Digression-jouissance et digression pédagogique chez les découvreurs de « nouveaux mondes » (xive et xve siècles)
p. 259-275
Texte intégral
Je vois des gens qui s’effarouchent à la moindre digression, et, moi, je crois que ceux qui savent en faire sont comme les hommes qui ont de grands bras et qui atteignent plus loin. Montesquieu, Mes pensées, n° 813, p. 971
(O. C. – Le Seuil – L’Intégrale)
1« Découvreurs », ils le sont ou souvent, ils croient l’être ou le devenir ; en tout cas, ils aiment à se présenter comme tels. « Nouveaux mondes », ils « les » baptisent stricto sensu, car, pour la plupart d’entre eux (italiens de surcroît), ils s’estiment investis d’une mission divine écrivant sous le regard de Dieu, même lorsque leur voyage de la Découverte n’est point forcément dicté par des motivations ou par une finalité d’ordre spirituel. De sorte que leurs récits (parfois à répétition) se présentant d’un strict point de vue discursif et narratif, comme un emboîtement d’histoires qui en rend la lecture dans un premier temps attractive et dépaysante, mais, en même temps, vu leur répétitivité structurale, non dépourvue d’un certain ennui tant est grand, chez tous, le désir de nouveauté, une nouveauté qui se révèle en fin de compte plus fictive qu’authentique, leur récit peut engendrer ce type d’impressions étant donné qu’il est moins une relation véritable au contact des faits qu’une reconstitution après coup de ce qu’ils ont pu voir et entendre.
2Et pourtant c’est un truisme que de déclarer, en ce début d’exposé, qu’ils nous présentent avec enthousiasme une expérience vécue et qu’ils entendent l’offrir à la curiosité de l’ignorant occidental comme un témoignage pionnier. Leur perspective historicisée ou recomposée comme telle (chez un Pierre Martyr d’Anghiera, on le verra) est aussi à replacer dans un contexte d’imitation d’autres exempla écrits qui font partie d’un climat d’émulation très significatif de cette sorte de littérature des voyages et de la découverte d’« autres mondes », très lointains et a priori très étranges : d’autres récits de voyageurs (pèlerins, marchands, soldats, missionnaires, etc.) qu’ils ont pu lire directement ou dont ils ont pu avoir occasionnellement des échos par la tradition orale.
3L’enquête que nous nous proposons, limitée aux xive et xve siècles, s’articulera en trois temps, trois phases relativement distinctes de ce qu’on pourrait appeler une littérature digressive, expression évidemment à examiner de près et à discuter :
- une première phase correspond à un premier type de récit mis en œuvre par Marco Polo et dont maints textes ultérieurs se réclameront, en se déclarant peu ou prou ses héritiers : le récit de l’inouï et du jamais vu est, en soi, déjà, comme une digression implicite, annoncée ;
- un second temps serait celui d’un deuxième type de récit que nous appellerions volontiers le récit mode d’emploi ou récit de la glose ; avec lui, on entre de plain-pied dans la digression clairement pédagogique, une sorte de métadiscours propre au commentaire fait par l’intéressé, le voyageur-narrateur ;
- enfin, troisième et ultime phase, soit un troisième récit à ne pas négliger, produit des deux précédents, celui de la distanciation ou encore de la digression à l’envers, conduit par l’œil critique porté sur l’excès de merveilleux, et placé sous le haut patronage divin.
Premier type de récit : le récit de l’Inouï et du Jamais vu ou récit de la digression implicite, annoncée
4Il s’agit donc, à la façon des Vénitiens de Marco Polo, à la fin du xiiie siècle, du récit de l’inventaire des mirabilia. Qu’on relise à cet effet les toutes premières lignes1 de cet epos exemplaire appelé à cultiver le superlatif par comparaison (systématique) avec les choses « vues » ou « ouïes » à l’Occident, en Europe ; et l’on constatera vite un penchant à magnifier d’« autres réalités ».
5Or, tous nos voyageurs sont portés, presque d’entrée en pratiquant volontiers l’hyperbole, à crédibiliser ce premier type de récit miraculeusement initiatique, de source oraculaire, et par le biais de fréquents rapprochements de l’Inconnu avec le connu, quitte à s’attacher à « poursuivre » pour ne pas, dès le départ, hacher et émietter ce qui par définition doit donner l’illusion d’un continuum.
