Digressions et transmission du modèle héroïque dans les romans de Tristan au Moyen Âge
p. 309-317
Texte intégral
1Dans le Tristan de Thomas de Bretagne, deux grandes digressions retiennent l’attention, toutes deux appartenant à la fin du roman, toutes deux proches dans la narration, toutes deux relatives au roi Arthur et à des géants qu’il est amené à affronter. Dans la première, conservée dans l’un des fragments du texte de Thomas, Arthur combat un géant qui se fait une pelisse et une longue traîne avec les barbes des rois et princes qu’il défie pour les leur arracher1. La seconde digression concerne la Salle aux images. La Saga de Tristan, résumé assez fidèle du texte de Thomas, explique que la grotte qui contient la salle a été creusée par le géant qu’Arthur affronta pour le punir d’avoir enlevé et tué la fille du duc Orsel2. C’est par ces deux digressions qu’Arthur, absent sinon de la narration des textes de ce qu’on appelle traditionnellement la version courtoise des romans de Tristan, apparaît fugitivement dans cette branche de la matière tristanienne. Présent tout au contraire dans les textes de la version commune, Arthur réapparaîtra dans les continuations des siècles suivants et dans le Roman de Tristan en prose. Thomas de Bretagne et son adaptateur Gottfried de Strasbourg, les deux principaux témoins de la version courtoise, laissent ainsi supposer quelle fut leur position vis-à-vis de l’entrecroisement des deux matières narratives ; d’où l’importance et l’intérêt de nos deux digressions.
2Notons d’abord que ces deux passages sont conçus et présentés par Thomas comme de vraies digressions. La trame narrative est dans les deux cas interrompue par la digression. Dans la première, le texte nous apprend que Tristan vient de se marier en Petite Bretagne ; le mariage n’est toutefois pas consommé lors de la nuit de noces (v. 575-654). Sans transition, le texte présente alors Yseut triste et solitaire, car elle n’a pas de nouvelles de Tristan ; elle ne sait s’il est encore en Espagne, où il a affronté le neveu du géant aux barbes. L’histoire d’Arthur et de ce dernier interrompt la narration, qui reprend plus tard le fil attendu du récit : Yseut chante pour se consoler le lai de Guiron, interrompu par l’arrivée de Cariadoc, qui annonce à la reine le mariage de Tristan. La digression est même double : elle relate un haut fait d’Arthur au sujet d’un haut fait de Tristan appartenant lui-même au passé de la narration, au temps d’avant l’épisode de Petite Bretagne, et ne concernant ni la première ni la seconde Yseut. La digression est en outre expresse, car Thomas déclare à la fin du passage que l’épisode certes ne concerne pas directement son récit, mais qu’il le juge nécessaire du fait que le géant affronté par Tristan en Espagne est le neveu du géant qu’Arthur avait affronté (v. 935-942). Il en va de même pour la seconde digression. Tristan affronte le géant Moldagog et passe un accord avec lui pour profiter de sa forêt et de la grotte (LXXVI-LXXVIII). Le fil de la narration est interrompu par l’histoire du géant, apparenté à Moldagog, qui creusa la caverne (LXXVIII) ; puis le récit reprend avec l’installation de la Salle aux images par les artisans employés par Tristan (LXXIX). L’auteur conclut la digression en reconnaissant que l’histoire du géant que tua Arthur ne relève pas de son récit, si ce n’est que cette belle salle voûtée plut fort à Tristan, qui n’aurait pu trouver demeure plus à son goût3.
