Le diable et ses représentations dans quelques chansons de geste
p. 7-21
Texte intégral
1La littérature épique est remplie de références au diable. À part les termes communs démon et diable qui y figurent, sont très répandus ceux de maufé et aversier.
2Littré (D-H, 1146b) fournit les définitions suivantes pour diable et démon : "Etyaologiquement, le diable est le calomniateur, de là vient qu'il est toujours pris en mauvaise part ; c'est un esprit malfaisant et de ténèbres… Déaon, s'étant dit dans la mythologie grecque pour toute espèce de divinités, peut avoir une acception favorable… Quand il a son acception défavorable, il est alors synonyme de diable, sauf que démon se prend pour l'instigateur de mauvaises passions…" Dans cette étude démon sera synonyme de diable. Godefroy (V, il9c) donne les synonymes diable et démon pour maufé11 et ajoute que le mot "s'est employé aussi comme terme d'injure." Selon Godefroy (I, 521c) le terme d'aversier signifie "adversaire et en particulier l'ennemi du genre humain, le démon, le diable. " Il "est souvent appliqué, chez les trouvères, comme qualificatif injurieux, aux ennemis, surtout quand ils sont effrayants par leur taille, par leur force, par leur fureur guerrière. " En plus de ces noms communs on trouve des noms propres tels que Belzébuth, Lucifer, Satan, Abîme, et Antéchrist. En fait Abîme est parfois le prénom d'un chef sarrasin et a la connotation d'enfer ; par extension, quelqu'un venant de l'enfer est un être infernal, voire, le diable.
3Cette étude comportera deux parties ; (1) un classement et une analyse de certaines formules épiques contenant l'un des termes pour diable cités ci-dessus et (2) une comparaison stylistique de quelques portraits de géants sarrasins à l'aspect de monstre ou de diable. I. Commençons notre analyse des formules. Chacune des formules dans le premier groupe est une périphrase de la mort ; "L'anme de lui en portet Sathanas. AOI. " (CR2, 1268) (l'image de la mort du paien Climborins sur le champ de bataille) ; "L'arme de lui enporterent maffet" RC, 6643) ; "L'anme de lui as vifs diables dunet. AOI. " CE, 3647 ; (la représentation de la mort du roi sarrasin Marsile quand il apprend la défaite de Baligant par Char-lemag'ne) ; "Ainchois rendy son arme Burgibus et Noiron" (EG, 5016) (la description de la mort de la chrétienne malfaisante Ostrisse). Seul le diable pourrait emporter l'âme d'un infidèle ou d'un pécheur.
4Le deuxième groupe de formules est extrêmement vaste. L'alliance de mots diable (vif, vivant) se trouvant dans un hémistiche, est lié à une autre phrase ou formule se trouvant dans un deuxième hémistiche. Le qualificatif vif a la fonction de renforcer le sème de négation déjà contenu dans le mot diable. La liste des formules suivantes est représentative mais non exhaustive de la variété des situations dans lesquelles paraît le groupe vif diable : "Li vif diable l'ont issi apesé" (MGII, 3562)(quand quinze Turcs ont du mal à tirer Guillaume du fond d'un cachot) : "Li vif diable sont chaiens herbergiet" (MGII, 2367) (commentaire des larrons quand Guillaume les attaque) ; "Li vif dyable fisent le quir taner, ou Val d'Abisme ou seulent converser" (MRI, 6533-34) (des diables étaient les fabricants d'un armement) ; "Li vif deable tant les conduit et guie ; Qu'il ariva au terre de Persie (N, 7658) ; "Chil vis dyables est ichi enserrés" (MRI, 7009) (Rainouart en train de frapper Gadi-fiers) ; "Cis vis diables tous nos afolea ! : (MRI, 1659) (exclamation des moines quand Rainouart vient de tuer l'un des leurs) ; "Quinze en ad mort Willame d'un ester. Dist li uns a l'altre : ‘Or est il vif malfez !' " (CG, 2289-90) (mots prononcés par les pafens quand Guillaume en tue quinze d'un seul geste) ; "Dient païens : ‘Or i sunt vifs malfez !' " (CG, 3316) (paroles des pafens à propos du massacre des leurs par les chrétiens et en particulier par Rainouart) ; "Quant l'ot li reis fierement le reguar-det, Si li ad dit : ‘Vos estes vifs diables'" (CR, 745-46) (célèbres vers de Charlemagne au traître Ganelon après sa désignation de Roland pour l'arrière-garde) ; "Qués vis diables nous porriés vous aidier" (MGII, 5550) (la sentinelle à Guillaume) ; "Quel vif deable me font cest destorbier" (MGII, 6578) (remarques de Guillaume à propos du diable qui a détruit son pont) ; "Quiez vis deables ont païens ramenez'. (ER, 2340) ; "E dist Guillames : ‘Que dis tu, malfez vis ?'" (H, 1961) (Guillaume à Hernaut qui se sert de sénéchal à Charlemagne). L'adjectif vil peut remplacer vif comme dans la formule "Ce vilz deables ledement nous cuirie" (ER, 8il) (des païens à propos de Maillefer sur le champ de bataille).
