Le diable dans les Contes de Cantorbery (contribution à l'étude sémantique du terme devil)
p. 97-116
Texte intégral
1Avant d'aborder précisément le sujet proposé, il me paraît utile de rappeler les conceptions "démonologiques" antérieures aux Contes de Canorbéry, car si, comme on sait, Chaucer a pu subir des influences continentales, son œuvre reste informée par la tradition littéraire de la Grande Bretagne.
2Avant Chaucer, c'est surtout la littérature d'inspiration théologique, évidemment, qui faisait intervenir le diable : homélies, vies ou légendes hagiographiques, histoires bibliques, traités hagiographiques ou didactiques. Le diable y incarne le mal et, comme le fait remarquer L.W. Cushman dans son The Devil and the Vice, in English dramatic Literature before Shakespeare1, c'est du mal physique, surtout s'il présente un caractère mystérieux, qu'on lui attribue le plus souvent la responsabilité. Cushman illustre cette constatation par un exemple tiré de Richard Rolle de Hampole qui, dans son De Natura Apis, explique comment le diable peut transformer en vers le miel des ruches.
3C'est probablement parce qu'il était considéré comme le responsable du mal dans ses manifestations concrètes que le diable a pu être confondu et finalement identifié avec les forces du mal païennes.
4C'est ainsi que, dans un poème comme Beowulf, les forces du mal incarnées par le monstre Grendel sont décrites en des termes suffisamment proches du champ sémantique chrétien pour qu'on ait pu y voir une transposition symbolique. Sans doute ne s'agit-il pas d'une opinion communément admise, mais l'expression d'un courant qui insiste sur les caractères chrétiens de l'œuvre pour les opposer à son caractère fondamentalement païen2. Quoi qu'il en soit, le champ sémantique des éléments éthiques, et particulièrement de ceux qui s'appliquent au diable, est incontestablement très proche du vocabulaire chrétien, et peut-être est-ce grâce à cette coloration plus ou moins artificielle que cette vieille épopée a pu survivre dans ces conservatoires sélectifs qu'étaient les abbayes chrétiennes. Lars Malmberg3 est récemment revenu sur cette question et il a signalé des formules comme Godes andsaca (‘l'ennemi dénonciateur de Dieu'), feond mancynnes (‘l'ennemi de l'humanité'), helle haefta (‘la captivité de l'enfer'), qui servent à décrire le monstre Grendel dans Beowulf, mais aussi à évoquer le diable ou l'enfer dans la dix-septième des Blickling Homilies, fondée sur la Vision Apocryphe de Saint Paul.
5Dans les histoires bibliques et dans les passages narratifs des homélies, le diable est un personnage très vivant, presque un acteur préfiguratif de la littérature dramatique, dont L.W. Cushman a bien résumé les caractères constants. C'est un être noir, be blake deofol (le diable noir) dans Sawles Warde, et swarttore bene ani blow3man (plus noir que quelconque Ethiopien) dans les Early South English Legends. On le dit de nature repoussante (labe) et avide de sang (waelraew). En réalité il s'est incarné en Judas ; il peut aussi prendre la forme d'un serpent (wirme), d'un chasseur, d'un renard, d'un loup ; il peut aussi se rendre invisible.
6Dans les vies de saints, le diable incarne souvent les péchés qui ont tenté les hommes. Là aussi il est souvent noir, répugnant, fétide, dégageant une odeur infecte. Mais il peut se métamorphoser en une jolie femme, en un animal quelconque et plus particulièrement en un dragon.
7On peut donc dire que le diable a pris une place importante dans la littérature anglaise médiévale. Il a glané cà et là des éléments descriptifs particuliers, souvent de véritables formules ou topoi. La présentation du diable dans la Vie de Sainte Marguerite me semble particulièrement représentative d'un certain aboutissement dans cet art qui se cherche.