3Pour mieux apprécier le sens de ces deux digressions arthuriennes, rappelons d’abord ce qu’il en était de la présence d’Arthur avant et après les textes de la version courtoise. Dans la version commune, Arthur et les siens entrent en scène dans la trame narrative à titre d’acteurs directs. Chez Béroul, Yseut exige ainsi de faire venir Arthur et sa cour comme témoins du serment qu’elle doit prononcer devant Marc et ce comme garants du bon déroulement de l’affaire ; Yseut en effet n’a guère confiance en les Cornouaillais4. Chez Eilhart, Gauvain organise une chasse sur une terre d’Arthur proche de Tintagel ; l’ami de Tristan fait durer la chasse et propose à Arthur de passer la nuit chez Marc plutôt que de retourner tardivement à la cour : Tristan, qui fait partie de la troupe des chasseurs, pourra ainsi voir Yseut5. Les continuateurs du xiiie siècle feront de même. Chez Gerbert de Montreuil, Tristan vient à la cour d’Arthur et y affronte plusieurs chevaliers en tournoi. Gauvain se lie d’amitié avec Tristan et obtient d’Arthur d’envoyer Tristan à la cour de Marc avec une délégation de douze chevaliers. Tristan y reverra Yseut et se fera reconnaître d’elle en chantant devant elle le Lai du Chèvrefeuille6. Cette présence arthurienne se renforce dans le Tristan en prose. Dans les deux premiers tomes de l’édition Curtis, Arthur et ses chevaliers figurent rarement dans le récit et ne jouent pas de rôle significatif. Le troisième tome voit la pénétration de Tristan dans le monde arthurien. Le héros non seulement sauve Arthur dans la Forêt de Darvances7 ; il devient encore chevalier de la Table Ronde et participe à la quête du Graal8. Renée L. Curtis peut ainsi parler à juste titre d’arthurisation ou d’arthurianisation complète de la matière tristanienne.
4Il est remarquable que les deux grands textes de la version courtoise, le Tristan de Thomas et celui de Gottfried, éliminent cette présence arthurienne, car les digressions de Thomas ne font pas partie intégrante de la trame narrative. Il s’agit là d’une stratégie cohérente du refus de référence à certaines facettes de l’image du roi Arthur. Dès Béroul, Arthur apparaît comme la référence d’honnêteté que ne peuvent fournir Marc et sa cour. Dans cet épisode du serment, c’est Arthur qui prend avant Marc l’initiative et la parole pour lui reprocher d’avoir suivi l’idée de la disculpation d’Yseut (v. 4139-69). Après le serment, Arthur assure à Yseut que personne ne dira plus désormais du mal de Tristan, le roi s’en porte garant (v. 4252). La référence arthurienne est clairement dépréciative pour Marc. Dans la première digression de Thomas, Arthur est encore le plus noble de tous les rois, un roi éminent, le plus puissant de tous (v. 897 et 903-904). À la fin du xiiie siècle, Arthur est toujours, dans l’épisode des faux de la continuation du Tristan gottfriedien d’Heinrich de Freiberg, ce roi qui porte le poids de la dignité royale mieux que tous les autres rois9. Il est significatif que le modèle des vertus courtoises et que le maître de la Table Ronde disparaissent de la version courtoise ; ces vertus sont en effet transférées sur le jeune Marc. Dans la Saga, donc chez Thomas, le père de Tristan entend dire que le royaume de Marc compte nombre de chevaliers de grande courtoisie ; il décide donc d’aller voir la noblesse et la politesse des hommes courtois de ce royaume10, afin d’apprendre le raffinement des mœurs11. Il en va de même chez Gottfried, où Riwalin veut apprendre auprès du courtois, de l’excellent Marc à affiner son comportement, ebenen sine site baz12. Marc se substitue ainsi à Arthur, la fête de Mai de Marc aux brillantes fêtes de la Pentecôte arthurienne. Afin de ne pas déprécier la matière tristanienne en la subordonnant à celle d’Arthur, la référence courtoise est transférée sur le roi Marc de la génération des parents de Tristan, et le nom même d’Arthur n’y est pas mentionné. La matière tristanienne doit se démarquer de la référence arthurienne pour se gagner une autonomie littéraire.