5L'alliance de mots vif diable reste dans le troisième groupe de formules dont "As vis diables l'ont tres-tot commandé" (MGI, 404) est typique. "Commander quelqu'un ou quelque chose au(x) diable(s)" est une injure qui signifie "que le diable l'emporte" ou "que le diable l'envoie très loin, " et est lié a l'expression "au diable" (loin) en français moderne. D'autres exemples de ce troisième type de formule sont les suivants : "As vis diables soient il commandé ! " (MGI, 232) (paroles du cellérier de l'abbé de Gênes à propos de Guillaume) ; "As vis déables soit ses cors commandez ! " (BA, 4670) (ce que dit le cuisinier de Guillaume à l'égard de Rainouart qui dort à côté de la cheminée) ; "A vif diables le puissum comander" (CG, 3317) (paroles des Sarrasins après que Rainouart casse son tinel). Dans la formule suivante, l'adjectif possessif ses remplace l'adjectif vif. "A ses diables le peusse jo comander ! " (CG, 2185) (exclamation du Sarrasin Aderulfe après l'enlèvement de son destrier Florecele par Guillaume). La formule, "Ne sai comment, a maufé le comment ! " (PO, 490) (Guillaume en train de mentir à Aragon), est pareille aux précédentes sauf que l'adjectif vif manque. L'alliance de mots vifs diables semble être beaucoup plus stéréotypé que vifs malfez, bien que vifs malfez existe comme dans la formule, "Dient païens : ‘Or i sunt vifs malfez !" (CG, 3316). On trouve également le qualificatif quatre vinz dans la formule "Ses comanderent a quatre vinz deables" (CL, 1773). Comme vif, quatre vinz renforce le sème négatif de diable.
6Les formules dans le quatrième groupe contiennent l'expression "en guise de diable" dans l'un des hémistiches : "Le flaiel hauce a guise de mauffe" (ER, 4518) (l'action du roi sarrasin, Butor) ; "Et monterrent a mont a guise d'adversier" (EG, 705) (les soldats du roi de Pavie en habits de diable) ; "Mais Robastre y fiert en guise d'aversier" (GV, 2054). L'expression en guise de a subi une réduction de sens du français ancien au français moderne. En ancien français en guise de signifie "montrer les signes extérieurs, " aussi bien que "manière" ou "façon" tandis qu'en français moderne cette expression signifie "au lieu de" ou "en remplacement de." Donc la formule "en guise d'aversier" signifie "X appartient à la classe des diables plutôt que simplement "X est comme un diable."
7Un groupe de formules parallèle au précédent contient l'adverbe comme au lieu de l'expression en guise de. En ancien français cume signifie deux choses. D'une part il contient le sème de comparaison qui existe dans l'adverbe comme en français moderne. La phrase "X est comme un diable" signifie "X n'est pas un diable." D'autre part, cume signifie "X appartient à la classe des diables." On trouve cette comparaison dans les formules suivantes : "Ains sont les ennemiz et diables infernaulx, Qui sont cornuz que bestes et noirs comme corbaulx !" (EG, 729-30) ; "Tout ainsi comme diables s'alloient demennant" (EG, 756) ; "Corbon fu grant et noir conme mauffez" (ER, 8326).
