Jean de Meun : la digression comme principe d’écriture
p. 377-389
Texte intégral
1En matière d’allégorie, la digression ne peut apparaître que comme une sorte de maladresse, ou une pitoyable ruse pour étoffer l’invention. Or, si chez Guillaume de Lorris, le contrat est parfaitement respecté (avec une seule entorse, l’épisode de Narcisse, qui semble un hors d’œuvre), on observe chez Jean de Meun une distorsion et une distension de la trame initiale, au point que l’on aurait envie de parler de « digression systématique », si l’expression n’était pas un oxymore.
2Ce texte offre donc une bonne occasion de mettre à l’épreuve le concept de « digression », d’autant plus que les indications explicites qui vont dans ce sens sont fort discrètes ; on retiendra surtout l’aveu des v. 21220-21 (« A mon propos vueill revenir / K’autre champ me covient arer »), seul endroit où l’auteur reconnaît une diversion (« c’est trop loin de ma matire »... v. 21215 : mais quelle est sa « matire » ?), après avoir évoqué Myrrha, la fille de Pygmalion, véritable excursus dans la digression de presque 400 vers consacrée à Pygmalion.
3On hésite à qualifier cette vaste fresque (plus de 17 000 vers) de simple rhapsodie, dans laquelle le procédé de la « farciture » brouillerait les pistes, bien qu’on y retrouve toujours le fil directeur, fût-ce in extremis... On est tenté d’y voir plutôt une forme particulièrement complexe – ou perverse – du dialogisme, à travers laquelle les différentes voix se font écho, par delà leur succession ou leur confrontation. Mais les premiers lecteurs du Roman..., comme le montre P.-Y. Badel1 nous rappellent à une leçon d’humilité : la tentation de la totalisation, qui semble présider à l’entreprise, aboutit presque nécessairement à une lecture discontinue.
Ailleurs vueill un petit entendre (v. 15159)2 : la structure discontinue
4Cette formule tirée de l’apostrophe au lecteur, qui précède l’« excusation » de l’auteur, pourrait servir de leitmotiv à tous les discoureurs du Roman de la Rose qui s’éloignent constamment de leur propos. Raison parle d’amour, mais en profite pour débiter, au passage, une collection de topoi de la philosophie morale (Fortune, justice, richesse, vieillesse), que l’on peut toujours raccorder au thème général, mais par raccroc. Ami donne des conseils tactiques de séduction, mais l’essentiel de son intervention est un double tableau des origines de l’Humanité, au centre duquel figure une scène de fabliau, dont le protagoniste est un mari jaloux. Pour parler de l’« art d’aimer », les personnifications convoquées ratissent large. Quant à Nature, il est difficile de définir le sujet de sa « confession » (qui est plutôt une plainte), tant les motifs abordés sont divers. Il est vrai que dans son cas, le discours est en adéquation avec la figure, qui incarne la totalité des vivants.
Linéarité et digression : la pertinence du concept
5Qu’est-ce qui fait digression dans un poème allégorique ? Tout ce qui n’est pas récupéré dans le carcan du double sens ? Dans ce cas, les prises de parole du texte de Jean ne constituent qu’une vaste digression, ou une accumulation d’excursus, du moins si l’on postule que l’auteur a pour seul projet de continuer Guillaume en respectant le contrat initial (comme le rappelle Amour, par la délivrance de Bel Accueil et la cueillette de la rose, v. 10605).
L’architecture du Roman de la Rose
6Un bref rappel des équilibres textuels s’impose. Lorsque le continuateur reprend le fil du récit, au v. 4057, c’est au moment d’une pause lyrique, au milieu des plaintes de l’Amant ; l’action est bloquée depuis le v. 3755, au moment où Bel Accueil est enfermé dans le château. Le protagoniste ne bouge pas avant le v. 10 033 : ce n’est qu’après 6 000 vers de discours subi (Raison redescend de sa tour, Ami revient) que le mouvement reprend, par un simple déplacement dans le jardin (« Lors, emprés cele departie / Eschivant la destre partie / Vers la senestre m’achemin ») ; la rencontre de Richesse tourne court, et le scénario reprend avec la réapparition d’Amour (v. 10315).
