Le diable dans le Ci-nous-dit (la théorie des sièges de paradis)
p. 23-35
Texte intégral
Qu’est-ce que le Ci-nous-dit ?
1Le Ci-nous-dit est ainsi appelé parce que la plupart de ses 781 chapitres commencent par ces mots, qui, à mon avis, renvoyaient dans le manuscrit original à une peinture. Je crois pouvoir situer la date de sa composition autour de 1318. C’est pratiquement un gros recueil d’exemples moraux, c’est à dire d’exempla en français, mais des exempla moins secs que ceux que nous lisons dans les recueils latins, de Jacques de Vitry ou d’autres, qui collectionnent les récits (narrationes) en laissant au prêcheur le sein de développer la moralisation.
2En fait, le Ci-nous-dit constitue une instruction chrétienne illustrée. l’ordre qu’il suit est logique, quoi qu’en ait dit Ch. V. Langlois. C’est d’abord un exposé des principaux mystères de la religion selon l’ordre de l’année liturgique : création, incarnation, rédemption, trinité, eucharistie ; puis une morale brève : gloutonie, fole cointise, etc. Il traite ensuite de la conversion : prédication, humilité, confession ; et de la vie chrétienne : méditation, aumône, support des épreuves, manière d’ouir messe. Suivent des extraits de légendes qui proposent l’exemple des saints selon l’ordre du calendrier. Et on conclut sur le jugement dernier et le bonheur des élus.
3L’auteur devait être un religieux, familier du genre des exemple et de leur emploi dans la prédication populaire. Ses sympathies vont nettement aux ordres mendiants, sans que j’aie pu le classer comme franciscain ou comme dominicain. La composition d’une telle œuvre est difficilement compatible avec la prédication itinérante ; aussi je suppose que mon auteur en avait été écarté, soit par l’âge ou la maladie, soit plus probablement par les responsabilités, comme ce fut le cas au siècle précédent pour Thomas de Cantimpré.
4L’œuvre me paraît importante parce que l’on peut y trouver la doctrine qui était communément prêchée dans les années 1300 et qui, plus objectivement que la Somme Théologique, nous renseigne sur la religion populaire du nord de la France à cette époque. [Rutebeuf, par exemple, bien qu’hostile aux moines mendiants, vit dans le même contexte religieux.]
le diable dans le Ci-nous-dit.
5Evidemment, dans une instruction chrétienne de cette envergure, le diable est souvent cité, il est souvent représenté dans les peintures du manuscrit de Chantilly. On renonce à relever toutes les occurrences des mots anemi et deable. Je vois dans cette œuvre deux aspects diaboliques qui mériteraient d’être étudiés : la place que tient le diable dans la doctrine et celle qu’il tient dans les récits, l’aspect théologique et l’aspect folklorique. De ces deux aspects, le plus intéressant â mon avis est le premier, parce que plus insolite dans ce que nous appellerons la Théorie des Sièges de Paradis.
6Cette théorie n’est, pas exposée de façon suivie dans le Ci-nous-dit. Un tel exposé ne conviendrait pas à la simplicité du ton qui caractérise notre auteur. Mais tout au long du texte revient la formule « pour raemplir les sieges ». Pour comprendre cette formule il faut rassembler un certain nombre de considérations qui affleurent çà et là et dont le rapprochement forme une doctrine d’une surprenante cohérence sur le comportement des anges et des diables à notre égard. On pourrait dire que c’est là une systématique du salut, si l’emploi d’un terme si savant devait éclairer quoi que ce soit.
Création et chute des anges.
7Au commencement Dieu créa les neuf ordres des anges pour les « faire participans de sa bonté » (Ci chap. l). Le nombre de ces anges nous est inconnu. Neuf, c’est trois fois trois, c’est le chiffre de la perfection spirituelle et ce chiffre convient aux anges purs esprits. Mais nous ne savons combien d’anges comportait chaque ordre. On peut penser que le nombre total de ces créatures devait être une perfection arithmétique, mais ce nombre ne nous est pas révélé. Dès leur création Lucifer, le plus beau des anges, pèche par orgueil et une partie des anges de tous les ordres s’associe â son péché. Et aussitôt « il chaïrent », ils furent précipités hors du ciel, exclus de la vision béatifique.
Création de l’homme et péché originel.