5L’exploitation raisonnée des différentes facettes de l’image arthurienne veut que l’Arthur des deux digressions de Thomas soit tout autre et concerne de ce fait non plus Marc, paré des qualités courtoises d’Arthur, mais Tristan, confronté par ces digressions au modèle d’un Arthur héroïque. L’Arthur dont le géant aux barbes a entendu vanter les qualités est un modèle de vaillance et de bravoure, Tel hardement e tel valur (v. 881), qui s’est mesuré à nombre d’adversaires et les a tous vaincus (v. 882-884). Le trait distinctif de cette autre image d’Arthur apparaît mieux encore dans la seconde digression. Ayant entendu la plainte du duc Orsel, Arthur décide d’aller affronter le géant qui, au Mont-Saint-Michel, a tué sous lui la fille qu’il avait enlevée. Le soir venu, Arthur revêt son armure en secret, emmène deux chevaliers et part à la recherche du géant ; ils le trouvent, mais c’est le roi tout seul, einsaman, qui combat le géant, lui livre le plus rude des combats et l’abat13. Tristan reproduira le même combat contre Moldagog, descendant de ce même géant, tout comme il avait en Espagne vaincu le neveu du géant aux barbes tué par Arthur. Arthur et Tristan ont ici tous deux les traits du champion au service d’un prince, image que Tristan reproduit dans son combat contre le dragon d’Irlande avec tous les traits distinctifs de ce genre d’épisode : départ secret et nocturne, combat solitaire et victoire du plus valeureux des combattants. Attesté dans toute l’aire indo-européenne, ce genre de combat est particulièrement bien illustré chez les Germains du Nord par le combat de Bödhvar contre un dragon, dans la Saga de Hrolf Kraki, dont l’épisode tristanien d’Irlande reproduit point pour point les traits14. C’est sans doute à cause de la similitude des exploits d’Arthur et de ceux de Tristan que Thomas se permet les deux digressions. Le tribut de barbe exigé par le géant rappelle le tribut exigé par le Morhold ou l’exigence de Gandin. L’épisode de la fille du duc Orsel rappelle l’épisode de Tristan le Nain conté par Thomas. L’épouse de Tristan le Nain est enlevée par Estout l’Orgueilleux du Fier Château ; il la tient prisonnière dans son château, où il fait d’elle tout ce qui lui plaît (v. 2662-72). Tristan le Nain vient donc chercher aide auprès du meilleur, du plus noble des chevaliers, Tristan (v. 2387-88). La femme de Tristan le Nain subit un sort proche du sort de la fille du duc Orsel ; l’un et l’autre viennent chercher aide auprès d’un champion valeureux. Par la proximité des noms, Thomas relie en outre discrètement l’épisode du Nain à la première digression : le géant y est appelé le Grand Orgueilleux comme l’est aussi Estout ; il habite au bord de la mer d’Espagne, de même que Tristan affronte en Espagne le neveu du Grand Orgueilleux, le géant aux barbes. Rapproché ainsi de Tristan par sa vaillance, l’Arthur des deux digressions n’est pas celui de la Table Ronde, mais celui du Brut de Wace, qui contient l’épisode du géant aux barbes et celui du géant du Mont-Saint-Michel15, et celui de l’Historia regum Britanniae, de Geoffroy de Monmouth, pour la seconde digression16. Le contenu des deux digressions renvoie encore donc à une image archaïque d’Arthur, héros guerrier et redresseur de torts. Il y a donc bien une exploitation réfléchie et cohérente des différentes images d’Arthur, utilisées pour chacun selon sa nature : au jeune roi Marc les vertus royales arthuriennes, au champion Tristan les vertus guerrières dont Arthur fut un précédent.
