Rencontres du moine Raoul Glaber avec le diable d'après ses Histoires
p. 117-132
Texte intégral
1Le moine Raoul Glaber, un érudit très pénétré de culture latine, formé aux belles-lettres, jalouse, dit-il, pour l'élégance de son style, esprit curieux et non dépourvu de faculté critique, est aussi, dans la première moitié du xième siècle, un introducteur privilégié au monde du Diable, qu'il affirme dans ses Histoires avoir vu personnellement en trois circonstances. Ces trois rencontres décrites avec précision sont placées au Livre V et dernier des Histoires, comme si la présentation aux Démons devait se faire progressivement et comporter une initiation. L'approche rôdeuse du Diable se développe au cours des quatre premiers livres : le Diable séduit d'abord Raoul par des témoignages indirects de sa puissance et l'on trouve dans les Histoires un certain nombre d'épisodes où Satan et ses suppôts jouent leur rôle.
2Une première constatation s'impose : le Diable n'a pas visage unique : il est une sorte de Protée qui prend des aspects très divers. Il n'y a pas un Diable, mais une foule de démons : comme le dit la Bible, « Satan est légion ». Ainsi au Livre IV, chap II « une innombrable troupe d'êtres tout vêtus de noir et aux visages sinistres » accompagne une dame hérétique venue visiter un seigneur lombard à l'agonie ; le prince de ces démons tente d'éblouir le mourant par sa puissance : ce dernier a juste le temps d'écarter le Diable et sa legion par un signe de croix avant d'expirer. Nous ne nous attarderons pas sur les phantasmes terrifiants qui hantent les heures suprêmes de ce chrétien, sauvé d'ailleurs in extremis. Mais Glaber mentionne d'autres incarnations plus convaincantes de Satan (rarement nommé ainsi par l'écrivain) : il se glisse dans l'esprit et le corps des hommes, des herétiques, par exemple, qui foisonnent dans toute l'Europe au début de l'an mil. Au livre III, chapitre 8, une certaine femme, Italienne, séduit par son éloquence perverse un grand nombre de clercs très savants, autour d'Orléans : ainsi devinrent hérétiques vers l'an 1022 les clercs Herbert et Lisoius parlant contre la Sainte Trinité, prônant les doctrines épicuriennes, et si remplis de la puissance du Démon qu'ils pensaient pouvoir convertir à leur dogme pervers toute la région de Rouen, ne pas même sentir les flammes du bûcher(allumé pour la première fois en France pour les pêcheurs, dit E. Pognon et s'en échapper indemnes. (Livre III, chap.8, par. 31) Ils refusèrent de reconnaître leur erreur « poussés par une rage démente » avant d'être à demi-consumés. Dans ce cas la puissance diabolique se manifeste par une éloquence persuasive qui séduit non seulement la multitude (méprisée par Glaber) mais aussi des clercs, ceux d'Orléans. Elle est aussi obstination « error pertinax » qui résiste à tous les raisonnements. Selon Raoul l'entêtement de ces hommes auparavant intelligents et instruits n'est pas naturel : Herbert et Lisoius n'avouent leur folie qu'à demi-brûlés ; les assistants voudraient alors les sauver, mais le feu se déchaîne soudain et ils tombent en cendres (fin du chapitre 8). Le Diable ne permet pas leur repentir et leur salut.
3Mais le Démon utilise tous instruments. Il s'empare ainsi d'un paysan inculte, près de Vertus, dans la Marne, un certain Leutard. (Livre II chap. XI) Le diable fond sur lui un jour où il s'endort accablé de fatigue après sa tâche. Il manifeste sa présence par un fourmillement intense dans tout le corps du malheureux comme s'il était envahi par un essaim d'abeilles : « I1 lui sembla qu'un grand essaim d'abeilles envahissait son corps par les ouvertures naturelles et sortait de sa bouche avec un immense bourdonnement, et le tourmentait de piqûres innombrables. « Alors Leutard est saisi d'une agitation frénétique. Il chasse sa femme, il se rend à l'église, arrache le crucifix du mur, le foule aux pieds, au milieu de l'horreur générale : c'est évidemment le geste de haine du diable à l'égard du crucifié. On le croit d'abord devenu fou, mais bientôt inspiré par le Démon, il séduit par son éloquence inattendue les paysans « faibles d'esprit » « mente labiles ». Sa réputation s'étend ; il ne faudra rien moins que l'approche de l'évêque Jebuin, évêque de Châlons, pour vaincre le Diable et déceler en Leutard un hérétique. Le diable vaincu pousse sa créature au désespoir et au suicide ; le paysan se jeta dans un puits.
