Un roman qui ne sait pas finir : l’interminable épilogue matrimonial dans le Cleomadés d’Adenet le Roi
p. 289-297
Texte intégral
1Le Cleomadés d’Adenet le Roi, composé vers 1280-1285, est un long roman d’aventure de presque 19 000 vers, mais comportant finalement un nombre de personnages et de péripéties assez restreint, étant donné son étendue. Pour l’essentiel, l’histoire se résume en fait à la conquête, à l’enlèvement, à la perte, à la recherche de Clarmondine par Cleomadés, et enfin aux retrouvailles et au mariage des deux protagonistes.
2Rien de bien extraordinaire somme toute1, sinon en ce qui concerne la fin du roman, ce que son éditeur A. Henry a appelé « l’épilogue matrimonial2 » ; en effet, après les retrouvailles de Cleomadés et Clarmondine, alors que tout semble fini, le roman s’étire encore sur plus de 3 000 vers (soit un sixième de l’ensemble), essentiellement consacrés à la description des noces des deux héros (et de quelques autres), depuis le lancement des invitations jusqu’au retour des hôtes dans leurs pays respectifs. Comme le note très justement A. Henry, cet épilogue matrimonial « ne fait, sans invention véritable, que renvoyer chez eux et caser tous les personnages princiers dont il avait été question, d’où une cascade de cérémonies nuptiales et de réjouissances, données et rendues, sans aucun intérêt de nature dramatique ou psychologique3 ». L’histoire a beau être arrivée à son terme, Adenet la prolonge d’un immense développement qui ne la fait progresser en rien, et ne lui apporte rien (sauf peut-être dans les derniers vers, où il question de la vie heureuse que menèrent les personnages jusqu’à leur mort) : en somme un développement qui, sans être exactement une digression, relève en tout cas de la dérive ou du débordement, et peut s’attirer, comme parfois la digression, les mêmes reproches de longueur excessive ou d’inutilité4.
3Si elle peut paraître à première vue aller de soi, la digression n’est pourtant pas une notion si aisée à aborder. Aussi, plutôt que d’en proposer une définition qui risquerait toujours d’être insuffisante ou inadaptée, voudrions-nous en guise de préambule relever quelques points à même d’expliquer pourquoi une telle définition peut poser difficulté. En premier lieu, comme nombre de notions héritées de la rhétorique antique, inscrites dans une longue tradition critique qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours5, sur la digression se sont accumulées de multiples strates qui n’en facilitent pas l’accès. En même temps, c’est aussi une notion qui peut sembler relever d’une sorte d’évidence, parce qu’elle est depuis longtemps connue et largement vulgarisée, et parce qu’elle est l’objet d’une sorte de saisie intuitive : tout lecteur peut se prévaloir d’en avoir une certaine connaissance, dans la mesure où il est capable d’identifier spontanément ce qui est ou non digression. Enfin elle fait partie de ces objets textuels à même d’engendrer les jugements les plus contradictoires, de solliciter conjointement les notions de plaisir ou d’ennui, d’utilité ou d’inutilité etc.
4En fait, il nous semble que la digression est susceptible d’être définie au moins d’un triple point de vue : celui de la théorie d’abord, des arts poétiques latins par exemple, en ce qui concerne les xiie et xiiie siècles, celui de la pratique effective ensuite, dont on a quelques témoignages explicites6, et celui de la réception enfin, puisqu’en dernier ressort la digression doit apparaître comme un effet de lecture, et qu’est d’abord digression ce que le lecteur (ou l’auditeur) perçoit comme tel. Entre ces différents points de vue, qui peuvent encore se multiplier si l’on tient compte de la distance qui nous sépare du Moyen Âge, et qui fait que ni la théorie, ni la pratique, ni la réception de la digression ne peuvent a priori être considérées équivalentes d’une époque à l’autre, tous les écarts sont évidemment possibles.
5Ainsi l’épilogue matrimonial du Cleomadés sera pour nous l’occasion d’explorer certains de ces écarts, ainsi que diverses questions renvoyant plus ou moins directement à la digression, et en particulier la question de l’amplification, puisque dans les arts poétiques latins du Moyen Âge, et notamment dans la Poetria nova de Geoffroi de Vinsauf, la digressio entre justement dans les développements consacrés à l’amplification entre la prosopopée et la description7 ; la question de la longueur de la digression, de son utilité et de son rapport au sujet ; enfin la question de la réception.