6Vis-à-vis de Tristan, ce précédent arthurien peut avoir une double valeur et peut être l’objet d’une double lecture. En poursuivant les hauts faits d’Arthur c’est-à-dire en reproduisant les exploits de ce dernier sur le neveu du géant aux barbes et sur le descendant du géant du Mont-Saint-Michel, Tristan est en quelque sorte un nouvel Arthur, et la référence arthurienne est pour lui valorisante. Tristan vient en effet une génération plus tard affronter les descendants des deux géants vaincus par Arthur. La Saga précise bien que la Salle aux images a été creusée par le géant du Mont17 et le Sir Tristrem précise que cette caverne est la forteresse des ancêtres directs du géant18. Tristan affronte de même en Espagne le neveu du géant aux barbes (v. 937-938). Ce sont donc les mêmes exploits exercés sur les mêmes familles. Tristan vaut donc Arthur. Pour au moins trois raisons, la référence arthurienne est néanmoins dépréciative à l’égard de Tristan. L’antériorité des exploits d’Arthur et le fait que Tristan ne fait qu’imiter ce dernier peut apparaître comme une subordination de l’un à l’autre, la gloire tristanienne pouvant sembler inféodée à celle d’Arthur : il y a dépendance vis-à-vis d’un modèle. Dans des combats parfaitement similaires, Arthur en outre s’en sort beaucoup mieux que Tristan. Ce dernier reçoit en effet une grave blessure dans son combat singulier contre le neveu du géant aux barbes (v. 955-957), alors qu’Arthur s’en sortait indemne. Tristan de même sera blessé à mort dans son combat contre le ravisseur de l’épouse de Tristan le Nain, alors qu’Arthur ne connaît pas de blessure dans son duel contre le géant du Mont, épisode point pour point comparable à celui qui verra la mort de Tristan. Ce dernier prend certes la relève héroïque d’Arthur, mais il y réussit moins bien. Notons enfin qu’Arthur dans les deux digressions surpasse en sa seule personne les mérites du roi Marc et de son champion Tristan. Lorsqu’il reçoit la requête du géant aux barbes, Arthur ne cherche pas autour de lui qu’un des siens relève à sa place le défi, supérieur en cela au roi d’Espagne, confronté au neveu de ce même géant et qui cherche en vain assistance au sein de sa cour (v. 845-948), et supérieur à Marc qui, dans les épisodes du Morhold et de Gandin, n’aurait personne pour prendre sa place, n’était son neveu Tristan, toujours prêt à combattre à sa place. Arthur est à la fois grand roi et grand guerrier ; il associe les vertus royales et les vertus guerrières. Tristan, dans ces mêmes épisodes, n’apparaît que comme champion au service d’un autre. Arthur, à l’inverse de Tristan, assure à lui seul les qualités du roi et du champion. La fonction royale de Tristan est en effet reléguée dans tous ces romans à l’arrière-plan. Ajoutons qu’Arthur, dans l’épisode du géant du Mont, accepte sur le champ d’assister le duc Orsel et de venger sa fille, alors que Tristan, dans l’épisode similaire de Tristan le Nain, tergiverse et tarde à assurer de son soutien l’époux privé de sa femme (v. 2354-2442). La juxtaposition de la matière tristanienne et de la matière arthurienne crée de fait pour la première une concurrence redoutable.
7En éliminant Arthur de la trame événementielle de son roman et en ne faisant pour concession à la matière arthurienne que ces deux digressions, Thomas faisait déjà beaucoup pour l’émancipation littéraire de la matière tristanienne. Il en faisait pourtant manifestement encore trop aux yeux de l’adaptateur de son roman, Gottfried de Strasbourg, qui supprime la première digression. Le roman incomplet de ce dernier s’achève certes juste avant le mariage en Petite Bretagne, donc avant le moment de la digression du géant aux barbes. Mais Thomas, qui introduit la digression après le mariage, fait ici un retour au passé événementiel. Il y a donc un décalage entre la trame narrative et la trame événementielle. L’auteur de la Folie de Berne s’y est d’ailleurs laissé prendre et situe l’épisode espagnol après le mariage. Reprenant le motif du Tristan champion, l’auteur invente que le héros a quitté la Bretagne, seul, sans aucun compagnon, à l’insu de ses amis et de la seconde Yseut19. Or la chronologie des événements est clairement donnée par Thomas : Tristan est en Espagne avant de venir en Petite Bretagne (v. 