4On trouve chez Glaber d'autres témoignages de la lutte entre puissances célestes et diaboliques : telle l'histoire des fausses reliques de Saint Juste (Livre IV, chap.3). Promenées par un imposteur qui semblait faire des guérisons miraculeuses, elles furent transportées en grande pompe dans une chambre-reliquaire du monastère de Suze, dans les Alpes, recemment construit par le marquis Manfred ; des prélats, dont l'évêque Guillaume de Saint-Bénigne de Dijon, furent convoqués ; Glaber lui-même était présent. L'installation des reliques n'alla pas sans interrogatoire critique de l'imposteur par l'évêque Guillaume qui découvrit la fraude et la proclama ; Raoul Glaber appuyait l'évêque.
5Néanmoins, le nouveau sanctuaire fut consacré ; des faits miraculeux se produisirent pendant la nuit : au contact des reliques de saints authentiques placés également dans l'habitacle, les démons qui s'étaient logés dans les reliques du faux Saint Juste déguerpirent ; des moines les virent sous forme de « fantômes monstrueux » « monstruosa fantasmata », sous l'apparence de nègres Ethiopiens « formas nigrorum Ethiopum » (Li.IV. chap.III. Par.8) quitter en pleine nuit la chambre des reliques.
6Cette fuite n'étonna pas Glaber, dont la conviction était faite sur l'imposture, mais il ne s'étonne pas non plus que « les esprits du mal, avec la permission de Dieu, arrivent à accomplir parfois des miracles » ainsi que le dit le titre du chapitre III, Liv.IV. En effet, les menées du Diable sont subtiles, comme le prouvent ces démons qui pour séduire un érudit Wilgard, de la région de Ravenne, qui passait sa vie dans l'étude passionnée des textes des anciens, prirent la figure de Virgile, Horace, Juvénal, et prédirent à ce savant égaré une gloire analogue à la leur (Liv.II, chap.XII). L'érudit « dépravé par ces mensonges des démons » (fallaciis demonum depravatus) se mit à proclamer l'infaillibilité de leurs paroles ; à la fin le Pape le condamna comme hérétique, et ses adeptes périrent en Italie par le fer et par le feu. Ainsi s'accomplit la prophétie de Jean, dit Glaber, qui avait dit que Satan serait en ce temps déchainé : « Sathanan solvendum ».
7Parfois même le Diable peut prendre l'aspect d'un Ange : ainsi le prétendait l'imposteur aux reliques du Livre IV, qui affirmait recevoir chaque nuit la visita d'un Ange qui conversait longtemps avec lui, alors que son épouse dormant à ses côtés ne s'apercevait de rien ; l'Ange le quittait à l'aube avec des paroles affectueuses et un baiser. (Livre IV, chap.III, Par.7) Mais pour Raoul et l'évêque Guillaume, cet Ange n'est qu'une invention, un mensonge et l'historien se montre ici sceptique.
8Les possédés, interrogés par les évêques pour savoir si ces apparitions se montraient pendant leur sommeil ou quand ils veillaient, fournissaient souvent des réponses ambigues : il semble que ces visions se produisaient au moment du réveil, dans le passage du sommeil à la lucidité, comme Glaber l'expérimentera lui-même.
9Le diable hante non seulement des hommes, mais des logis. Comment expliquer autrement que par sa presence la copieuse pluie de pierres qui s'abattit continuellement pendant trois ans au dedans et au dehors de la maison du noble Arlebaude, près de Joigny en Bourgogne ? Les pierres ne blessaient personne, mais furent si abondantes qu'on les utilisa pour bâtir alentour (Livre II, chap.X). La famille s'avéra maudite et pendant trente ans fut déchirée par des luttes criminelles. On connait de nos jours des maisons semblablement hantées. Même les lieux sacrés ne sont pas interdits au démon. Diabolique le « chahut » nocturne qui se déchainait dans le monastère de Saint Germain d'Auxerre, dès que par hasard la lumière s'y éteignait pendant la nuit. (L.V, Chp.I, par.7) Nul des moines n'y pouvait dormir. (nullam quietem posse consequi) jusqu'à ce qu'on la rallume. (quousque reaccendatur).