8"Il sortit rapidement d'un coin dans sa direction un diable de l'enfer sous les apparences d'un dragon, si horrible qu'elle prit peur à sa vue : cette créature du mal brillait comme si elle avait été couverte d'or. Ses boucles et sa longue barbe brillaient d'or et ses horribles dents avaient l'apparence du fer noir. Ses deux yeux brillaient plus fort que les étoiles et les pierres précieuses, larges comme des cuvettes dans sa tête cornue des deux côtés de son nez crochu. De sa bouche dégoûtante sortaient des étincelles de feu et de ses narines se dégageait une fumée suffocante, à l'odeur la plus haïssable ; il lançait sa langue si loin qu'il l'enroulait derrière son cou. On aurait dit qu'une épée tranchante avait surgi de sa bouche, qui brillait comme le fait la lumière et qui flambait de toute sa flamme. Cet endroit fut tout rempli d'une odeur nauséabonde forte et puissante, et tout brilla et étincela de l'ombre de ce diable. Il s'étira et se dirigea vers cette faible jeune fille, il lui lança un regard menaçant et il commença à étirer son cou et à le rentrer comme s'il voulait la dévorer en outre."4
9On aura reconnu l'image du diable mangeur d'homme que l'on rencontre dans plias d'une cathédrale.
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10Voyons maintenant quelle est la place occupée par le diable dans les Contes de Cantonbéry en nous fondant sur un relevé de toutes les attestations du terme devil dans les Contes, pour la facilité de cet exposé, j'ai numéroté les attestations5.
111. Oure Hoost answerde, ‘Tel on a devele wey ! A.Mil. 3134
122. And lat me slepe, a twenty devel wey !' A.Mil. 3713
133. The devel made a Reve for to preche, A.Rv. 3903
144. And forth ne goth, a twenty devel way, A.Rv. 4257
155. The devel have part on alle swiche rekenynges ! B.Sh. 1408
166. Now swich a rym the devel I biteche ! B.Mel. 2114
177. for to persevere longe in synne B.Mel. is werk of the devel.' 2450-5
188. the devel, which is oure enemy, ne fynde yow B.Mel. 2785-90
199. nat unocupied. For the devel ne taketh B.Mel. 2785-90
2010. the devyl I bekenne him al at ones C.Pard. 292 var
2111. Thurgh which they doon the devel sacrifise C.Pard. 469
2212. Thus goth al to the devel by the tale ! D.WB. 262
2313. Lat go, fare wel, the devel go therwith ! D.WB. 476
2414. For though thou were the devel, Sathanas, D.Fri. 1526
2515. ‘I graunte,' quod the devel, ‘by my fey !' D.Fri. 1535
2616. The devel have al, bothe hors and cart and hey !' D.Fri. 1547
2717. ‘Nay,' quod the devel, ‘God woot, never a deel D.Fri. 1555
2818. Unto the devel, blak and rough of hewe, D.Fri. 1622
2919. And whan the devel herde hire cursen so D.Fri. 1624
3020. ‘The devel,' ‘quod she,' so fecche hym er he deye,- D.Fri. 1628
3121. 'Now,brother,' quod the devil,' be nat wrooth : D.Fri. 1634
3222. Body and soule he with the devel wente D.Fri. 1640
3323. With which the devel set youre herte afyre, D.Sum. 1982
3424. I trowe the devel putte it in his mynde. D.Sum. 2221
3525. Lat hym go honge hymself a devel weye !' D.Sum. 2242
3626. And go streight to the devel, whan I dye ; E.Mch. 1436
3727. And al the cost,a twenty devel way, G.CY. 782
3828. What, devel of helleî sholde it ellis be ? G.CY. 1238
3929. As he did er,-the devel out of his skyn G.CY. 1273
4030. The devel of helle sette his foot ther-in ! H.Mcp. 38
4131. Unto the devel, which I hym bitake ! H.Mcp. 307
4232. of the devel, and fro the peynes of helle I.Pars. 130-5
4333. bitraysed of the devel by co- veitise of I.Pars. 275-80
4434. helle,and fro the compaignye of the devel, I.Pars. 310-5
4535. the devel, this la to seyn the develes I.Pars. 350-5