6Deux exemples suggestifs à ce propos :
7– Commençons par la fin (chronologiquement) avec cette lettre que le Florentin Amerigo Vespucci (nullement directement responsable, notons-le, d’avoir baptisé de son prénom, tout un continent) rédige, à l’intention de son commissionnaire Pierfrancesco de’Medici, et qu’il lui adresse le 28 juillet 1500. L’épithète merveilleux, avec le substantif (on pourrait dire la substance) la merveille, y sont particulièrement redondants concernant ce voyage pour le compte des Rois très chrétiens d’Espagne (deux caravelles), voyage qui a débuté un an auparavant (le 18 mars 1499). À quoi assiste-t-on ?
8À quelque chose de semblable, mutatis mutandis, à la dérive des continents, expression consacrée par les géographes : ici à une véritable dérive linguistique faisant état, dans l’enthousiasme du « découvreur » ou réputé tel, d’une collection de mirabilia mis bout à bout qui paraissent ne jamais en finir d’étonner, premiers signes évidents présentés sous la forme de « secrets » d’une découverte (discobrir écrit, à l’Espagnol, le Florentin !), à faire partager par émerveillements cumulatifs, c’est-à-dire, écrit encore Amerigo Vespucci, « dignes de mémoire ». Première dérive à l’état brut en quelque sorte, élémentaire, confortée, de surcroît, par une lecture mythique qui n’est autre que celle du tragique périple ulysséen tel que l’a « vu » et magnifié Dante (Inf XXVI). Ce qui signifie que d’emblée, le récit de la nouveauté né apparemment d’une pratique, ressortit à la « révélation » de miracles successifs car, de manière fort ambiguë, Vespucci prend soin de préciser, sans doute pour mieux égarer (ou éblouir) son lecteur novice : « la pratique vaut plus que la théorie » (sic ! p. 61).
9Notons-le : ce texte, d’entrée, prend appui sur d’autres textes appelés à « témoigner » (testo, en italien rime quasiment avec teste, le témoin) Le texte (d’Amerigo Vespucci) engendre du texte. Autant dire tout de suite qu’il n’y a pas, pour Vespucci comme pour tant d’autres avant et après lui, de texte nu, au départ ; au départ, tout texte de cette espèce est déjà contaminé et invite à contamination ne serait-ce qu’en se reproduisant, et en se déformant « de bouche à oreille ».
10– L’autre exemple nous renvoie au xive siècle : une fois n’est pas coutume dans le corpus que nous présentons, composé en très grande majorité de marchands, il s’agit d’un religieux, le premier Européen à avoir pénétré à Lhassa, au Tibet : Odorico da Pordenone2 qui, parti en avril 1318 de son couvent d’Italie pour se rendre à Pékin, y séjournera trois ans pour un périple au total de douze années qui le voit visiter aussi la Perse, l’Inde, les îles de l’archipel de la Sonde et la Chine.
11L’hyperbole est constamment au rendez-vous de ses observations : la merveille fournit les titres, on le sait, d’ouvrages comme ceux de Marco Polo et d’autres, fournit aussi celui de ce franciscain (Le Livre des Merveilles du Monde) tout comme il fournit l’intitulé de celui de Iacopo da Sanseverino3 : Libro piccolo di meraviglie, livre petit peut-être par ses dimensions mais grand par ses « effets ». Le Beau, sous la plume de ce « frère mineur » dont la mission est avant tout apostolique, certes, le Beau et le positif foncier qui se dégage de sa vision du monde éclipsent tout le reste : ses remarques et annotations vont vite servir de repoussoir, instinctivement, images d’un miroir devenu déformant, à d’autres considérations où l’éthique va progressivement supplanter et occulter même l’esthétique. Ce qui est beau, est bon, vrai etc.
12En d’autres termes, cet « autre » texte, d’une tout autre découverte (celle de la Foi chrétienne reconquise, réactivée) au contact d’autres réalités spirituelles (ex. le nestorianisme) va produire une tension maximale entretenue par un émerveillement indéfectible qui trouve en lui-même, en elle-même ses propres limites. « Trop » doit savoir finalement autoriser le « plus », surtout dans une optique franciscaine. Une attitude qui, paradoxalement rejoint une formule d’Amerigo Vespucci, qui dans une tout autre optique – marchande mais non mercantile ! – est amenée à définir dans un but de juste descriptif, un self-control narratif jugé par le Florentin comme plus capable de séduire son lecteur pour l’amener à mieux cerner et à comprendre (le verbe est usité) ce qu’un autre lui rapporte, c’est-à-dire offre à sa réflexion.
