La digression, en somme. L’exemple du Tristan en prose
p. 349-360
Texte intégral
1La critique n’a pas toujours été indulgente avec les romans en prose, les désignant parfois très négativement, comme Joseph Bédier l’avait fait avec le Tristan en prose1 en le qualifiant de « fatras d’inventions chevaleresques2 ». Si elle les reconnaît aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de la littérature médiévale, certains médiévistes y voient encore malgré tout un ensemble disparate d’aventures, dont certaines ne se rattachent que de très loin, voire pas du tout, à la trame principale et semblent dès lors former ce qu’il est convenu d’appeler des digressions.
2Une telle affirmation devrait pourtant théoriquement être impossible à formuler puisque les romans en prose ont pour vocation d’être des sommes arthuriennes : l’idée même de digression peut-elle avoir sa place dans une œuvre à visée totalisante ? Il existe donc sur ce point un écart entre la composition du roman et sa réception que nous nous proposons d’étudier à travers le Tristan (que nous examinerons en tant que représentant du roman en prose, mais dont nous considérerons également les particularités) afin de déterminer si la digression est incompatible avec le genre de la somme romanesque et si ce n’est pas cette incompatibilité qui peut, paradoxalement, faire de la digression un schème créateur du roman.
3La digression y est particulièrement labile, prise dans un processus de perpétuelle autodestruction qui lui donne du jeu. Ce dernier semble faire partie intégrante du processus créateur, tant en ce qui concerne les techniques narratives que le sens de l’œuvre ; il semble aussi, parce que la digression demeure fondamentalement subjective, nécessiter une implication particulière du sujet-poète et du sujet-lecteur.
4Tout d’abord, nous remarquons que le Tristan en prose rend inopérantes la plupart des marques supposées rendre compte de la présence d’une digression, sous-catégorie de l’amplificatio3. Si l’on considère, comme Geoffroy de Vinsauf notamment4, que la digression consiste à sortir du sujet, on pose également le problème du sujet au sein des sommes romanesques où il s’avère multiple, ce dont témoigne le prologue du Tristan qui annonce un double projet. Le premier consiste à traduire en français :
[...] le grant livre del latin, celui meïsmes qui devise apertement l’estoire del Saint Graal [...] beles aventures et plesanz, qui avindrent sanz doutance en la Grant Bretaigne au tens le roi Artus et devant, ensi come l’estoire vraie del Saint Graal nos raconte et tesmoigne5.
5Mais il veut aussi, parallèlement à l’histoire collective du Graal, raconter l’histoire de Tristan :
[...] ferai asavoir ce que li latins devise de l’estoire de Tristan, qui fu li plus sove-riens chevaliers qui onques fust ou reaume de Grant Bretaigne [...]6.
6La matiere dont il ne faudrait pas s’écarter est donc particulièrement difficile à cerner car elle est à la fois histoire d’un homme, mais aussi histoire d’un royaume, voire de toute l’humanité.
7Dans ce dernier cas, l’histoire prise en compte par la somme arthurienne peut commencer avec la Création du monde et s’achever avec l’Apocalypse. Pourtant, l’anticipation sur Charlemagne7 apparaît bien tout d’abord comme une digression puisqu’elle projette le lecteur au-delà du monde arthurien qui constitue le cadre évident du récit.
8Il semble alors difficile pour le lecteur de se fier à sa réception du texte pour décider si un passage constitue ou non une digression. Il ne lui reste plus qu’à faire confiance au poète et à ne considérer comme telles que les digressions explicites, signalées, selon la terminologie de Pierre Bayard8, par des « seuils digressifs », des formules par lesquelles l’auteur indique qu’il sort de sa matiere ou y revient.
9Cela pose un nouveau problème de définition, celui de ces « seuils » ; certains paraissent assez clairs, comme celui qui clôt l’histoire du château du roi Bohort :
Mais atant vous en laisse ore li contes a parler, car assés en avom conté, et retourne a nostre premerainne matere et a monsigneur Lanselot pour conter une partie des aventures ki li avinrent9.