Éléments de digression
6À regarder de plus près cet épilogue matrimonial, on se rend compte que sans être à proprement parler une digression, puisqu’il conserve toujours un lien avec le fil narratif principal et ses protagonistes, il n’en manifeste pas moins plusieurs tendances digressives menaçant, à force de l’étirer, de rompre ce fil.
7Dans Cleomadés, le mariage des deux protagonistes, et de quelques uns de leurs parents et compagnons, constitue de fait un événement important, et qui en outre ne laisse place à aucune suite, comme le signale d’ailleurs explicitement Adenet, en signifiant son refus de parler des « nobles lignages » (v. 18501) issus de ces multiples unions, dont il prétend ne rien savoir. Si l’épilogue matrimonial risque de tomber dans la digression, ce n’est donc pas tant par son contenu que par la place textuelle conférée à cet événement, qui paraît parfaitement démesurée. Bien sûr, Adenet n’est pas le premier romancier médiéval à consacrer beaucoup de vers à la description des honneurs finalement rendus à ses héros. Néanmoins, du couronnement d’Erec et Enide aux noces de Méliacin et Célinde dans le Meliacin de Girart d’Amiens, les proportions ne sont pas les mêmes8. Le problème qui se pose donc ici est bien celui d’une ampleur excessive, problème d’ailleurs soulevé par Geoffroi de Vinsauf à propos de la digressio, quand il note que « modus iste modesto / Indiget ingenio, ne sit via longior aequo » (v. 530-531). Le risque encouru par la digression, c’est précisément celui d’une longueur excessive, d’une longueur qui dépasse la mesure, celle de l’œuvre dans l’harmonie de ses proportions, mais aussi celle du plaisir et de la patience du lecteur.
8En outre, à l’intérieur de ce vaste épilogue, on repère plus précisément une série de micro-récits, constituant autant de micro-digressions, notamment avec le va-et-vient des divers messagers assurant la communication entre les personnages (en fait tout le début du passage, soit les vers 14955-16110), ou encore la réunion, puis, après les noces, la séparation de ces mêmes personnages, avec nombreux échanges de nouvelles, d’amabilités, de congratulations etc. (v. 16111-17040 et 18059-18459) – abondants développements à même de venir à bout du lecteur le plus bienveillant. La question qui se pose alors est celle de l’utilité, ou de la rentabilité des ces développements, qui n’est bien sûr pas sans rapport avec leur longueur. Quel intérêt peut-on donc trouver à la lecture de tous ces détails, et que peuvent-ils bien apporter à l’histoire ?
9Autre phénomène relevant également d’une tendance digressive, le glissement de la narration vers la description. On a dit que dans les arts poétiques latins du Moyen Âge, la digressio se trouvait évoquée, dans le développement général consacré aux diverses formes d’amplificatio, juste avant la descriptio, le traitement conjoint de ces deux notions suggérant évidemment leur proximité. Et de fait cette proximité apparaît patente dans la primauté donnée par Adenet dans son épilogue à la description, des noces en général, et plus précisément des préparatifs, de la décoration de la ville, des différents cortèges, des vêtements, et même de la disposition des invités à table (v. 17358-17404 : presque cinquante vers !), si bien qu’on pourrait parler d’un phénomène de digression descriptive, la narration le cédant à la description, les mêmes personnages continuant d’être mis en scène non dans une histoire mais dans un tableau. Comme le note A. Berthelot, il n’y a pas « de narration au sens propre dans ce long espace de texte : à une écriture de l’aventure, de l’événement, se substitue une écriture statique, descriptive9 ».
10Enfin, un dernier élément, l’attitude en quelque sorte embarrassée du narrateur. Il est vrai qu’aucune marque textuelle ne signale à proprement parler de digression dans l’épilogue matrimonial. Pourtant, non seulement dans ces 3 000 vers le narrateur multiplie les interventions qui constituent en elles-mêmes autant de digressions, mais surtout parmi ces interventions, plusieurs trahissent précisément une conscience de la nature digressive du passage. En effet, d’une part le narrateur cherche à justifier ses développements en signalant sa volonté de tout dire sans omettre le moindre détail :
A Cleomades revenrai
Car toute l’estoire vorrai
De point en point si deviser
Que je n’i cuit riens oublier.
