Digression, marginalité et hiver dans le Lais et le Testament de François Villon
p. 431-441
Texte intégral
1La fin du Lais de François Villon est marquée par une digression : l’entroubli1. Les digressions se multiplient dans le Testament. Il faudrait dresser un inventaire qui amène déjà la question des critères de définition. Cicéron, dans De l’orateur, et Quintilien, dans l’Institution oratoire, constituent un point de départ à la réflexion sur la fonction de la digression et son utilisation. L’idée de dispersion est fondamentale dans les deux poèmes et elle apparaît comme étroitement liée au choix de la seule saison qui intéresse le poète : l’hiver2. Les digressions dans l’œuvre de François Villon participent de ce mouvement de désagrégation. Il s’agit d’envisager la digression comme une déconstruction du texte. Bien plus, pour comprendre le rôle des digressions chez François Villon, il faudrait repenser le fait que la digression est, à la base, une notion spatiale. On pourrait mettre en œuvre une vision spatiale du texte en soulignant le lien entre digression et marginalité qui se révèle riche d’implications sur le sens des deux poèmes.
2On peut prendre comme point de départ la définition de la digression telle que la donnent les dictionnaires : « fait de s’écarter de son sujet ». Précisons que c’est un « développement3 » ; ce n’est donc pas une simple parenthèse au niveau de la phrase. L’entroubli constitue la seule digression du Lais. Dans le Testament, on relève vingt-sept digressions4. Du Lais au Testament, il y a une évolution dans l’utilisation des digressions. D’une part, dans le Testament, les digressions se multiplient. D’autre part, François Villon introduit un nouveau type de digression : l’insertion lyrique à forme fixe.
3L’usage de la digression est complexe dans le Testament. Un poème à forme fixe ne constitue pas toujours une digression en soi. La « Ballade des dames du temps jadis » ne représente pas une digression à elle seule, ni même avec les deux ballades qui la suivent. Ces trois pièces font partie d’un tout englobant des huitains avant et après les poèmes. Du vers 297 au vers 423, le sujet est le même : la mort qui emporte tous les êtres. Seule la forme change : huitains ou ballades. La question de la forme intervient-elle dans la définition de la digression ? Nous ne le pensons pas, c’est avant tout une question de sujet. On voit d’ailleurs dans ces quelques vers que le poète a eu le souci de lier explicitement les ballades. La « Ballade des seigneurs du temps jadis » commence par l’expression « Qui plus » qui marque une addition, mais non un changement de sujet, elle reste de cette façon dans la continuité de la première ballade. De même, la « Ballade en vieux langage françois » commence sur la conjonction de coordination car, ce qui la lie à la précédente. Enfin, notons que les pièces lyriques à forme fixe ne sont pas forcément digressives. Le verset des vers 1892 à 1903, qui est un rondeau, ne constitue pas une digression, car avec l’épitaphe qu’il complète, il correspond aux attentes du lecteur5.
4Dans le Testament, onze digressions interviennent sans annonce. Parmi les digressions préparées, on relève certains procédés récurrents. Huit digressions sont annoncées par un déterminant démonstratif accompagnant un substantif désignant une forme lyrique ou par le titre de la pièce qui va être insérée6. Quatre digressions débutent avec l’adverbe si, adverbe de liaison entre deux phrases7. Pour la sortie de la digression, on relève six cas sans conclusion. Six digressions se terminent avec un proverbe ou une phrase contenant un présent de l’indicatif à valeur omni-temporelle. Par exemple, la digression sur les épreuves subies par le poète et sur ses remords s’achève ainsi8 :
Les mons ne bougent de leurs lieux
Pour ung povre, n’avant, n’arriere.
5Le proverbe a un effet de clôture de la digression9. Neuf digressions ont une fin prévisible d’elle-même à cause des règles des formes fixes ; dans ces cas, l’arrêt de la digression est aussi signalé par l’adverbe item qui, au début du huitain suivant le passage digressif, indique de façon très mécanique que l’on revient à la distribution des biens10.
