« Des or m’est vis que je demor1 » exorde et excursus : l’ouverture de l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure
p. 277-287
Texte intégral
1Dans son ouvrage sur la digression, Randa Sabry a montré que l’exorde entretient d’étroites affinités avec l’excursus2. Si celui-ci est « oubli du propos initial pour un nouveau départ, ailleurs », l’exorde occupe une position hybride. Le préfixe ex- jouant dans deux directions opposées, du dehors vers le dedans et du dedans vers le dehors, l’exorde est simultanément sortie du silence et lieu propice à une poussée discursive, comme si, écrit R. Sabry, « obligé de commencer à partir de rien, il commençait toujours par un à-côté ». Dans les textes médiévaux, le rituel d’ouverture s’accompagne, on le sait, de tout un protocole et un ensemble de règles, mais il peut s’y manifester aussi un penchant des auteurs à tout dire, à trop dire, à parler d’autre chose au risque de se détourner de leur sujet, de s’en désolidariser. L’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, très long récit de 44544 octosyllabes, composé vers 1165 pour répondre vraisemblablement à la volonté d’Henri II Plantagenêt d’établir l’origine illustre de sa lignée, est un témoignage exemplaire du caractère périlleux de toute entrée en matière quand celle-ci ne prend pas la forme classique d’un prologue et qu’elle ne coïncide pas avec le début de l’histoire attendue. En effet, ce n’est qu’au bout de plus de 2 000 octosyllabes, que l’auteur présente le propos de son ouvrage dans un prologue répondant aux règles de la rhétorique médiévale, et qu’enfin, au vers 2165, il annonce solennellement : « Oiez com l’estoire commence ». Le différé pose la question du statut du développement qui précède. Ce « préambule » ou encore cette « préface » – la critique hésite sur les termes susceptibles d’en préciser la nature -trouble et déconcerte. Pour Laurence Mathey, ce texte « ample et autonome » contraste avec « le prologue, plus codifié et resserré », qui est, lui, « en liaison étroite avec l’œuvre qu’il introduit3 ». Autonomie, absence de rapport direct avec le sujet, débord susceptible d’être gommé, l’appréciation dénonce le caractère digressif de ce morceau périphérique, et engage à l’étudier sous cet angle particulier.
2Toute définition de la digression se ramenant étymologiquement à un constat de l’écart et à un phénomène de rupture4, l’analyse sera conduite à partir de la confrontation du récit avec les sources dont disposait l’auteur vernaculaire et les modifications qu’il apporte mesurées à l’aune des règles édictées en la matière par les rhéteurs latins et leurs héritiers médiévaux. C’est à partir de cette double perspective que seront dégagés les traits spécifiques de l’écriture de l’ouverture du récit, et définis les liens qu’elle entretient avec cette entreprise à vocation historique et idéologique qu’est l’Histoire des ducs de Normandie.
Un modèle digressionniste
3Le récit relève de la pratique de la translatio qui a marqué la vie littéraire du xiie siècle. Benoît a mis en « roman » le De moribus et actis primorum Normaniœ ducum, composé après 1050 par Dudon de Saint-Quentin pour le duc Richard II de Normandie5, et les Gesta Normannorum ducum écrits par Guillaume de Jumièges vers 1070 et dédiés à Guillaume le Conquérant6. Or il s’avère que les deux textes-sources retardent eux aussi le récit de la geste des ducs normands. Dudon ouvre son récit par une évocation des trois continents, suivie de la description géographique de l’Europe du Nord, puis de la relation de la première vague d’invasions danoises et des exploits de leur célèbre héros, Hasting7. Guillaume de Jumièges rappelle d’emblée la menace que ce même Hasting fit peser sur le monde franc et la chrétienté, avant de remonter à Noé dont la descendance peupla la terre. Suivent une énumération des peuples de l’Europe du Nord et l’évocation des guerres menées par les Goths contre les Égyptiens, occasion pour l’auteur latin d’insérer un développement sur les Amazones. Enfin, conformément au texte de Dudon, Guillaume revient à la présentation du Danemark et à l’histoire d’Hasting. Le début des textes latins est donc lui aussi digressif. Empruntant au modèle d’une histoire universelle résumée, leurs auteurs font un détour géographique et historique avant d’aborder l’histoire du Danemark, d’où est issu Rollon, premier duc normand, et « lieu » essentiel, au sens spatial et littéraire, de leur matière.