8Souvent on trouve des formules qui se passent de comparaison et disent directement "X est un diable" : "Ghe sont dyable qui sont chiens entrés, qui d'enfer vienent orendroit couronés !" (MRI, 4479-80) ; "Ce sont deable qui d'enfer sont issuz" (N, 7226) ; "Ce ne sont mie gens, ce sont diaubles d'enfler" (EG, 709) ; "Dist l'uns a l'autre : ‘Vés la un aversier !" (MGI, 153) ; "Cist est deables vis. Mahomet le confonde !" (N, 7446).
9Le cinquième groupe de formules est extrêmement varié. L'invariant du groupe est une formule telle que "d'où vient ce diable ?" ou "ils croient que ce sont diables d'enfer." Soit les païens attribuent des qualités diaboliques aux chrétiens, soit les chrétiens comparent les parens aux démons. Des phrases de réflexion (ils pensent que, ils ressemblent à) aussi bien que des phrases intérrogatives (qui sont ces diables ?) sont très fréquentes dans ces formules. Une comparaison y est presque toujours implicite. Voici en quelques exemples : "Deables samble, d'enfer soit eschapez" (BA, 3827) (portrait de Rainouart) ; "Ce sambloit au lever ung diable d'inffer" (EG, 3190) (portrait du géant Narquil-lus) ; "Et quant il rit si senble Satanas (MA, 648) (portrait du Sarrasin Maudras) ; "Tres bien resemblent deable et aversier" (PO, 382) (Guillaume, Gillebert, et Guïelin se teignent la peau d'un onguent noir) ; "Francois en sont entr'aus comméu et torblé, Cuident ce soit dyables ki les voelle encombrer" (F, 2096) (horreur éprouvée par les Français quand Floripas abat Brutamont et jette son corps en prison) ; "Je croy qu'on l'ait esté querre dedens enfer !" (GV, laisse XLIII) (réaction des Français envers Robastre) ; "Ne sai se c'est malfés ne antecris," (MGII, 5686) (peur de l'ermite face à Guillaume) ; "Est-ce deables qui noz veille tuer ?" (BA, 4525) (Aymers pose cette question à propos de Rainouart) ; "Quel.cm. diable l'ont o nous amené ?" (F, 2552) (question posée par Naimes qui croit que Roland va faire tuer tout le monde) ; "Dont vient chis hom ? Jou quit qu'il vient d'infer. " (MGII, 2584) ; "Dist l'un a l'autre : ‘Dont vient cist Andecris ? " (MRI, 1873).
10Parfois on trouve des formules contenant l'alliance de deux synonymes pour diable : "Ne sai se c'est malfés ne antecris" (MGII, 5686) ; " ‘Va t'ent,' dist il, ‘deables Sathanas !' " (MGII, 6606) ; "Tant li aida Mahom et Belgebus, qu'en son travail est li paiens venus" (MRI, 6960) ; "Ci nos manjuent diable et malfé" (PCS, 803) ; "Sos ciel n'a home, diable ne malfé" (PCS, 2465). De plus il existe des formules qui renferment le terme diable et un ou plusieurs autres mots négatifs : "Serpenz e guivres, dragun e averser" (CR, 2543) (une image dans la vision de Charles qui lui annonce la bataille de Baligant) ; "Assés i trovent et wivres et malfeis" (PCS, 689) (dans la prison de Hernaut, Guillaume, et Sébllle) ; "Que trop i out et wivres et malfés (PCS, 702). La liaison de deux termes signifiant diable intensifie les qualités défavorables implicites dans ce mot. La série serpents, vipères, dragons, et diables (CR, 2543) va de la créature la moins affreuse à la créature la plus hideuse. La conjonction simple de diable et vipère renforce comme le fait celle de démon et diable la négativité du mot diable. En fait le diable s'est déguisé en serpent pour tenter Eve dans le Paradis terrestre.
11En ancien français comme en français moderne, d'ailleurs, le terme diable sert d'exclamation ou d'interjection : "Comment déable, je ne sui si osez" (BA, 4683) ; " ‘Diables' - dist Narchilus - ‘qui vit oncques tel enffant'" (EG, 3244) ; " ‘Cornent diable,' dist Guillaumes li fiers" (MGII, 1488) ; "As vis diables soit are tel justice ! " (MGII, 6409) ; " ‘Va t'ent,' dist il, déables Sathanas ! " (MGII, 6606) ; "O vif deable en puet on tant trover ? " (N, 5921).