6François Villon use donc de certains procédés d’écriture pour circonscrire ses digressions. Bien plus, il les signale parfois explicitement. A la fin de la digression sur les frères mendiants, on lit11 :
En cest incident me suis mis
Qui de riens ne sert à mon fait.
7Le terme incident apparaît. Du Lais au Testament, il y a une évolution dans la quantité des digressions, mais aussi dans le mode d’insertion. La digression du Lais n’est pas encadrée par des procédés qui la signalent. Toutes les possibilités existent dans le Testament, toutefois on note une préférence pour le signalement de la digression, au moins à la fin. Dans le Testament, François Villon utilise la digression et montre clairement qu’il en joue. Les formules signalant les digressions fonctionnent comme soulignement, affirmation de la digression pleinement assumée par le poète.
8On peut penser que cet ample usage de la digression dans le Testament participe d’une amplification du Lais, au sens médiéval d’allongement. Daniel Poirion évoque le Testament comme amplification du Lais, sans préciser cependant le rôle que peuvent jouer les digressions12 :
Le thème et les éléments essentiels du Lais sont repris et développés, selon la technique bien connue au Moyen Âge de l’amplification [...].
9Cicéron, dans De l’orateur et Quintilien, dans l’Institution oratoire, refusaient d’assigner une place fixe à la digression13. François Villon semble, dans cette lignée, explorer toutes les possibilités d’emplacement: à la fin pour le Lais, dès le début et dans le corps du texte pour le Testament. On doit se souvenir aussi du rôle d’ornement attribué à la digression par Cicéron et Quintilien14. De ce point de vue, il nous semble que les pièces lyriques à forme fixe correspondent à cette fonction ornementale15. La digression relève alors du placere cicéronien comme fin en soi, pur plaisir esthétique.
10Reste le movere16. Les passages digressifs chez François Villon jouent sur des tonalités différentes pour toucher le lecteur. L’émotion peut être celle du poète lui-même. La première digression du Testament apparaît parce que le poète souhaite exprimer ses sentiments. Le Testament commence de façon attendue, mais le vers 7 entreprend une digression sur Thibault d’Aussigny. On pense à Quintilien qui justifie la digression lorsqu’elle intervient comme sous le coup d’« un sursaut d’indignation17 ». On se souvient de son exemple du « rappel si populaire des qualités de Pompée, où le divin orateur, comme si le seul nom du général retenait le cours de sa plaidoirie, détourna brusquement le développement qu’il avait commencé18 ». C’est bien le schéma de la première digression du Testament: sursaut d’indignation déclenché par le nom de Thibault d’Aussigny qui provoque une digression dans laquelle le poète déverse toute sa hargne. François Villon ne reprend l’exorde qu’au vers 73. Pour avoir l’introduction normale d’un testament, il faut assembler les six premiers vers avec les huitains X et XI.
11Quintilien recommande la digression dans « une sorte de second exorde pour bien disposer le juge19 ». Pour François Villon, il s’agit de « bien disposer » le lecteur. Second exorde, c’est ce que nous trouvons dans le Testament après le onzième huitain. Le poète nous offre une succession de plusieurs digressions qui occupe les vers 89 à 736. Le mouvement digressif est centré sur le poète lui-même qui propose de lui un autoportrait en « povre escollier », amant martyr, pour apitoyer le lecteur. La digression, en ce début de texte, constitue une captatio benevolentiae. À partir du vers 297, se mêlent à l’autoportrait des considérations générales sur la mort, la vieillesse et les dangers de l’amour et ce sont parfois d’autres personnages qui ont la parole, comme la belle Heaulmiere. C’est justement avec la digression qui commence au vers 297 qu’interviennent les pièces lyriques à forme fixe. On décèle là une des fonctions de ces insertions : généraliser le propos pour parler à tout un chacun. Les digressions que nous pouvons repérer sont nombreuses et diverses dans leurs formes et leurs effets. François Villon utilise toutes sortes de possibilités expressives pour la digression parce que l’idée maîtresse semble être celle de la dispersion commandée par un imaginaire hivernal.