8Conséquence de cette chute des anges, le nombre des esprits bienheureux est devenu incomplet, il manque quelque chose à l’harmonie de la création. Et c’est « pour raemplir les lieus dont il chaïrent » que Dieu va créer l’homme. Mais cette fois, pour être sûr que sa créature n’aura pas lieu de s’enorgueillir, il la façonne à partir du limon de la terre. Les diables s’indignent que si vile créature soit destinée à les remplacer au ciel. Par envie et pour ruiner le plar de réparation entrepris par Dieu, ils tentent Adam et Eve, et, en les faisant pécher, ils les rendent inaptes à peupler le ciel, à raemplir leurs sièges.
Motivation des diables.
9Pourquoi les diables craignent-ils tellement que leurs sièges soient remplis ? On l’apprendra comme par hasard au détour d’une histoire ou d’une moralisation : c’est que, le jour où le nombre des bienheureux sera « parfait », Dieu fermera le chantier terrestre. Ce sera le Jugement dernier. Et dans l’harmonie restaurée la joie des bienheureux doublera, pendant que doublera le châtiment des damnés et des diables, qui seront tous enfermés définitivement au puits d’enfer.
10Car tous les diables ne sont pas en enfer actuellement. Quand ils ont été précipités au ciel, ceux qui sont tombés de plus haut se sont enfoncés plus profond ; et les « diables d’enfer » sont les plus méchants, ceux qui avaient été les plus beaux anges. D’autres sont restés sur terre, d’autres même en l’air où ils sont seulement exclus du ciel.
11Les diables des l’air « se Mes lent avec » les orages et les tempêtes. Dans le légende de saint Fursé on les voit aussi exercer un contrôle sur les âmes des élus qui montent vers le paradis. Un diable interrogé par un saint homme lui répond qu’il aime mieux se tenir en l’air que sur terre, parce qu’il « cuide Dieu voir » (Ci 563, 10) comme il l’a vu à l’instant de sa création, avant de pécher.
12Les diables qui sont sur terre s’occupent de nous tenter pour retarder le jour du Jugement où leur peine doublera. « Et dient li maistre » (Ci l, a. c’est à dire les théologiens) que chacun de nous en a un pour nous tirer en enfer, comme nous avons un bon ange pour nous mener au ciel. Nous sommes donc comme la brebis que deux pâtres (Ci 366, 4) veulent annexer à leur troupeau. On voit couramment anges et diables tenir la comptabilité de nos péchés et de nos mérites et plaider au moment de la mort.
La Rédemption.
13Retournons au péché originel. Nous avons laissé le premier homme déchu de son aptitude à peupler les sièges du ciel. Mais Dieu ne se tient pas pour battu : miséricorde et Paix l’emportent sur Justice et Vérité (Ci 14) et Lieu promet à Adam un rédempteur. Le diable essaie vainement de s’opposer à la rédemption. Il tente même Jésus au désert (Ci 551) de gloutonie (transformer les pierres en pains), d’orgueil (se jeter du haut du temple) et d’avarice (posséder tous les royaumes). C’est encore lui qui inspire à la femme de Pilate (Ci 58, 11-13) le songe qui devrait empêcher la condamnation de Jésus, « pour ce qu’il sa-voit que par sa mort perdroit partie de ses prisonniers ».
14En effet, jusqu’à la rédemption]’accès du ciel était fermé aux hommes, quels que fussent leurs mérites. Ils allaient « aux enfers », sorts de geôle où les diables les retenaient prisonniers. Quand Jésus meurt sur la croix, leur rançon est payée. Ci 65, 15-17 : « Quant deus honmes jeuent aus dés, cil qui a gaainghé met sa main seur l’argent. Ainssi descendi li debonnaires Jesucriz en esperit en enfer querre sa gaaingne, quant il dist a Adan : Paiz soit a toi. Et ses precieus corps demoura pendans en la croiz. Et fu la premiere voie qu’il fist aprez sa mort ». L’effet immédiat de cette libération est un perfectionnement du nombre des sièges raemplis, « Qu’enfers en est vuidié des bons et li nombres des neuf ordres des angresen sera parfaiz » (Ci 77, 5).