4L’ouverture de l’Histoire s’alimente à ces deux textes conjointement exploités. Pour toute la partie qui précède l’histoire d’Hasting, Benoît a suivi la matière des Gesta Normannorum, mais sous leur forme révisée par Robert de Torigni, qui a ajouté au texte de Guillaume de Jumièges la description géographique qui ouvre le De moribus de Dudon. Le procédé est représentatif de la nature poreuse du texte médiéval et de sa transcription « livrée indéfiniment, écrit Roger Dragonetti, à la force transformationnelle de l’acte d’écriture8 », mode de composition ouvert et variant qui accueille des développements dénoncés comme « interpolations » ou « interventions arbitraires ». Toutefois, ces surplus suspects de matière, que l’on peut aisément supprimer sans nuire à l’intelligence du propos, produisent aussi du sens et présentent, à cet égard, des affinités avec la digression telle qu’elle est conçue dans les traités rhétoriques médiévaux où est soulignée la nécessité de sa pertinence. C’est là, pour Jean-Yves Tilliette, une des lois de la poétique médiévale reprise de la « congrua orationis digressio » d’Horace. Or l’interpolation de Robert de Torigni procède de ce dessein argumentatif. Sa description de l’Europe empruntée à Dudon et insérée après la première présentation d’Hasting se combine avec l’évocation des différentes populations issues de Noé, de façon à proposer, avant que s’ouvre l’histoire des Danois, un tableau complet de l’état du monde qui enrichit et rend plus éloquent le récit de Guillaume de Jumièges.
5Cette considération sur la nature démonstrative et supplétive de la digression me paraît essentielle pour comprendre la manière dont Benoît a travaillé ses sources qui lui offraient, à double titre, un modèle d’écriture. Sa translatio épouse le mouvement du texte des Gesta dont il reprend successivement les deux ouvertures. Un « Or vos dei briément mostrer » introduit le passage sur la « division [...] du monde e de la terre » (v. 207-213), repris à Dudon par Robert de Torigni ; plus loin, un « Ce dit la letre e li escriz » (v. 353), renvoyant à Guillaume de Jumièges, ouvre la partie consacrée aux peuples de l’Europe du Nord. Le tout forme un texte composite à l’écriture fragmentaire : chaque entrée en matière rend accessoire ce qui précède, et l’absence de transition entre les parties nuit à l’unité de la narration et à sa lisibilité. Tel est le défaut relevé par Françoise Vielliard qui, considérant le début de l’Histoire dans son ensemble, juge que « l’on a un peu de mal à suivre le fil ». On y trouve en effet successivement :
Des éléments de cosmographie [...], une division du monde en quatre parties (v. 51-53) puis en trois (v. 218-219), une description de l’Europe (v. 257-352) mettant l’accent sur les pays germaniques, puis une description de la Germanie proprement dite9.
6La confusion tient en partie au fait que Benoît a suivi le double fil narratif des Gesta. Quant « aux éléments de cosmographie », qui introduisent le récit, ils forment un préambule ajouté au long préambule des textes sources, une digression de 206 octosyllabes qui repousse encore l’entrée dans la matière principale, mais cette excroissance est dans la continuité de l’addition de Robert de Torigni et, au-delà, dans l’esprit de la « bonne digression » d’Horace, dont elle épouse l’objet.
Traits et fonction de l’écriture digressive
7Le début de l’Histoire s’écrit donc aux marges des textes-sources, et, conformément au sens de digresser où le préfixe marque la séparation et la marche vers l’extérieur, il est aussi l’occasion d’une échappée descriptive où l’excentricité le dispute au mouvement. Benoît dilate l’espace-temps du récit de ses prédécesseurs pour exploiter un début d’avant le début ; il remonte très loin en arrière, au temps de la Genèse, au récit originel de la création du monde, et laisse à Dieu le privilège d’inaugurer son propre ouvrage :
Quant li mundes fu establiz
E Damledex oct departiz
Les elemenz chascun par sei
Od le cunseil de son segrei,
Ploct li que fust li firmamenz
Clartez e enluminemenz
Au monde e as creascions
E as diverses regions.