10Ce passage prend bien l’aspect d’une digression car il explique simplement la genèse d’un toponyme sans nécessité pour l’action, comme pour satisfaire l’éventuelle curiosité du lecteur, pour répondre à sa libido sciendi (conformément à la fonction communément attachée à la digression) ; c’est d’ailleurs ainsi que semble l’avoir compris l’éditeur de cette partie du roman, Gilles Roussineau, qui a détaché ce passage du reste du texte en en faisant un chapitre indépendant. Il précise d’ailleurs dans son introduction :
Il arrive pourtant que le narrateur, devenu insensible à la progression de l’action, se laisse entraîner au plaisir de conter une histoire pour elle-même, qu’il rattache artificiellement au roman. Une première fois, il fait resurgir le passé lointain des origines du château de Bliobléris, fondé par le roi Boort de Gaunes [...]10.
11L’adjectif premerainne utilisé dans la phrase conclusive de l’épisode peut alors être compris comme désignant soit la matière précédemment abandonnée, soit la matière principale.
12Faut-il alors en rapprocher la formule finale d’une autre histoire de fondation, celle de la Vergoigne Uter ?
Mais atant laisse ore li contes a parler de la tour et du castel, car bien avom ore devisé a cestui point tout ce ki i apartient, et retourne as deus cevaliers ki viennent au pont, pour conter conment il lour avint et conment Kahedins se combati grant piece encontre son pere11.
13On retrouve l’idée de retourner à une matière précédemment quittée, mais celle-ci n’est plus désignée comme premerainne : faut-il croire que ces deux épisodes, en apparences si semblables par leur sujet et leur fonctionnement, n’auraient pas le même statut au sein du texte, que l’un serait de l’ordre de la digression et le second de l’odre de l’entrelacement ?
14Cela paraît d’autant plus curieux que l’épisode du château du roi Bohort, qui se clôt comme une digression, ne s’ouvre pas comme telle :
Et pour ce que cestui fait apartient a nostre hestoire, ne vous ne sariés pas le conmenchement se je nel vous devisoie, vous voel je deviser pour coi li rois Boors avoit fait fonder celui castel ne pour coi il estoit apelés du roi Boorth, car tout l’apeloient conmunaument ensi chil du païs12.
15Cette histoire possède donc aussi un statut ambigu lorsque l’on tente de la définir par ses « seuils ».
16Le seul type de récit que l’on semble pouvoir distinguer de la digression est le récit emboîté qui, pourtant, fait le plus souvent rupture avec le cours du roman et le sujet qui était en cours de traitement. Du fait que c’est l’un des personnages qui le prend en charge et qu’il passe le plus souvent par le discours direct, il est naturellement englobé par le récit et n’est jamais signalé par un seuil digressif. Si l’on accorde ce statut particulier au récit emboîté, on doit exclure de la digression des procédés approchants tels que les textes théoriques produits par les personnages (comme la lettre de Lancelot sur l’amour13), bien qu’un texte théorique semble naturellement sortir du cadre narratif du roman et, par là, de sa matiere.
17Ainsi, qu’on le considère du point de vue de la production ou de la réception, le texte reste ambigu par rapport à la digression : les marques formelles posées par l’auteur sont floues, comme le laissait présager la perspective totalisante qu’il avait choisie. Comment le lecteur peut-il adhérer au projet sommatif du roman tout en conservant cette impression de digression à la lecture de certains passages ?
18Nous pensons qu’il faut chercher la solution dans la nature fondamentalement subjective de la digression qui, selon Pierre Bayard, « est un processus d’autodestruction » :
Ainsi est-on fondé à dire en même temps de chaque digression qu’elle existe et n’existe pas, puisque son existence dépend de chaque lecteur [...]. Dire que la digression n’existe pas pour le critique, c’est se situer au terme d’un processus de réduction de l’écart qui, lorsqu’il se produit – et il ne se produit pas nécessairement – n’empêche pas cet écart de s’être manifesté. C’est donc ne considérer qu’un état, au détriment de toute phénoménologie de la lecture – dans sa dimension fondamentalement associative – et surtout de toute attention à la dimension temporelle du processus. La grande particularité de la digression, c’est qu’elle est un processus d’autodestruction. En raison de la propension de l’esprit humain à établir des liens et des conjonctions, la rencontre avec la digression est aussi le commencement de sa disparition, puisque se met immédiatement en marche une mécanique rationalisante qui tend progressivement et sur une durée plus ou moins longue à la réduire14.
