diabolique, au cours de laquelle Théophile rencontre le Diable. Tout y est pourtant : personnages, mouvement, couleurs, avec la foule de démons processionnant autour de la ville en manteaux blancs et cierges à la main dans l'obscurité de la nuit, avec le diable gigantesque, leur prince, auquel ils viennent rendre hommage et qui ne daigne s'adresser à Théophile que par l'intermédiaire du juif-interprète. Il me semble que ce sont des raisons techniques qui ont poussé Rutebeuf à se priver de ce morceau de choix. Elle nécessitait une foule de figurants dont il savait sans doute ne pas pouvoir disposer, dont, peut-être, il ne concevait même pas qu'il eût pu les avoir à sa disposition : les temps de la gueule d'Enfer vomissant fumée et cohortes de démons galopant sur la scène ne sont pas encore venus. Plus de simplicité est encore de rigueur, peut-être et surtout si l'on tient à voir son œuvre représentée. Gageons que, deux siècles plus tard, Rutebeuf ne se serait pas privé d'une aussi belle occasion.
55En homme de théâtre qu'il veut être, Rutebeuf s'efforce donc de mettre l'histoire de Théophile en action (c'est le sens du mot "drame"). Il construit sa pièce faisant se succéder des scènes qui en marquent les temps forts, sans toujours se soucier de ménager des liens entre elles : une scène brève suffit à nous montrer la vie mauvaise de Théophile réhabilité par son évêque ; puis, on passe, sans transition, avec un "blanc" de sept ans24 à l'expression de son repentir : Rutebeuf se soucie moins d'expliquer que de montrer.
56Gautier, au contraire, utilise la forme narrative comme instrument d'analyse, d'explication d'une conduite et d'un état d'âme : empruntant le procédé au roman profane, il multiplie et développe les monologues intérieurs de son héros : celui-ci y examine sa conscience, détaillant sa faute et se morigénant ; les commentaires du personnage, de l'évêque ou de l'auteur lui-même vont dans le même sens : décrire l'évolution ou les mutations de l'âme de Théophile, les évaluer dans la durée, et non pas dans une série d'instants qui immobilisent autant de fois le temps : on comprend comment cette attention portée à l'histoire d'une âme contribue à effacer celle portée au diable, si important que soit son rôle dans l'histoire en question.
57Mais on est amené alors à penser que si le choix de telle ou telle forme entraîne des mises en œuvre différentes de la même histoire, il ne faut pas oublier d'envisager la question sous son autre aspect : l'élection de la forme n'a-t-elle pas été amenée aussi -ou d'a-bord- par l'idée que les auteurs se faisaient de la fable à illustrer ? 40 ans les séparent, mais aussi leurs conditions respectives de moine et de jongleur.
LE RELIGIEUX ET LE JONGLEUR.
58L'écart chronologique peut rendre compte, au moins en partie, de certaines différences dans la représentation du repentir dans les deux œuvres : chez le héros de Gautier, il contient des aspects contritionnistes -en particulier, les larmes versées en abondance (vv.703 sq. vv.1526 sq.)- qui le rattachent au xiio s. et ne se retrouvent pas chez celui de Rutebeuf : chez ce dernier, la crainte de l'Enfer -déjà présente chez son homologueprend une importance dominante et lui donne une perspective attritionniste, plus caractéristique de la pièté du xiiio s. A cet égard, le poème de Gautier apparaît comme une œuvre de transition : sa date coïncide, à trois ans près, avec celle où l'Église rend obligatoires la confession et la communion pascales, contribuant ainsi à "ritualiser" le repentir, à lui ôter partie du caractère "bouleversant" qu'il comportait antérieurement : la sécheresse du héros de Rutebeuf pourrait s'expliquer de cette façon, même si, par ailleurs, l'importance du péché commis nourrissait l'émotion indéniable mais plutôt orientée vers la crainte du châtiment encouru que vers le regret d'avoir offensé Dieu.