13La crédibilité de ce nouveau type de narrateur en passe donc par une juste mesure qui est certes, aussi, une prudence tactique vis-à-vis des richesses du monde occidental christianisé de manière à ne pas venir froisser la susceptibilité des Puissants et gouvernants auxquels s’adressent d’abord ces textes qui les renseignent (les rassurant tout en les émoustillant) sur ce qui se passe ailleurs dans des contrées et sous des cieux fort lointains. Au fond, à trop vouloir vanter les trésors, les prouesses et les richesses de l’Orient, on finit, peuvent penser certains de ces voyageurs privilégiés, par ne plus rien prouver du tout.
14Ne pas dériver par conséquent, c’est, dans un sens très large, savoir garder une conduite. Déjà en 1330, le frère frioulan Odorico da Pordenone, s’autorisant par ailleurs de s’auto-proclamer « défenseur de la Foi » en pays lointains, en face d’autres religions ou sectes de l’Orient, suit et répète les mêmes préceptes équivalant à un dosage judicieux. En effet, celui-ci, en prétendant ne rapporter que ce qu’il a vu et entendu, déclare n’avoir recours pour le reste qu’à des informateurs « dignes de foi », expression récurrente de sa relation. Ceci dans le but clairement avoué de ne pas s’écarter de son propos de militant de la Foi, c’est-à-dire de ne point s’égarer et se perdre, sans employer le terme comme Dante sur le chemin du Salut (ex. Purg. VI, 28), en digressions futiles qui seraient autant de diversions ou de déviances relevant de l’hétérodoxie. Voyager pour Odorico, c’est donc avant tout enquêter, interroger pour mieux s’interroger. Voyager n’est point jeu : écrire le voyage non plus.
15Écrire par conséquent, transcrire revient à surveiller ses paroles qui, à leur tour, doivent être « dignes de foi » en visant juste. Rien de digressif en apparence, en volonté du moins, au point qu’on le verra dans notre troisième partie, Odorico achève son récit de voyage par une vision allégorique, bridant ainsi définitivement ce message qu’il voudrait le plus véridique possible, pour des yeux mais surtout pour des oreilles d’Occidentaux, y compris lorsqu’il s’agit, pour lui, de disserter sur l’une des fictions proprement légendaires qui aura le plus la vie dure dans l’Occident médiéval, celle du Prêtre Jean à laquelle tant de voyageurs accordent crédit, rappelée par lui (p. 68). De sorte que ce récit hyperbolique, et à la limite caricatural par rapport aux strictes réalités croisées en chemin, prédispose en soi à un second récit de nature explicative du type : la merveille est telle qu’elle mérite explications pour qu’elle devienne à la portée de son lecteur-témoin « à distance », merveille donc fort connotée mais prise en charge par celui qui en est, dans un premier temps, le seul témoin (visuel, auditif mais plus rarement olfactif) et qui, en un deuxième temps, s’en fait le messager pour le compte d’yeux et d’oreilles d’Occidentaux.
16En bref, la merveille subjugue à ce point que celui qui croit être l’unique découvreur, par son trop-plein, est conduit à déborder largement de son objectif initial ; il est poussé, par impatience, orgueil ou par tout autre motif à greffer, sur ce premier récit hédoniste et hyperbolique, un autre récit ou plutôt des éléments d’appréciation, véritable clin d’œil à « son » lecteur du moment. Ce qui revient à dire que la merveille ne se suffit plus à elle-même et qu’elle fait naître une subjectivité de l’émerveillement. Le « nouveau » récit (pédagogique) glisse ainsi de l’objet à l’acte qui l’a fait surgir. Littéralement agressé (envahi) par un Beau pléthorique, la découverte digresse en direction du pourquoi de ce Beau : une merveille au second degré pour ainsi dire.
17Elle mérite donc, cette merveille-là, si fortement connotée non point d’être banalisée mais apprivoisée quitte à ce qu’elle se répète miraculeusement. Vouloir l’expliquer aboutit paradoxalement à la rendre relativement inexplicable.