12Sous le signe de l’hiver, le Lais et le Testament sont marqués par l’idée d’une mort à venir et par la dislocation, le programme des deux textes étant de distribuer des biens. Les digressions dans l’œuvre de François Villon participent de ce mouvement de désagrégation. Il n’est pas question d’envisager ce phénomène sous l’angle de l’époque classique qui condamne la digression, justement parce qu’elle brise la continuité du propos. Il ne s’agit pas de juger les ruptures provoquées dans le texte par les digressions, mais plutôt de montrer leur raison d’être par rapport à un imaginaire hivernal sous le signe de la dislocation.
13Nous avons déjà vu comment l’exorde du Testament était coupé en deux par la digression sur Thibault d’Aussigny. Le Testament met très nettement en scène la difficulté du poète à maintenir un fil directeur. En effet, après une série de digressions formant un second exorde, lorsqu’il se dit prêt à revenir à son sujet aux vers 723 et 724, à peine le huitain fini, il part à nouveau dans une digression sur Tacque Thibault. François Villon annonce un retour au sujet qui n’a pas lieu. Du coup, après la digression sur Tacque Thibault, il déclare à nouveau qu’il va reprendre son projet initial et ce n’est qu’à ce moment que le poète revient à ses préoccupations testamentaires. De plus, cette digression sur Tacque Thibault, n’apporte pas un sujet nouveau, puisqu’il faut faire le lien avec Thibault d’Aussigny, avec la première digression. C’est une perturbation supplémentaire dans le déroulement linéaire des digressions qui, jusqu’alors, ne traitaient pas deux fois du même sujet.
14Non seulement la structure d’ensemble du Testament est disloquée, mais encore l’intervention de la digression peut perturber l’unité du huitain soit parce que la digression commence soit parce qu’elle se termine au sein d’un huitain. Par exemple, la digression sur la mort qui emporte indifféremment tous les êtres s’achève dans le huitain XLIII du Testament20:
Ce monde n’est perpetuel :
Quoy que pense riche pillart,
Tous sommes soubz mortel coustel.
15Il reste cinq vers pour terminer le huitain, mais la digression, elle, est finie, comme le marque bien la tournure proverbiale au présent omni-temporel. François Villon va jusqu’à la déconstruction de la phrase, puisque la digression intervient parfois, comme au vers 7 du Testament, sans que la phrase précédente ait été achevée.
16Dans le Lais, c’est la conclusion qui est perturbée par la digression de l’entroubli. L’hiver y joue un rôle central, parce que c’est la circonstance qui est présentée comme empêchant le poète de terminer son œuvre : quand il revient à lui, l’encre a gelé à cause du froid. Le texte aurait pu s’arrêter là, dans un mouvement de dissolution. Toutefois, François Villon a ajouté une conclusion. On sent la force de dissolution, cependant elle ne l’a pas emporté. Le Lais, comme le Testament, est sous le signe d’une tension entre désagrégation et construction. Cela correspond à l’essence même de la digression, puisqu’on s’écarte du sujet, mais pour y revenir ensuite. On peut aussi penser que le poète n’a justement pas voulu laisser son texte se perdre dans un mouvement de dispersion. L’écriture de François Villon se définit comme paradoxale, entre dispersion et affirmation. La digression est le mode d’écriture qui convient le mieux à ce poète qui prend la pause du mourant distribuant ses biens, mais qui au fond ne pense absolument pas passer de vie à trépas !
17Ce qui est encore remarquable dans ce passage du Lais est qu’il constitue une digression et correspond en même temps à ce qu’on pourrait appeler une expérience intérieure de digression. Il s’agit en fait d’une double expérience de digression. D’abord, une digression voulue, car François Villon s’arrête d’écrire pour prier21 :
Si suspendis et mis en bo(ur)ne
Pour prier comme le cuer dit.
18Ensuite le poète se trouve plongé dans une digression involontaire, au sens où il perd le fil de ses pensées, de son activité consciente pendant un moment. Tel est le sens du verbe s’entroublier. Puis François Villon revient à lui, mais il ne peut reprendre son travail parce que l’encre a gelé, ultime péripétie.