10Et les dormeurs, s'il y en avait parfois, étaient transportés par les démons hors du monastère et se réveillaient en plein air : ainsi arriva-t-il au frère Gérard qui avait l'habitude de rester dans le sanctuaire après l'office de matines, et s'endormit un matin ; comme privé de sentiment « exanimis » il se retrouva dans le cloître ; (Livre V, chap.I, par.7) De même un prêtre endormi dans la crypte, se retrouve au chant du coq derrière le choeur des moines. Le diable ne peut supporter qu'on s'attarde en prières. Maison hantée, couvent hanté : Glaber en porte avec gravité témoignage... (Même si le moine et le prêtre souvaient être simplement somnambules, comme le prétend déjà Jean de Meung).
xxx
11Un des épisodes les plus représentatifs est constitué par l'embuscade et l'attaque des diables à l'heure de la mort. C'est l'aventure du Pont du Diable contée au livre II des Histoires, vers l'an 1010, arrivée dans ce même monastère de Saint Germain d'Auxerre (chap. IX, par.20).
12Un saint frère gratifié d'ailleurs d'une vision de la Vierge venait de mourir, et les moines s'apprêtaient à l'ensevelir ; dans la nuit des funérailles, les cloches sonnent au couvent ; un pieux laïc du voisinage, croyant entendre les cloches des matines se met en route accompagné de quelques voisins, sans doute paysans. Il devait traverser à mi-chemin un pont de bois, celui-ci franchissant l'Yonne. Il s'y engage et alors plusieurs de ses voisins entendent ces paroles échangées à côté du monastère : « Tire ! tire ! Et amène le nous. » (« Extrahe ! Extrahe ! Et educ ad nos illum quantotius. ») A ces paroles on entendit la réponse suivante :« Celui-là, je ne peux pas, mais j'en amènerai un autre, si je peux. » (Hunc interim non queo,alium tamen aducam, si potero. ») Le laic vit alors une aventure surprenante : « il aperçoit devant lui sur le pont comme l'apparence d'un de ses voisins qui venait à sa rencontre (mais en réalité, dit Glaber, c'était le diable) ce dont on ne pouvait douter. Il l'avertit de traverser avec précaution. Mais, aussitôt l'esprit du Mal se dressa en hauteur sous l'aspect d'une colonne, désireux de tromper cet homme, dont les regards étaient captivés par sa fausse splendeur ; Tandis qu'il le contemplait, son pied ayant glissé, il fit une chute grave sur le pont. Se relevant très vite, il se protégea par un signe de croix, ayant reconnu la ruse de l'Esprit du mal, et retournant chez lui il rentra avec précautions ; peu de temps après lui aussi mourut en paix. « Si le paysan était tombé dans la rivière, il pouvait devenir la proie des diables. Ceux-ci ne pouvant s'emparer de l'âme du saint moine défunt, cherchaient une autre victime, donc à faire mourir de mort violente le premier venu, peut-être en état de péché. Mais Dieu veillait, les démons abandonnent la partie.
xxx
13Il ne manque même pas aux Histoires la mention d'une scène de sabbat. A la fin du paragraphe 12, chap. III, Livre III Glaber signale plusieurs différents dans l'Église entre les évêques à propos de la célébration de certaines fêtes, par exemple celle de l'Annonciation, fixée par la plupart des évêques au 25 mars, et que certains prélats espagnols prétendaient porter au 18 Décembre. Alors que Raoul se trouvait au monastère de Cluny, sous la tutelle du vénérable Odilon, des moines venus d'Espagne, « d'une règle de vie très honorable » dit le texte, demandèrent à l'Abbé Odilon, à l'approche du jour de Noël, de célébrer selon leur coutume le dimanche de l'Annonciation, ce qui leur fut accordé. Hais laissons parler le texte de Glaber : « Comme ils célébraient la fête à l'écart des autres, il sembla cette même nuit à deux moines âgés du monastère qu'un des Espagnols saisissait de dessus l'autel un enfant avec une fourche de foyer, et le jetait dans une poële pleine de braises, tandis qu'il criait : « Père, père, ce que tu as donné, ceux-ci le reprennent ». Que dire de plus ? Chez nous, continue Glaber, l'antique coutume l'emporta, comme il convenait. « Cette scène, ou cette vision, » visum est dit Raoul prudent, évoque à l'esprit les diaboliques fantaisies culinaires de certains vieillards dans les Caprices de Goya. Elle est d'ailleurs difficile à interpréter : l'enfant supplicié est sans doute l'Enfant-Dieu qui se plaint à Dieu le Père : les Espagnols en déplaçant la date de la fête supprimaient-ils en quelque sorte le mystère de l'Incarnation, la conception réelle par la Vierge ? C'est l'explication qui parait la plus vraisemblable quoiqu'elle demeure énigmatique, comme beaucoup de ces paroles de l'Au delà transmises par Glaber.