(v. 1-8)
8L’incipit programme une ample description où, avant d’en venir « as diverses regions », Benoît s’attarde à évoquer le firmament, les planètes et la mappa mundi (les mesures du globe), pour finir sur la géographie de l’orbis terrarum, enrichie de la théorie des climats. Selon F. Vielliard, ce début s’inspire des livres 9, 13 et 14 des Étymologies d’Isidore de Séville, sans doute aussi des Histoires naturelles de Pline, deux auteurs nommément cités dans le texte, mais il suit surtout le plan de l’exposé géographique qui introduit l’Historia adversus paganos d’Orose10. L’influence d’Orose justifie, on le verra, la présence de la cosmographie inaugurale, mais, pour ce qui est de l’analyse de ses traits spécifiques, il importe de souligner qu’elle est pour Benoît, qui a rompu avec ses sources officielles, un espace de liberté où il peut se laisser aller sans réserve au plaisir d’écrire et de décrire, et également un espace ambulatoire où il tente de coller au plus près de l’essence d’un univers où se répercutent les effets du branle des origines. Car pour Benoît, le « monde » est « mouvement » :
Por c’est nonmez monz dreitement
Que toz jorz est en movement.
9L’étymologie « par exposition11 », qui fait dériver mundus de motus, sous-tend une vision du monde où toutes les « choses vunt » (v. 57-58) : les astres et les cercles du firmament, la terre avec ses « movemenz », les mers « Qui en maint sen corent e vunt » (v. 62), enfin, expression de l’intense activité humaine, les fleuves « qui portent les granz navies / Dum les terres sunt replenies » (v. 71-72).
10Par sa puissance évocatrice, la cosmographie est à l’image de la grandeur et de la diversité de la création ; par son ampleur, elle est à la mesure de la grande fresque historique que le récit se propose de brosser. Par son lustre enfin, elle était sans doute du goût de l’auditoire aristocratique auquel le clerc était soucieux de plaire et à qui il donnait la preuve de sa maîtrise et de son érudition12. Car, rendant compte de la totalité du monde, l’entrée en matière témoigne aussi de l’aspiration de Benoît à étendre son champ d’écriture. Les « Ce dit Plines » (v. 41), « Ce nos retrait Ysidorus » (v. 50) qui ponctuent, l’un le tableau des turbulences aériennes et sous-marines, l’autre celui de la division du globe terrestre, renvoient à des écrits que son propre récit intègre. Bien plus, ses emprunts à Isidore de Séville sont, à deux reprises, de véritables traductions ou le simple rappel des rubriques des différents chapitres des Étymologies13. Mosaïque de noms, patchwork de citations, prescriptions initialement destinées à d’autres genres, l’ensemble concourt à former un texte hétérogène, comme si l’auteur – et on retrouve là, suivant Randa Sabry, un trait spécifique de l’écriture digressive14 – s’essayait à divers styles et s’inventait des rôles différents pour faire une œuvre pleine et totale, réaliser cette « uevre » grandiose qu’il projetait de « comencier, d’embracier e d’envaïr » dans son Roman de Troie où déjà il aspirait à dire la nature des « éléments », des « contrees » et de la « gent ».
11Il en avait alors repoussé la réalisation, la recherche de plénitude et la prétention à l’exhaustivité présentant un écueil majeur, celui des limites à donner à la matière et, au-delà, de l’enlisement du récit dans des excursus qui menacent la linéarité du propos. Benoît en est aussi conscient au début de son Histoire où l’écriture semble perdre par moments sa maîtrise ou feindre de la perdre, si l’on en croit le discours qu’elle tient sur elle-même. Elle ne cesse en effet de se parler, de faire un retour sur elle-même et de se justifier, et sans doute est-ce par le truchement de cette auto-désignation et de cette volubilité que la digression se laisse le plus aisément saisir. Le risque étant de faire advenir de l’inutile dans le texte, l’auteur s’exhorte à la disciple et se contraint à la brièveté. Il repousse la tentation de poursuivre sa description du mouvement des planètes, suggérant seulement que « Ci avreit gref chose a descendre / N’a retraire ne a comprendre » (v. 55-56). De même, à propos de la diversité des climats, il met un terme à un développement de plus de cinquante vers et renvoie son public, pour de plus amples explications, à la lecture d’autres auteurs15 :
E mei n’i list pas demorer,
Quer moct i a d’el a parler ;
Mais quin voudra saveir la fin,
Si lise Pline ou Augustin.