7Le récit allégorique, sur le modèle de la Psychomachia, occupe la plage centrale du poème : convocation des barons (coupée par une « digression » sur les deux auteurs successifs du Roman), intervention de deux figures décisives, Faux Semblant et la Vieille qui retardent l’action par de nouveaux discours (1 000 v. et 1 800 v.) ; avec la bataille rangée puis l’assaut, on a quelque 2 000 vers narratifs, interrompus eux aussi (l’« excusation » de l’auteur, v. 15139-306). Le dénouement est suspendu pour plus de 4 000 vers d’exposé didactique avec les personnifications de Nature et Genius, jusqu’au v. 20 700 (« N’i ot plus dou demorer point »...), mais l’exemplum de Pygmalion en diffère encore l’accomplissement, avec une intervention d’auteur qui ne manque pas d’ironie (« Ne vos vueill or ci plus tenir », v. 21219)...
8Par ces jeux de retardement, le narrateur ressemble au manipulateur pervers de Jacques le Fataliste : tous ces discours sont-ils digressifs ?
Digression explicite et digression cachée
9La question est donc de savoir ce qui correspond à une digression (à un effet de rupture par rapport à une progression linéaire) : ce qui ne contribue pas directement au développement de la métaphore matrice (quête/conquête/cueillette) ? Ce qui s’écarte du sujet (mais quel est le sujet ?) ? À deux reprises, le texte nous fournit des indications : dans le passage consacré à la genèse du Roman, où la continuation de Jean est présentée comme « Miroer as Amoreus » (v. 10566), et dans l’« excusation » (« D’amours avroiz art suffisant », v. 15148). Nous avons donc une double définition de l’entreprise : l’achèvement d’un scénario (« Jusqu’à tant qu’il aura cueillie [...] la tres bele rose vermeille », v. 10603-605) et la composition d’un Ars amatoria, qui propose un cadre assez flou, sauf à considérer qu’il se calque sur celui d’Ovide3.
10Par rapport à la première finalité, les discours interminables sont autant d’obstacles à la progression linéaire. Par rapport au « Miroer », la définition de la digression n’est pas très facile. On pourrait s’en tenir aux signalements explicites du texte, par intervention du locuteur ou du narrateur. Pour ce dernier, le compte est vite fait : en dehors du passage déjà cité concluant l’épisode de Pygmalion, il n’y a que l’apostrophe au lecteur précédant l’« excusation » (v. 15158-9 : « Mes ainz que plus m’en oiez dire / Ailleurs vueill un petit entendre »). Restent les quelques moments où une personnification, dans son discours, veut encore ajouter une idée nouvelle et tente de calmer l’impatience de l’auditeur, comme Raison, à propos de Fortune, aux vers 6859 sq. (« Mais atant de li me tairai / Fors tant qu’anquor me retrairai / Un petitet pour mes requestes ») ; Ami, aux v. 9937-38 (« Mais encor vueill un brief mot dire / Ainz que je laisse la matire ») ; Nature, aux v. 17741 sq.(« Encor, se taire m’en deùsse / Ja certes parlé n’en eusse / Mais il affiert a ma matire »). La « matière » semble imposer sa loi : il n’y a que Raison pour nous faire grâce de développements qui risqueraient d’être trop longs (« Et ce puet on tantost prouver / Et par Seneque et par Neron / Dont la parole tost leron / Pour la longueur de la matire », v. 6180 sq.).
11Le processus se répète à chaque prise de parole : le point de départ est en situation, puis le propos s’amplifie et intègre des éléments de plus en plus disparates. Ainsi, Raison vient apporter une deuxième fois son réconfort à l’Amant, mais ses paroles se transforment en véritable Consolatio Philosophiae.
Raison et Nature : digression et amplification
12La différence avec la personnification de Guillaume de Lorris est flagrante : les 74 vers du chastiement se limitent à un argumentaire sur la folie et la sagesse en amour, adapté aux circonstances (un avertissement contre les imprudences de la jeunesse). Les 3 000 vers de Jean sont, en revanche, un cours de morale, un compendium de la sagesse antique à l’usage du clerc standard : la teneur est, au fond, similaire, mais dans le deuxième cas, il s’agit d’une gigantesque amplification qui passe en revue toutes les formes de l’amour et élargit le débat à la conduite de l’existence en général.