19Plusieurs digressions paraissent être utilisées par François Villon comme un moyen de se mettre en scène. Il s’agit alors de saturer de sa subjectivité un texte qui ne le réclame pas, vu son programme de départ : un testament a pour but de distribuer des biens et non de parler de soi. Le Lais et le Testament ne sont censés accorder une place au je que comme sujet des verbes donner ou laisser. On rejoint ici les analyses de Michel Zink qui remarque une évolution de la littérature médiévale vers une poésie plus personnelle. Après avoir cité les premiers vers du Lais et du Testament, qui font tous deux référence au temps, Michel Zink écrit22 :
Toutefois, l’œuvre de Villon n’est rien d’autre que l’illustration et l’aboutissement tardifs de la sensibilité poétique qui apparaît au xiiie siècle, et dont on a étudié plus haut les manifestations à travers les nouvelles formes poétiques que cette époque voit naître. Alors que le grand chant courtois ne s’est pas encore complètement tu, les exemples ne manquent pas d’une poésie qui, prétendant traduire les accidents du moi, affecte de fonder son éclosion subjective sur les contingences du temps.
20Il ne reste qu’à souligner, pour compléter cette analyse de Michel Zink, que ce sont les digressions qui, chez François Villon, permettent cette expression personnelle.
21La digression du Lais ne fournit pas seulement une occasion d’introduire sa subjectivité dans le texte, c’est aussi une mise en scène de soi en tant que poète. Le regard réflexif sur l’écriture apparaît avec évidence, puisque François Villon se présente comme voulant finir son texte, au lieu de le terminer sans rien dire. La digression permet au poète de souligner la difficulté qu’il y a à mettre un point final à un texte fondamentalement énumératif. La liste des item est infinie. L’énumération ne peut donc s’arrêter que par une décision arbitraire et François Villon non seulement la prend, mais aussi la met en scène d’une manière frappante sous le signe de l’hiver. La digression du Lais constitue une réflexion littéraire sur la manière de terminer un texte et sur le geste d’autorité que cela suppose.
22Dans le Testament, la multiplication des digressions constitue peut-être un prolongement de cette réflexion dans le sens où, ayant conscience du caractère énumératif du texte, François Villon en joue et accentue ce morcellement en ajoutant des digressions. Certaines digressions elles-mêmes sont des énumérations, par exemple la « Ballade des dames du temps jadis », série de noms de dames, dont le sort se résume dans celui de la neige. Les images renvoyant à l’hiver servent parfois à la satire, mais relèvent aussi d’une vision de désagrégation, comme le vent de la « Ballade en vieux langage françois ». Il y a une logique de l’imaginaire qui lie l’hiver à la vieillesse, à la mort et à la dispersion. Au-delà des différentes fonctions des digressions, ce qui sous-tend l’ensemble est un travail de dislocation du texte.
23De façon plus radicale, se pose alors la question de la légitimité de l’ordonnancement du Testament. Les digressions sont données dans un certain ordre, mais on sent bien qu’il pourrait aussi être différent. Pourquoi la « Ballade pour Robert d’Estouteville » vient-elle après la « Ballade pour Jehan Cotait » ? Cette sorte d’instabilité du texte tient à sa structure énumérative, qui, comme dans le Lais, aligne des légataires. C’est dire que les huitains testamentaires eux-mêmes, dans les deux poèmes, sont proposés selon une suite, mais qu’on pourrait tout aussi bien en modifier l’organisation. Il y a là un problème de dispositio que François Villon met peut-être en relief, dans le Testament, en ajoutant des digressions qui elles aussi relèvent de la problématique de la dispositio.
24Cette déconstruction aboutit, dans le Testament, à plusieurs lectures : lecture au fil du texte, lecture qui saute les digressions, lecture des digressions. Mais pour envisager ces diverses lectures, il faut pouvoir identifier les digressions au premier coup d’œil. Ce n’est pas si simple, puisque les digressions ne sont pas que des pièces lyriques à forme fixe, faciles à repérer; de plus, certaines pièces lyriques à forme fixe ne sont pas des digressions. Ces possibilités de lectures multiples qui déconstruisent le texte, existent en germe, mais pas de façon radicale. Cela s’explique justement parce que nous avons à faire à des digressions de formes variées et non à des insertions de pièces lyriques à forme fixe. La diversité des digressions de François Villon empêche un repérage facile et interdit une fragmentation totale du texte. La façon dont le poète pratique la digression traduit bien une tentation de la rupture, mais sans aller jusque là, il se contente de s’éloigner, d’établir un jeu, du jeu entre un sujet principal et des considérations annexes. La digression est une force centrifuge qui nous pousse à réfléchir sur la notion d’écart, c’est-à-dire sur l’idée de marginalité et sur le problématique rapport de la digression avec un centre, avec le sujet principal.