(v. 173-184)
12Cette extrême vigilance se double, enfin, d’un sentiment d’urgence et d’un souci de justification où perce une forme de culpabilité. Au moment de décrire les trois continents, le clerc s’arrête sur la nécessité d’une nouvelle rupture :
Or vos dei ce briément mostrer
Por que m’estuet de ce parler.
(v. 207-208)
13Et plus loin encore, comme pour revancher et désamorcer un reproche, il insiste sur la pertinence de sa description de l’Europe :
A ceste ovre que j’ai a faire
Me besoigne un poi a retraire
Comment Europe est asise,
Qui des autres parz se devise.
Ci prent l’ovre commencement,
Orine, estrace e naissement
Dum j’ai a traiter e a faire.
(v. 257-263)
14Ces interventions peuvent sembler inopportunes, dans la mesure où, introduisant des développements décalqués des Gesta, elles ne relèvent pas de l’ordre du digressif. Mais en demandant à son public d’excuser, comme il l’avait fait précédemment, ces deux nouveaux détours, Benoît brouille les repères entre son propre texte et les textes dont il s’inspire. Le procédé n’est pas innocent, nous y reviendrons, car il pose de manière aiguë la question de la relation de Benoît avec ses sources. Mais si l’on considère sa seule fonctionnalité narrative, il est particulièrement habile, car il permet d’unir en une même trame des écritures différentes. La rhétorique digressive a accompli un véritable coup de force : les textes-sources sont intégrés au récit vernaculaire, absorbés dans l’ample ouverture de l’Histoire. Ils sont même dans le droit fil de la cosmographie inaugurale où leur introduction est ménagée et annoncée par la récurrence d’une même figure géométrique, celle du cercle qui essaime depuis le monde tout rond jusqu’au Danemark, entouré de montagnes qui clôt l’énumération des pays d’Europe :
Einsi asise en teu manere
Qu’autresi est comme coronne ;
Fieres montaignes l’avironne.
(v. 347-352)
15La comparaison couronne, littéralement, l’évocation d’un univers ordonné en cercles concentriques suivant un mouvement de rétrécissement progressif de l’espace qui rappelle la forme d’un entonnoir et qui, construisant une continuité entre les espaces, resserre progressivement le propos.
16En déplaçant les bornes imposées par ses sources, en prolongeant en amont la description du monde de ses devanciers, Benoît recrée donc une continuité d’ordre spatial et textuel. Son entrée en matière qui réalise l’union étroite des écritures joue en quelque sorte le rôle de transition dévolu à la digression dans les traités rhétoriques latins où elle est censée apporter de la souplesse aux articulations du discours16. Mais l’enchaînement atteste surtout le lien étroit entre un développement digressif et le texte sur lequel il se greffe. Les récits latins se fondent dans un vaste tableau où la césure entre les fragments est estompée et, parallèlement, suivant un principe de réversibilité, la digression de Benoît n’est jamais que l’exploitation conséquente des sources latines dont elle est issue, conformément au double sens de l’expression « sortir du sujet » qui marque simultanément l’écart et l’origine.
17Or la question de l’origine est essentielle pour Benoît. Elle transparaît dans son souci d’éclairer son public sur l’étymologie du mot monde dérivé de motus – voire dans la mention d’Isidore de Séville17 –, ou encore, suivant les vers précités, dans son insistance à souligner « le commencement, l’orine, l’estrace et le naissement » de son « uevre ». Cette thématique est surtout sensible dans les premiers vers de l’Histoire où, suivant la parfaite coïncidence du début du récit et de la naissance du monde, se confondent les commencements. L’entrée en matière digressive n’est pas qu’un morceau de bravoure fonctionnel et élégant. De la même manière que dans les « romans antiques » qui se donnent à lire comme des textes historiques et des mises en mémoire du passé, les clercs saturent le temps en plaçant au début de leurs récits un mythe fondateur qui enclenche l’histoire (Thèbes : Œdipe ; Enéas, jugement de Paris ; Troie, Jason), Benoît installe avec son ambitieuse entreprise de description du monde une origine absolue qui a partie liée avec la conception même de l’histoire, entendue comme contenu événementiel rapporté par le discours historique et comme genre narratif.