15Pendant l’ancien testament, le diable avait des pouvoirs qu’il a perdus ensuite, par exemple celui de rendre des oracles par la bouche des idoles. Le Panthéon de Rome était une centrale d’information dans laquelle les idoles des différents pays soumis rendaient compte de la situation politique de leur province (Ci 757). Aussi les apôtres poursuivent avec ardeur la destruction des idoles, puisque ce sont des diables qui s’y font adorer. Saint Barthélemy notamment a affaire à deux diables, Beri et Astarot (Ci 713) qui après avoir annoncé sa venue sont chassés par lui, mais le font écorcher, crucifier et décoller par les persécuteurs.
Antécrist et les derniers jours.
16L’avénement d’Antécrist sera le dernier effort des diables pour essayer d’empêcher que soit complété le nombre des élus. Ils y mettront toutes leurs forces et ce sera un moment difficile. En leur enseignant « les trésors qui sont reponnus en terre » il se fera de nombreux partisans, « si conme royz et pluseurs grans maistres de saincte Eglyse » (Ci 781, 3-5). Mais Dieu leur opposera Renoch et Elie, qui seront alors mis à mort, puis ressusciteront pour convertir Juifs et Sarrasins, c’est à dire tout l’humain lignage ; cette conversion achévera de compléter le nombre des élus, de raemplir les sièges de paradis. Dès lors pourra se tenir le Jugement dernier.
Le rôls des anges
17nous est exposé dans une moralisetion à propos de la fête de saint l‘àrchange chel, l’archange « qui pèse les âmes » (Ci 727), se trouvant ainsi « juge et partie ». Les bons anges, nous dit-on (Ci 726, 8-13), « plus desirrent tuit les proufiz de nous tous que nulle fame ne saurroit desirrer le proufit de son enfant, pour ce qu’il seivent bien que nous sonmes tuit faiz de Nostre Seigneur pour parfaire en eulz le nombre et pour raemplir avecques eulz les sieges qui furent veudié des mauvaiz angres. Et mout parfaitement desirrent que ciz nombres soit de nous raempliz et mout voullentiers nous guardent des de cevemens aus anemis. Et sont mout doulent quant, pour laissier leur bonnes amonitions, obéissons aus temptations de l’anemi. Quar tout aussi conme li anemi nous temptent de faire mal et de nous dampner pour esloingnier le jugement pour ce que leur poinne doublera, ainssi nous amonneistent li benoit angre de faire tout bien par quoi nous soions sauvé pour aprechier le jugement pour ce que leur joie doublera ».
Le rôle des diables
18est exactement l’inverse de celui des anges. Il nous est présenté dans un récit, sous la forme d’un aveu arraché au diable par un saint ermite qui lui demandait pourquoi il le tentait (Ci 563, 4-8) : « Li anemis respondi : C’est pour alloingnier le jugement. Quar ja soit ce que nous, qui sonmes en l’air et seur terre, aions tant de mal que je ne te porroie dire, si n’en avons mie tant quant nous airons en enfer sans plus riessir aprez le jugement : si voudrions que il ne venist jamaiz. Et savons bien que il ne vendra jusques a tant que li sièges dou ciel qui furent vuidié de nous soient raempli des boins de l’umain lignage. Et pour ce temptons nous toi et les autres a ceste fin que nus ne voit en paradiz. Et ainssi atardons nous le jugement. Or soiz tu pourquoi nous vous temptons ».
19Le diable ne peut se repentir. Et le Ci-nous-dit 710 rapporte un trait de la légende de saint Bernard. Saint Bernard a obtenu par l’intermédiaire de Notre-Dame que le diable soit réconcilié s’il accepte de se repentir. Quand il lui communique ces conditions, « li deables fist une crueuse hure et par grant despit respondi : Repentir ? Tu ne diz mie repentir ? -M’aïst Diex, si faiz, dist saint Bernart ; est ce donc si grant chose que de lui repentir ? -Ffiz que je me repentisse ! Encor ameroie je miex a estre mil foiz par-durablement dampnes que je me daignasse re-pentir ! Si s’en alla si laiz conme il es-toit, venuz et saint Bernart n’ot plus pitié de lui » (Ci 710, 17-20). Cette légende semble un ra jeunissement de celle de saint Martin (Migne PL 20, 172, ch.20). C’est une narratio destinée à montrer que le diable est mauvais définitivement et ne mérite aucune pitié.