59Mais ce type d'explication ne me paraît pas valoir avec autant de pertinence pour les différences observées dans le rôle joué par le diable dans les deux œuvres. Certes, comme l'a observé E.Mâle25, du xiio s. au xvo s., on passe d'un diable effrayant à un diable comique, et nous nous trouvons à une époque-charnière à ce sujet du début à la fin du xiiio s : le diable de Gautier n'est qu'"espoentable" et cette terreur est alimentée non seulement par son aspect et l'apparât dans lequel il se présente mais aussi par la rareté avec laquelle il se communique aux hommes et qui le doue d'une aura sacrée négative. Celui de Rutebeuf est tout autant malfaisant, mais parfois risible dans la mesure où on le voit (puissance de l'image !) deux fois défait : contraint par le juif d'apparaître, contraint par la Vierge de rendre la charte et placée par elle dans une situation physique humiliante ("Et je te folerai la pance" v.585). On exorcise ainsi la crainte causée par "li anemis" en le montrant réduit à une situation d'infériorité.
60Cela dit, chez Rutebeuf, la crainte subsiste, et, loin d'être atténuée, il n'est pas évident qu'elle n'ait pas augmenté. Mais l'éclairage porté sur le diable s'est déplacé : chez Gautier, il est avant tout le trompeur26 qui procède par ruse ; la méfiance systématique peut donc nous armer contre lui. Chez Rutebeuf, il a gardé cet aspect mais il a en plus, et peut-être surtout, pour lui, la violence :
Li proieres qui proie/ M'a ja mis en sa proie :/
Pris serai et preez/Trop asprement m'asproie.
vv.528-3127
61Rutebeuf emploie systématiquement les métaphores militaires potentiellement contenues dans le nom "li anemis", mais qui ne donnaient lieu à une exploitation aussi intensive chez son prédécesseur28. Le résultat est que, chez Rutebeuf, le Diable apparaît essentiellement comme une personne, extérieure à nous-même (sa matérialisation comme personnage présent sur scène les affrontements ou dialogues avec les autres personnages accentuent cet effet) ; chez Gautier au contraire, il apparaît plutôt comme une puissance, parfois mis sur le même plan que les allégories d'Orgueil, de Vaine Gloire, pulsions activées par l'occasion et le tentateur, mais qui sont des façons de nommer notre propre inclination au mal29.
62Gautier mentionne bien l'action du diable, voire son initiative tentatrice auprès de l'homme30, mais 11 a le souci de montrer comment elles peuvent passer par des intermédiaires humains dont nous ne pensons pas nécessairement à nous méfier ou qui nous inquiètent moins. C'est ainsi qu'il écrit à propos de Théophile :
Li decevans qui seit maint tor
Jor et nuit tant tornoie entor
Et tant l'asaut et tant le tente.. vv.122-4
63mais à propos de l'évêque qui l'a disgrâcié :
Maus consauz luez tant le maira
Et tant le taria envie
Theophilum sa signorie/Toli.. vv.116-8
64Ne voit-on pas là un avatar religieux du "losengier" profane ? Et c'est bien ce rôle que le juif va jouer auprès de Théophile. Tout ne s'arrête pas à la signature du pacte :
Priveement par nuit obscure
Assez souvent aloit a lui..
"A mon signor te ferai faire
Plus que n'oseras soushaidier". vv.462-7
65Mais ne peut-on voir, d'une autre façon, dans ce personnage, s'exprimer en fait l'élément négatif de la nature pécheresse du héros et ne sont-ce pas ses fantasmes personnels qui sont dits dans les suggestions du juif et dans le "sermon à l'envers" qu'il lui prêche, dans cette rêverie sur son élection au pontificat, dans ces incitations à mener bonne et joyeuse vie, en ne se privant de rien, en ne s'imposant plus ascèse du corps ni de l'esprit, en se laissant aller à ce qui fait plaisir, sans plus se soucier de ce qui est salutaire ? Un élément pourrait nous faire penser que Gautier n'a pas été étranger à cette façon de voir : c'est le dédoublement de personnalité que Théophile constate en lui-même lorsqu'il effectue son retour sur soi :
(Il s'adresse à son âme) :
"Coupes n'i as, ch'ai je tot fait :
Seur moi en sont tot li mesfait". vv.811-2
66Que représente au juste le "je" ici opposé à l'âme ? Non pas exactement le corps, que Gautier appelle la "charoigne" (v.66I) et qui est figuré allégoriquement par le cheval dont le galop sans frein entraîne Théophile en enfer. Mais sans doute l'aspect charnel et mondain (au sens où l'Evangile de Jean emploie ce mot) de sa personnalité, celui d'une nature soumise, depuis la chute, à la servitude du péché, avide de satisfaire sa volonté propre et étrangère au plan de Dieu. Le procédé d'allégorisation qu'utilise Gautier pour nous représenter les vices et les vertus (Orgueil, Vaine Gloire, Avarice, Humilité reviennent le plus souvent) contribue à cet effet d'intériorisation, en la personne du héros, du combat du Bien et du Mal. On sait l'utilisation qu'en fera, au xiiio s., la littérature romanesque, mais il y avait longtemps, depuis la Psychomachie de Prudence, que les moralistes l'utilisaient31. Mai s l'exploitation qu'en fait Gautier me paraît intéressante : elle ne sert pas tant, comme il est habituel, à rendre concret, par l'intermédiaire de personnages, un affrontement qui resterait, sans cela, du domaine de l'abstraction, mais au contraire, pourrait-on dire, à l'intérioriser, en faisant jouer à ces entités le rôle qu'il enlève au Diable. Vaine Gloire en effet apparaît comme un substitut du démon si l'on compare ces deux formules :
Bien seit qu'il a le sens perdu
Et que dyable l'ont soupris.