Second type de récit : le récit mode d’emploi, le récit de la glose ou de la digression pédagogique
18Pas de récit de la découverte sans récit mode d’emploi qui en fasse une découverte au second degré : toute relation de voyageur-explorateur suppose un guide de lecture, le récit du comment. De témoin passif, subjugué, celui-ci devient témoin actif et acteur, celui qui a pu et a su faire surgir la « découverte » ou plus exactement les découvertes en série. Le récit devient, à sa manière parcours initiatique puisque, de l’aveu même de son « auteur » (« moi, frère Odoric », déclare le franciscain » ; « moi, Alvise Ca’da Mosto suis le premier... » déclare à son tour, mais plus d’un siècle plus tard, l’agent commercial vénitien), toute découverte ne vaut que par son agent, une volonté pour ainsi dire démiurgique qui va, à son tour, dévoiler le processus d’un savoir-faire. « Scopritore », certes mais tout aussi bien « inventeur » qui doit savoir en parler pour la faire ensuite partager à ses contemporains moins chanceux que « lui », qui sont souvent d’abord ses compatriotes. Le récit, leur récit, naîtra donc d’une collusion fraternelle entre un exotisme difficilement croyable au départ et une familiarité culturelle et « patriotique » qui relève d’une bienheureuse connivence.
19L’exemple sans doute le plus explicite à cet égard demeure celui que l’on vient de nommer, le gentilhomme vénitien Alvise Ca’da Mosto, « découvreur qui se dit le premier », en 1455-56 des côtes africaines, guinéennes et du continent noir, lequel affirme, au tout début de sa première relation avoir osé s’aventurer « sur la terre des Noirs de la Basse Ethiopie », en 1455. Voici comment il présente à « son lecteur », l’essence de son périple4 :
Au cours de cet itinéraire, j’ai vu beaucoup de choses inconnues et dignes d’être relatées ; et je souhaite que mes descendants puissent comprendre dans quel état d’esprit je me suis mis en quête de contrées si différentes ; et si inouïes que nos usages, nos lieux et nos modes de vie en comparaison de ce que j’ai vu et entendu, pourrait, à juste titre, appartenir à un autre monde.
20Au milieu du xve siècle par conséquent, et sous la plume « marchande et commerçante » d’un Vénitien habitué à côtoyer des populations bigarrées quant à la race, à la religion, aux modes de vie et de penser, tout est en place déjà pour dire et commenter le mode d’emploi de ces « voyages » vers, dans d’autres mondes : la méthode comparative, la collusion de l’inconnu et du connu, la finalisation cognitive. Ce qu’explique très bien un volume d’Actes de colloque de 19855, consacré aux « métamorphoses du récit de voyage ».
21Quelque quarante ans plus tard, et toujours au xve siècle, un autre auteur de « voyages », mais un auteur « immobile » puisque, bien qu’ami de Christophe Colomb, il ne mettra jamais le pied sur le pont d’une caravelle et ne quittera à aucun moment les rivages de la vieille Europe, ne procède pas autrement en matière de digression pédagogique, c’est-à-dire en organisant son récit « à répétition » en fonction des données recueillies lors d’« interrogatoires » auprès des navigateurs concernés : il s’agit de l’humaniste milanais, Pierre Martyr d’Anghiera, dont l’un des textes majeurs, la Décade Océane (I) vient de paraître aux Éditions Les Belles-Lettres, après celle, plus ancienne, et toujours aux Belles-Lettres, de J.-Y. Boriaud – T. Todorov6.
22Milanais et romain à vrai dire puisque ce secrétaire du gouverneur de Rome Francesco Nigro et attaché au service des cardinaux Ascanio Sforza et Giovanni Arcimboldo, devient protonotaire apostolique. Autrement dit, et à la différence de tous les autres auteurs de notre corpus, un non-navigateur mais historien ou chroniqueur et haut fonctionnaire de la hiérarchie politique et religieuse romaine. La recomposition de son, de ses récit(s), les huit décades de son De Orbe Novo rédigées à partir de 1493, n’en est que plus éclairante sur la genèse apparemment plus objective que tous les autres récits où le « je » du narrateur est à la fois juge et partie, et sur son éminente fonction pédagogique post res gestas. Il est tout aussi significatif que ces récits « à épisodes » recueillis de la bouche même des acteurs (et du plus illustre d’entre eux, Christophe Colomb le Génois) s’appuient encore, sous la plume d’un humaniste de la fin du Quattrocento, sur des textes anciens également mentionnés par d’autres voyageurs : ici le Pline des Histoires naturelles (op. cit., p. 29) ainsi que l’Aristote du De Caelo et Mundo. Des récits fortement marquetés de digressions « éclairantes », aux raccords bien voyants étant donné qu’il s’agit bien ici, à proprement parler, de reconstitutions ; les premières lignes de la seconde décade (op. cit., p. 33) adressées au cardinal Ascanio Sforza ne laissent planer aucun doute à ce sujet :
Vous désirez apprendre les événements d’Espagne touchant le Nouveau Monde... Ce qu’ils racontèrent, lui (Colomb) et d’autres hommes dignes de foi que j’interrogeai successivement, je me propose pour vous complaire de le passer en revue ; j’ai reçu leur rapport, je vous le transmets.