Comparaison de cette théorie avec les opinions des théologiens.
20J’ai cherché longuement dans l’enseignement des Pères de l’Eglise et des théologiens ce qui aurait pu être la source de cette théorie. Elle n’a rien à voir avec certains points de vue anciens selon lesquels le péché des anges aurait été la luxure, à partir de Genèse VI où les « fils de Dieu » épousant les filles des anges donnent naissance à des géants. Ce point de vue s’inspire aussi de livres apocryphes de la Bible, notamment le livre d’Hénoch dont la revue Planète a beaucoup parlé en son temps à propos des extra-terrestres. Le Ci-nous-dit ne parle pas non plus d’incubes, succubes, dusions, comme l’avait fait Thomas de Cantimpré, un dominicain fort sérieux. La plupart des croyances de notre auteur que j’ai exposées ici représentent la doctrine ordinaire de l’Eglise, telle qu’on la trouve dans l’Elucidariun par exemple. Même la possibilité du repenti du diable, qui avait été soutenue par Origène dans son Apocatastase, est rejetée à partir de saint Augustin par tous les théologiens.
21Il reste deux points sur lesquels je n’ai rien trouvé : l°-La perfection du nombre des élus. 2°-le lien de cause à effet entre la « complétude du nombre et le juge ment dernier.
22Si les hommes doivent remplir les sièges qui furent vidés des mauvais anges, le nombre final des élus doit être le même que celui des anges initialement créés par Dieu. Et ce nombre doit être, semble-t-il, un nombre parfait pour revêtir une telle importance, encore que le Ci-nous-dit ne l’exprime jamais de façon évidente : En effet, parfaire un nombre, c’est le compléter, ce peut être simplement l’améliorer. Saint Augustin dit que Dieu a révélé aux anges le chiffre qu’il attend d’élus du genre humain (Enchir.62, 67). Pierre de Poitiers pense qu’il y aura su ciel plus d’hommes élus qu’il n’y eut d’anges tombés (Migne PL211, 953) : il ne croit donc certainement pas à la réparation d’un nombre parfait. Albert le Grand conclut que c’est un nombre inconnu : quid verum sit de hoc nemo potest probare (Dist.9.a.8).
23Les théologiens discutent sur le dixième ordre des anges dont parle saint Grégoire à propos de la dixième drachme perdue : Les hommes formeront-ils au ciel ce dixième ordre ou bien combleront-ils les vides des neuf autres ? La question ne préoccupe pas notre auteur, qui penche tantôt pour « la .λe. ordre » (Ci 604, 23), tantôt pour las neuf autres (Ci 77, 5). Ce sont là des détails d’organisation qu’il laisse à la sagesse de Dieu. Le point important, c’est que tous les sièges vides soient remplis.
24Le second point délicat, et sans doute le plus important, c’est que le jugement dernier se produira quand le nombre des élus sera complété. Je n’ai trouvé nulle part trace de cette dépendance, sauf peut-être dans un remaniement que fit saint Jérôme d’un Commentaire sur l’Apocalypse d’un théologien du troisième siècle, Victorin de Pettau : « Quand le nombre des vierges (=des élus) sera complété, les hommes séduits par le diable entreront avec lui dans l’étang de feu » (Migne PL 5, 343). Malheureusement il semble que pour Victorin qui était millénariste ce « nombre complété » puisse s’identifier avec une période de mille ans ; le nombre peut être subordonné au temps aussi bien que le temps subordonné au nombre. Cela ne prouve donc pas.
25Quant à. la motivation des anges et des diables pour aprechier ou esloingnier le jour du jugement, je ne l’ai trouvée nulle part.
26Faut-il conclure que la Théorie des Sièges de Paradis était une idée neuve ? Je ne le crois pas. Notre auteur en effet ne présente pas son point de vue comme une synthèse personnelle et originale, il n’en fait pas un brillant exposé : dans ce cas les déclarations accidentelles des chapitres 523 sur le diable et 726 sur les anges seraient venues dès le début appuyer et éclairer ce qui est dit implicitement au premier chapitre, de la Création. Mais dès ce premier chapitre et tout au long de l’œuvre on se réfère à cette théorie en la supposant connue et admise par tous.