Theophilus qu'avoit espris
Vainne gloire trop durement.. vv.186-9
67En fait, pendant tout le cours du récit, c'est en effet à une psychomachie que nous assistons, et celle de Théophile n'est que l'image de la nôtre : nous devons tous choisir entre "acompagner" (v.1853) Humilité ou Orgueil, Orgueil, le premier de tous les vices, celui-là même rappelle Gautier, qui a causé la chute de Satan (vv.1906-15)32, ou Humilité, l'"erbe de Dieu" qui, seule, donne de la valeur aux autres vertus(vv.1952-4).
68Tout cela ne va pas dans le sens d'une moindre accentuation de la nécessité d'une aide surnaturelle, celle de la Vierge, pour que Théophile parvienne à se sauver, et nous avons même noté que, chez Gautier, c'est son intervention prévenante, alors que "avuglés", il est tombé dans le "piège de des esperance" (v.610) qui permettra à Théophile de transformer à nouveau son "estre bestorné". Mais la part laissée à la responsabilité de l'homme dans l'économie de son salut me paraît plus grande : comme les titres respectifs l'indiquent, ce qui a intéressé Gautier de Coinci, c'est "comment Theophilus vint a penitance"..alors que Rutebeuf écrit un Miracle de Théophile.
69La tentation n'est qu'une induction à mal faire : si on y est soumis, on peut lutter contre elle. Si Théophile ne l'a emporté qu'un moment pour, finalement, y succomber, c'est qu'il a commis des erreurs. Gautier nous les détaille, les assortissant de conseils qui, dépassant le cas singulier da la fable, s'adressent à l'ensemble du public. Ne soyons jamais assuré de notre propre impeccabilité(vv.I796-I800). Sachons distinguer l'humilité de son faux-semblant (vv.1853-6). C'est ce sentiment de vanité seul qui donne au premier chef prise au diable sur nous, et c'est lui qui a fait succomber Théophile :
Tant con detint Theophilus
Humelité dedenz son cuer,
Nel peut dyables a nul fuer,
Tant le seust bien espïer,
Ne decevoir, ne conchîer.
Mais erramment qu'il la laissa,
Tost le vainchi, tost le plaissa. vv.1964-70
70Orgueil et concupiscence sensuelle sont liés33, mais la seconde est moins importante pour Gautier : l'abandon des pratiques de pièté et d'ascèse apparaît plutôt, dans l'histoire de Théophile, comme le signe et la conséquence de l'oreille d'abord complaisamment prêtée à Vaine Gloire ; de même, le retour à ces pratiques lui servira à exprimer concrètement son repentir et c'est cet office qu'elles remplissent, selon l'évêque qui en souligne l'importance dans l'économie de la pénitence(vv.I560 sq.)34.