12Comme j'ai indiqué au début de cette étude, le mot aversier est souvent employé pour signifier l'ennemi ou l'adversaire, surtout l'ennemi sarrasin. Aversier ou cele (pute) gent averse sont des épithètes pour les infidèles. Il y a un glissement du terme ennemi vers diable. Nous nous rappelons que le diable emporte l'âme d'un Sarrasin au moment de sa mort. Voici quelques formules qui contiennent le terme aversier pour ennemi : "Cinquante mile furent li aversier" (CA, 9684) ; "Par la fenestre me fist metre mon chief ; toute la terre vi plaine d'aversiers" (CN, 570) ; "Li cuens Guillelmes vit venir l'aversier" (CL, 673) (ici adversaire est employé au singulier ; Guillaume voit venir le géant Corsolt) ; "E Geufroi l'Angevin fiert un autre aversier" (SB, 3046) ; "Ja nos requierent paien et aversier" (CL, 347) (l'alliance de paien et aversier est à remarquer). Des exemples de l'expression la (pute) gent averse sont : "Si surveez iceste gent adverse" (CG, l6l) ; "Que ne demande ceste gent adverse" (CG, 837) ; "Iloec le pristrent la pute adverse gent" (CG, 2352) ; "Tant par al mort de cele gente averse" (MGII, 1545) ; "Fil a putain, malvaise gent averse (MGII, 2949).
13Il y a un autre terme lié au mot diable qui paraît dans certaines chansons de geste, celui de diablerie ou d'averserie ; le premier signifie malheur, désastre, ou méchanceté tandis que le deuxième signifie sortilege ou enchantement. " ‘Vostre fille a honny vous et vostre lignie,' ‘Par Mahom,' dist le roy, ‘vecy grand dyabla-rie.' " (HB, 1520-21) ; "Li messagiers trestout li aconta le dyablie qu'il fist et demena" (MRI, 6269-70) ; "Mes il ne parent tant fere deablie" (PO, 1286) ; "Si a songié un songe de grant aversérie" (SB, 5667).
14II. Maintenant nous aborderons la deuxième partie de cette étude, une analyse et comparaison de quelques portraits, généralement de Sarrasins, sous l'aspect de monstre ou de diable. Il ne faut pas oublier, et nous l'avons déjà vu dans notre analyse de certaines formules épiques contenant le mot diable, que Lucifer le vrai se trouve rarement dans les chansons de geste. Comme le souligne P. Rousset ("Le sens du merveilleux à l'époque féodale, " Le moyen âge, 62, 1956, 21), "de la représentation des monstres on glisse facilement vers la représentation des démons. " La démonologie fait partie de la croyance au merveilleux pendant le Moyen Age. Ces portraits sont pour la plupart ceux de "faux diables. " Nous verrons que les chrétiens ont certains stéréotypes physiques et gestuels du diable qu'ils prêtent aux païens, les infidèles. Même le comportement d'un chrétien peut ressembler à celui du diable aux yeux d'autres chrétiens ou aux yeux des païens. C'est le cas dans Le Moniage Guillaume où les moines du monastère d'Aniane sont effayés par la taille et la force de Guillaume et épouvantés par le fait qu'il mange et boit excessivement et prend assez d'étoffe pour Vêtir quatre moines. Quand les moines parlent entre eux de Guillaume comme s'il était un diable, ils sont ironiques à son égard. C'est un être qu'ils détestent et dont ils veulent se débarrasser. Parfois les Sarrasins ou les chrétiens attribuent la réussite du camp ennemi sur le champ de bataille aux forces diaboliques.
15Examinons de plus près certains de ces portraits de diables, très nombreux dans l'épopée. Normalement le portrait complet d'un géant sarrasin commence par un commentaire de sa laideur physique ou de sa conduite impie. Ensuite il y a une énumération de la tête aux pieds des traits hideux du "démon, " et finalement une description de sa force physique ou de son armement. Parfois le portrait fait référence à son pays d'origine. L'ordre de ces éléments n'est pas absolument fixe, et pas tous les éléments du portrait paraissent dans tous les cas. Commençons par le portrait du chef sarrasin Abisme :
Devant chevalchet un Sarrazin, Abisme :
Plus fel de lui n'out en sa cumpagnie.