13À la différence de Raison, Nature n’a pas de lien direct avec l’action : elle reste dans sa « forge » ; ni l’amant ni les troupes d’Amour ne la voient ou l’entendent ; ce n’est que par raccroc que son monologue de 3 000 vers est rattaché au reste. Digression type ? Cette tirade cosmologique est un corps étranger, et le piètre artifice de la « confession » (v. 16730) ne permet pas de prévoir la teneur de l’exposé qui multiplie à plaisir les détours, même si la dame se réclame d’une « entencion » (« Pour m’entencion parsivre », v. 17879). On commence par un tableau du fonctionnement de l’univers, qui se poursuit par des considérations sur le déterminisme et le libre-arbitre, sur les comètes, la noblesse, les miroirs, les illusions d’optique et les songes, les arcs-en-ciel, etc. Un chapitre d’encyclopédie, fourre-tout et souvent obscur, détaché de la problématique amoureuse, et dont l’unique fonction serait de procurer un arrière-plan philosophique au message de Genius (ordre de la Nature / désordres de l’Homme).
L’art de retomber sur ses pieds
14Il ne s’agit pas, cependant, d’une expansion incontrôlée ou d’une sorte de pathologie logorrhéique. La tentation de l’étalage des connaissances, ou la fascination du savoir, jouent sans doute moins dans ce genre de débordements, que la tendance profondément ancrée dans toute entreprise didactique en langue vernaculaire, à la pédagogie, à la vulgarisation tous azimuts. Le discours encyclopédique, registre privilégié de la science, fonctionne lui aussi par accumulation. L’essentiel est de ne pas perdre le fil directeur. À cet égard, Jean de Meun est passé maître dans l’art de nouer et de renouer l’écheveau. Il dispose, à cet effet, de plusieurs méthodes différentes, que l’on peut illustrer par les exemples de Nature et d’Ami.
Nature : ordre du monde et ordre du discours
15Quand Nature s’occupe de la météorologie, elle se lance dans une magnifique métaphore filée sur les nuages et leurs parures féminines ; ces phénomènes célestes, comme l’arc-en-ciel, relèvent des jeux de lumière, de l’optique, et l’on passe insensiblement aux propriétés des miroirs (v. 18050 sq.) ; un tour de passe-passe permet d’évoquer pour la troisième fois l’adultère de Vénus, qui se prolonge dans une nouvelle allusion à la ruse féminine (v. 18091-157) ; on revient alors aux miroirs, aux illusions d’optique et au rêve. Même s’il y a quelque arbitraire dans la succession des thèmes, le parcours est maîtrisé, et la « digression » prend le plus souvent la forme d’une parenthèse par association.
16Les comètes annoncent la mort des princes : la thèse est réfutée au nom du principe de l’égalité des hommes devant les astres ; c’est l’occasion de glisser quelques réflexions sur la vraie noblesse... Nature conserve une certaine logique dans ses associations d’idées, mais à ce prix, le texte risque de parler de omni re scibili...
17Il arrive aussi que l’excursus soit introduit de manière plus cavalière : les 300 vers de Raison sur la corruption des juges embrayent sur une remarque annexe de l’Amant, qui déplorait la disparition de la justice (v. 5470). Au sein de la macrostructure, toutefois, le jeu des échos entre les thèmes dispersés, reconstitue une cohérence plus subtile : les dérives de la justice humaine s’inscrivent dans la longue série des perversions engendrées par la fin de l’Âge d’or, par le crime de Jupiter.