4636. by the devel,in this manere : The feend seith, I.Pars. 355-60
4737. selLen thanne hir lordahlpe to the devel I.Pars. 435-40
4838. is the hardnesse of the devel I.Pars. 485-90
4939. to the devel, that ever rejoyaeth hym of I.Pars. 490-5
5040. noster,' though so be that the devel ne I.Pars. 505-10
5141. lyk to the craft of the devel, that waiteth I.Pars. 510-5
5242. the venym of the devel ; I.Pars. 525-30
5343. for, right as the devel is discoonfited by I.Pars. 530-5
5444. the liknesse of the devel, and bynymeth I.Pars. 545-50
5545. the devel, for it la the develes fourneys that I.Pars. 545-50
5646. dooth al that ever the devel hym I.Pars. 555-60
5747. Jewes,or elles the devel, that trembleth I.Pars. 595-600
5848. to the devel. Flatereres been the develes I.Pars. 615-20
5949. yeven to the devel hire engendrure, as ferforth I.Pars. 620-5
6050. rejoysynge of the devel, that ever hath joye I.Pars. 625-30
6151. been partyng-felawes with the devel, far I.Pars. 635-40
6252. they han joye when the devel wyrmeth, I.Pars. 635-40
6353. likned to the devel,that ever been I.Pars. 640-5
6454. in the service of the devel. Thise been I.Pars. 650-5
6555. with the devel in helle, but if they doon I.Pars. 715-20
6656. of the devel ; for it enhaunoeth and I.Pars. 725-30
6757. And for as Michel as the devel fighteth I.Pars. 730-5
6858. the devel ; for ther-by wynneth he the I.Pars. 850-5
6959. This is that oother hand of the devel I.Pars. 850-5
7060. to the devel. This is a fouler thefte than I.Pars. 875-80
7161. sones of Belial, that is the devel I.Pars. 895-900
7262. hath the devel power,as seyde the aunqel Raphael I.Pars. 905-10
7363. devel of helle,-wher-fore they that I.Pars. 965-70
7464. the devel may no thyng doon but if men develes I.Pars. 1070-580. Or elles blake develes wole hem take B.NP. 4126
7581. Withinne that develes temple, in cursed wise, C.Pard. 470
7682. Whiche been the verray develes officeres, C.Pard. 480
7783. 0ut of the devales ers ther gonne dryve D.Sum. 1694
7884. So was the develes ers ay in his mynde ; D.Sum. 1705
7985. Hoold nat the develes knyf ay at thyn herte,- D.Sum. 2091
8086. and in the left syde no develes than herbe I.Pars. 170-5
8187. horrible develes that hym tormenten ; I.Pars. 180-5
8288. al fortroden of develes. And God seith, I.Pars. 190-5
8389. 'The horrible develes shulle goon and I.Pars. 190-5
8490. the strengthes of the develes, and restoreth the yiftes of I.Pars. 310-5
8591. the devel,this is to seyn the develes bely, I.Pars. 350-5
8692. wordes men clepen ‘the develes Pater I.Pars. 505-10
8793. devel,for it is the develes fourneys that I.Pars. 545-50
8894. In this forseyde develes four- neys ther I.Pars. 550-5
8995. the develes norices, that norissen his I.Pars. 610-5
9096. Flatereres been the develes enchauntours, I.Pars. 615-20
9197. Flatereres been the develes chapelleyns I.Pars. 615-20
9298. 'Ther is no thyng so lyk the develes child I.Pars. 630-5
9399. that been the develes apes, for they I.Pars. 650-5
94100. no walles ;the develes may entre on I.Pars. 710-5
95101. the develes wolves that stranglen the I.Pars. 765-70
96102. chirche the develes owene sone I.Pars. 790-5
97103. the develes hoord ther he hideth hym I.Pars. 820-5
98104. of the develes hand,by whiche he draweth I.Pars. 830-5
99106. The fifthe fynger of the develes hand I.Pars. 860-5
100106. grymnesse of develes that shullen al I.Pars. 860-5
101Il faut tout d'abord noter une différence essentielle entre les emplois du mot devil au singulier et au pluriel, car ils reposent sur des conceptions elles-mêmes fondamentalement différentes.