Teches ad males et mult granz felonies !
Ne creit en Deu, le filz selnte Marie ;
Issi est neirs cume peiz ki est demise ;
Plus aimet il trai'sun e murdrie
Qu'il ne fesist trestut l'or de Galice ; (CR, 1470-76)
16Le prénom Abisme signifie abîme ou enfer, c'est-à-dire l'habitat du diable. Abisme, le contenant, est une synécdoque pour diable, le contenu ou le résident. De plus son bouclier a une origine infernale : "En Val Metas li dunat uns diables, Si li tramist li amiralz Galafes. " (CR, 1502-03). Pour une interprétation de ces vers ambigus, voir Bédier, La chanson de Roland commentée, Paris, Piazza, 1968, p. 215). Le portrait d'Abisme est plutôt d'ordre moral que physique. C'est le plus félon de sa bande, il est plein de vices et de crimes ; qui pis est, il ne croit pas en Dieu. Le seul trait physique donné par le portrait est que sa peau est aussi noire que la poix fondue. Cette description d'Abisme est relativement inoffensive et parfois très élogieuse ("Vasselage ad e mult grant estultie, " (CR, 1478)) par rapport à d'autres portraits de "diables" sarrasins.
17Un autre chef sarrasin, Chernubles de Munigre, vient également d'un monde infernal :
Icele tere, ço dit, dun il esteit,
Soleill n'i luist ne blet n'i poet pas creistre,
Pluie n'i chet, rusee n'i adeiset,
Piere n'i ad que tute ne seit neire :
Dient alquanz que diables i meinent. (CR, 979-83)
18Heureusement que Chernubles, habitant d'un pays où le soleil ne brille pas, possède un heaume orné de car-buncles, pierres exotiques qui jettent une lumière surnaturelle : "L'elme li freint u li carbuncle, luisent" (CR, 1326).
19Le félon paren Margot de Bocidant (BA, 5976-6002) est d'origine, comme Abisme et Chernuble, d'un pays infernal. Rien ne pousse dans ce pays habité d'animaux fabuleux ; on y vit d'épices et de l'odeur du piment. Margot monte une jument, est très rapide à la course, porte une masse "d'or piment" comme armement, et est enveloppé d'une peau de serpent.
Ez-vos un roi, Margot de Bocidant,
N'ot si felon deci qu'en Oriant,
Des tors d'Orcoise tenoit le cha sement,
Desoz l'abisme ou dessevrent li vant,
Iluec dit-on, que Lucifer desçant.
Outre cel règne n'a nus habitement
Fors sajetaires et lucuns ensement ;
Onques là n'ot un sol grein de froment,
D'espices vivent et d'odor de piment.
Pardeçà est li granz arbres qui fant
.ij. fois en l'an par rajonisement.
Margos venoit moult airéement,
N'ot pas destrier, ainz chevauche jument,
Ne la donast par mil livres d'argent.
Et l'uns et l'autre sont noir com arremant.
Plus tost coroit que quarreaus ne descent,
...
Un flael porte, la mace est d'or piment,
Et toz li manches en estoit ensement,
Et la chaene dont la banière pent.
Plein poing iert grosse, orlée gentement.
S'iere covert ne toute arme néant,
Que envols est d'une pel de serpant,
Que ne crient arme d'acier né féremant. (BA, 5976-91 ; 5996-6002)
20La réaction de Guillaume : " ‘Dex' : dit Guillaumes, ‘pères omnipotant, Com cist deables nos maine laidement !' " (6006-07).
21Les gens de l'Ethiopie (CR, 1916-18) ont la peau noire comme Margot de Bocidant et sa jument (l'un des constants dans le portrait d'un diable), le nez grand, et les oreilles larges : "E Ethiopie, une tere maldite. La neire gent en ad en sa baillie : Granz unt les nés e lees les oreilles. " Le roi sarrasin Corbon, comme son prénom le signifie presque, est également noir : "Corbon fu grant et noir conme mauffez" (ER, 8326).