27Le caractère automatique, je dirai presque mécanique, de ces relations entre anges, hommes et diables, relève d’une tendance à la simplification que je crois populaire. C’est plus satisfaisant de penser que l’intérêt personnel régit les uns et les autres que d’attribuer à la pure bonté des uns et à la pure malice des autres le soin qu’ils peuvent prendre de nous.
28Cet intérêt est illustré, de façon populaire encore, par les nombreuses références au livre des péchés et au livre des biens faits que nos deux anges gardiens tiennent à jour. Citons la mort du chevalier du roi saint Conrad (Ci 292) : Ce chevalier, qui avait mené une vie dissipée, répond à son roi qui l’exhortait à se convertir au moment de la mort : « C’est trop tart : que .II. angres s’en vont d’ici qui m’ont monstré un livreit ou il avoit escript pluseurs biens que je fiz en m’enfance. Mez .II. deables sont venu qui les ont rechienniez mout vifment et distrent qu’il n’avoient rien en moi. Et (li deable) m’ont monstré un grant livre ou tuit li mal que je fiz onques sont escript. Et me piquent de glaives ardans et par temps seront au cuer. Et en l’eure trespassa. » Ailleurs, c’est le livre de vie et le livre de damnation que transportent anges et diables ; et ils s’occupent à inscrire ou à effacer les noms des élus et des damnés jusqu’à percer la page.
29Il n’est pas impossible que nous touchions avec notre théorie des Sièges de Paradis à un aspect de la religion populaire, celle du chrétien moyen, celle que colportaient les prêcheurs itinérants dont la formation théologique ne s’était pas faite au couvent de la rue St-Jacques.
30C’est peut-être à cette Théorie des Sièges de Paradis que pensait Pierre Lombard lorsqu’il écrivait au livre II de ses Sentences : Interdum quoque in scriptura reperitur quod homo factus sit propter reparationem angelicae ruinae : On trouve aussi dans les écrits (S.Anselme n’est pas nommé) que l’homme aurait été créé pour réparer la chute des anges. On remarquera qu’il ne prend pas cette opinion à son compte (quod factus sit) : il ne la condamne pas non plus ; mais elle ne l’intéresse pas : il n’y voit sans doute pas une opinion théologique suffisamment, sérieuse.
31Religion populaire sans doute, dont les théologiens de haut vol ne discutent pas, de même qu’ils feignent d’ignorer les prodiges démoniaques des Vitae Patrum qui jouirent d’une si grande audience dans les œuvres morales des xiiie-xive siècles et dans tous les recueils d’exempla. Par exemple, le Ci nous-dit reconte (Ci 203) que plusieurs ermites mengeaient ensemble. L’un déclare la nourriture insuffisante et aussitôt l’un d’eux voit un diable qui donne une buffe à un ange. Un autre ermite remercie Dieu de la nourriture reçue, et aussitôt le visionnaire voit un ange donner une buffe à un diable. Saint Thomas d’Aquin ne fait pas mention de ces buffes lorsqu’il traite de la nature angélique. De son côté le chrétien moyen, tout comme les prédicateurs qui l’instruisaient, se préoccupe peu de savoir si Dieu a créé autant de natures angéliques que d’anges. L’échange des buffes entre diables et anges l’intéresse, lui, parce que la conclusion qu’il en tire, c’est qu’il faut toujours remercier Dieu « du pou et de l’auques » (Ci 203, 5), c’est à dire que l’on ait peu ou davantage. Fait-on pas mieux que de se plaindre ?
32Ici le philosophie pratique, l’art de survivre, se mélange avec la religion. Le chrétien moyen croit-il que l’épisode des buffes est historique ? Cela m’etonnerait beaucoup. Je crois lutôt qu’il l’entend comme une parabole qui l’aide è supporter les accidents de fortune mieux que les thèses subtiles des docteurs de son époque.
DISCUSSION
33J.C. Payen : L’idée que la fin du monde aura lieu lorsque les élus auront remplacé les anges déchus sur les sièges qu’ils ont laisrés vacants en Paradis est une idée étrange, et saint Anselme, dans le De casu Diaboli. affirme au contraire qu’il y aura plus d’élus qu’il n’y a eu de diables. Il faudrait voir ce qu’en dit l’Elucidarium. mais je crois savoir qu’il élude la question.
Auteur
Université de Reims
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