25À la base, la digression est une notion spatiale. Digredi c’est « s’éloigner ». Cette vision spatiale fait qu’il y a un lien entre digression et marginalité, concept qui est lui aussi d’ordre spatial. En effet, la digression est en marge dans la mesure où elle est dans le texte, mais en dehors du sujet. Le texte est alors constitué d’un centre, son sujet propre, et d’une marge où se trouvent les digressions. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que pour son premier essai de digression, dans le Lais, François Villon a choisi un lieu stratégique : la fin. En effet, le moment de la conclusion est déjà un premier mouvement d’éloignement par rapport au corps du texte. C’est le même type de démarche lorsque le poète digresse au début du Testament. L’introduction est aussi une quasi marge du texte23. Mais François Villon ne s’arrête pas à cette disposition simplement formelle, puisque dans le Testament, les digressions s’égrènent tout au long du texte et entretiennent des rapports privilégiés avec la notion de marginalité à plusieurs niveaux.
26Nous avons vu avec l’entroubli du Lais que la digression peut être le moment d’une réflexion sur la création littéraire, ce qui n’a pas lieu dans le corps du texte, puisque son but est la distribution des biens. Dans le cas de François Villon, cette réflexion s’exerce aussi en marge d’autres textes, dans le sens où le poète se positionne par rapport à d’autres types d’écriture que le sien et qui sont en vogue à son époque. Dans les moments marginaux de digression, François Villon se met en marge d’une certaine littérature. Ainsi la digression du Lais peut-elle se lire comme un aveu de désintérêt pour le songe allégorique printanier. En effet, le poète n’a rien à nous raconter, son entroubli ne provoque pas de vision et le sommeil qui suit ne semble pas perturbé par les rêves : il s’endort dans sa chambre en hiver, non pas dans un jardin au printemps. La digression sur Franc Gontier permet à François Villon de railler les poèmes d’amour au cadre bucolique et printanier. Lui, a choisi l’écriture testamentaire. Il est sous le signe de l’hiver24.
27Il ne nous paraît pas anodin que les passages digressifs soient ceux où le poète brosse son autoportrait, car il choisit un moment marginal pour se présenter lui-même comme un marginal25. François Villon s’assimile aux malfaiteurs en tous genres par le terme compain par exemple, dans la « Ballade de bonne doctrine26 » :
« A vous parle, compains de galle,
Qui estes de tous bons accors. »
28L’auteur donne de lui-même une image en proxénète dans la « Ballade de la Grosse Margot » ; que cela corresponde à une réalité ou non ne nous importe pas ici, ce qui nous intéresse est la pause que le poète s’est choisie, donnant de lui l’image d’un marginal dans un moment de digression lui-même marginal. Le style adopté dans la ballade relève aussi d’une démarche ressortissant à la notion de marginalité. En effet, François Villon adopte, pour cette pièce lyrique, le genre de la sotte chanson, dont la caractéristique, comme l’explique l’éditeur Claude Thiry, est que « phraséologie, idéologie et situations courtoises y sont systématiquement inversées et tournées en dérision27 ». Autrement dit, l’auteur s’amuse du discours dominant et reconnu : c’est l’attitude d’un marginal.
29L’emploi récurrent de l’adjectif pauvre dans l’autoportrait digressif permet à la fois au poète de tenter une captatio benevolentiae et de se placer parmi les marginaux. En effet, la pauvreté désigne le marginal dans l’imaginaire médiéval. A cette notion s’ajoute l’errance qui définit également le marginal au Moyen Âge28 et que l’on retrouve notamment avec l’animal symbolique que François Villon s’est choisi, le loup, qui apparaît à la fin de la digression sur Diomède29 :
Neccessité fait gens mesprendre
Et fain saillir le loup du boys.