(v. 15099-15102)10
11Mais d’autre part, conscient de l’impossibilité effective de suivre un tel programme, il multiplie les formules d’abrègement (de type « Que vous feroie je lonc conte ? » v. 17401)11 et à plusieurs reprises souligne son incapacité à tout dire ou encore la nécessité de ne pas tout dire.
Ne vous puis pas rementevoir
Quanqu’il i ot et dit et fait
(v.16240-16241)12
De ce ne vous parlerai plus,
C’on doit passer au plus briement
C’on puet issifait parlement.
Bon fait legierement passer
Ce que on ne puet amender
Et chose qui n’est profitable
Ne a deviser agreable.
(v. 16428-16434)13
12Avec ces différentes interventions, c’est tout un réseau de justifications plus ou moins contradictoires et embarrassées qui se constitue et rend manifeste la gêne ressentie par le narrateur devant un développement dont le caractère « profitable » ou « agreable » ne va somme toute pas de soi.
Les raisons de la digression : récit, écriture et réception
13De fait, pour le lecteur d’aujourd’hui, cet interminable épilogue matrimonial, où se signalent de fortes tendances à la digression, n’est pas facile à apprécier. Avec ces 3 000 vers, dépourvus de tout intérêt romanesque, Adenet semble mettre en évidence l’altérité radicale de la littérature médiévale, parfois irréductible à des critères d’appréciation, voire de compréhension, modernes. Néanmoins, à défaut d’éprouver un quelconque agrément à la lecture de ces vers, on peut au moins essayer de trouver les raisons d’une telle inflation scripturale.
14En premier lieu, de même qu’une digression n’est jamais vraiment une digression, et qu’elle menace toujours de se résorber dans le rôle qu’elle est nécessairement en mesure de jouer dans l’économie narrative, de même l’épilogue matrimonial, dans sa longueur même, n’est pas dépourvu de signification en regard de l’ensemble du roman. Dans le caractère systématique et exhaustif de ce développement final qui rassemble tous les personnages et les apparie les uns aux autres par une série de mariages, on peut reconnaître peut-être chez Adenet la volonté, en quelque sorte, de solder tous les comptes, de ne laisser personne insatisfait, voire de rendre tout le monde heureux, comme en témoigne l’insistance de l’auteur à souligner la « joie » éprouvée par tous14. Ainsi le rôle de l’épilogue apparaît double, sur le plan narratif, en s’assurant du bonheur de tous les personnages et de la parfaite clôture du récit, et sur le plan idéologique, en dressant l’ultime tableau répondant à la vision constamment harmonieuse et idéalisée qu’Adenet cherche à donner de la société aristocratique dans Cleomadés. On peut donc, bien évidemment, donner du sens à l’épilogue, mais qui ne saurait toutefois suffire à en justifier l’ampleur démesurée.
15Toujours envisagée dans l’ensemble du roman, non plus sur le plan du récit, mais sur celui de l’écriture, l’interminable description des noces peut aussi s’interpréter comme la manifestation d’une esthétique particulière, celle de l’amplificatio ou de la copia, esthétique que caractérise notamment, comme l’a très bien montré A. Berthelot, le goût de la liste ou de l’inventaire, et celui, précisément, de la digression15. Comme plusieurs romans en vers tardifs16, Cleomadés est une œuvre très longue, mais bien plus par amplification, voire délayage, que par accumulation de péripéties. On peut trouver divers intérêts ou justifications à une telle pratique d’écriture, qu’il s’agisse de la précision psychologique dans les dialogues, qui tournent volontiers à la tirade ; de la vraisemblance, dans les motivations des personnages notamment ; et pour notre passage plus particulièrement, d’une esthétique de la célébration qui insiste abondamment sur la richesse et le faste des festivités de la noblesse. Mais la question de l’intérêt proprement romanesque n’en continue pas moins de se poser.