23Avec Pierre Martyr, la pédagogie est particulièrement bien servie : l’ordonnancement de son, de ses récits, particulièrement bien soignée. Digressions à l’appui de ce qui devient sous sa plume de « rapporteur » ou, si l’on veut, de porte-parole attitré, une véritable démonstration de qu’a été, de ce que doit être « la découverte », dût-on écrire ce mot « sacré » au pluriel. Pour disséminée qu’elle soit, et multi-directionnelle (américaine, africaine, asiatique), elle n’en relève pas moins d’un fort sentiment unitaire et, finalement, « divin ».
24En ce qui concerne la structuration constante des récits-rapports de Pierre Martyr sous forme de micro-récits emboîtés, saute aux yeux le passage constant de récit du premier type (notre première partie) à des récits du second type, bien encadrés et signalés tant au début qu’à la fin par des verbes comme « revenir » ou encore « reprendre » :
25« Revenons maintenant à notre temps » (p. 30, 1er livre) ; « j’en reviens au voyage » (p. 39, 2e livre) ; « revenons à notre objet dont nous nous sommes écartés » (ibid., p. 42) ; « revenons à ce qu’il trouva » (p. 53, 3e livre). Et, pour le second verbe : « il nous faut maintenant reprendre notre propos où nous l’avons laissé » (p. 53, 3e livre).
26Les textes répétés de Pierre Martyr, rapports transcrits d’après des témoignages directs, ne sont pas sans rappeler, toutes proportions gardées et largement plus de siècles après, la transcription géographique dont le roi chrétien Roger II de Sicile (avant 1154) avait chargé le savant et prince musulman Idrîsî7, attaché à sa cour palermitaine. Un certain nombre de points communs feraient ressortir : d’abord, et d’emblée, un même souci d’allégeance divine envers le Très Haut, responsable de la Création universelle ; ensuite, une identique attirance pour « la merveille », tant celle authentique et reconnue comme telle, à cette époque comme le phare d’Alexandrie encore debout que celle, mentionnée toutefois sous sa forme légendaire des Îles Fortunées appelées par le géographe arabe les Îles Éternelles (I, 1, p. 69) ; encore un même recours méticuleux au chiffrage pour dimensionner des réalités hétérogènes (environnement, relief, architecture, habitat...) ainsi qu’à différents informateurs toujours « dignes de foi », marchands plutôt, mais aussi marins ou voyageurs (III, 1, p. 161 ; I, 3, p. 79) comme pour diversifier et enrichir d’autant l’information ; enfin et par-dessus tout même scrupule à décrypter le langage des autochtones (toponymes notamment) jusque et y compris le non-dit (p. 108) qui limite par conséquent les dangers de l’incertitude.
27En somme, pour Idrîsî déjà, dans la première moitié du xiie siècle, tout comme pour Pierre Martyr à la fin du Quattrocento, décrire « au plus près des réalités de l’ailleurs » n’est pas inventer ; et relater pour informer n’est point synonyme de délayer, s’attarder, enjoliver au besoin.