Les poupées russes : le discours d’Ami
18Les conseils prodigués par Ami sont aussi verbeux que les pensées de Raison : ils offrent cependant l’image d’une succession de digressions apparentes, parfaitement maîtrisées et combinées avec subtilité : la tactique du séducteur doit prendre en compte le pouvoir de l’argent ; telle est la loi du présent, qui n’existait pas à l’Âge d’Or, dont le tableau idyllique est alors tracé ; dans cette séquence s’insère une parenthèse sur le mariage de plus de 1 000 vers, occupée surtout par une scène digne d’un fabliau, celle du mari jaloux ; on revient à l’Âge d’Or pour évoquer l’arrivée des Vices – de la civilisation – qui offre une vision différente des débuts de l’Humanité. La clôture se fait par étapes logiques : les vers 9669-74 congédient les « vilains gloutons », les vers 9675-82 proposent une conclusion générale sur l’Âge d’Or en renouant avec le motif qui avait inauguré la séquence, la vénalité ; enfin, au vers 9683, on retourne aux conseils de l’ami expérimenté, cette fois sur l’art et la manière de garder une femme. Le discours fonctionne par emboîtement, mettant d’ailleurs en relief, en son centre, l’étape la plus insolite, ces propos délirants de misogynie dont l’auteur aura à s’excuser plus loin. On peut aussi soupçonner, dans ce processus quelque peu tortueux, une volonté de brouiller les pistes, et de désamorcer l’impact d’un discours trop polémique.
Bourgeonnement et greffe sauvage
19Toutes les tirades ne sont pas aussi bien structurées, et toutes les modalités d’insertion se retrouvent chez Jean. L’allusion à la genèse du livre est habilement intégrée au scénario allégorique : l’Amant que les troupes doivent secourir est « Guillaume de Lorris », dont le service, en compensation, consiste en la rédaction de son aventure ; on prévoit même l’interruption de l’entreprise et sa continuation par un clerc qui n’est pas encore né ! Cette séquence, qui se situe vers le centre de gravité de l’œuvre complète, est un modèle sophistiqué de l’intégration au sein de la diégèse, d’une digression sur l’écriture du livre.
Genius et les femmes
20À l’inverse, un passage comme la sortie du chapelain contre les femmes (v. 16326-16704) apparaît comme entièrement déplacé, dans tous les sens du mot. Devant les pleurs de Nature, Genius entame une étrange consolation, par une diatribe contre l’incapacité des femmes à conserver les secrets... Tout part d’un constat devant la réaction de la dame, ramenée à une loi générale (« Mais, sans faille, il est voirs que fame / Legierement d’ire s’enflame ») ; le terme « fame » appelle automatiquement la définition abstraite (« trop ireuse beste »), qui justifie ensuite un emballement du discours qui n’a rien à envier au Jaloux, et s’agrémente aussi d’une scène de fabliau, avec la scénette des propos sur l’oreiller... Cette entrée en matière, juste avant l’exposé cosmologique de Nature, et après la vision grandiose de son travail dans la Forge, face à Mort, avec Art à ses pieds, semble bien décalée. Il est vrai que le clerc se dédouane de cette incongruité par une dérobade (« Si n’ai ge pas pour vous ce dit »...) qui ne fait qu’accentuer la rupture de ton.
Faux-Semblant, un chapitre à part
21Avec le moine, nous sommes dans un registre différent : ce n’est plus une question de ton, mais de fond. Sa présence même est expressément signalée comme « inconvenante » : la réticence initiale du personnage à s’associer à l’armée correspond à la réaction du Dieu et des barons après son discours d’autodéfinition ; « rire » et « merveille » sont les termes qui marquent cette étrangeté. Le traître quitte la scène furtivement dès son forfait accompli (v. 19455) et retombe dans les poubelles de l’Histoire. La teneur de son propos est, en effet, en totale discordance avec l’ensemble du texte : à aucun moment, il n’est récupérable au sein d’un « art d’aimer », car sa visée est purement pamphlétaire, politique et d’actualité. Le caractère de pièce rapportée a été bien ressenti pour ce « chapitre » (l’auteur le désigne ainsi), car dès le xiiie siècle, on en a profité pour y glisser des interpolations (sur les privilèges des Ordres, la confession).