102Voyons d'abord le pluriel. Nous en trouvons huit attestations dans les Contes de Cantorbéry : une dans le Conte du Prêtre des Nonnes et sept dans le Conte du Curé.
103Le prêtre des nonnes nous décrit un rêve dans lequel interviennent des blake devels, ‘des diables noirs'. Si l'expression a une valeur symbolique dans le conte, dans la mesure où la couleur noire est liée a un certain type d'humeurs, et dans la mesure aussi où suit une interprétation des langes noires du rêve, elle n'en correspond pas moins aux caractères traditionnels du diable que nous avons rencontres chez les prédécesseurs de Chaucer. Mais en outre, dans le Conte, du Prêtre des Nonnes, Chantecler rêve quzz'il est agressé par des diables noirs. En fait c'est un rêve partiellement prémonitoire puisque, peu après, il sera attaqué par le renard. On peut se demander si le symbolisme de ce rêve n'est pas en rapport avec l'incarnation, traditionnelle aussi, du diable en renard.
104Dans le Conte du Curé, qui consiste en un sermon, les allusions au diable et aux démons ne semblent pas des mots vidés de leur contenu sémantique premier. Quand le curé parle d'eux, il désigne bel et bien les personnages précis que l'on sait. Les caractéristiques des diables tels qu'ils ressortent des propos du curé sont les suivantes : ils sont une multitude (86 mo develes than herte may bithynke : ‘plus de diables que le coeur ne peut en imaginer') ; ils sont forts (90 the strengthes of the develes : ‘les forces des diables'), mais malgré tout moins forts que la contrition (90) ; ils sont horribles (87, 89, horrible ; cruels (106 grymnesse) ; ce sont de vils tentateurs (100) et de cruels tourmenteurs (87 tormenten) qui foulent les hommes aux pieds (88 fortroden, 106 to-trede et 89 comen upon the hevedes,'vous montent sur la tête'). Cette description correspond d'ailleurs assez bien à la définition donnée par l'Oxford English Dictionary sous la rubrique devil, sb. 3, où l'on peut notamment lire qu'ils sont là : "to tempt and injure mankind" (‘tenter l'humanité et lui nuire'), mais ne correspond déjà plus que fort partiellement à la conception médiévale telle qu'elle est définie au même endroit : ces démons se présentaient en effet "with various and grotesque forms" (‘avec des formes hideuses et grotesques') : ces démons sont effectivement hideux, mais n'ont plus rien de grotesque, ni rien de comparable aux satyres dont parle l'Oxford English Dictionary : aucune allusion à des pieds fendus ou à ce genre d'attributs. La conception du curé n'est déjà plus que partiellement médiévale, nous sommes loin de la longue tradition des descriptions monstrueuses dont a parlé Simonne d'Ardenne dans "The Devil's Spout"6, article où elle cite notamment un exemple assez précoce, celui de la Vie. latine de Saint Guthlac par Félix, où l'auteur décrit les diables comme :
"adspectu truces…capitibus magnis,collis longis, malicenta facie, lurido vultu, squalida barba, auribus hispidis, fronte torva, trucibus oculis, ore foetido, dentibus equineis, gutture flammivomo…"7
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105Dans les emplois du mot au singulier, le diable apparaît parfois comme un personnage actif, nécessaire à l'économie du récit. C'est le cas dans le Conte du Frère. Mais dans certains récits il lui arrive de n'intervenir que comme élément secondaire, c'est en fait le cas de tous les autres contes où il est fait mention de ce personnage. C'est à ces contes que je souhaite m'attacher d'abord.
106Le personnage qui emploie le plus fréquemment le nom du diable est encore le curé. Nous avons déjà eu l'occasion de faire remarquer que, dans le cadre de son sermon, le curé apparaît comme l'héritier d'une tradition médiévale finissante. Si, comme nous l'avons vu, il était pratiquement le seul conteur à utiliser le terme au pluriel dans son sens le plus précis, il est aussi celui qui emploie le plus fréquemment le mot dans des tournures au génitif anglo-saxon ou dans des génitifs périphrastiques. Pour la première tournure, sur dix-neuf attestations dans les Contes de Cantorbéry, quatorze sont prononcées par le curé, contre trois par le semoneur et deux par le pardonneur. Quant aux autres expressions du génitif, construites sur la structure the subjeccioun of the devel ('la subjection du diable'), les douze attestations correspondent au Conte du Curé.