16D’ailleurs, à force de parler d’intérêt, ou d’ennui, il est un dernier élément qu’il est temps de faire intervenir : le public, et la question de la réception. C’est, selon nous, dans cette dernière perspective avant tout qu’il faut se situer pour mieux appréhender les raisons d’un épilogue aussi long, et plus généralement d’une esthétique de l’amplificatio. Remarquons d’abord, simple question de goût, que l’idée, notamment chère à Stendhal, selon laquelle le bonheur ne se raconte pas17, n’avait peut-être pas cours au Moyen Âge. Il est possible après tout que le public médiéval ait éprouvé un plaisir que nous ne comprenons plus à la lecture ou à l’audition d’une description aussi circonstanciée des réjouissances accompagnant le mariage de Cleomadés et de Clarmondine. Mais d’autres aspects de la réception nous paraissent beaucoup plus déterminants. On sait qu’au Moyen Âge le texte littéraire ne fonctionne pas de façon autonome, mais entre dans une opération de communication complexe, où il ne constitue qu’un medium parmi d’autres, comme la voix, la musique ou l’image. Ainsi il apparaît nécessaire pour mieux comprendre le fonctionnement de Cleomadés d’envisager la question de sa réception, sur deux plans différents, celui de la communication orale, et celui de la communication écrite.
17À la fin du xiiie siècle en effet, on peut supposer que le roman d’Adenet était encore récité devant un auditoire de cour, plus ou moins important. Dans de telles circonstances, il est probable en outre qu’à divers égards la lecture ne se suffisait pas à elle-même, d’abord parce qu’elle allait de pair avec d’autres activités, comme celles du repas par exemple ; ensuite parce que la voix s’associait probablement à d’autres media, gestes ou mimes du récitant, et peut-être de la musique. Ainsi le public devait-il bien souvent ne prêter qu’une attention distraite au récit, ce qui lui permettait de souffrir sans peine l’épilogue matrimonial, ses oreilles, son regard, et ses mâchoires, étant largement sollicités par ailleurs18.
18Mais il ne faut pas oublier que le Cleomadés représentait aussi, matériellement, un livre, un beau livre, que l’auteur offrait à un mécène. Rappelons à ce propos qu’Adenet a composé son ouvrage à l’invitation de la reine Marie, femme de Philippe le Hardi, et de sa belle-sœur Marie-Blanche, et qu’il l’a dédié et offert au comte d’Artois Robert II, comme en témoigne l’envoi final du roman (v. 18687-18698). Or parmi les six manuscrits relativement proches dans le temps d’Adenet (c’est-à-dire ceux que l’on peut dater de la fin du xiiie ou du xive siècle) qui nous ont conservé Cleomadés, il s’en trouve cinq qui sont, plus ou moins abondamment, enluminés, et constituent plutôt des productions de luxe. En outre, trois de ces manuscrits (Ars 3142, BnF fr 24404 et BnF fr 24405) comportent à la fin du roman une miniature où l’on voit l’auteur offrir son livre au comte d’Artois19. Là encore on en déduira que le contenu narratif n’importait peut-être pas tant que la facture du manuscrit, ses enluminures, voire sa seule épaisseur, gage de son prix.
Deux exemples de réception romanesque au xive siècle : Jean Froissart
19On peut, en guise de conclusion, et pour éclairer cette question de la réception, faire appel au témoignage d’un poète bien postérieur, mais qui est aussi l’auteur d’un roman interminable : Jean Froissart. Ce dernier en effet évoque dans Le Dit dou florin son séjour à la cour du comte de Foix et de Béarn, Gaston Phébus, et l’usage qu’il a fait à cette occasion de Meliador, son très long (plus de 30 000 vers) roman pseudo-arthurien, qui lui a été commandé par un autre mécène, Wenceslas de Brabant, malheureusement mort avant l’achèvement de l’ouvrage. À partir de ce texte20, les deux aspects de la communication, écrite et orale, de l’œuvre et de sa réception se laissent bien saisir.
20On se rend d’abord compte dans Le Dit dou florin de l’importance recouverte par l’objet livre21, Froissait considérant exclusivement son « rommanc » (v. 300) sous sa forme matérielle de « livre » (v. 295 et suivants)22, et précisant bien, avec quelque regret, que Gaston Phébus, en dépit du plaisir qu’il semble avoir éprouvé à la lecture de Meliador, n’a pourtant pas voulu conserver le manuscrit (v. 387). Ainsi se marque un écart entre l’auteur d’une part, si fier de son « livre », et Gaston Phébus qui, comme le note J. Cerquiglini-Toulet, ne l’a pas reconnu « comme un objet digne d’être possédé », n’apparaissant pas sur ce point « un prince moderne23 ».