30Le loup, l’hiver et la marginalité sont liés30. Dans le Lais, le loup comme symbole du poète apparaît au vers 11, dans ce qui est une parenthèse31. Mais la parenthèse se rapproche de la digression : elle se trouve en bordure du propos principal. Le loup intervient dans les marges du texte, quand François Villon brosse son autoportrait en marginal.
31Ces moments de réflexion littéraire ou de retour sur soi ne concernent que certaines digressions et laissent de côté nombre de ballades du Testament. Pour envisager la question des rapports entre digression et marginalité de façon globale, il faut repenser au fait que la digression constitue une dislocation du texte. On en arrive à un paradoxe : le Testament est déconstruit par les digressions, mais ces digressions se trouvent insérées dans un ensemble construit, au lieu d’être livrées de manière brute dans un recueil de poésie. Ce ne sont pas seulement les poèmes à forme fixe qui sont ici en cause, car les huitains digressifs peuvent aussi constituer des poèmes indépendants. Clément Marot était bien dans cet état d’esprit en donnant des titres à certaines digressions en huitains comme les « Regrets de la belle Heaulmiere ». Les digressions peuvent être perçues comme des pièces lyriques insérées dans le texte. Cette insertion implique que des liens se tissent avec le reste du poème. Ce phénomène donne une situation, un contexte aux pièces lyriques.
32On en vient à se dire que ce qui constitue le centre du Testament, ce seraient peut-être les digressions et non le testament en lui-même, ce dernier étant alors renvoyé en marge. D’une certaine manière pour le lecteur moderne, c’est d’autant plus vrai que les huitains testamentaires ne sont pas d’un accès facile. La portée satirique du Testament rend le texte marginal au sens où il est difficile à comprendre pour les lecteurs qui ont besoin d’un commentaire. Déjà au xvie siècle, on sait que Clément Marot regrettait que l’œuvre de François Villon soit si dépendante d’une connaissance du Paris du xve siècle32. Les digressions, en revanche, sont d’une lecture plus aisée, même si elles intègrent parfois des traits satiriques à décoder ou des expressions argotiques.
33Les digressions perçues comme des pièces lyriques sont peut-être la raison du texte. Cela ne signifie pas forcément que toutes les digressions étaient des pièces indépendantes écrites avant le Testament, leur écriture peut aussi avoir été contemporaine du Testament. Mais ces pièces pourraient être au premier rang, elles constitueraient le pivot moteur du poème. Le Testament serait un recueil de poésie qui utiliserait tous les tons, de l’émotion de la « Ballade pour prier Nostre Dame » à l’imprécation de la « Ballade des langues ennuieuses ». Pour un texte qui se présente comme un testament, il y a un effet de surprise, vu que les testaments qui précèdent les œuvres de François Villon sont sans insertion lyrique33. Cette dernière remarque a déjà été faite par plusieurs critiques. Citons, par exemple, l’introduction de l’éditeur Claude Thiry34 :
La structure en soi n’est pas neuve : depuis Guillaume de Machaut, le dit avec insertions lyriques a fait ses preuves. Mais aucun poète testateur n’avait songé à léguer ses œuvres, à constituer en quelque sorte sa propre anthologie : le Testament revient ainsi à son étymologie, il devient témoignage sur l’art de Villon dans toute sa diversité.
34Mais les critiques, comme Claude Thiry, ne songent qu’aux pièces lyriques à forme fixe. Or, on peut y ajouter les passages digressifs en huitains, ce qui est une surprise supplémentaire pour le lecteur qui n’a, comme modèle de référence, que le dit dans lequel sont insérés uniquement des poèmes à forme fixe ou des passages en prose. François Villon brouille les pistes entre les marges et le centre: où est le centre? Paradoxe qui est bien dans le goût, de la parodie, de la bonne farce de ce poète mourant qui boit un coup de vin à la fin du Testament !