107L'Oxford English Dictionary, s.v. devil, rubrique 25 interprète la forme devil's dans les termes suivants :
"The possessive, devil's, has, somewhat specialized uses as expressing things supposed to belong on. to be in thz power of the devil ; hence it is used in opposition to God's, as devil's martyr, MATINS, PATERNOSTERS ; and sometimes like devilish, as an intensive qualification of that which is evil, violent on excessive"
108(Le possessif devil's, ‘du diable', a des emplois quelque peu spécialisés, exprimant des choses qui sont supposées appartenir ou être au pouvoir du diable ; d'où son opposition à God's, ‘de Dieu', comme dans le martyr du diable, les matines du diable, les Notre Père du diable ; et parfois comme ‘diabolique', comme qualification intensive de ce qui est mauvais, violent ou excessif).
109La première partie de cette définition s'applique fort bien à l'usage que le curé fait de l'expression : deux attestations y correspondent
92 the develes Patex. Noster
97 the develes chapelleyns
110Le pardonneur l'emploie les deux fois dans le même sens :
81 that develes temple
82 the verray develes officeres
111Cette utilisation d'un vocabulaire identique à celui qui est employé pour déterminer les attributs ou les possessions de Dieu nous montre quelle force possède le diable aux yeux des deux ecclésiastiques, qui le considèrent réellement comme le vrai rival de Dieu. Le sens ‘devilish', ‘diabolique' de l'expression devil's n'est pas attesté chez Chaucer, alors qu'elle l'est avant et après lui, comme le montrent les citations de l'Oxford English Dictionary ; ce fait n'est peut-être pas significatif, du moins ses implications ne m'apparaissent pas, et je me limiterai donc à le relever.
112Les autres attributs du diable sont :
99 develes apes ‘les singes du diable'
91 develes bely ‘le ventre du diable'
98 develes child ‘l'enfant du diable'
96 develes enchauntours ‘les enchanteurs du diable'
83 develes ers ‘le postérieur du diable'
84 idem
93 devette fourneys ‘la fournaise du diable'
94 idem
104 develes hand ‘la main du diable'
105 idem
103 develes hoord ‘l'entrepôt du diable'
85 devette knyf ‘le couteau du diable'
95 devette norices ‘les nourrices du diable'
102 devette owene sone ‘le propre fils du diable'
101 devette wolves ‘les loups du diable'
113Il faut immédiatement mettre à part certaines expressions, contre par exemple develes ers, dont on aura relevé l'ironie (parodie de la tradition grotesque), qui sont inhérentes au récit et n'ont par conséquent aucune valeur connotative dans le cadre de notre interprétation. Les autres attributs sont tous plus ou moins traditionnels, soit du type animal (singes et loups), soit encore beaucoup plus intimement liés à la nature même du diable (fournaise, enchanteurs, main, grenier, couteau), ou alors liés à un rapport familial ou domestique (enfant, le propre fils, la nourrice).
114Les expressions du génitif construites sur la structure of the sont soit de type objectif, soit de type subjectif.
a) de type subjectif
11556 assauets ‘les assauts'
11634 compaignye ‘la compagnie'
11741 craft ‘la force'
11832 crueltee ‘la cruauté'
11964 feblesse ‘la faiblesse'
12059 hand ‘la main'
12138 hardnesse ‘la dureté'
12250 rejoysynge ‘la réjouissance'
12342 venym ‘le venin'
b) de type objectif
12444 liknesse ‘la ressemblance'
12554 service ‘le service'
12635 subjeccioun ‘la subjection'
127On constatera que les trois expressions de génitif objectif indiquent une forme de subordination de l'homme au diable ; les autres insistent sur ses assauts, sa force, sa cruauté, ses armes, la joie qu'il éprouve à voir l'homme pécher, mais aussi sa faiblesse, car, comme le dit le curé, the feblesse of the devel may nothing doon, but if men wol suffren hym : il faut que l'homme soit consentant pour que le diable ait prise sur lui.