21Cela dit, c’est peut-être cette attitude quelque peu rétrograde qui nous vaut l’évocation très précise des circonstances de la lecture du roman :
Sis sepmainnes devant Noël
Et quatre aprés, de mon ostel
A mie nuit je me partoie
Et droit au chastiel m’en aloie.
[...]
Et aussi d’entree premiere
En la sale avoit tel lumiere,
Ou en sa chambre a son souper,
Que on y veoit ossi cler
Que nulle clareté poet estre :
Certes a paradys terrestre
Le comparoie moult souvent.
La estoie si longement
Que li contes aloit couchier.
Quant leü avoie un septier
De foeilles et a sa plaisance,
Li contes avoit ordenance
Que le demorant de son vin,
Qui venoit d’un vaissiel d’or fin,
En moi sonnant – c’est chose voire –,
Le demorant me faisoit boire,
Et puis nous donnoit bonne nuit.
(v. 349-352 et 359-375)
22Ainsi on apprend que pendant dix semaines, chaque soir24, « a mie nuit », Froissait était invité à lire de son roman « un septier de foeilles » – précision qui permet d’estimer la quantité de texte lue à 500 vers environ25 –, soit dans la sale, soit dans la chambre, pendant le souper du comte, jusqu’à ce qu’il aille se coucher. Apparaissent ici clairement l’association de la lecture avec d’autres activités (le repas), ainsi que son caractère très fragmentaire, qui devait rendre plus digestes les longs développements du roman.
23Mais un autre témoignage de Froissait apparaît plus intéressant encore pour notre propos, puisqu’il concerne directement Cleomadés. Dans L’Espinette amoureuse en effet, le jeune Froissait rencontre une jeune fille (« en une place », sans autre précision, v. 693)26 en train de lire :
[...] Moi vers elle
M’en ving et li dis doucement :
« Par son nom ce rommanc comment
L’appelles vous, ma belle et douce ? »
Elle cloÿ atant la bouce,
Sa main dessus le livre adoise ;
Lors respondi comme courtoise
Et me dist : « De Cleamodés
Est appellés. Il fu bien fes
Et dittés amoureusement. »
(v. 698-707)
24À supposer que ce roman était bien celui que l’on connaît aujourd’hui, on voit qu’il était également apprécié dans un régime de lecture (solitaire et silencieuse) comparable au nôtre. Ainsi se doit-on in fine de relativiser le jugement quelque peu négatif que nous avons pu laisser transparaître sur Cleomadés, et admettre que les goûts médiévaux en matière de lecture ont suffisamment de spécificités pour nous rester, sur certains points, difficilement compréhensibles.
Notes de bas de page
1 Si l’on excepte la curieuse étude de M. Munroe Boland (Cleomadés : A Study in Architectonic Patterns, University of Mississippi, 1974), le roman d’Adenet n’a guère suscité l’intérêt de la critique. Signalons tout de même M. Mancini, « Adenet gracieux et ambigu. À propos de l’édition A. Henry du Cleomadés », Cahiers de civilisation médiévale, 17, 1974, p. 51-57 ; quelques articles d’A. Saly, dont « Ecrivains mystificateurs : le cas d’Adenet le Roi et de Girart d’Amiens », Figures de l’écrivain au Moyen Âge, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle, 1991, p. 245-253 ; R. Colliot, « Courtoisie et amour courtois dans le Cleomadés d’Adenet le Roi », Courtly Literature, Culture and Context, éd. K. Busby et E. Kooper, Amsterdam-Philadelphie, John Benjamins, 1990, p. 95-111 et « Les états du cuer dans le Cleomadés d’Adenet le Roi », Le « Cuer » au Moyen Age. Réalité et senefiance, Senefiance, 30, 1991, p. 55-76 ; A. Berthelot, « Cleomadés de la conjointure au déploiement », Styles et valeurs. Pour une histoire de l’art littéraire au Moyen Age, éd. D. Poirion, Paris, Sedes, 1990, p. 9-35 ; et plus récemment C. Ferlampin-Acher, « Autant en emporte le vent : vols, merveilles et transports amoureux dans quelques romans français du Moyen Âge », Mélanges Jean-Claude Faucon, Paris, Champion, 2000, p. 133-148.