Digression et sens de l’histoire
18En introduisant son récit sur le geste créateur de Dieu, Benoît s’inscrit dans l’héritage des premiers auteurs chrétiens et des historiens médiévaux qui voient dans le monde un livre où les événements sont écrits par la main de Dieu. « Tu as dans l’histoire, écrit Hugues de Saint-Victor, de quoi admirer les faits de Dieu. Lis donc et apprends qu’au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. » Ancrée sur la Genèse, l’histoire est conçue comme une histoire sainte continuée, où, de la création du monde à sa fin, toute créature vivante réalise un plan unitaire et finalisé. Cette grille de lecture esquissée dans l’incipit s’étend à l’ensemble du récit : la destinée des ducs normands, depuis le Danois exilé Rollon, prédestiné à se convertir, jusqu’à ses descendants, princes très chrétiens qui poursuivent son œuvre par leur foi, confirme le principe de l’intervention directe de Dieu dans l’histoire de l’humanité.
19Toutefois, si l’on s’en tient à la seule introduction du récit, cette conception théologique de l’histoire ne fait qu’affleurer, ou plutôt elle s’exprime en des termes plus « historiques » que proprement théologiques. Contrairement à Hugues de Saint-Victor qui, dans le passage précité, renvoie pour comprendre l’histoire au « commencement », au moment « où Dieu fît le ciel et la terre », Benoît ne remonte pas au tout premier jour de la Genèse. Il commence après que « li mundes fu esta-bliz », que « Damledex oct [déjà] departiz / Les elemenz chascuns par sei », il se situe exactement au quatrième jour de la Création, quand furent conçus au firmament du ciel les grands luminaires qui séparent la lumière des ténèbres. Le différé est significatif. Ce qui est posé au seuil du texte, ce n’est pas le chaos des origines, mais un univers organisé et rythmé par la succession des jours et des nuits ; ce qui est célébré c’est la naissance du temps chronologique et, par voie de conséquence, le début de l’histoire. Les finalités supraterrestres sont là, bien sûr, mais l’histoire n’a pas seulement pour objet de dire ce qu’a fait Dieu, elle a aussi pour tâche de souligner l’avènement de son action, de dire ce qui s’est passé. Le déclencheur temporel amorce ainsi une représentation linéaire du temps où prendra place, dans la continuité du mouvement originel, l’histoire des Danois et de leurs descendants. Il induit aussi un certain mode de narration historique. Le récit de Benoît est modelé par le temps chronique puisqu’il donne à lire, suivant un canevas rigoureusement chronologique, les « vies », entendues comme formes narratives, des ducs normands qui se succèdent « par ordre », comme le rappelle le titre porté en rouge sur le manuscrit anglais de l’Histoire, ce principe organisateur étant comme un écho du monde « departiz » du quatrième jour de la Genèse et de sa belle ordonnance.