22Parole incongrue, et même à contre-emploi (l’hypocrite qui se dévoile), mais qui, malgré un statut d’extraterritorialité évident, n’échappe pas complètement au mouvement du texte : l’hypocrisie est efficace en matière d’amour, comme le prouve Ami, quand il recommande la flatterie et la dissimulation (v. 9887-8 : « Si li doit faindre noviaus songes / Tous farcis de plaisanz mençonges ») ; la Vieille n’apprend pas autre chose à Bel Accueil. La stratégie cynique de Faux-Semblant est la généralisation de cette conduite au niveau global de la vie en société et des enjeux de pouvoir.
Les unes sont des autres gloses...
23Dans l’une des innombrables parenthèses de Nature, il est question d’un savant, Attalus, inventeur du jeu d’échecs, parce qu’il « s’enfléchi de sa matire / Ou des nombres devoit escrire », v. 6691-92). Felix culpa ! À la fin du Roman, le narrateur redevenu acteur s’adresse une dernière fois au lecteur, dans un passage célèbre qui pourrait justifier rétrospectivement les méandres de sa trajectoire : les « contraires choses » sont le fondement de toute « diffinicion » :
Ainsi va des contraires choses
Les unes sont des autres gloses ;
Et qui l’une en veult defenir
De l’autre li doit souvenir
Ou ja par nulle entencion
N’i metre diffinicion.
(v. 21577-21562)
24La pratique systématique de la digression est-elle une stratégie délibérée, destinée à faire entendre les points de vue les plus variés, à intégrer le plus grand nombre d’arguments, au risque de la dissonance plutôt que de la polyphonie ?
Variation et convergence : la polyphonie
25Les digressions sont rarement isolées : elles tissent des liens de discours à discours, dans un jeu d’intertextualité interne à l’œuvre, si l’on ose dire, constituant des parcours parallèles ou transversaux ; à la linéarité de la narration, systématiquement contrariée, se superpose un réseau de convergences thématiques qui explique que le Roman ait été le plus souvent lu comme un répertoire d’idées plus que comme un poème allégorique.
Échos et récurrences
26Plusieurs thèmes reviennent d’un discours à l’autre : richesse et pauvreté (et le problème, en général, de l’argent, de la vénalité) ; la décadence et la perte de l’innocence ; le rêve d’une société sans juges ni maîtres (Raison, Ami) ; l’utopie de la liberté ; les « meurs femenins »...
27Le premier de ces axes thématiques, par exemple, est mis en place par Raison, dans sa dissertation sur l’amour des richesses (v. 4971-5315), et se retrouve dans l’évocation du chemin de Folle Largesse (v. 7888 sq.), puis dans les regrets d’Ami (v. 8341 sq.) ; avec la rencontre de Richesse, la reprise se double d’une amplification à la manière d’Ovide (Faim et Pauvreté, v. 10081-238), avant que la Vieille n’en tire des applications pratiques sur les techniques propres à ruiner les soupirants et la rentabilisation de la jeunesse.
28Il s’agit de faire entendre plusieurs voix : chaque séquence constitue, stricto sensu, une digression dans le discours où elle s’enchâsse ; mais, au-delà de la succession des discours de personnifications, plus ou moins congruents au rôle, il y a le parallélisme des discours thématiques (un discours sur l’argent, un discours sur les femmes, un discours sur l’origine du Mal...). Le registre satirique de l’antiféminisme illustre bien ce jeu des différentes partitions : le jaloux préfigure les « 15 joies de mariage », le cynisme de la Vieille lui répond sur le mode ovidien, tandis que Genius en offre la version cléricale.
La structure dialogique
29L’argumentation se nourrit de tout ce qui a été dit et écrit : l’aspect « catalogue d’opinions » est fréquent dans la tradition de pensée médiévale ; l’auteur et les lecteurs sont imprégnés de pratiques scolaires. Dans le Roman de Jean, la revue des thèses emprunte le détour d’un jeu de rôles ; le schéma dialogique se déroule par personnage interposé (au lieu du débat, de la disputatio, une succession de monologues adressés au « je ») ; dans d’autres cas, comme pour l’opposition entre le cynisme masculin et le cynisme féminin, c’est l’alternance des interlocuteurs qui détermine le type d’enseignement (Ami pour l’Amant, la Vieille pour Bel Accueil).