xxx
14Les approches du démon par Glaber demeurent extérieures à lui jusqu'au Livre V de son oeuvre : on peut noter seulement dans les 4 premiers livres une grande attention au fait diabolique, pas plus cependant qu'aux prémonitions, phénomènes de prescience, apparitions singulières et visions saintes qui parsèment à profusion chez lui le réçit historique. Dans le mon le surréel de Glaber, le diable n'a pas la meilleure part, et il est relativement modeste. C'est au dernier livre qu'apparaissent les témoignages les plus étonnants : Le moine Raoul avoue l'avoir vu trois fois face à face et le rapporte en termes precis ; il s'agit d'un certain diable, pas n'importe lequel, qu'il reconnait parfaitement le cas échéant ; « non pas un différent, mais toujours le même m'apparut » dit-il. « Non dispar, immo isdem mihi visus est » A ces 3 rencontres on peut en ajouter une quatrième, si c'est bien Glaber « le certain moine » anonyme « cuidam monacho », dont l'entrevue avec le Diable ouvre le Livre V comme le suggère Stéphane Cordier dans son étude sur Raoul Glaber :« Gerbes de Symboles » au chapitre III de son ouvrage « Six moines de l'An Mil »
15L'esprit malin qui s'adresse au moine indéterminé du chap. I.L.V. incarne surtout l'éloquence perfide et séduisante que Raoul après d'autres reconnait comme symptomatique du démon. Cet être très laid « quemdam teterrimum » se livre à une longue diatribe contre la vie de sacrifices inutiles menée par les moines et leur renoncement aux plaisirs du monde : gâchis stupide de l'existence, plaide-t-il. Car tout pour le chrétien se joue dans l'instant suprême « sufficeret enim unus dies, vel una hora... « A quoi bon rompre la douceur du sommeil matinal ? Et le diable confie un secret au moine : Dieu ne ramène-t-il pas des enfers tous les ans le jour de sa résurrection tous les morts ? Il fait par là allusion aux Evangiles. Et ce démon très trompeur « demon falacissimus » rapporta des « arguments frivoles » à ce même moine et réussit à lui faire manquer la réunion commune des matines. Mais Glaber se méfie de ce Diable beau parleur et remarque qu'il cite à faux les Evangiles, dont il restitue le texte réel : « Multa corpora sanctorum quae dormierant surrexerunt. « Non inquiunt omnia sed multa. « corrige Glaber. Les Evangiles ne disent pas tous les corps, mais beaucoup. Il résiste donc aux raisonnements du démon.