71Mais, s'il arrive à l'homme de succomber, comme ce fut le cas pour Théophile, tout n'est pas pour autant perdu pour lui. Il ne suffit pas, pour se damner, d'avoir dit "oui* au Diable une fois. Encore faut-il le lui répéter tous les jours. D'où l'importance de la "prédication" du juif qui entretient la volonté mauvaise en Théophile. Certes, il se produit peu à peu une dynamique qui entraîne progressivement sa victime et lui rend le chemin du retour d'autant plus difficile : c'est l'image du héros juché sur sa monture d'enfer qu'il'ne maîtrise plus, n'en ayant ni la volonté, ni le pouvoir. Cependant, jusqu'à l'articulum mortis, il reste la possibilité d'une issue : c'est la première leçon que l'auteur tire de l'histoire de Théophile :
Nus ne se doit des conforter
Por nul pechié dont il se duelle
Puisque servir et amer veille
Nostre Dame sainte Marie. vv.1792-5
72Cette issue passe par une prise de conscience de la faute accomplie : c'est avec les "ielz del cuer" et son "droit sens", et grâce à "conscie.nce" (vv.650 sq.) que Théophile franchit cette étape, et elle trouve son aboutissement dans la première adresse à la Vierge qui n'est qu'une longue confession. Elle passe ensuite par la pénitence dont, avec un souci de précision didactique qui n'a pas directement à nous intéresser ici, Gautier détaille les modalités dans l'histoire de Théophile, puis qu'il réitère de façon plus systématique à la fin du poème(vv.I526 sq.). La confession de foi solennellement prononcée par le héros sur la demande de la Vierge (vv.II43-95) annule l'engagement, même signé, pris avec le diable. La foi -non indépendante des œuvres, car Théophile reprend sa vie pieuse et vertueuse-prévaut contre la force infernale, témoins les paroles de la Vierge :
"Or ont dyable tout perdu..
Quant reconnois d'entier corage
Le roi qui te fist a s'ymage". vv.1243-6
73Cela, c'est la part de l'homme. On voit qu'elle est considérable. Celle de Dieu, c'est l'aide surnaturelle apportée au départ : la lucidité sur lui-même n'est possible à l'homme enfoncé dans le péché que grâce à elle ; elle réside aussi dans la puissance de la Vierge qui, maîtresse d'Enfer, substitue sa force à la faiblesse du "bons pechierres", c'est-à-dire de celui qui, conscient de son insuffisance, a eu recours à elle :
Ele est si fors que de son doit
Boute ele jus les murs d'enfer. vv.1632-3
(cf. aussi.vv.1653 sq.)
74Il y a surtout le pardon de Dieu dont l'espérance, à elle seule, est déjà gage de salut :
"Car assez puet Diex de lassus
Plus pardonner que pechier nus". vv.879-80
75Là réside sans doute la plus grande supériorité de Dieu sur le Diable. Car il n'y a nullement égalité de pouvoir entre eux. Au premier abord, Satan semble bien capable de dominer l'homme, mais il ne peut le faire, temporairement, qu'en l'abusant et en le privant, peu à peu, de son libre arbitre. C'est avec l'aide de Dieu (et de la Vierge) que l'homme retrouvera, avec la foi et l'espérance, le sens de sa liberté.
76Chez Rutebeuf, les choses apparaissent relativement différentes, au delà d'un schéma général identique. Si la responsabilité de Théophile est bien engagée dans la signature du pacte -et peut-être plus gravement que celle du héros de Gautier, puisque son attitude n'est pas présentée comme lui ayant été malignement insinuée- à partir du moment où le retournement du repentir éclate, Théophile s'en remet totalement à la Vierge de l'arracher aux griffes de Satan,-et les images violentes utilisées par Rutebeuf justifient celle que nous venons d'employer. Le repentir lui-même n'est pas expliqué : comment le héros, subjugué par le démon, trouve-t-il le moyen d'échapper ainsi à son emprise ? Rien ne nous est dit ni d'un débat de conscience, ni d'une intervention prévenante de Dieu ou de la Vierge, qui se produira seulement après. Utilisation d'une technique dramatique qui fige en scènes frappantes ce qu'une analyse narrative peut longuement développer comme nous en avons précédemment émis l'hypothèse ? Survivance d'une psychologie de type roman35 qui respecte les "occulta cordis" que Dieu seul peut sonder, familier avec les mutations brusques impénétrables à l'homme lui-même, dans la violence ou la tendresse, que se contente d'éprouver son cœur ? Ou plus grande simplicité du jongleur par rapport à l'homme d'Eglise, moins attentif à une psychologie qui lui paraît inutilement compliquée ? Fous ne trancherons pas, nous contentant de signaler la distance qui existe entre les deux auteurs. Dans