19Ce dernier infléchit ainsi l’idée de Michel Charles selon qui « la digression n’existe pas pour le critique15 », en introduisant la notion de dynamique dont va dépendre l’ambiguïté du statut de la digression.
20Il pourrait paraître hardi d’utiliser cette théorie issue de la critique moderne ; cependant, elle repose sur une idée, celle d’un esprit « fondamentalement associatif », qui nous semble caractéristique de la pensée médiévale et nous permettrait de mieux comprendre le fonctionnement de la digression dans la perpective de sa réception. Nous nous pensons d’autant plus fondée à nous référer à cette théorie qu’elle évoque les principes d’écriture que Geoffroy de Vinsauf énonce dans sa Poetria Nova au sujet de l’ordo artificialis auquel la digression se rattache :
Circiter hanc artem fartasse videtur et aer
Nubilus, et limes salebrosus, et ostia clausa,
Et res nodosa. Quocirca sequentia verba
Sunt hujus morbi medici : speculeris in illis ;
Invenietur ibi qua purges luce tenebras,
Quo pede transcurras salebras, qua clave recludas
Ostia, quo digito solvas nodosa. Patentem
Ecce viam16 !
21La digression se présente comme un hors-sujet jusqu’à ce que le lecteur, reprenant le cours du récit, s’aperçoive qu’il fallait la lire comme une métaphore.
22Il semble bien que la critique médiévale se soit involontairement faite l’illustration de cette théorie dans sa compréhension du Tristan en prose, à travers la longue « préhistoire arthurienne17 » qui constitue l’ouverture de cette œuvre. Tant que ce Tristan est resté méconnu par la critique, cette dernière a considéré l’histoire des ancêtres du héros comme inutile. En lui déniant tout lien de nécessité avec le prologue (qui annonçait l’histoire de Tristan, le bon chevalier), elle la désignait comme une digression. Cependant, dès que les médiévistes (Fanni Bogdanow, tout d’abord, puis Emmanuèle Baumgartner qui lui a consacré la première grande étude) se sont intéressés à la composition de ce roman, il est apparu des liens fondamentaux de génétique et de préfiguration qui ont justifié la présence au sein du texte de ce long prologue. Le critique spécialiste du Tristan se situe donc au terme du cynétisme d’autodestruction de la digression mais ne supprime pas pour autant l’écart qui s’est produit pour le lecteur plus profane.
23Il semble que l’auteur du roman en prose ait compté sur cette capacité de son lecteur à réduire l’écart instauré par toute digression et joue de cette tension entre existence et inexistence de la digression. Le lecteur idéal est en quelque sorte son double, à la fois chevaliers amoreus et envoisiez18 et clerc, qui aura donc la double faculté de trouver l’écart digressif à l’intérieur des aventures de Tristan dans le monde arthurien, mais aussi de le résoudre en analysant les stratégies et les significations d’un roman volontairement complexe.
24Le roman en prose ne pouvait qu’utiliser les potentialités de la digression, étant lui-même une vaste amplificatio, ici amplification des Tristan en vers et du Lancelot en prose. En outre, pour se construire, il utilise la technique de l’entrelacement, et ce que nous avons dit des seuils digressifs montre à quel point la frontière entre digression et entrelacement est incertaine. Ce « hors-sujet » souvent considéré comme un défaut, le roman en prose l’aurait élevé au rang de poétique, réussissant le pari de l’intégrer au sein d’une œuvre ; la somme arthurienne serait fille de digression.