35Dans le Lais et le Testament, les digressions ont des formes multiples et des effets variés. Cette diversité répond à la notion de dispersion au centre des deux textes qui, sous le signe de l’hiver, ont pour programme de distribuer des biens avec à l’horizon, l’idée d’une mort prochaine. Conscient du caractère énumératif de son écriture, François Villon accentue ce morcellement par l’ajout de digressions. Mais il ne va pas jusqu’à une fragmentation absolue du texte. En tant que force de dissolution, la digression ne s’exerce pas de façon radicale parce que c’est une question de rapport entre un sujet principal et des considérations annexes, entre un centre et des marges. François Villon profite de ces digressions en marge pour se dépeindre en marginal et pour réfléchir à la création littéraire. Ultime ambiguïté: les digressions déconstruisent le Testament, mais en tant que pièces lyriques, elles se trouvent insérées dans un ensemble construit et en constituent peut-être le moteur. On ne sait plus où est le centre et où sont les marges. La digression installe une tension fondamentale entre centre et marges.
Notes de bas de page
1 François Villon, Poésies complètes, éd. C. Thiry, Paris, Le Livre de Poche, 1991, Le Lais, v. 273-312. Toutes les citations seront faites d’après cette édition.
2 F. Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des xive et xve siècles, Paris, Champion, 2002, p. 508-524.
3 Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. d’A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, article « Digression ».
4 Op. cit., v. 7-48 sur Thibault d’Aussigny; v. 49-72 prière pour Louis XI; v. 89-128 les épreuves subies et les remords ; v. 129-168 histoire de Diomède ; v. 169-224 regrets sur le temps mal employé de sa jeunesse ; v. 225-264 ses compagnons de jeunesse ; v. 265-288 sa pauvreté ; v. 289-296 digression à caractère théologique ; v. 297-423 la mort qui emporte tous les êtres ; v. 424-452 la vieillesse ; v. 453-568 « Regrets de la belle Heaulmiere » et « Ballade de la belle Heaulmiere aux filles de joie » avec une conclusion ; v. 569-736 les dangers de l’amour ; v. 737-752 Tacque Thibault ; v. 799-824 digression à caractère théologique ; v. 873-909 « Ballade pour prier Nostre Dame » ; v. 942-969 « Ballade à s’amie » ; v. 978-989 « Lay »; v. 1166-1189 les frères mendiants; v. 1238-1265 « Ballade pour Jehan Cotait » ; v. 1378-1405 « Ballade pour Robert d’Estouteville » ; v. 1414-1456 digression sur une recette de langue qui inclut la « Ballade des langues ennuieuses »; v. 1465-1506 le débat du poète avec Gontier; v. 1515-1550 les femmes de Paris ; v. 1591-1627 « Ballade de la Grosse Margot » ; v. 1668-1727 les « enfants perdus » ; v. 1736-1767 les morts au cimetière des Innocents; v. 1784-1795 rondeau ou bergeronnette.
5 La « Ballade de merci » ne constitue pas non plus une digression. La « Ballade de conclusion » constitue bien une conclusion au testament et n’est donc pas une digression.
6 Op. cit., Le Testament, v. 1776-1779 par exemple.
7 Ibid., v. 49, 297, 569 et 1414.
8 Ibid., v. 127-128. Cf. aussi v. 167-168, 224, 286-288, 421-423, 568.
9 Sur ce sujet, cf. J. et B. Cerquiglini, « L’écriture proverbiale », Revue des sciences humaines, n° 163, 1976, p. 374. Même si les auteurs de l’article n’envisagent pas cette direction, on peut très bien appliquer leurs considérations à la digression.
10 Op. cit., Le Testament, v. 910 : on a eu les trois strophes et l’envoi de la ballade, donc la forme fixe est terminée et l’adverbe item signale que l’on reprend la distribution des biens. Même cas v. 970, 990 (le poète a prévenu au v. 973 que la digression aurait dix vers), 1266, 1406, 1456, 1506, 1628 et 1796. Nous considérons que l’adverbe item ne suffit pas à lui seul pour marquer la fin d’une digression, car il serait employé même s’il n’y avait pas de digression. Il faut donc la combinaison d’une forme fixe, dont la fin est programmée d’avance, avec l’emploi de l’adverbe item qui confirme que la pièce lyrique n’est pas suivie d’un huitain prolongeant la digression.