22Un peuple bizarre (cornu et armé de grands crocs) est conduit par le Sarrasin Isembart (N). Les Français prennent ces gens pour des diables.
Trop est Guillaumes an la presse anbastuz,
Il et Bernart ses frerres li cremuz.
Andementiers qu'i se sont conbastuz,
Est un conroi de Sarrazins venuz ;
Bien sont.xx. mile de païens mescrêuz,
Si les conduit Isambarz li chanuz :
C'estoit uns rois d'outre les Vax Perduz ;
An sa compangne avoit païens cornuz,
Cornes ont dures si come cers ramuz,
Et si portoient fors picois et aguz
Et tel i ot granz fausarz esmoluz,
Dont le jor ont maint des noz abatuz.
François les voient, tuit en sont esperduz ;
Dist l'un a l'autre : "Mal nos est avenuz !
Ce sont deable qui d'anfer sont issuz
Damedieu les maldie ! " (N, 72il-27)
23Le portrait d'Agolaffre, horrible et hideux connétable du royaume de Balan et maître du pont nous dit que sa peau est noire ; ensuite il y a une description très complète de son physique. Le poète se concentre sur la tête d'Agolaffre : il a les yeux tournés vers l'arrière de la tête, il a un très long nez, ses énormes oreilles sont poilues, et ses favoris, jaunâtres. De la tête le poète passe à une mention de longs bras et des pieds "focelez. " La comparaison dont se sert le poète pour évoquer la taille énorme des oreilles d'Agolaffre, "Cascune tenoit bien demi sestier de blé" (F, 4751), est comique.
Agolafres a nom, li cors Dieu le maudie ;
Noirs est comme diables et comme poins boulie, (F, 4658-59)
Li païens estoit grans, hideusement formés :
El haterel deriere avoit les ex tornés,
Plaine paume ot de langue et demi pié de nés.
Oreilles ot velues et les grenons mellés,
Et devant et deriere estoit ensi formés.
Si avoit.II. oreilles, onques ne furent tels,
Cascune tenoit bien demi sestier de blé ;
Sor sa teste les torne quant les souprent orez.
Les bras avoit moult lons et les piés focelez.
Onques si laide forme d'omme ne fu formés ;
Moult bien sanble diables nouvel encainés. (F, 4745-55)
24De plus Agolaffre porte une peau de serpent protectrice comme celle de Margot de Bocidant :
Li rois vait Agolafre, ki sanbloit Antecris,
Et gisoit à la tere, n'er pas encore ocis ;
Que la pel du serpent, dont il estoit vestis,
Le deffent si des armes que le cuer n'a mal mis.
(F, 4878-81)
25Charlemagne tue la grotesque diablesse Amiette dont la peau est "plus noire que le poivre. "
Ce est une gaiande plus noire que pevrée ;
Grant ot la fourcéure et la geule avoit lée,
Et si avoit de haut une lance levée,
Les ex avoit plus rouges que n'est flambe alumée ;
Moult est de tout en tout laide et deffigurée).
(F. 5039-43).
26L'horrible géant Corsolt (CL), abattu par Guillaume sous les murs de Rome, est bien connu des lecteurs. Encore une fois le poète commence sa description par la tête. Corsolt a les traits de diable suivants : les yeux rouges (comme ceux d'Amiette ci-dessus), une énorme taille, une tête herissée, en somme un être répugnant et effrayant. Sa taille est gigantesque. Il y a un demi pied entre ses yeux et une toise de son épaule à sa culotte.
On li ameine le rei Corsolt en piez,
Lait et anchais, hisdos come aversier :
Les uelz ot roges com charbon en brasier,
La teste lee et herupé le chief ;
Entre dous uelz ot de lé demi pié,
Une grant teise de l'espalle al braier ;
27Plus hisdos om ne puet de pain mangier. (CL, 504-10) Guillaume a peur quand il voit arriver Corsolt sur le champ de bataille : "Li cuens Guillelmes vit venir l'aversier, Lait et hisdos et des armes chargié ; S'il le redote, nuls n'en deit mervelllier. " (CL, 673-75)
28De nouveaux aspects diaboliques se révèlent dans le portrait du pai'en Tabur de Canaloine, finalement tué par Rainouart :
Este vus errant Tabur de Canaloine,
Un Sarazin, qui Dampnedeu confunde !