25L’auteur tire de cette ambiguïté entre entrelacement et digression des effets de sens. Ainsi, lors de la fuite des amants dans le Morois, il donne la description de la Maison de la Sage Demoiselle et l’histoire de sa construction19. Ce passage, qui est une courte histoire de deux amants, a une parenté thématique avec l’histoire de Tristan et occupe dans cette dernière une fonction narratologique évidente : permettre aux amants de Cornouailles de vivre quelques temps cachés dans un Morois qui n’est plus un espace de sauvagerie. Cependant, l’épisode est clos sur lui-même ; inscrit dans une préhistoire mystérieuse, il prend pour sujet des personnages qui sont de simples utilités, n’étaient jamais apparus dans le texte et ne s’y montreront plus ; en outre, la seule justification à la présence de ce passage serait d’expliquer comment les amants peuvent vivre cachés dans le Morois, protégés par un enchantement qui les rend invisibles aux yeux de tous, et que cependant le roi Marc n’a aucun mal à savoir où ils se trouvent et à aussitôt reprendre Yseut à Tristan ; à tous ces titres, la description de la Maison possède les caractéristiques d’une digression. Cette potentialité digressive n’est pas accessoire : la digression est un hors-texte, un lieu poétique idéal pour accueillir les amants dans une maison qui est un hors-temps où les amants cessent leur fuite éperdue, et un espace à part du monde arthurien, puisque ceux qui y vivent sont censés être retranchés du monde visible.
26Dans l’histoire des ancêtres de Tristan qui, comme nous l’avons rappelé, peut déjà être perçue en elle-même comme digressive, on trouve l’histoire de Joene, sorte de double d’Yseut puisqu’elle devient reine de Cornouailles et qu’en outre elle vit une relation adultère. Cependant, elle n’est pas une ancêtre directe de Tristan et ses aventures n’ont aucune incidence sur la suite de l’histoire, contrairement à la longue épopée de Sador qui aboutit à la conception du héros éponyme. Le récit de ses amours apparaît donc comme digressif. Ce statut attire l’attention sur le personnage et le met à part du reste du monde arthurien ; en tant que préfiguration d’Yseut, il signale l’intégration impossible de l’amante adultère dans le monde arthurien, son statut d’exception dérangeante.
27En outre, la digression est un récit clos sur lui-même, au contraire de l’entrelacement, qui se tresse sans fin aux autres lignes narratives du récit. L’histoire de Joene n’est pas interrompue par le récit d’autres aventures pour être ensuite reprise, comme ce serait le cas si elle était intégrée au récit par la technique de l’entrelacement. On peut dire que la digression forme une boucle à l’intérieur du récit : on quitte la narration à un endroit précis pour emprunter un autre chemin qui revient ensuite à ce même endroit pour retrouver le droit fil du récit. Cet épisode est une mise en abyme tant thématique que formelle de l’histoire des amants de Cornouailles dans la mesure où cette dernière se présente dans le roman en prose comme l’éternel retour, tend à prendre une forme circulaire20. Ainsi, la digression n’est pas une excroissance malheureuse dans la narration, elle participe de sa perfection en redoublant la figure du cercle et sert donc le projet que se donne le poète qui se fait appeler Hélie de Borron dans le manuscrit BnF fr. 336 :
Et de toutes ces flors, ferai je une corone a mon grant livre, en tel maniere que li livres de monsoingnour Luces de Gant et de maistre Gautier Map et de mon soin-gnour Robert de Berron [...] s’acourderont au mien livre et li miens s’acordera en meintes choses as lours21.
28La digression, parce qu’elle est close sur elle-même et entretient en même temps des liens plus ou moins secrets avec le restant du texte, est l’une des fleurs qui composent un livre-couronne, circulaire à l’image de l’orbe terrestre dans sa perfection, le livre souverain, la somme suprême du monde arthurien qui doit surclasser définitivement le Lancelot en prose.