2 Adenet le Roi, Œuvres, éd. A. Henry, t. 5, Cleomadés, Bruges, 1971 (réimp. Genève, Slatkine, 1996). Toutes nos citations renvoient à cette édition.
3 Cleomadés, éd. cit., p. 642. De même R. Colliot note dans « Courtoisie et amour courtois dans le Cleomadés d’Adenet le Roi » que « l’intermède est d’une longueur disproportionnée, car l’on est fixé depuis longtemps sur le sort heureux des deux protagonistes » (p. 105).
4 En postulant l’inutilité de ce développement, qui relève d’une simple impression de lecture (en tant que telle subjective, et donc contestable), il faut préciser que nous nous situons dans une perspective totalement inverse à celle de M. Munroe Boland, qui voit à l’œuvre dans Cleomadés une architecture narrative particulièrement subtile, associant jeux de symétries, de contrastes, structure tripartite et composition circulaire (sur la place de l’épilogue matrimonial dans cette construction, cf. en particulier les p. 59-62 et 95-96). Pour intéressante qu’elle soit, la démonstration ne m’en laisse pas moins un peu sceptique, concernant la rentabilité, aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur et le critique, d’une telle subtilité.
5 Ici on renverra évidemment à l’ouvrage essentiel de R. Sabry (Stratégies discursives. Digression, transition, suspens, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992), où l’histoire de la digression est parfaitement retracée.
6 Cela paraîtra peut-être surprenant, mais le Tobler-Lommatzsch comporte une entrée pour le mot digression (t. 2, col. 1928), dont il donne deux exemples d’emploi, avec un sens qui semble parfaitement équivalent à celui que nous lui connaissons, dans La Vie de saint Thomas de Canterbury de Guernes de Pont-Sainte-Maxence et dans Le Roman du Mont-Saint-Michel de Guillaume de Saint-Pair. Ainsi, dans La Vie de saint Thomas (éd. et trad. J.T.E. Thomas, Louvain-Paris, Peeters, 2002, tome un), le terme apparaît après un assez long excursus consacré aux lois de Henri II : « Or vus ai fait ici mult grant digressïun, / Car ne voil en l’estoire fere corruptïun. / Or me restuet ariere venir a ma raisun » (v. 2561-2563). À noter tout de même que ces deux occurrences apparaissent dans des textes de clercs, ce qui laisse supposer que le recours à un tel terme devait impliquer une certaine culture, notamment rhétorique.
7 Cf. dans Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle (éd. E. Faral, Paris, 1924) les pages 74-75 consacrées à la digression, qui est traitée dans les vers 527-553 de la Poetria nova. Sur la place de cette notion chez Geoffroi de Vinsauf, on trouvera également d’utiles commentaires dans l’ouvrage d’E. Gallo, The Poetria Nova and its Sources in Early Rhetorical Doctrine, La Haye-Paris, Mouton, 1971, p. 175-177.
8 Dans Erec et Enide, l’épilogue du couronnement occupe environ 400 vers sur les 6950 que compte le roman ; dans Meliacin (sorte de doublet, rappelons-le, de Cleomadés), l’épilogue matrimonial environ 1 100 vers sur plus de 19 000 (cf. Girart d’Amiens, Meliacin, éd. A. Saly, Senefiance, 27, 1990). Nous avons trouvé cependant au cours de nos lectures un roman où la place accordée à l’épilogue, comprenant à la fois mariage et adoubement du héros, peut apparaître tout aussi démesurée, c’est Jehan et Blonde de Philippe de Rémi (épilogue d’environ 1 700 vers sur 6 260, ce qui va même au-delà de Cleomadés) : voir à ce propos les remarques agacées de R. Lejeune à l’occasion de son résumé du roman, dans « Jean Renaît et le roman réaliste au xiiie siècle », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters IV/1. Le Roman jusqu’à la fin du xiiie siècle, éd. J. Frappier et R.R. Grimm, Heidelberg, Carl Winter, 1978, p. 432-434.