Gros out le cors, e l'eschine curbe
Lunges les denz, si est velu cun urse :
Ne porte arme for le bec e les ungles ; (CG, 3170-74)
29Ce Tabur est un grand poilu avec de longues dents, et un bec et des ongles qui lui servent d'armement.
30Le fils du roi sarrasin Tiebaut l'Esclavon (PO) a également de longues ongles, les ongles du diable :
Li ainznez filz a Tiebaut l'Esclavon ;
Granz est e gros e parcrëuz et lons,
Lee la teste et enbarré le front
Et granz les ongles et agües en son ;
N'a tel tirant soz la chape del mont,
Noz crestïens nos ocit et confont. (PO, 229-34)
31Le géant Narquillus qui se bat contre Garin de Monglane est encore grotesque mais plus burlesque que d'autres "démons" étudiés jusqu'ici. Quand Narquillus voit Garin, il refuse de se battre contre cet enfant :
Venus est au gayant qui a l'espine dormoit,
Ou l'ombre sur le pierre lez le fontaine droit.
"Or sus ! - se dist Garin - que le diable y soit ! "
(G, 3149-51)
32Il devient plus effrayant quand Il se lève : "Ce sambloit au lever ung diable d'inffer, Bien,xv. pié avoit et bien pres d'un quartier. " (EG, 3190-91). De grande taille, Narquillus ressemble à une tour quand il marche. De plus il est très fort et peut lever un cheval avec ses deux mains. Il a la peau noire et sa barbe atteint ses genoux.
- Nul plus fort Sarrazin pour ses armes porter.
.Xv. piés ot de hault au juste mesurer,
Ce sembloit une tour qui le veïst aller.
O monde n'ot payen qu'a lui osast juster,
Et si faisoit sa barbe jusqu'au genul aller.
- Le regart avoit plus fier que lyon et sengler,
Et la cher noire et dure, et n'est homs a regarder
Qu(e) on ne se pouïst de lui fort espoenter.
Nulz homs ne lui povoit son commant reffuser ;
A ses deux mains povoit ung cheval eslever
- Et ung homme deseure qu(e) on y faisoit monter.
Oncques nulz homs n'oy de tel force parler.
Armés de touttes armes pour le sien corps garder,
Sezille vault assir pour le payz gaster. (EG, 2470-83)
33Le roi gigantesque Ysoré prépare une Invasion de la France. Il a également une très grande taille (quatorze pieds), et nouveau élément, il a de très grands poigns et de larges épaules.
Paien l'apelent roi Ysoré l'aufage ;
Quatorse piés ot de lonc li diables,
Gros ot les puins et larges les espaules,
De cent mil Turs est sire et conestables. (MGII, 4633-37)
34Le poète dit du champion sarrasin Gadifier (MRI) que les peaux de lutin (esprit malin) qu'il porte bondissent comme un diable quand on frappe dessus :
Si ai piaus de .II. leutons fais,
Qui plus sont dures que aciers destrempés ;
Quant on fiert sus, si bondist com malfés. (MRI, 6434-36)
35Il y a deux passages intéressants où des chrétiens se déguisent. Guillaume et Guillebert se teignent le corps d'un produit noir pour pouvoir pénétrer dans la ville d'Orange "en guise de" Sarrasins. Leur peau est aussi noire que celle d'un diable.
Lor cors en taignent et devant et derrier
Et les visaiges, la poitrine et les piez ;
Tres bien resemblent deable e aversier. (PO, 379-81)
36Le roi de Pavie (EG) décide que ses soldats se déguiseront en diables pour assiéger le château de Rochemont. De plus, le roi commande à ses soldats d'agir comme des diables : ils doivent crier horriblement. Effectivement les gens du château prennent les soldats pour des diables.
Et monterrent a mont a guise d'adversier,
…
Lors dist li ung a l'aultre sans point attraigier !
"Ce ne sont mie gens, ce sont diaubles d'enfier
Qui sont desquainés de l'ostel (L)uccifier !