29Parallèlement, parce qu’elle crée une rupture dans la narration, elle participe de l’autre trait caractéristique de l’écriture du Tristan en prose qui repose sur une esthétique du désordre au niveau de la microstructure. Il semble intéressant de noter que l’auteur choisit de traiter la description de la Bête Glatissante sur le mode de la digression :
Et pour l’amour de ce que je ne vous ai pas devisé de quel façon la Beste Glatissant est, le vous deviserai je orendroit tous esranment. L’estoire dist que la Beste Glatissant avoit teste de serpent et le col avoit ele d’une beste que on ape-loit dolce en son langage ; et le cors avoit d’une beste que on apeloit lupart ; et les piés avoit ele d’une beste que on apeloit cerf ; et les quisses et la queue avoit ele d’une beste que on apele lyon. Et quant ele aloit, il issoit de son ventre un si tres grant glatissement conme se ele eüst dedens li jusques a .XX. brakés. De tel fachon estoit la Beste Glatissant22.
30En signalant qu’il ne choisit pas la place la plus adéquate pour cette description qui aurait dû intervenir bien avant dans le récit (avec la première mention d’un Palamède qui devient li cevaliers a la Beste Glatissant), donc qu’il opte pour l’ordo artificialis, il nous avertit qu’il franchit la frontière ténue qui sépare description et digression23. Le texte, une fois de plus, s’accorde à son objet puisque la Bête est constituée d’éléments disparates comme d’autant de digressions ; le Tristan en prose est la Bête Glatissante de l’univers romanesque, car il est lui aussi la somme d’éléments disparates (de divers intertextes, d’interpolations, de l’estoire de monseigneur Tristan et del Saint Graal24, de digressions et d’entrelacements, enfin). La forme de la digression serait ici sciemment employée pour être emblématique de l’esthétique du désordre, autant que de la perfection du cercle, reflétant ainsi ce qui fait le miracle du Tristan, faire avec du désordre un ordre parfait. La digression n’est plus alors un élément de trop, mais un élément de la copia et du discours que le texte produit sur lui-même.
31En effet, la digression, de même que l’ironie dont le Tristan fait une utilisation constante, introduit dans le texte, par sa seule présence, une distance réflexive : parce qu’elle est constitutivement à part du récit, qu’elle entretient avec lui un écart, elle peut remplir plus facilement une fonction méta-textuelle. Elle est à la fois un signal et un espace de réflexivité.
32Par là, elle donne accès à la vérité du monde du Tristan en prose, un monde de discorde et de discordance, de mouvance et d’incertitude, remplissant ainsi la fonction que lui reconnaît Guillaume de Conche, lorsqu’il déclare :
Utilis est digressio quae falsi adimit opinionem et philosopho confert auctori-tatem25.
33C’est paradoxalement en tant qu’élément théoriquement hors-sujet que la digression trouve naturellement sa place au sein d’une prose du Graal : en effet, pour Michèle Gally, les romans du Graal sont l’aboutissement de l’interrogation sur la volonté de savoir portée par le genre romanesque26 et dont Dinadan, la voix la plus caractéristique de l’esprit du Tristan en prose, se fait l’illustration lorsqu’il déclare : « Je suis un chevalier errant qui chascun jor voiz aventures querant et le sens du monde ; més point n’en puis trouver, ne point n’en puis a mon oés retenir27. » Ces chevaliers qui partiront à la Quête du Graal, ont pour première mission de satisfaire une libido sciendi en quêtant le sens du monde, éclaté en de multiples digressions qui sont les dédales des forêts aventureuses, digressions au sein desquelles il va néanmoins falloir découvrir un sens afin de rendre au monde – au roman-couronne – sa cohérence. La mission du chevalier rejoint celle du clerc, donnant au Tristan la possibilité de se créer un auteur-chevalier en la personne de Luce.
34Si la digression confère l’auctoritas (au sens de garantie) au philosophe, il semble qu’elle apporte l’autorité au poète, cet auteur envoisiez qui joue avec toutes les potentialités de la digression, avec la faculté de cette dernière à se rattacher au texte tout en s’en séparant, et avec l’écart existant entre production et réception de ce même texte. Sa cohérence, sa perfection circulaire, c’est en son créateur-démiurge que le Tristan les trouve et l’auteur utilise la digression comme un outil pour parvenir à ses fins.