9 A. Berthelot, art. cit., p. 25.
10 Cf. aussi les vers 17767-17772.
11 Cf. aussi les vers 17758 et 17919-17920.
12 Cf. aussi les vers 16905-16911 et 18153-18159.
13 Cf. aussi les vers 16732-16739 et 17325-17334.
14 Cf. par exemple les vers 15716-15724, où le substantif « joie » et l’adjectif « lié » reviennent à pas moins de cinq reprises.
15 A. Berthelot relève dans Cleomadés « le goût de l’auteur pour les listes » et note que « la digression est un des exercices préférés d’Adenet » (art. cit., p. 21 et 29).
16 Citons comme exemples Claris et Laris, ou bien les deux romans de Girart d’Amiens, Escanor et Meliacin, trois œuvres qui respectivement comptent environ 30 000, 26 000 et 19 000 vers.
17 Cf. notamment les « trois années de bonheur divin » sur lesquelles Stendhal demande « la permission de passer, sans en dire un seul mot », dans le dernier chapitre de La Chartreuse de Parme.
18 Sur le lien entre repas, activités festives, musicales et poétiques, cf. l’excellent article de D. Rieger, « Par devant lui chantent li jugleor. La poésie médiévale dans le contexte du Gesamtkunstwerk du repas courtois », Chanter et dire. Étude sur la littérature du Moyen Âge, Paris, Champion, 1997, p. 89-110. Quant à la question plus particulière de l’association entre récitation et musique, on peut citer notamment, outre les vers bien connus de Flamenca (v. 592-709, éd. et trad. J.-C. Huchet, Paris, UGE, 10/18, 1988), tel passage des Enfances Godefroi : « Aprés mengier vielent li noble jogleor,/Romans et aventures content li conteor » (v. 231-232, éd. E. J. Mickel, The Old French Crusade Cycle. Volume III, University of Alabama, 1999).
19 Pour la description des manuscrits de Cleomadés et la reproduction de la miniature du ms Ars 3142, cf. Adenet le Roi, Œuvres, éd. A. Henry, t. 1, Biographie d’Adenet. La tradition manuscrite, Bruges, 1951 (réimp. Genève, Slatkine, 1996), p. 128-148 et planche IX. Sur ce manuscrit, on trouvera également d’intéressantes analyses dans S. Huot, From Song to Book. The Poetics of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative, Cornell University, 1987, p. 39-45.
20 Sur Le Dit dou florin, cf. les analyses de M. Zink dans Froissart et le temps, Paris, PUF, 1998, p. 181-192.
21 Sur ce point, cf. surtout M. Zink, Froissart et le temps, et plus précisément le chapitre intitulé « Le livre : une introduction ». Plus largement, on renverra aussi aux travaux de J. Cerquiglini-Toulet, dont « L’amour des livres au xve siècle » (Mélanges Michel Burger, Genève, Droz, 1994, p. 333-340) et La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au xive siècle, Paris, Hatier, 1993.
22 Jean Froissart, « Dits » et « débats », éd. A. Fourrier, Genève, Droz, 1979.
23 J. Cerquiglini-Toulet, op. cit., p. 48.
24 Cette précision est apportée un peu avant le passage cité, v. 293.
25 De Meliador nous avons conservé quelques fragments et un manuscrit presque complet, mis à part quelques lacunes, dont une peut-être assez importante à la fin. Ce manuscrit, le BnF fr 12557, compte environ 30 000 vers répartis sur 226 folios à deux colonnes de 34 vers chacune en moyenne (tous ces éléments sont empruntés à Meliador, éd. A. Longnon, Paris, SATF, tome un, 1895, p. XLIII-LII). Or dans Le Dit dou florin, le manuscrit lu par Froissart devait comporter environ 500 (70 jours multipliés par 7) « foeilles », c’est-à-dire soit 500 pages, dans une disposition en deux colonnes similaire à celle du BnF fr 12557 (ainsi que des fragments), soit 500 folios à une seule colonne – à moins de supposer que le roman lu à Gaston Phébus était deux fois plus long que celui que nous connaissons actuellement. En tout cas, le résultat est le même : la lecture quotidienne devait être de 500 (70 multipliés par 7) vers environ.
26 Jean Froissart, L’Espinette amoureuse, éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 1972.
Auteur
Université de Franche-Comté
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003