30Par-delà l’hétérogénéité de la plupart des discours, il est possible de trouver sinon une unité profonde, du moins une convergence qui dépasse la multiplicité des points de vue, résumée dans le « divers diverses choses distrent » du vers 10688, qu’il faut relativiser par le vers suivant (« Mes puis divers descors s’acordent »). En matière pédagogique on ne peut se contenter d’un constat comme celui des vers 17317-318 : « Li autre autrement en sentirent / Et selon leur sens respondirent ». Reste à identifier le point fixe du système : la « diffinitive sentence » prononcée par Genius ?
L’exemplum est-il une digression ?
31L’effet de réseau est particulièrement sensible avec la récurrence des exempla mythologiques (adultère de Vénus, castration de Saturne). Ce type de séquence apparaît d’emblée comme un corps étranger : un fragment de texte traditionnel, emprunté, qui peut garder, comme dans les deux cas cités, un certain degré d’autonomie. Gerson, dans son Traictié d’une vision fainte contre le Ronmant de la Rose4, parle des ces morceaux « translatés, assemblés et tirés come a violence et sans propos d’autres livres plusseurs, tant d’Ovide comme des autres »).
Pygmalion et Deucalion : le corps étranger
32Ce n’est pas un hasard si l’auteur propose de « revenir à son propos » juste après les 400 vers réservés à Pygmalion, introduits, comme la plupart des fables mythologiques, par le moyen d’une comparaison (entre la statue aimée par le sculpteur et l’ymage que voit l’Amant). La relation au récit, surtout à ce stade, est vraiment biaisée (Pygmalion est l’archétype du sculpteur, et sa mention renforce l’hyperbole de la beauté) ; mais l’aventure ne prend tout son sens que par la lointaine symétrie qu’elle affirme explicitement avec celle de Narcisse, et sert aussi de préfiguration au dénouement. L’altérité de l’exemplum est maintenue, de même que sa littéralité, car le mode d’emploi n’est pas livré avec le produit.
33Il en va de même d’une histoire comme celle de Deucalion et Pyrrha, que Nature place dans son cours sur le déterminisme. Si l’on avait, dit-elle, la prescience d’événements comme le Déluge, on sauverait sa vie « Com fist jadis Deucalion » (v. 17601) ; le récit tiré d’Ovide ne compte que 50 vers, mais il ne répond pas à une nécessité du développement. Là encore, le lien avec l’axe principal est très ténu. Simple cuistrerie du clerc qui étale son savoir ? Il est toujours possible de mettre le passage en relation avec l’idée d’une disparition de l’humanité, menace qu’agite le discours de Genius ; mais où commence la surinterprétation ?
Mars,Vénus et Saturne :le mythe, discours parallèle
34Dans les cas de récidive, c’est moins l’insertion immédiate qui compte que le système d’échos créé par la répétition et la variation. Les ébats de Mars et de Vénus ponctuent les passages où l’on traite de la jalousie ou de la liberté des femmes. La castration de Saturne revient comme une obsession : Raison l’aborde d’abord en quelques vers, à propos de la disparition de Justice (v. 5531-37), et fournit ainsi le prétexte de la discussion sur les mots « propres » ; avec Ami puis Genius, le mythe est repris avec des éclairages divers (l’Âge d’Or, l’instauration de la civilisation, le crime du fils et ses conséquences, comme les techniques, la loi du plaisir et la succession des âges ingrats).
35Ainsi se dessine un discours parallèle, qui évoque littéralement et sans ambages, souvent avec des scènes érotiques ou scabreuses, mais sans rupture de ton, les « nobles choses », désignées comme le voulait Raison, par « plain texte, sans mettre gloses » (v. 653-54), à la différence du sermon de Genius et de la fin du récit, où domine la métaphore.
« Il fait bon tout essaier » (21155) : le vertige de la totalité
36Dans ces derniers vers, juste avant la « défloration » si tortueusement exposée, l’amant-narrateur, sur le ton de gaudriole qui caractérise le dénouement, propose un mode d’emploi des plaisirs, à la fois érotique et culinaire, qui pourrait aussi bien s’appliquer au poème de Jean, d’autant plus que cette apostrophe au lecteur se conclut par l’allusion aux « contraires choses » :
Il fait bon tout essaier
Pour soi mieus es biens esgaier
Aussi com fait li bon lechierres
Qui des morsiaus est connoissieres
Et de plusieurs viandes taste
En pot, en rost, en soust, en paste...