20La distance prise par Benoît avec le modèle proprement ecclésiastique se confirme, me semble-t-il, dans son recours à la géographie, matière moins ostensiblement théologique que l’histoire universelle qu’il aurait été pourtant autorisé à développer, à la suite de la référence à Noé et à ses fils que lui fournissait Guillaume de Jumièges. Or, c’est en terme spatial et non temporel qu’il choisit de configurer le continuum historique, réalisant ainsi ce « rêve de cartographe qui meut, selon Paul Ricœur, l’entreprise historique18 ». Le fait mérite d’être souligné. L’ouverture de l’Histoire atteste les préoccupations encyclopédiques des clercs du xiie siècle, et elle répond à la manière dont ils ont conçu, à la suite d’Orose, le rôle de la géographie. Selon Orose, le récit des guerres et des malheurs qui ont frappé l’humanité passe non seulement par la connaissance des faits mais aussi par celle des lieux où ils se sont déroulés. Benoît qui s’est inspiré du plan orosien pour organiser son tableau du monde, ne pouvait ignorer son approche de l’histoire. Dans ce récit de fondation qu’est l’Histoire des ducs de Normandie, la description en arrière plan de l’orbis terrarum est plus qu’une simple illustration du texte historique, elle fait partie intégrante de l’histoire, elle est même une condition de son intelligibilité. Partant du principe que « Tot quanqu’a soz le firmament / Unt des elemenz lor creance / E lor nature e lor substance » (v. 81-84), Benoît signale le rapport de causalité entre les lieux et les êtres vivants. Les parties du monde sont soumises aux différences de climats, qui eux-mêmes conditionnent la nature des animaux et celle des êtres humains. Après les régions trop chaudes et les pays tempérés, Benoît s’arrête sur les zones froides, où le climat hostile rend les hommes « sanz nul temprement » :
Por ce resunt desatempré,
Por ce n’i a humanité,
Por ce ne sevent que est lei
Ne que est jorz ne anz ne mais,
Por ce nen a en eus douçor.
21Cette évocation du Nord de l’Europe et du tempérament des peuples qui y vivent trouvera son illustration exemplaire avec les Danois. Leur cruauté, leur violence, leur lubricité, leur impiété, qui feront par la suite l’objet d’un long développement, se trouvent d’entrée expliqués, voire justifiés, par la nature des lieux dont ils sont originaires. Aussi, sur cette seule donnée, le récit des invasions Vikings, menées d’abord par Hasting, puis par Rollon, se trouve-t-il déjà engagé. Le jugement que porte Benoît sur le Danemark est néanmoins corrigé plus loin par l’image de la couronne, avec laquelle le pays est comparé. Or cette comparaison témoigne, elle aussi, du lien entre la géographie et l’histoire des événements. La couronne de montagnes qui entoure le pays laisse augurer le destin exceptionnel des Danois dont les descendants, à partir de Guillaume le Conquérant, seront rois d’Angleterre.
22À l’instar des histoires ecclésiastiques qui construisent une continuité entre les personnages et les événements bibliques et l’histoire des hommes et des royaumes, l’espace évoqué est une manière de préfigurer l’avenir, voire le présent. Pour Benoît, le récit historique n’est pas seulement factuel. Écrire l’histoire nécessite les compétences d’un clerc qui est capable, pour restituer et comprendre les événements, de faire un détour, une digression, par le passé afin d’y décrypter des signes précurseurs et de les interpréter. Sans doute l’auteur vernaculaire est-il pénétré de sa valeur, et son ouverture de l’Histoire où l’incipit se confond avec la Genèse et où « le geste divin de la coupure autorise et sublime cette coupure qu’est le début du texte19 », le prouve. En se donnant pour point de départ le récit des origines, le texte rehausse solennellement son propre début et lui confère par analogie le prestige d’une origine absolue. L’introduction digressive reconfigure le récit suivant un principe d’inversion : les sources latines ne sont plus premières, elles s’insèrent après un développement qui, certes, les introduit habilement, mais qui, dans le même temps, les relègue au deuxième plan, marquant ainsi la prééminence de l’œuvre vernaculaire.
23L’improvisation prolixe de Benoît n’est qu’un simulacre de dérive. L’éloignement initial est une autre manière de générer un lien, de préparer les fils de la trame pour mieux retrouver une linéarité textuelle et discursive. Plus qu’un fond de décor ou un artifice poétique et rhétorique repris à la tradition, la présence d’une géographie des origines et d’une cosmographie impulse un rythme, un mouvement à partir duquel le fil de l’histoire des ducs et des rois pourra s’extraire d’un monde plein de bruit et de fureur et se dévider selon une belle rectitude. Elle est aussi le subtil réflecteur des implications idéologiques et historiques de l’œuvre, qui ne sauraient être contenues dans les cadres topiques d’un prologue classique. Dès le seuil du récit, l’historicité de l’écriture est prise et confondue dans le monde qu’elle exprime : son objet est d’offrir un regard sur l’histoire et de confirmer l’émergence d’un devenir humain et d’un savoir, qui légitime l’écriture historique et la fonction même de l’historien.