941-942), donc avant le mariage breton. La Saga coforte la chronologie ; après la scène du verger et des adieux, Tristan quitte la Cornouailles et parcourt le monde en guerroyant, entre autres en Espagne, pour revenir ensuite en Petite Bretagne pour rendre visite aux fils de son père adoptif, Rual (LXVIII). C’est ensuite qu’il part au secours du père de Kaherdin et connaîtra la seconde Yseut. Le Sir Tristrem fera de même ; le héros parcourt le monde en guerrier, dont l’Espagne, où il tue trois géants ; puis il quitte l’Espagne pour gagner la Bretagne et aller voir les fils de Rual (CCXXXVIII-CCXLI). Dans le chapitre LXVIII, la Saga annonce donc après la séparation des amants le destin de Tristan, mais ne fait que mentionner brièvement le séjour en Espagne, réservant à la digression décalée le récit du combat du héros contre le neveu du géant aux barbes. Gottfried procède comme la Saga, donc sans doute comme Thomas, en traçant les grandes lignes du destin de Tristan après la séparation, mais il ne reprend pas tout de Thomas et infléchit à sa manière la suite des événements. Thomas mentionnait que Tristan était en Espagne au service du roi et de l’empereur dont le géant voulait la barbe (v. 939-940). La Saga comprend qu’il s’agit de l’empereur de Rome, chez lequel il séjourna longtemps20, pour ne se rendre qu’ensuite en Espagne21. C’est bien ce que semble avoir compris Gottfried ; ayant appris que l’Allemagne était en guerre, Tristan traverse la Champagne, gagne l’Allemagne (v. 18447-448) et se met au service du sceptre et de la couronne de l’Empire Romain, qui jamais ne connut plus vaillant défenseur22. Gottfried germanise à sa manière l’épisode en faisant ici allusion à la guerre intestine qui accompagna jusqu’en 1208 le schisme impérial provoqué par la double élection royale en 1208, de Philippe de Souabe, frère d’Henri VI, mort en 1197, et d’Otton IV de Brunswick, guerre qui avait atteint l’Alsace23. Après avoir évoqué la solitude et la douleur d’Yseut, qui n’a pas de nouvelles de Tristan, Gottfried ajoute que le héros resta bien six mois en Allemagne, puis qu’il décida d’aller en Bretagne revoir les fils de Rual24. Il n’y a donc pas de séjour en Espagne. Car Gottfried non seulement déclare renoncer à narrer tous les exploits attribués au héros, die man von ime geschriben hat (v. 18460), mais encore refuse de conter les fables étonnantes qu’on y trouve25, ayant déjà assez de peine avec le vrai récit de Tristan26. Gottfried a donc délibérément gommé la digression arthurienne du géant aux barbes.
8Il est significatif que Gottfried, la seule fois où il se réfère à Arthur, le fasse en en gommant la supériorité du roi. Lorsqu’il explique que la société des hommes ne manquait pas aux amants à la grotte d’amour (v. 16847-849), le poète ajoute en effet que leur seule présence supplantait en nombre la maisonnée d’Arthur (v. 16859-865), lequel jamais ne connut fête si grande que celle des amants à la grotte (v. 16863). La fête tristanienne de l’amour est supérieure à la fête courtoise d’Arthur ; Gottfried récuse ainsi la référence arthurienne. Cette manière de surenchère hyperbolique vise donc à marquer la supériorité de la matière tristanienne, ce que les auteurs du Tristan en prose ne manqueront pas de faire aussi malgré l’arthurisation de la matière : le héros y sauve Arthur de la mort que lui réserve dans la Forêt de Darvances une enchanteresse que le retenait captif27. On voit que pour Gottfried Tristan et Yseut se suffisent à eux-mêmes comme la matière de Tristan se suffit à elle-même. Tristan est suffisamment champion par lui-même et par ses actes pour ne pas avoir besoin pour le montrer de la référence arthurienne des digressions de Thomas. Gottfried se passe en fait de toute référence à quelque modèle que ce soit. Au sein de la longue digression qu’il fait sur les poètes de son temps, le poète évoque les habits qu’on procure à Tristan pour son adoubement en termes antiquisants. Dans une habile prétérition, Gottfried explique qu’il pourrait certes raconter que Vulcain forgea l’armure du héros et que dame Cassandre donna le fini du cousu à ses habits (v. 4932-60)28, mais cela n’aurait pas plus d’effet que ce qu’il sut en dire déjà sans cette référence (v. 4961-64). Digression pour digression, si Gottfried