l'adresse de Théophile à la Vierge, comme nous l'avons vu, deux thèmes essentiels reviennent : l'affirmation que le héros, ayant renie Dieu, est sous la domination du Diable et que ce qui l'attend, c'est l'Enfer ; la prière à la Vierge d'intervenir et l'assurance que, si elle le fait, elle l'emportera et il sera sauvé. Mais il ne semble pas faire entrer en ligne de compte ni une réforme de sa vie, gage de son repentir, ni le regret de sa faute exprimé dans les larmes : je ne crois pas que, là, une explication par les exigences de la technique dramatique puisse suffire. Rutebeuf n'avait pas jugé inutile de consacrer un monologue de son héros à traduire Bon hésitation avant de renier Dieu ; il avait représenté en deux scènes très vivantes (avec l'évêque, puis avec deux amis) le changement de vie de Théophile sous l'influence du Diable. Il pouvait facilement nous montrer un héros attendri aux larmes devant la statue de Notre-Dame à qui il dédie sa prière, et une scène parallèle à celles que nous venons d'évoquer pour illustrer son retour à la "vie bonne". On imagine même que, sur le plan dramatique, ces ajouts étaient susceptibles de développements tout à fait capables, par leur pathétique ou, simplement, leur vivacité, d'attirer l'attention du public (en particulier sur l'acteur jouant le rôle-titre). On est donc amenée à penser que, pour Rutebeuf, Théophile tombé aux mains du Diable peut et doit seulement compter sur l'intervention de la Vierge. Celle-ci ne lui demande d'ailleurs rien, contrairement à ce qui se passait chez Gautier où elle mettait le pénitent à l'épreuve, laissant le temps passer pour vérifier si la bonne volonté exprimée était durable. Elle commence bien par le rabrouer, mais c'est plus une sorte de mouvement d'humeur qu'un souci de téster la sincérité de l'orant. Lorsqu'elle se décide à intervenir, elle signale bien que c'est eu égard à certaines circonstances de la vie de Théophile, mais il s'agit uniquement de son passé : la pièté manifestée autrefois envers elle (v.567) et le "nonsavoir" (v.571) qui lui sert de circonstance atténuante pour la signature du pacte. Il n'y a pas non plus de confession de foi de Théophile qui montre celui-ci comme partie prenante dans l'affaire de son salut, donnant un témoignage de sa croyance, à l'instar du baptisé. La scène centrale, c'est celle où la Vierge affronte le Diable pour lui arracher la charte. C'est elle qui décide de tout, alors qu'elle avait une importance secondaire chez Gautier : elle n'était que la conséquence logique de la réconciliation avec Dieu. C'est lorsque la Vierge avait pu dire à Théophile que sa "penitance" suffisait à Dieu qu'elle acceptait d'aller chercher la charte, et pour rassurer Théophile plus que par une réelle nécessité. C'était la renonciation à Satan prononcée par le héros qui désarmait le diable, au même titre que c'était l'oreille prêtée à Vaine Gloire qui lui avait permis de se rendre maître de l'homme. Ici, Théophile assiste en spectateur à un combat dont son salut est l'enjeu mais dans lequel il n'a guère pour fonction que de compter les coups. Logiquement après ce que nous veno ns de dire, la fin de la pièce, avec le discours de l'évêque, est une mise en garde aux fidèles d'avoir à ne pas tomber sous la coupe du démon. L'intervention miraculeuse de Notre-Dame pourra cependant, en ce cas, nous sauver, comme elle l'a fait pour Théophile (vv. 609-30). Mais, là non plus, rien n'est dit de la part active que l'homme pécheur pourrait prendre à sa réconciliation avec Dieu.
77Pourquoi ces divergences et différences d'accentuation ? L'espèce de passivité qui caractérise le personnage de Rutebeuf n'a pas de quoi nous surprendre. Dans l'ensemble des poèmes appelés "de l'infortune" par Faral et Bastin, il se plaît à nous tracer le portrait d'un pauvre "fol"36, mené par les circonstances et se plaisant à penser que Dieu le met à l'épreuve, comptant sur les autres et la Providence pour lui ménager un avenir meilleur : son Théophile qui renie Dieu par "nonsavoir" et s'en remet à l'intervention miraculeuse de la Vierge pour le sauver est bien dans la même ligne de sensibilité. En même temps, on voit comment cette représentation des choses peut plaire eu public de Rutebeuf en ne faisant pas appel à son sens de l'effort moral mais plutôt à une Dièté somme toute assez formaliste, et en se contentant de lui présenter une merveilleuse histoire, pleine de rebondissements, de scènes spectaculaires...et qui finit bien.