128Dans toutes les autres attestations du terme devil chez le curé, nous retrouvons cette même image. Le curé s'en est tenu à une présentation conforme aux canons de la rhétorique. Le diable est l'ennemi de l'homme (48) ; la convoitise de la prospérité temporelle trahit l'homme au profit du diable (33), le diable est l'ami de la luxure (60), il est élégance et dextérité plutôt que force dans son combat contre l'homme (57), il amène la discorde (53), il est le maître absolu de la colère outrageuse (outrageous wratthe) (46) ; il est le partenaire des railleurs (51) car ils se réjouissent quand il gagne et se désolent quand il perd (52) ; il attend que l'homme maudisse ses enfants et les lui envoie (49) ; il tient en son pouvoir les couples qui copulent (62) ; il poursuit l'homme de suggestions perverses et le conduit au péché (36) ; il se réjouit du malheur qui touche l'homme (39), le péché humain lui est agréable (58) et la colère lui est plaisante (45) ; en outre, il ne s'attaque pas volontiers à celui qu'il trouve occupé à faire le bien (9). Il présente néanmoins certains talons d'Achille : il est déconfit par l'humilité (43) et il tremble quand il entend le nom de Dieu (47). Nous voyons donc crue le curé de Chaucer ne s'est guère laissé aller à suivre son imagination ou certaine tradition amplificatrice. Dans sa bouche et dans son esprit, le diable n'est l'objet d'aucun grossissement fantastique.
129Mis à part le frère, les autres conteurs emploient rarement le terme devil. Quand il le font, c'est soit de manière plus ou moins neutre, reprenant les attributs et caractères traditionnels, ou alors toujours de manière assez caricaturale. Souvent ils l'opposent à Dieu en employant les mêmes mots pour désigner les mêmes concepts, simplement inversés dans l'esprit par les seules habitudes dogmatiques. Le diable fait prêcher et commenter les Saintes Ecritures à un intendant (3) ; il est question d'un sacrifice au diable (11) ; il ne faut pas consulter les livres et les écrits car ils appartiennent au malin, Dieu a laissé son propre message (5). Quand il meurt, l'homme adultère va en enfer (26) ; il faut s'adonner à de bonnes actions pour que le diable ne nous trouve pas inoccupés (8) ; pécher est humain, mais persévérer longuement est diabolique (7). Cet être qui est l'objet de notre propos met le coeur des hommes à feu en provoquant la colère chez eux (23) ; il met également des idées bizarres dans les esprits (24).
130Plusieurs expressions sont à la limite entre le cliché et le sens réel, ainsi les vers :
"‘Now swich a rym the devel I biteche !
This may wel be rym dogerel', quod he (6)
131peuvent être traduites par je cède ces vers au diable, mais ils signifient également "c'est toujours bon pour le diable", "que le diable l'emporte avec ses propos". Il en va probablement de même pour :
"The dzvil I bekenne him al at ones" (10).
132L'expression (29) elle aussi semble jouer sur une ambivalence :
"The devel out of his skyn
Hym terve, I pray to God, for his falshede ! ",
133‘que le diable l'écorche, j'en prie Dieu, pour sa fausseté".
134Ceci nous amène à l'un des emplois les plus fréquents dans ce corpus, celle de l'expression clichée formulaire. Nous en trouvons deux types fort marqués, et quelques expressions assimilables. La première est the devel in/of helle, dont nous trouvons cinq attestations (28, 30, 37, 55, 63), et, qui, dans certains cas, sont totalement dépourvues de leur contenu sémantique original, dans la mesure où elles servent uniquement à exprimer l'impatience. Le second groupe est a twenty devel waye ou a devel waye ; elles non plus ne présentent plus guère de rapport sémantique avec le diable, elles servent à exprimer l'éloignement ou l'impatience (1, 2, 4, 25, 27). Un troisième groupe traduit plus ou moins concrètement l'expression ‘aller au diable' (31 et 12), ou ‘le diable l'emporte' (13).