35Démiurge de l’orbe que forme l’univers arthurien à travers l’histoire de Tristan, le poète est le lieu où se crée l’unité d’un roman qui comprend des digressions et perd son unité thématique, comme le monde, dans sa diversité où rien n’est en fait inutile, trouve sa cohérence en Dieu parce qu’il est issu de Lui. La digression rappelle la forte présence du poète au sein de son texte (attestée par la fréquence du je auctorial dans le Tristan) et la justifie comme garante de la cohérence de l’œuvre.
36Le roman en prose semble miser sur le dynamisme d’autodestruction propre à la digression pour créer l’illusion d’un monde en profondeur où une multitude d’êtres et d’événements coexistent apparemment sans lien pour tisser ensuite un réseau de connexions profondes. Ce processus donne ainsi au roman et à l’univers arthurien une épaisseur temporelle et géographique qui participe de sa vraisemblance, comme dans le cas des digressions qui relatent l’histoire du monde arthurien à travers ses personnages et ses toponymes ; c’est aussi la fonction de celle qui résume l’histoire politique et religieuse des royaumes servant habituellement de cadre à la littérature arthurienne :
A celi tens que je vos cont estoit li reaumes de Cornoaille et celi de Leonois en la subjection au roi de Gaule. Comoaille rendoit au roi de Gaule cent demoiseles et cent demoisiax et cent chevax de pris ; autresi faisoit Lionois. Et tenoit li rois de Gaule de la seignorie de Rome. Et sachiez que a celi tens rendoient totes les regions dou monde rentes et treü a Rome. Ne n’avoit encores a celi tens nul cres-tien en Gaule, enz erent tuit paien, et avoient divers diex et diverses creances. Et li rois qui adonc regnoit en France estoit apelez Marovex, bons chevaliers durement, et preudons de sa loi. Et sachiez que après sa mort ne demora pas granment a venir Saint Remi a la loi crestienne, qui converti Cledovex, qui fu li premiers rois crestiens de France28.
37Ces digressions placent le royaume arthurien, fictif, dans un contexte historique englobant le passé et le futur, et le montrent impliqué dans des relations avec les autres pays, comme un royaume réel.
38En outre, la digression historique qui montre Charlemagne commémorant le souvenir de Galaad en faisant sculpter un chevalier à son effigie29 prolonge la translatio studii et imperii déjà mise en scène à travers les éléments antiques de l’histoire des ancêtres de Tristan : ainsi, elle met le roman directement en prise avec le monde réel, lui conférant un surcroît d’existence. Elle lui permet également de marquer la supériorité de la littérature romanesque sur la littérature épique, de la matière de Bretagne sur la matière de France, lorsque le plus grand roi des chansons de geste fait allégeance au meilleur chevalier de tous les temps, et quand ce roi n’est qu’une digression sur les chemins du Graal.
39La digression se fait donc gage de la puissance du poète, voire de sa toute-puissance, ce que laisse deviner son emploi des seuils digressifs. Il semble jouer de la tension que crée la notion de digression au sein de la somme en prose afin de se donner le droit de créer ou d’anéantir à son gré cette digression. Nous l’avons dit, cette dernière ne peut exister que dans la situation d’énonciation principale qui s’établit entre le poète et son lecteur : elle dépend donc uniquement de l’auteur qui seul décide de ce qui est ou non digressif, en dépit de l’impression de digression que peut avoir le lecteur. Elle est donc pour le poète un espace de liberté non seulement en ce qu’il y affirme pouvoir traiter n’importe quel sujet, mais aussi parce qu’il peut y décider du statut de ce qu’il raconte. À ce titre, peut-être pouvons-nous voir un jeu de mots dans l’expression pour l’amour de ce que qui introduit la digression sur l’aspect de la Bête Glatissante : outre le lien logique de causalité, n’introduit-elle pas, à travers le choix d’une locution qui comprend le terme amour, la notion de plaisir, voire de bon plaisir de l’écrivain qui se crée à travers elle une posture poétique ?