11 Ibid., Le Testament, v. 257-258. Cf. aussi, pour des déclarations semblables à la fin des digressions, ibid., v. 723-724 et v. 777-778. Pour l’introduction de la digression, cf. ibid., v. 265-266 : le poète indique explicitement le changement de sujet.
12 D. Poirion, Le Moyen Âge II, 1300-1480, Paris, Arthaud, 1971, p. 227. Au Moyen Âge, la digression fait partie des moyens d’amplification dans les arts poétiques : E. Farai, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Age, Paris, Champion, 1924, p. 61-62. Cf. aussi Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. F. J. Carmody, Genève, Slatkine Reprints, 1998, livre III, ch. 13, § 9, p. 331.
13 Cicéron, De l’orateur, livre II, éd. et trad. E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1927, § 311-312, p. 137. Quintilien, L’Institution oratoire, vol. 3, livre IV, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976, ch. 3, § 14, p. 78.
14 Cicéron, De l’orateur, livre II, op. cit., § 311-312, p. 137. Quintilien, L’Institution oratoire, vol. 3, livre IV, op. cit., ch. 3, § 4, p. 76.
15 Précisons qu’à nos yeux, il n’y a rien de péjoratif dans l’idée d’une fonction ornementale.
16 Cicéron, De l’orateur, livre II, op. cit., § 311-312, p. 137.
17 Op. cit., vol. 3, livre IV, ch. 3, § 5, p. 76.
18 Ibid., vol. 3, livre IV, ch. 3, § 13, p. 78.
19 Ibid., vol. 3, livre IV, ch. 3, § 9, p. 77.
20 Op. cit., v. 421-423.
21 Ibid., Le Lais, v. 279-280.
22 M. Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 107.
23 Nous reprenons ici une remarque de R. Sabry sur l’exorde : R. Sabry, Stratégies discursives: digression, transition, suspens, Paris, Éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1992, p. 140.
24 Sur l’entroubli et sur Franc Gontier, cf. F. Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des xive et xve siècles, op. cit., respectivement, p. 520-521 et 518-520.
25 Sur l’autoportrait du poète en marginal, cf. F. Vigneron, « Les enfants perdus (Testament, 1660-1661): François Villon et la marginalité », Recherches sur l’imaginaire, n° 29, Figures du marginal dans la littérature française et francophone, textes réunis par A. Bouloumié, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2003, p. 123-137.
26 Op. cit., Le Testament, v. 1720-1721.
27 Ibid., p. 216, note sur le titre de la ballade.
28 Sur ces deux notions de pauvreté et d’errance, cf. B. Geremek, « Le marginal », L’Homme médiéval, Paris, Seuil, 1994, p. 386-387.
29 Op. cit., Le Testament, v. 167-168.
30 F. Vigneron, « Les enfants perdus (Testament, 1660-1661) : François Villon et la marginalité », op. cit., p. 129-130.
31 Il s’agit d’une parenthèse, non d’une digression, puisque le vers s’intègre au sein d’une phrase. Les vers 11 à 13 constituent une parenthèse dans la mesure où il s’agit de deux propositions subordonnées relatives explicatives, non nécessaires à la phrase.
32 J. Cerquiglini, « Clément Marot et la critique littéraire et textuelle : du bien renommé au mal imprimé Villon », Clément Marot, « Prince des poëtes françois », 1496-1996 [...], Paris, Champion, 1997, p. 162.
33 Eustache Deschamps, Œuvres complètes, éd. du marquis de Queux de Saint-Hilaire, puis de G. Raynaud, Paris, Firmin Didot, 1878-1904, 11 vol, vol. 8, pièce 1311 ; Jean Régnier, Les Fortunes et adversitez, éd. E. Droz, Paris, Champion, 1923, v. 3577-3774; Pierre de Hauteville, La Confession et Testament de l’amant trespassé de deuil, éd. R. Bidler, Montréal, CERES, 1982.
34 Op. cit., p. 20.
Auteur
Université d’Angers
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