135Cette analyse de l'utilisation faite par les autres conteurs que le frère et le curé nous a montré que pour eux le diable est désincarné. Il conserve bien sûr certains de ses caractères, mais on a l'impression qu'ils en parlent à leur aise, sans plus frémir ou vouloir faire frémir en prononçant son nom. L'utilisation des formules vidées de tout contenu sémantique en rapport avec le diable nous le prouve bien ; il est d'ailleurs intéressant de souligner que le curé ne se laisse pas aller à employer une seule fois l'une de ces formules. Pour lui, l'image du diable est en quelque sorte purifiée de ses aspects grotesquement folkloriques pour reprendre la force de sa valeur morale.
136Le point de vue du Conte du Frère est tout différent. C'est l'histoire d'un semoneur en route pour voler une vieille veuve, lorsqu'il rencontre un gai yeoman. Ce jeune homme porte un arc avec des flèches brillantes et bien acérées ; il est vêtu d'un court manteau vert et d'un chapeau à bord noir. Le semoneur lui laisse croire qu'il est bailli, et tous deux se jurent fraternité. On l'aura peut-être deviné, le yeoman est un diable. Une conversation s'engage entre les deux hommes, très intéressante pour notre propos, car elle complète un peu notre perception de la conception que Chaucer pouvait avoir du diable. Ainsi apprenons-nous qu'il vit loin au Nord, en un endroit où il espère bientôt voir venir le semoneur. Il se plaint d'être pauvre, d'avoir un maître dur et exigeant et un travail éprouvant. C'est pourquoi il extorque tout ce qu'il peut. Il avoue bientôt qu'il est un diable. Il ne possède aucune forme propre, mais il peut apparaître sous n'importe quel aspect, comme un homme ou un singe, mais aussi comme un ange. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner au début de cet exposé, ces éléments sont traditionnels ; il est normal de voir le diable passer par diverses métamorphoses. Son labeur est pénible, car parfois il doit être l'agent de Dieu auprès des créatures de ce dernier ; mais le diable ne peut rien contre Dieu, il ne peut que tourmenter l'homme dans la mesure seulement où Dieu l'accepte, troublant alors ou bien le corps ou bien l'esprit humain. Si l'homme est vainqueur de la tentation il gagne son salut et le diable est perdant. Tout en devisant de la sorte, ils renouvellent la promesse de partager ce que chacun aura obtenu. Ils rencontrent alors un charretier jurant sur ses chevaux, et envoyant au diable chevaux, charrette et foin. Le semoneur croit que le diable va s'en emparer, mais celui-ci refuse, disant que le charretier dit une chose mais en pense une autre. Ils se rendent alors chez la pauvre veuve, à qui le semoneur cherche à extorquer douze pence. Il menace de lui prendre son pot, et, de désespoir, elle envoie au diable le pot et en même temps le corps du semoneur. C'est manifestement ce qu'attendait le yeoman, qui emmène le semoneur en enfer.
137Indépendamment de l'aspect anecdotique et à certains moments philosophique du conte, son intérêt n'est pas non plus négligeable pour notre étude sémantique. Le déroulement de l'intrigue est fondé sur un jeu de mots entre l'expression "qu'il aille au diable" et le sens littéral de cette expression. L'ironie dramatique de cette situation est renforcée par le fait même que la confusion avait déjà été annoncée par le semoneur en personne lors de l'épisode du charretier. Signalons parallèlement à ceci l'usage ambigu des expressions by my fey, ‘par ma foi' (15) et God woot, ‘Dieu le sait' (17), dans la bouche du diable.
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138Jean Frappier conclut son article "Châtiments infernaux et peur du Diable d'après quelques textes français du xiiie et du xive siècle" en disant :
"Expliquer comment la grande peur du Diable s'est progressivement atténuée et n'a plus obsédé l'humanité d'Occident, ce serait peut-être une belle histoire, mais une autre histoire ; elle m'entraînerait bien au-delà du moyen âge et trop loin de mon propos d'aujourd'hui"8.