40Cette idée repose sur la subjectivité inhérente à la digression, donc sur une relation interpersonnelle et une nécessaire interaction entre le sujet-poète et le sujet-lecteur. Par l’utilisation de cette figure, le premier donne au second un rôle particulièrement actif et l’amène à s’interroger sur le statut du texte et les relations qui existent entre les divers éléments qui le composent.
41De ce fait, elle pose avec acuité tous les problèmes engendrés par la réception d’un texte, et en particulier celui du contexte culturel comme le signale Pierre Bayard :
Le temps qui sépare la rencontre digressive de la réduction peut naturellement durer longtemps, voire ne jamais s’arrêter. Car l’idée d’une temporalité subjective face à cette altérité textuelle qu’est la digression présente l’avantage de suggérer un modèle qui, loin d’avoir la fixité rigide des modèles topiques, est soumis à une évolution constante. On peut d’ailleurs tout à fait imaginer que cette évolution soit soumise à des effets de contexte et que le caractère digressif de certains passages évolue avec le temps et les variations de la culture30.
42Ce problème posé par toute digression prend une importance encore plus considérable dans le cas de la littérature médiévale.
43En effet, celle-ci oblige à prendre en compte le phénomène de l’oralité. Le roman en prose témoigne d’un état de l’histoire où la littérature devient de plus en plus un objet de lecture, et non plus d’écoute, bien que l’on se fasse encore lire des romans. Il semble donc que la digression partage le public en deux parties, chacune trouvant un intérêt différent dans la somme arthurienne. Une partie de ce public continue de se faire lire le texte, ce qui implique qu’il est impossible de revenir en arrière sur ce dernier : l’auditeur est pris dans le cours de l’histoire et, lorsque celle-ci tend vers la digression ou y bascule franchement, le texte garde son aspect de forêt foisonnante et désordonnée. Il correspond au désir d’un certain public de trouver dans la littérature arthurienne des aventures « vaines et plaisantes », et au prologue de Luce del Gat, qui veut :
Translater [...] le grant livre del latin [...] car ce seroit une chose que volentiers orroient povre et riche, puisqu’il eussent volenté d’escouter et d’entendre beles aventures et plesanz31.
44Le second public lit le texte, peut y revenir au besoin pour en comprendre les subtilités et le complexe tissage de correspondances : c’est le public de clercs pour lequel s’opère rapidement le phénomène d’auto-destruction de la digression et auquel correspond le projet du poète Hélie de Borron d’écrire un livre-couronne où tout s’acorde.
45C’est dans cette seconde position que se situe le critique moderne, et cette position est dangereuse dans la mesure où le contexte culturel qui modèle la subjectivité de ce lecteur un peu particulier est très différent de celui qui a vu naître le texte. Plus que tout autre, peut-être, la digression est un sujet qui pose le problème du décalage existant entre le monde médiéval et le monde moderne, ainsi que de la radicale étrangeté du genre de la somme en prose. Par là même, il est aussi particulièrement intéressant car il oblige le critique à se départir pour un temps de son savoir sur le texte et de ses a priori pour remonter le cours du processus qui amène à la disparition de la digression et retrouver l’œil neuf du lecteur profane, simplement amoureux du roman arthurien, et le plaisir de la lecture.
Notes de bas de page
1 Le Roman de Tristan en prose, édité par Renée L. Curtis, 3 volumes, Munich, Max Hueber Verlag, 1963 ; réédition : Cambridge, D. S. Brewer, 1985 et Le Roman de Tristan en Prose, édité sous la direction de Philippe Ménard, 9 volumes, Genève, Droz, 1987-1997.
2 Joseph Bédier, le Roman de Tristan par Thomas, Paris, satf, t. 2, p. 191-192.
3 Nous nous servirons principalement ici des définitions de la digression dans les arts poétiques médiévaux réunies par Edmond Faral ; cf. Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, recherches et documents sur la technique littéraire au Moyen Âge, Bibliothèque des Hautes Etudes, 238e fascicule, Paris, Champion, 1924, p. 74.