Notes de bas de page
1 L’Histoire des ducs de Normandie, v. 2112. Les citations renvoient à l’édition de Carin Fahlin, La Chronique des ducs de Normandie par Benoît, publiée d’après le manuscrit de Tours, avec les variantes du manuscrit de Londres, t. I et II, Uppsala, 1951-1954 (Bibliotheca Ekmaniana, 56 et 60) ; t. 3. Glossaire entièrement revu et complété par les soins d’Östen Sôdergard, Uppsala, 1967 (Bibliotheca Ekmaniana, 64) ; t. 4. Notes par Seven Sandqvist, Stockholm, 1979 (Acta Universitatis Lundensis, I, 29). Pour ce qui est d’intituler l’œuvre Histoire et non Chronique, nous suivons la suggestion d’Emmanuèle Baumgartner.
2 Randa Sabry, Stratégie discursive : digression, transition, suspens, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1992.
3 Laurence Mathey-Maille, « L’écriture des commencements dans le Roman de Rou de Wace et la Chronique des ducs de Normandie de Benoît de sainte-Maure », Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, Études recueillies par Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, vol. 1, p. 79-95, ici p. 93.
4 Sur la définition de la digression comme écart, cf. R. Sabry, op. cit., chapitre IV.
5 De moribus et actis primorum Normanniœ ducum auctore Dudone sancti Quintini decano, nouvelle édition publiée par Jules Lair, Caen, 1865 (Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 23).
6 The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vitalis and Robert of Torigni, éd. et trad. d’Elisabeth Van Houts, Oxford, Clarendon Press, 1998, 2 vol.
7 Sur les sources utilisées par Benoît, cf. l’étude d’Hugo Andresen, « Über die von Benoît in seiner Normannischen Chronik benützten Quellen, ins besonders über sein Verhältnis zu Dudo, Wilhelm von Jumièges und Wace », Romanische Forschungen, t. 1, 1873, p. 326-412.
8 Roger Dragonetti, La Vie de la lettre au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1980, p. 48.
9 F. Vielliard, « Benoît de Sainte-Maure et les modèles tardo-antiques de la description du monde », L’Antiquité dans la culture européenne du Moyen Âge, Ergebnisse der internationalen Tagung in Padua 27/09-01/10/1997. Herausegegeben von Rosanna Brusegan und- Alessandro Zironi, unter Mitwirkung von Anne Berthelot une Danielle Buschinger, Reinike-Verlag Greifswald, p. 69-79, en particulier p. 76.
10 Cf. Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier Collection historique, 1980, ch. VII en particulier.
11 Cf. B. Guenée, Histoire et culture historique, op. cit., p. 189.
12 Cf. B. Guenée, Histoire et culture historique, op. cit., p. 167.
13 F. Vielliard, art. cit., p. 77.
14 Cf. R. Sabry, op. cit., p. 127 en particulier.
15 Même ellipse, plus loin – reprise cette fois directement à Guillaume de Jumièges – à propos des Amazones, dont l’histoire est développée dans un autre ouvrage lui-même référencé :
D’eles neu vuil plus maintenir,
Mais qui lor faiz voudreit oïr
Si lise l’estoire des Goz,
Qui moct est plus granz que les noz ;
Iloc orra lor ovre entiere,
Qui moct i est granz e pleniere (v. 449-454).
16 Quintilien, Institution oratoire, IV, 3, 15 ; Cicéron, De oratore, II, 311.
17 Comme le relève F. Vielliard dans son article, p. 78.
18 « Même si l’idée d’histoire universelle doit rester à jamais une Idée au sens kantien, à défaut de constituer un géométral au sens leibnizien, le travail d’approximation susceptible de rapprocher de cette idée les résultats concrets atteints par la recherche individuelle ou collective n’est ni vain ni insensé. » Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1, Paris, Le Seuil, 1983, p. 248-249.
19 Cette belle formule est reprise à une note de R. Sabry. qui reprend un commentaire de Louis Marin (Séminaire EHESS, 1985-1986), op. cit., p. 145, note 3.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
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