16Si Glaber ne l'a pas décrit, se bornant à signaler sa hideur, nous aurons droit par contre à une description longue et terriblement précise de son diable familier. En ce cas, il a « vu ». Tous les détails repoussants sur la personne de ce démon nous sont confiés :il est petit, le cou maigre, le visage émacié, les yeux très noirs, le front ridé et plissé, les narines collées, la bouche gonflée, les lèvres fortes, le menton pointu et fuyant, une barbe de chèvre, les oreilles poilues et pointues, les cheveux hérissés en désordre, des dents de chien, le crâne proéminent, la poitrine enflée, le dos bossu, la croupe frémissante, vêtu de haillons. » « Tout échauffé de ses efforts, et le corps penché en avant. » (Livre V chap.I, par.2) Une telle hideur ne permet pas la séduction : ce démon cherche d'ailleurs à terroriser et y réussit. Saisissant l'extrémité du lit de Raoul, il le secoue avec violence et affirme : « Tu ne resteras pas plus longtemps ici. » « Non tu in hoc loco ultra manebis » Ici Glaber fournit une precision intéressante, à savoir que l'apparition a lieu dans le passage du sommeil à la veille, puisqu'il ajoute : « Mais moi, épouvanté je m'éveillaicomme celà arrive immédiatement, et je le vis tel que je viens de le décrire ; et lui en grinçant les dents répétait : « Tu ne resteras pas ici plus longtemps » c'est à dire au monastère de Saint Léger de Champeaux où se passe la scène. Glaber est puni de s'être attardé au lit et de n'avoir pas rejoint les autres frères aux matines, péché dans lequel les moines, selon lui, tombaient fréquemment. Epouvanté il s'empresse d'ailleurs de se réfugier à la chapelle « devant l'autel du Saint Père Benoit » et de s'abîmer dans un examen de conscience général suivi d'un long repentir. L'examen n'est guère réconfortant : péchès du siècle commis dès son plus jeune âge, caractère difficile, insubordination, pas de vrai repentir. Et Glaber nous fournit quelques indications biographiques : conçu dans le péché, probablement bâtard, il est orgueilleux et de fréquentation difficile ; il s'attire, dit-il l'antipathie générale, et on ne souhaite que son départ. (L.V.CHap.I, par.3). Le démon a donc formulé deux fois un ordre de départ. Pourquoi ?Glaber est un moine de piété, dit-il, mediocre, sa présence ou son absence n'importent guère à la sainteté du monastère, et ce moine gyrovague ne sera pas mécontent non plus de quitter Saint Léger ; l'ordre du démon s'accorde plutôt aux souhaits profonds de Glaber, peut-être soigneusement refoulés ; il quittera Saint Léger pour Saint Bénigne de Dijon. Mais il ne sera pas débarrassé pour autant de son diable qui le poursuit à Saint Bénigne. Il apparait à Glaber qui le reconnaît aussitôt « immo isdem » « C'est le même ». Il se manifeste dans le dortoir des moines. L'aurore commence à poindre. Il sort du coin des latrines en criant :« Mon bachelier, où est-il ? Mon bachelier, où est-il ? » (« Meus bacallaris ubi est ? ») Le diable de Glaber double ses phrases. Et le jour suivant à la même heure, un frère tout jeune et d'une grande légèreté d'esprit « mente levissimus » Théodoricus, jette le froc aux orties et vit dans le siècle un certain temps. Puis repentant il réintègrera son ordre. Glaber est moins effrayé cette fois par l'apparition de son démon qui manifestement s'occupait d'un autre. Il se borne à noter le sens prémonitoire de sa vision. Le diable en cette occasion a réussi, au moins pour quelque temps. Dans l'entrevue précédente, le résultat avait-été piètre, car Raoul, convaincu de son indignité, était sorti de Saint Léger plutôt meilleur qu'il n'y était entré. Mais comme le dit Glaber, suivant le bienheureux Grégoire, « à certains ces êtres apparaissent pour leur dommage, mais à d'autres pour leur perfectionnement. Puisse-t-il m'en arriver ainsi. » (Liv.V c.I. Par.V) L'action du démon est donc ambigüe. La troisième rencontre a lieu au Monastère « de la Bienheureuse et toujours Vierge Marie, nommée abbaye de Moutiers « dans l'Yonne. Glaber y séjourne maintenant. La même hésitation pour le lever à l'office des matines se produit chez les moines et certains (« dont j'étais », dit-il) restent au lit « séduits par une habitude pernicieuse. » « quos prava consuetudo illexerat. » Alors le démon déjà décrit « presignatus » apparut tout soufflant et montant l'escalier, les mains croisées derrière le dos, et s'appliquant à la paroi il répétait à deux ou trois reprises :« C'est moi, c'est moi qui me tiens avec ceux qui restent. « Ego sum qui sto cum illis qui rémanent. » (L.V., c.I, P.V.) « Réveillé par cette voix et levant la tête je vis et reconnus celui que j'avais déjà vu deux fois. » Comme dans l'épisode précédent, l'apparition du démon précède la plongée dans le siècle d'un moine qui vit scandaleusement avec des compagnons de débauche pendant 6 jours. Mais rattrapé le 7ème jour, il regagne le monastère. La désertion du moine, dit Glaber, se fit à l'instigation du démon : « préfato demone instigante. »
xxx
17Quelles conclusions tirer de tous ces témoignages et rapports ?
18Le diable, oulles diables, apparaissent souvent au plus creux de la nuit, à l'heure des matines de préférence ou à l'aurore, presque toujours quand l'esprit est encore englué de sommeil ; souvent son apparition correspond à une inhibition du moine ou de l'homme, qui veut se lever, mais accablé de fatigue, ne le peut pas. Parfois il visite l'agonisant affaibli.