139Il serait effectivement intéressant d'étudier, comme il l'a suggéré pour Aucassin et Nicolette, comment, dans cette optique, certaines œuvres ont servi de charnière entre le moyen âge et les siècles qui ont suivi. Cette étude pourrait se faire à différents niveaux, notamment sur le plan d'une sémantique, où l'on voit des termes se vider peu à peu de leur sens premier, quelque fort qu'il ait été. Quand un homme comme Chaucer ironise sur le mot diable, il montre qu'il a commencé à se libérer de cette grande peur du diable, mais que les emplois du mot - l'utilisation ironique le prouve - sont encore chargés d'une part de leur contenu initial. On pourrait utilement comparer, même si comparaison n'est pas raison, notre Conte du Frère avec certaines répliques du faust de Valéry. On y voit le Serviteur qui discute, sans le savoir, avec Méphistophélès et parle de son lait bouillant qui "fiche son camp comme s'il avait le diable à ses trousses"9 ; il parle aussi "d'un vent du diable"10. A un autre moment, le Disciple, qui n'a pas non plus conscience de parler à Méphisto intervient dans un singulier dialogue :
"Méphistophélès (modestement)
Je ne fais aucune morale aux êtres que j'oblige… Bref, je fais du bien, et je fais le bien que je fais avec le plaisir même que l'on trouve généralement à faire le mal.
Le Disciple
Diable !
Méphistophélès
Vous dites ?
Le Disciple
Je dis : Diable
Méphistophélès
C'est un appel ?
Le Disciple
C'est une manière de parler… C'est peut-être un certain regret, ma foi, qui m'échappe.
Méphistophélès
Ah ?
Le Disciple
Mais oui. Satan n'est plus, qui était la complaisance même. On l'évoquait. Il accourait. On se vendait. Il vous comblait… Et puis, on s'empressait au bon mauvais moment de faire ce qu'il fallait pour lui tirer des griffes cette chère âme immortelle…"11.
Notes de bas de page
1 Plymouth and London, 1970, pp. 2-3.
2 Rappelons deux des importants articles de cette controverse : d'une part celui de F.A. Blackburn, “The Christian colouring in the Beowulf”, PMLA, XII (1892), pp.205-225, et L.D. Benson, “The pagan coloring of Beowulf”, Creed, ed., Old English Poetry, Providence, 1967, pp.193-213.
3 “Grendel and the Devil”, Neuphilologische Mitteilungen, LXXVIII (1977), pp.241-43.
4 J'ai traduit ici le texte donné par Frances M. Mack, dans Seinte Marherete, be Meiden ant Martyr, London, EETS, O.S. 193 (1934), pp. 20-22.
5 A Concordance to the complete. Works of Geoffrey Chau-cer, Glouoester(Mass.), 1963, p. 218.Il m'a été permis, en analysant les différentes attestations, de constater que cette table de concordance présente quelques légères inexactitudes. Voici celles que j'ai pu relever :
36 Parson 355-60 doit se lire 350-5
43 Parson 530-5 doit se lire 525-30
44 Parson 545-50 doit se lire 540-5
58 Parson 850-5 doit se lire 845-50
98 Parson 630-5 doit se lire 625-30
104 Parson 830-5 doit se lire 825-30
6 transactions of the Philological Society, 1946, pp. 31-54.
7 “Ils étaient féroces d'apparence…, avec de grandes têtes, de longs cous, de petites figures, des teints jaunâtres, des barbes dégoûtantes, des oreilles poilues, des fronts sauvages, des yeux impétueux, des bouches fétides, des dents de chevaux, des gorges vomissant des flammes… ", op. cit., p. 45. Cf. également Bertam Colgrave, Felix's Life of St Guthlac, Cambridge University Press, 1956, pp. 102-103.
8 Histoires, Mythes et Symboles, Etudes de littérature française, Genève, 1976, pp. 129-136, p. 136.
9 Luit, La Demoiselle de Cristal, Œuvres II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 352.
10 Ibidem
11 ibidem, pp. 358-59.
Auteur
Université de Liège
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