78Les buts et exigences de Gautier sont autres. Son "Théophile" constitue un "essemple" à méditer, non pour s'émerveiller de son aventure et de sa bonne chance, mais pour éviter de l'imiter au départ et se (difficilement) modeler sur lui si on a eu la faiblesse de marcher sur ses traces37. C'est à un constant examen de nous-même que Gautier nous convie et, si nous y avons manqué et avons péché, à un long et dur retour dans les larmes, la prière, la conversion de vie et la foi et l'espérance placés en Dieu et en la Vierge.
79A ces deux propos différents, correspondent deux représentations du Diable. Gautier imagine bien que nous puissions parfois le rencontrer face à face,-et les données de l'histoire de Théophile ne lui permettaient d'ailleurs guère de procéder autrement. Mais pour lui, cette rencontre ne sert guère que de témoignage de l'existence et de la puissance de l'"ennemi" ; il l'utilise pour nous inviter à nous méfier aussi bien des mauvais conseillers que des inclinations qui nous portent vers l'avarice, la luxure, et surtout la Vaine Gloire, autre nom de l'orgueil. Ces éléments, non identifiés au Diable sont pourtant ce qui nous amène à tomber en son pouvoir. Le diable de Gautier a donc, en fait, par ces intermédiaires, une présence plus nombreuse, subtile et intérieure que celui de Rutebeuf. Le premier est plutôt une puissance, le second une personne.
DISCUSSION
80R. Ménage : Votre analyse si précise et si fine nous apprend beaucoup sur Gautier de Coinci. Comme vous le dites, la structure du Théophile de Rutebeuf est à considérer de près si l'on veut le comprendre. J'insisterais sur la part de l'expression personnelle qui y est accordée au personnage de Théophile, alors que l'ensemble est dense, hiératique et ressemble à une liturgie. C'est l'histoire d'un reniement volontaire et lucide, et celle d'un remords et d'un repentir où je vois des actes libres. La part de Théophile dans sa propre chute et dans son propre salut équilibrent celle des personnages célestes et infernaux. Je crois, d'autre part, à la présence de deux diables : un petit Satan de service fort craintif et le grand Satan, que la Vierge terrasse si vite.
Notes de bas de page
1 Les éditions utilisées pour les citations et références seront, pour Gautier de Coinci celle de V.F. Koenig. Les Miracles de Notre Dame. Genève, I966(tome I) ; et, pour Rutebeuf, celle de E. Faral et J. Bastin (t.2) Paris,1969.
2 L'art religieux du 13°s. Paris, 1925.p.262.
3 Rutebeuf a écrit une Vie de ste Marie l'Égyptienne.
4 Selon Koenig, Gautier commença d'écrire le premier des Miracles vers I2I8 (Introduction à l'éd.cit.p. xxv) ; l'éd. citée de Rutebeuf propose comme la plus vraisemblable une période comprise entre 1258 et 1261 (p.175)
5 éd. cit. p.168 et n.5.
6 Cf. E. Mâle. op. cit. pp.261-2 et notes.
7 op.ci t. pp. 261-3.
8 Cf. les analyses qu'en donnent E. Mâle (op.ci t. p.262 n.4) et E. Faral (op.cit.p.I69).
9 Cf. l'éd. de G. Franck. Le Miracle de Théophile. Paris, 1925 et 1949.
10 Cf. sur l'utilisation du « bel parler » à des fins didactiques. F. Regalado-Smith. Poetic patterns in Rutebeuf. Yale UP. 1970. Ch.5.
11 On trouve, par exemple dans La Queste del Saint Graal, des exemples de blanc maléfique.
12 Gautier.v.122 : Anemis qui deçoit mainte ame...
Rutebeuf.v.629 : Qu'autre gent n'en soit deceue
Qui n'ont encore aperceue Tel tricherie.