avait besoin d’une amplification héroïcisante pour rehausser son héros, ce ne serait pas par référence à Arthur, mais par rapport à la matière antique d’Enée. La prétérition gottfridienne relève en effet d’un emprunt que l’adaptateur fait à l’Eneide de Veldeke, dont il fait un brillant éloge dans le catalogue des poètes de son temps (v. 4725-50), donc indirectement au Roman d’Eneas français : après la brouille qui fait suite à ses amours adultères avec Mars, Vénus regagne les bonnes grâces de son époux Vulcain afin qu’il forge pour le fils de cette dernière, Eneas, une armure sans pareille. Avec Gottfried, le mythe tristanien retourne aux origines lointaines de la préhistoire. La Saga, donc Thomas, mentionnait pour la grotte des amants qu’elle avait été creusée par des géants aux temps immémoriaux, ifyrnsku (LXIV). Cette référence-là convient à Gottfried, qui la conserve (v. 116690-692), car, comme il l’ajoute, c’était avant l’arrivée de Corynaeus, vor Corineis jaren (v. 16681). Il s’agit du héros troyen de l’Enéide virgilienne, réapparu dès 1138 chez Geoffroy de Monmouth dans son Historia regum ; ayant accompagné Brutus en Cornouailles, il en était devenu le héros éponyme, le fondateur légendaire d’avant le règne d’Arthur29. On le voit, Gottfried n’a besoin ni du Troyen fondateur de Rome ni de ses descendants pour référents des exploits tristaniens ; les racines de son mythe échappent à ce que les médiévaux considéraient comme l’Histoire. Les modèles dont Tristan réactualise et parfait les gestes (v. 17225-231), ces géants immémoriaux qui, pour Geoffroy, peuplaient l’Angleterre avant l’Histoire, ont la fonction des Ancêtres mythiques, dieux, demi-dieux ou héros, êtres plus ou moins surnaturels qui firent œuvre quasi divine en instituant les gestes primordiaux qu’il s’agit de répéter sous la forme d’un rituel30. Le temps du mythe l’emporte sur le temps de l’Histoire.
9Si Thomas et Gottfried, et le second plus encore que le premier, font tant pour détacher le mythe tristanien de la matière arthurienne, c’est qu’ils avaient tous deux beaucoup emprunté à cette dernière pour hisser le mythe de Tristan au rang littéraire de la légende arthurienne. Le cadre pseudo-historique proposé par Gottfried pour Marc et la Cornouailles reprend en effet les références proposées par Geoffroy et Wace pour Arthur et l’Angleterre. Arthur y devait pour la Grande-Bretagne un tribut à Rome depuis Jules César31. Coryneus y est le héros fondateur de la Cornouailles comme Brutus l’est de la Bretagne. Arthur y lutte enfin contre les Saxons et aussi contre Rome, puisqu’il décide d’aller affronter Rome et envahit à cet effet la Gaule32. Gottfried conserve ce cadre ; Marc a en effet réuni la Cornouailles et l’Angleterre (v. 424-426), réuni les petits royaumes d’Angleterre après l’invasion saxonne. Et le roi d’Irlande, Gurmun, a conclu une alliance avec Rome, ce qui est une nouveauté dans les romans de Tristan ; Tristan affronte ainsi pour Marc le Morholt d’Irlande comme Arthur partait affronter Rome en Gaule pour se libérer mêmement d’un tribut, dû pour l’un à l’Irlande, pour l’autre directement à Rome. Mordred, fils incestueux d’Arthur, enlève enfin et courtise Guenièvre, comme Marc est trahi par son neveu, presque son fils adoptif, Tristan. Le fils et le neveu ruinent mêmement les espérances dynastiques par leur faute sexuelle : Mordred veut aimer la femme de son père, Tristan celle de son oncle. La geste tristanienne empruntait ainsi beaucoup à la geste arthurienne. La rareté, l’absence ou la récusation de la référence arthurienne servent pour bonne part à dissimuler l’imitation afin d’émanciper la matière tristanienne, de mieux affirmer son originalité et sa singularité.
Notes de bas de page
1 Thomas de Bretagne, Tristan et Yseut, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, Paris, Gallimard, 1995, v. 885-960.
2 Tristrams Saga Ok Isondar, éd. et trad. par E. Kölbing, Heilbronn, Henninger, 1878, LXX-VIII.
3 Ibid. : « er Tristram hugnadhi vel, sem sjalfr hann kunni at vera oerskjandi ».
4 Béroul, Tristan et Yseut, in Tristan et Yseut. Les premières versions, op. cit., v. 3238-76.
5 Eilhart von Oberg, Tristrant, éd. et trad. par D. Buschinger, Kümmerle, Göppingen, 1976, Göppinger Arbeiten zur Germanistik 102, v. 5144 sq.