(v. 21555-560)
37« Il fait bon tout savoir », disait l’auteur dans son « excusation » (v. 15218). La digression, ou si l’on préfère l’accumulation des bifurcations dans le texte, répond à cette tentation de la totalisation qui est l’enjeu fondamental de l’œuvre : le « Miroer » est une somme qui veut embrasser la totalité de l’existence et de l’expérience, car comme le déclare Nature, l’homme « Compainz est de toutes choses / Qui sont en tout le monde encloses ». On peut retourner la formule du prologue de Guillaume, qui voulait que l’« art d’amors (fût) tote enclose » dans le livre : pour Jean, tout est susceptible d’être enclos dans l’art d’aimer, et le « Miroer as amoreus » est une machine à capter et détourner les textes, à annexer les savoirs.
38L’Art, comme dans la Forge de Nature, souhaiterait rivaliser avec la plénitude de la Création : mais l’ordre qui anime le cosmos, si bien défini par la dame dans son interminable plainte, se dérobe, semble-t-il, à la mendiante qui, aux pieds de la « chambriere » de Dieu, implore en vain que :
Nature li vueille apprendre
Cornent ele puisse comprendre
Par son enging, en ses figures
Proprement toutes creatures.
(v. 16029-032)
39Quand on n’est pas à la place surplombante de Nature, la totalité devient un vertige, surtout dans un univers en perpétuelle « muance » (v. 16090 sq.) ; c’est là, nous dit l’auteur, qu’il faudrait être alchimiste.
40Le concept de « digression » paraît bien inapproprié pour désigner le foisonnement, l’expansion pléthorique de cette œuvre, qui d’un art d’aimer voudrait faire une encyclopédie. Mais la « subtilité » que les lecteurs médiévaux reconnaissent au Roman tient peut-être moins à l’habileté de l’agencement du matériau qu’à sa richesse, à sa diversité et à sa densité. Sans doute avons-nous tendance à faire la part un peu trop belle à une conjointure plus ou moins cachée qui flatte notre propre sagacité. L’envers de la totalité est la multiplicité, la dispersion et la fragmentation : on trouve de tout dans cette somme, et ses lecteurs l’ont d’abord utilisée comme un catalogue d’idées et d’exemples, un florilège de citations percutantes.
41N’est-ce pas le propre des miroirs que d’offrir des formes qui se démultiplient à l’infini (Nature, v. 18177 sq.) ?
Autres font diverses ymages
Aparoir en divers estages,
Droites, bellongues et enverses,
Par composicions diverse ;
Et d’une en font il pluseurs naistre,
Cil qui des miroers sont maistre ; [...]
Si font fantosmes aparanz
A ceuls qui regardent par anz,
Font les neïs dehors parair
Touz vis, soit par eaue ou par air,
Et les puet on veoir joer
Entre l’oeill et le miroer
Par les diversitez des angles,
Soit li moiens compos ou sangles,
D’une matire ou de diverse,
En coi la forme se diverse,
Qui tant se va montepliant
Par le moien obediant
Qu’el vient as eulz aparissanz,
Selonc les rais ressortissanz
Qu’il si diversement reçoit
Que les regardeours deçoit.
(v. 18177-18200)
Notes de bas de page
1 P.-Y.Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle. Étude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980 (Publications romanes et françaises, 153), surtout dans les chapitres 1 et 2.
2 Les citations sont tirées de l’édition Lettres Gothiques, Paris, Livre de Poche, 1992.
3 Cf. Thérèse Bouché, « Ovide et Jean de Meun », Le Moyen Âge, LXXXIII, 1977, p. 71-87.
4 Éd. E. Hicks, Le Débat sur le Roman de la Rose, Édition critique, Paris, Champion, 1977 (Bibliothèque du xve siècle, XLIII), p. 76.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
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