13 De vita sua. Lib. I. Cap. XI.
14 De Miraculis. PL. CLXXXIX. col.862.
15 Assez curieusement, Dieu n'est pas étranger au processus, puisque c'est la « providence divine »(v.433) qui est à l'origine de ce revirement. Le mouvement étant bon en soi, on comprend que Gautier ait renoncé à l'attribuer au diable. On n'en a pas moins une utilisation surprenante, faite par ce dernier, d'une action bonne en elle-même et voulue par Dieu qui est ainsi détournée de sa fin : la puissance divine paraît bien avoir été jouée.
16 ...qui a d'autres représentants dans la tradition médiévale en particulier dans les « sermons Ganelon » de l'épopée (Cf. en particulier, Gaydon).
17 Ainz est bestiaus comme beste/Hom qui n'a point de conscience./ S'autant ou plus avoit de science/Com eut Hylaires et Ambroises,/Ne li vaut ele deus framboises, vv.683-6.
18 On ne saurait tirer grand chose de l'épithète de « nerci » que le diable s'applique à lui-même et à ses compagnons infernaux (v.195).
19 Je ne tiens pas compte du bas-relief appliqué au mur Nord qui est du xivo s.
20 On dira que c'est parce que le sculpteur l'a logé dans les angles du tympan ; à quoi on répondra que ce n'est sans doute pas par hasard qu'il l'y a logé.
21 Rutebeuf ne pourrait-il, d'autre part, avoir eu connaissance de la vie de saint Basile telle que la résume J. de Voragine dans la Legenda aurea ? (On sait que Gautier a emprunté au texte original l'idée de la charte). L'esclave objet du miracle y voit en songe Basile se battre contre les démons pour leur arracher la charte que, comme Théophile, il a eu l'imprudence de lui remettre.
22 Sept ans, dit le poème ; mais ce nombre exprime une très longue durée, plus qu'il ne décrit une réalité numérique.
23 Ce second élément tient une place particulièrement importante dans la pensée du Théophile de Rutebeuf. Cf. aussi vv. 565-6.
24 Cf. n. 22.
25 L'art religieux au 12° s.p. 367.
26 Cf. ci-dessus.
27 Cf. aussi vv. 543-4.
28 v. 187 ; vv. 608 sq. ; vv. 648 sq.
29 Certes, il faut se garder de systématiser. Pour Gautier aussi, le diable a une existence objective, distincte de celle de son héros, et celui-ci sait bien l'invoquer lorsque Dieu vient à lui manquer : Hahi ! maufés, car aquer ore.. (v.148) ; et Rutebeuf n'est pas si naïf : il sait bien que le démon ne fait jamais qu'occuper le terrain que nous lui cédons : « puisqu'il se veut a nous offerre » (v.189) fait-il dire au diable.
30 Cf. ci-dessus.
31 Rutebeuf lui-même a écrit une Bataille des Vices contre les Vertus.
32 Toute la tradition chrétienne s'est longuement interrogée sur le péché qui a été à l'origine de la chute de Satan. A partir du 6° s., saint Basile et saint Cyrille interprètent sa faute comme un péché d'orgueil ; cette analyse prévaut d'abord en Orient, avant de gagner l'Occident, à partir du 12°s., chez saint Bernard, puis, au I3°s. chez saint Thomas. Le motif de la curiosité sera également mis en avant : de cette nouvelle explication, ni Gautier, ni Rutebeuf ne se feront l'écho.
33 Comme ils le sont, par exemple, dans La Queste del Saint Graal.
34 Dans l'importance relative qui leur est cependant ainsi reconnue, peut-être peut-on voir la marque d'une spiritualité d'inspiration monastique, encore que le prieur de Vic n'apparaisse nullement comme partisan de macérations excessives, loin de là ; il s'adresse d'ailleurs, dans ses Miracles, à un public de laïcs qu'elles rebuteraient.
35 Cf. P. Rousset. Recherches sur l'émotivité à l'époque romane.CCM.II, I. 1959. PP. 53-67.
36 Et le fait qu'il s'agisse, selon toute vraisemblance, comme l'a bien montré F. Regalado-Smith, d'un « Je » fictif et non autobiographique n'est pas gênant pour ce rapprochement.
37 Peut-être même les prières de Théophile sont-elles des modèles que nous propose l'auteur.
Auteur
Université de Provence (Aix-Marseille I)
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