4 Cf. Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, op. cit., p. 74.
5 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, t. 1, p. 39.
6 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, t. I, p. 39.
7 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome IX, § 45.
8 Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Proust et la digression, Paris, les Éditions de Minuit, 1996.
9 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome III, § 19.
10 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome III, p. 48.
11 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, t. I, § 139.
12 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome III, § 14.
13 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, tome III, § 691.
14 Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Proust et la digression, Paris, 1996, p. 123-124.
15 Michel Charles, Poétique, Paris, Seuil, 1979, n° 40, p. 397.
16 Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, v. 104-111, Jean-Yves Tilliette, Des mots à la Parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 77. Jean-Yves Tilliette traduit ainsi : « Dans le cas de l’ordre artificiel (litt. : l’art), peut-être l’air semble-t-il enténébré, le sentier chaotique, la porte close et le sujet emberlificoté. Aussi la suite du discours vient-elle porter remède à de tels maux. Contemplez le reflet qu’elle vous offre : vous y trouverez lumière apte à dissiper les ténèbres, démarche habile à surmonter les aspérités du chemin, la clé propre à ouvrir la porte, les doigts qui dénoueront les nœuds. Et voici ouvert le chemin ! » Il explique ensuite p. 78 : « [...] l’ordre artificiel a une fonction pédagogique, puisqu’en couvrant le sens premier d’une certaine opacité, il alerte de ce fait même le lecteur sur l’existence d’un sens second, sur la nécessité d’aller au-delà des apparences. » On rejoint ainsi la « valeur argumentative » que revêt la digression grâce à laquelle « le détour par le thème secondaire fait ressortir [...] l’action principale » (ibid., p. 97). L’auteur produit, grâce à l’ordo artificialis et la digression, un écart qu’il nous incite simultanément à combler.
17 Nous utilisons ici les termes de Colette-Anne Van Coolput, qui désigne ainsi la première partie du Tristan dans son ouvrage, Aventures querant et le sens du monde. Aspects de la réception productive des premiers romans du Graal cycliques dans le Tristan en prose, Leuven, Leuven University Press, 1986, p. 18.
18 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, t. 1, p. 39.
19 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, tome II, § 552.
20 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse préparée sous la direction de Mme Chantai Connochie-Bourgne et soutenue en décembre 2003 : Adeline Richard, Amour et passe amour, Lancelot-Guenièvre, Tristan-Yseut dans le Lancelot en prose et le Tristan en prose, étude comparative, p. 513 sq.
21 Texte cité d’après le ms. BnF fr. 336 du Tristan en prose, cité par Emmanuèle Baumgartner dans « L’écriture romanesque et son modèle scripturaire : écriture et réécriture du Graal », De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (xiie-xiiie siècles), Orléans, Paradigme, 1994, p. 89.
22 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome VI, § 170.
23 Cf. Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, op. cit., p. 74.
24 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome IX, § 143.
25 Guillelmus de Conchis, Dragmaticon Philosophiae, lib. 4, cap. 14, par. 4, linea 40, dans Library of latin texts, CLCLT-5. Base de Données pour la Tradition Occidentale Latine, moderante Paul Tombeur, Centre Traditio Litterarum Occidentalium, Turnhout, Brepols, 2002 : « Utile est la digression qui écarte une conjecture du faux jugement et apporte une garantie au philosophe » (c’est nous qui traduisons).
26 Cf. Michèle Gally, « Curiosité et fictions médiévales. Le questionnement sur l’Autre comme ressort du récit », Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, textes réunis par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard, Paris, ENS Éditions, 1998, t. 2, p. 263-264 et 267.
27 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome IV, p. 153.
28 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, t. I, § 50.
29 Le Roman de Tristan en prose, édition Ménard, tome IX, § 45.
30 Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Proust et la digression, op. cit., p. 140.
31 Le Roman de Tristan en prose, édition Curtis, t. I, p. 39.
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