Regardez Gurgibus et Cayin le luvier
Et Noiron et Pillate et Satan l'adversier !
Hors d'enfer sont issuz pous nous addommaigier. "
(EG, 705 ; 708-13)
37Comme je l'ai signalé au début de la deuxième partie de cette étude, aucun de ses géants sarrasins n'est un vrai diable malgré son aspect effrayant et hideux. Satan figure rarement dans les chansons de geste. Il s'agit de portraits hyperboliques, une accumulation de tous les traits négatifs et effrayants qu'on puisse imaginer chez le diable. Donc ces portraits sont des comparaisons entre un tel Sarrasin ou un tel chrétien et le diable. Quand un géant a des traits comiques ou burlesques comme Narquillus, il a l'air moins diabolique que certains autres démons.
Notes de bas de page
1 A l'avis de Gaston Paris (Romania, V, p. 367) "l'étymologie de maufé, male factus, est contraire aux lois de la phonétique. » Factum donne fait en français, tandis que maufé se termine par é et non e. Maufé vient du latin vulgaire malus fatus et par là de malum fatum. Paris affirme que "maufé ne signifie pas tant 'le diable,' au sens propre du mot, que 'mauvais esprit,' démon malfaisant,' en général."
2 Les citations sont tirées des éditions suivantes (les abréviations qui les accompagnent paraîtront dans la suite de cet article) : La Bataille d'Aleschans (BA), éd. M.W.J.A. Jonckbloet, Guillaume d'Orange, chansons de geste des xie et xiie siècles, t. I. La Haye : M. Nyhoff, 1854 ; La Chanson d'Aspremont (CA), éd. Louis Brandin, Paris : Champion, 1919-21, 2 vol., (CFMA.) ; Le Charroi de Nîmes (CN), Textes et traitement automatique, ed. G. de Poerck, R. Van Deyck, et R. Zwaenepoel, St.-Aquilin-de-Pacy : Mallier, 1970, 2 vol. ; La Chanson de Guillaume (CG), éd. Duncan Mc Millan, Paris : A.J. Picard, 1949, 2 vol. ; La Chanson de Roland (CR), éd. Joseph, Bédier, Paris : Piazza, 2e édit. revue, 1966 ; Le Couronnement de Louis (CL), éd. Ernest Langlois, 2e édit. revue, Paris : Champion, 1965 (CFMA) ; Les Enfances Garin de Monglane (EG), Jean-Marcel Paquette, Thèse de 3e cycle dactylographiée, CESCM de Poitiers, 1968 ; Les Enfances Renier (ER), Canzone di Gesta Inedita Del Sec. xiii, éd. Caria Cremonesi, Milano : Instituto Editoriale Cisalpino, 1957 ; Fierabras (F), éd. A. Kroeber et G. Ser-vois, Paris, 1860 (Anciens Poètes) ; La Geste de Monglane, éditée d'après le manuscrit de Cheltenham, 1490, éd. David M. Dougherty et E.B. Barnes, Eugene : University of Oregon Books, 1966 : Hernaut de Beaulande (HB) ; Girart de Vienne (GV) ; Le Moniage Guillaume (MGI,II), éd. W. Cloetta, Les deux rédactions en vers, Paris, 1906-13, 2 vol., (S.A.T.F.) ; Le Moniage Rainouart (MRI), éd. J. Runeberg, Helsingfors, 1905 ; La Mort Aymeri de Narbonne (MA), Chanson de Geste, éd. J. Couraye du Parc, Paris : Didot, 1884 ; Les Narbonnais (N), éd. H. Suchier, Paris, 1898, 2 vol., (S.A.T.F.) ; La Prise de Cordres et de Sebille (PSC), éd. Ovide Densusianu, Paris, 1896, (S.A, T.F.) ; La Prise d'Orange (PO), éd. Claude Régnier, quatrième édition, Paris : Klinsieck, 1972 ; Raoul de Cambrai (RC), éd. P. Meyer et A. Longnon, Paris : Didot, 1882, (S.A.T.F.) ; Le Siège de Barbastre (SB), éd. J. L. Perrier, Paris : Champion, 1926, (C.F.M.A.).
Auteur
Université de Paris-Dauphine
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