6 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, in Tristan et Yseut. Les premières versions, op. cit., v. 3377-4832 : Tristan ménestrel.
7 R. L. Curtis, Le Roman de Tristan en prose, Cambridge, t. III, Brewer, 1985, XIII-XIV et XXVI.
8 Id., t. I, Munich, Hueber, 1963, p. 9.
9 Heinrich de Freiberg, Tristan, Tristan et Yseut. Les premières versions, op. cit., v. 2467ss.
10 Tristrams Saga, op. cit., I : « ok fyrir thvi ihugadhi hann, at hann vildi sja vild ok vastleik, mildi ok hoeversku theirra manna hinna kurteiser, sem i thvi riki bua ».
11 Ibid., II : « at skemta ser ok kanna rika hoeversker ok kurteisa medhferdh ».
12 Gottfried de Strasbourg, Tristan und Isolde, éd. Bumke, Dublin/Zurich, Weidmann, 1930, v. 459, Marc vit en monarque courtois et remarquable : « sin leben daz ist höfsch unde guot ».
13 Tristrams Saga, op. cit., LXXVIII.
14 J.-M. Pastré, « Tristan tueur de dragon : la survivance médiévale d’un mythe indo-européen d’initiation », Tristan-Studien. Die Tristan-Rezeption in den europaïschen Literaturen des Mittelalters, Wodan 19, Greifswald, 1993, p. 93107. id., « Trita, Bödhvar et Tristan : le tueur de dragon et les images du triple », Le Dragon dans la culture médiévale, Wodan 39, Greifswald, 1994, p. 57-64.
15 Wace, Brut, La Geste du roi Arthur, éd. et trad., par E. Baumgartner, Paris, Union générale d’éditions, 1993, v. 1287-1608.
16 Geoffroy de Monmouth, The Historia Regum Britanniae, éd. M. Wright, Cambridge, Brewer, 1988, IX, 3.
17 Tristrams Saga, op. cit., LXXVIII : « nema that eitt, at hann goerdhi thetta hit fagra hvalf-hus ».
18 Sir Tritrem, éd. et trad. par E. Kölbing, Heilbronn, Henninger, 1882, CCLVI.
19 Folie de Berne, Tristan et Yseut. Les premières versions, op. cit., v. 248-251.
20 Tristrams Saga, op. cit., LXVIII : « Thvi naest thjonadhi hann Romaborgar hofdhingja ok Keisara ok var lengi i hans riki ».
21 Ibid. : « Sidhan for hann i Spanialand ».
22 Gottfried, op. cit., v. 18449-454 : « hie diente er also schone / dem zepter unde der crone, / daz roemesch riche nie gewan / under sinen vanen einen man, / der ie würde also sagehaft / von manlicher riterschaft ».
23 Cf. la n. 2 pour la p. 622 de la traduction de D. Buschinger, in Tristan et Yseut. Les premières versions, op. cit., p. 1467.
24 Gottfried, op. cit., v. 18601-603 : « Do Tristan, alse ich iezuo las, / z’Almanje gewas / ein halp jar oder mere ». Tristan quitte l’Allemagne, v. 18610 : « daz er von Almanje schiet », et se rend en son royaume breton de Parménie, v. 18614 : « danne ze Parmenie ».
25 Ibid., v. 18462-464 : « des maeres würde ein wunder / die fabelen, die hier under sint, / die sol ich werfen an den wint ».
26 Ibid., v. 18465-466 : « mir ist doch mit der warheit / ein michel arbeit uf geleit ».
27 Le Roman de Tristan en prose, op. cit., t. III, par. 817-828.
28 J.-M. Pastré, « L’adoubement de Tristan : la structure tripartie d’armure et de vêture chez Gottfried de Strasbourg », PRISMA VII, 6/1 (janvier-juin 1991), p. 99-106.
29 Geoffroy, op. cit., 18, p. 11.
30 M. Eliade, Le Mythe de l’Eternel Retour, Paris, Gallimad, 1949, p. 44-45.
31 Wace, Brut, op. cit., v. 1849-54.
32 Ibid., v. 1795-2038.
Auteur
Université de Rouen
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