19Les démons ont chacun leur visage : visages d'emprunt (Virgile, Horace, un paysan, des moines, un Ange, des abeilles) face négroïde, face bestiale ; celui qui visite Glaber est « un certain diable « reconnaissable, d'une laideur extrême et repoussante, frôlant l'animalité ; ce n'est pas encore le beau Prince Tentateur de la cathédrale de Strasbourg, séducteur des Vierges folles (daté d'ailleurs de la fin du XIII° siècle). Petit et contrefait, il semble toujours essoufflé et haletant, comme si le fait de visiter les hommes le fatiguait. Ses gestes sont brusques, il monte les escaliers trop vite, il s'accroche aux parois des murs, il hante les lieux ignobles, il secoue les lits. D'autres organisent des tapages nocturnes, haïssent la lumière.
20Le démon s'exprime dans un langage caractéristique en phrases courtes et élémentaires, plusieurs fois répétées : « Tire, tire, amène... Tu ne resteras pas ici... », en injonctions, en questions gouailleuses « Où est mon bachelie ? » Ce n'est pas là la grande éloquence diabolique, qui existe cependant dans le discours fait à un « certain moine » inaugurant le livre V. Ce style à vrai dire a bien l'air d'être celui du discours intérieur de Glaber lui-même, méditant sombrement sur le sens de sa vie. Mais il a signalé l'inspiration étrange des hérétiques, qui persuade, même quand il s'agit du simple paysan Leutard. Le démon a deux voix.
21Le diable est mechant et sournois ; il tente de tuer à l'improviste pour s'emparer d'une âme sans méfiance. Il précipite les moines dans le vice. Il ment. Il insuffle le désespoir, pousse au suicide, installe dans les âmes égarées l'entêtement mortel.
22Que peut le Diable en effet chez Glaber ? Peu original, c'est essentiellement un guetteur et un chasseur. Il guette les âmes « Quaerens quem devoret » : celle du saint moine défunt, ou du pieux laïc, celle des moines « légers » jetés dans la vie scandaleuse, celle des moines plus réfléchis, s'abandonnant au trouble intérieur. Il gagne à son parti des villes et même des régions entières, clercs et hommes importants compris, il inspire des possédés, il accomplit des miracles suspects ; il poursuit de monastère en monastère.
23Mais, le diable est presque toujours mis en échec. Ses réussites sont éphémères, parfois ridicules : ainsi les reliques du faux Saint-Juste chassées honteusement par les reliques des saints authentiques. Le malade lombard chasse la horde des démons avec un simple signe de croix. Cependant l'existence de l'Enfer est vérifiée parquelques uns de ses triomphes : les hérétiques Herbert et Lisoius brûlent corps et âmes, semble-t-il, le paysan Leutard se suicide. La vision du destin humain est chez Glaber conforme à l'orthodoxie, même si elle reflète quelques contradictions. On est frappé par ailleurs dans ses Histoires par l'accent d'authenticité de beaucoup des témoignages rapportés. Que les témoins aient été la proie ou non d'illusions, leur bonne foi, et spécialement celle de Raoul Glaber, ne semble pas devoir être mise en doute. Il existait à son époque des gens qui inventaient le surnaturel : par exemple, l'imposteur qui prétendait dialoguer chaque nuit avec un Ange. Mais Glaber et d'autres n'étaient pas dupes de ces mensonges et les signalaient. Notre chroniqueur est souvent méfiant. Par contre, quand Glaber affirme « J'ai vu ce même démon » et qu'il rapporte dans tous leurs détails ses trois visions diaboliques, on peut le croire halluciné, mais non menteur.
24Nous nous permettrons, pour conclure, de signaler la similitude des manifestations diaboliques autour du curé d'Ars, telles qu'elles sont sobrement rapportées dans la pénétrante biographie de Daniel Pézeril : mêmes visites nocturnes du démon à partir de 1824, constatées par tout le village, qui dureront près de 35 ans, coups violents, secousses du lit (« Plusieurs fois il m'a saisi et m'a précipité de mon lit » (15 Septembre 1825) tentative de tuer (« Le démon voulait le tuer » 18 Octobre 1825) ordres de départ « Vianney ! Viannay ! Que fais tu là ? Va-t-en, va-t-en ! » en phrases brèves et redoublées, respiration haletante :« Le grappin m'a fait sa visite, il soufflait si fort que j'ai cru qu'il voulait me renifler. » Décembre 1825) De plus, écrit Daniel Pézeril « l'abbé Viannay traine avec soi de presbytère en presbytère son curieux démon tapageur. » à Saint Trivier sur Moignans par exemple, comme Glaber l'entraîne de monastère en monastère. (P.148) En I838, un jeune homme, futur prêtre, qui se confesse dans la chambre du curé d'Ars s'aperçoit : « que vers le milieu de la confession un remuement général agite la pièce et que le prie-Dieu du pénitent est secoué comme le reste » ; et malgré sa piété, Denis Chaland ne prendra plus jamais l'abbé Vianney comme confesseur... Le démon avait d'ailleurs plus de raison de tenter d'éliminer le curé d'Ars que Raoul Glaber. Quoi qu'il en soit on ne peut que constater par ce bref rapprochement la constance curieuse des manifestations de l'être baptisé Satan de l'an Mil à nos jours.
DISCUSSION
25J.C. Payen : Je constate que le diable intervient chez R.Glaber dès qu'il est question d'innovation, de novitas ; ce qui vient d'ailleurs est diabolique (par exemple, une pratique liturgique, lorsqu'elle est espagnole et se voit provisoirement tolérée dans une abbaye française). Diabolique est aussi la tentation épicuriste que dénoncera plus tard Hélinant dans ses Vers de la mort. Mais de la plupart des exemples se dégage la conclusion que le diable incarne avant tout les phantasmes de la mauvaise conscience. Contrairement à J.Paul, je ne vois pas intervenir ici les croyances vraiment populaires, qu'on rencontre ailleurs, dans les Pénitentiels.
Bibliographie
REFERENCES
1) Raoul GLABER. Les cinq Livres de ses Histoires (900-1044) publiés par Maurice PROU. collection de Textes pour servir à l'étude et à l'Enseignement de l'Histoire. Paris.1886.
2) Raoul Glaber, Histoires, Livre V, chapitre I (op.cit. pages II4-II7).
3) Edmond Pognon. Mémoires du passé pour servir au temps présent. L'An mille. Paris 1947, P. II3
4) Op.cit.L.III, chap.8. De herese apud Aurelianis reperta. P.74 à 81.
5) E. Pognon. L'An Mille. Introduction p. XXXIV
6) Op. Cit. L. II, chap. XI. De Leutardo insaniente heretico. P.49-50.
7) Op.cit. L. IV, chap.3. Quod peccatis hominum exigentibus, Deo permittente, a nequam spiritibus aliquando fiant miracula. P . 9 6 - 9 8.
8) Op. cit. L. II.Chap.XII. De herese in Italia reperta. P.50.
9) Op. cit. L. II, chap.X. De inundantia lapidum P.48
10) Op. cit. L. V.chap.I.P. II8-II9.
11) Op. cit. L. II. chap.IX. De fame valida et infestatione Sarrecenorum.P.47.
12) Op. cit. L. III. chap.III De Stella comete que apparens plurima portenderit. P . 6 2.
13) Op.cit.L.V., chap.I.P.116
14) Stéphane Cordier. Six moines de l'An Mille. Edition A.de Rache, Paris 1970, p .39. et Raoul Glaber, op.cit.L.V.chap.I.P.II5.
15) Op.cit.L.V. chap. I.P.115.
l6) Op.cit.P.II5-II6
17) Op. Cit. P.II6-II7
18) Op.cit.P.117
19) Op.cit.P.117
20) A. Malraux. Le musée imaginaire de la Sculpture Mondiale. Paris.1952. P.759 :note 536 sur la Cathédrale de Strasbourg.
21) "Ce conformisme trop peu réfléchi pour s'aviser des contradictions est peut être ce qui donne le plus de prix à l'ouvrage de Raoul" écrit E. Pognon. (L'An Mille. Raoul Glaber, moine bourguignon p.43).
22) Daniel Pézeril. Pauvre et saint Curé d"Ars. Collection Livre de Vie, 56-57.Paris, 1959.
23) Op.cit.P.138-140
24) 0p.cit.P.l4l
25) 0p.cit.P.l4l
26) Op.cit.P.148
27) Op.cit.P.172
Auteur
Université de Provence (Aix-Marseille I)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003