28Et, pour en revenir à Pierre Martyr d’Anghiera, la digression sert à l’évidence de marquage narratif ; elle fait fonction de premier et dernier état d’une découverte opérée et archivée, de mémorial ou plus exactement de memorandum bien en place, quasiment définitif, une sorte de sic transit gloria mundi et à condition de faire suivre la célèbre formule de « novi ». Pour les « nouveaux mondes », et avec Pierre Martyr voyageur immobile, les res gestas l’emportent sur les res gerendas : l’histoire écoulée (acta est fabula) éclipse désormais l’histoire à poursuivre, celle qui continue d’enrichir la mémoire humaine aux xive et xve siècles. Au point que la digression, fréquente comme l’histoire qu’elle connote, possède elle-même une histoire à l’intérieur du texte de la découverte qu’elle contribue à enclore parfaitement ; à laquelle elle adhère et avec laquelle elle coïncide totalement. Le meilleur exemple stylistique de ce label de bel ouvrage achevé, nous pourrions le trouver à la page 44 du deuxième livre de la Décade océane où le début s’énonce de cette façon :
voici comment les Indigènes recueillirent l’or... etc.
29qui renvoie à cette fin où la boucle est bouclée de la manière suivante :
voici donc, en bref et sans ordre ce que j’ai pu recueillir.
30C’est pourquoi le même Pierre Martyr d’Anghiera a pu, dans son premier livre de la Décade Océane commencer – un comble pour une digression ! – son récit par la longue digression, liminaire de ce fait sur les îles Fortunées (p. 20 à p. 24) c’est-à-dire tout simplement par un vieux topos médiéval qui aura la vie aussi dure que celui des Colonnes d’Hercule... ou du Prêtre Jean.
31La digression pratiquée par Pierre Martyr, digression ab ovo est en réalité une digression ex novo, sorte de baptême de la nouveauté mais « à l’ancienne », sous le patronage d’autres écrits, de l’Antiquité, en bon humaniste qu’est ce témoin de la Cour Romaine. Tout comme le latin est encore, pour beaucoup de témoins, authentiques eux, la langue docte dans laquelle s’écrit et se distingue la nouveauté (Amerigo Vespucci par exemple, avec son Mundus novus) ou bien celle dans laquelle se traduit, se retraduit le récit initial, rédigé pourtant en volgare, que ce soit le castillan ou l’italien comme c’est par exemple le cas de la lettre de Christophe Colomb à Gabriel Sanchez8, de février 1493, expédiée de Lisbonne.
32Cependant on serait incomplet si, parallèlement à ce type de digression marquant un récit dans son état définitif ou quasi définitif, on ne tenait point compte aussi, comme preuve de l’ubiquité de l’emploi de cette figure de style, de sa malléabilité narrative, d’une digression indicielle du caractère provisoire, très temporaire d’une conquête en train de se faire, celle de terres et de contrées fort lointaines. À l’appui de ce nouveau genre de digression proprement erratique, on peut alléguer le témoignage d’Eustache Delafosse9, un aventurier marchand certes, mais flamand cette fois : celui-ci, largement plus de dix ans avant le précédent, Pierre Martyr, soit en 1479-81, effectue entre autres un voyage sur les côtes africaines de Guinée dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque de Valenciennes, dont il ne tirera un récit que bien plus tard quoiqu’en 1481 il en ait déjà plus qu’ébauché la rédaction, ce qui l’amène de manière contemporaine à citer le périple d’Amerigo Vespucci (au chapitre VII relatif aux Îles Canaries, ex-îles Fortunées !). Voyage-découverte en Afrique noire donc, mais postérieur d’un quart de siècle à celui du Vénitien Ca’da Mosto. Or, lui aussi, homme du Nord de l’Europe, ponctue son histoire « vécue » de « revenons à notre propos » (p. 43), ou de « poursuivons le récit de notre voyage » (p. 51), ou encore, à la manière de Pierre Martyr de « il faut maintenant reprendre le récit où je l’ai trouvé ».
33Mais, différence plus que notable avec ce dernier, Eustache Delafosse, à la suite de simples incises assez peu développées à vrai dire, sortes d’amorces digressives, et dans le but d’accréditer au passage moins des comportements humains, qu’ils soient individuels ou collectifs, n’hésite pas à se servir aussi de mini-digressions quasi systématiquement pour des inventaires « au fur et à mesure » de lieux déjà baptisés (ou, le cas échéant, à rebaptiser à la manière chrétienne), d’objets naturels ou culturels touchant la faune, la flore, l’habitat, de rites parfois et également de notations langagières à l’usage de son lointain lecteur forcément incompétent en la matière, et même parfaitement ignorant.
34La digression, on l’aura constaté, est devenue une manière de réactualisation d’un/de langage(s) ; elle est, dans ce cadre, le mot de passe chargé d’initier les populations sédentaires et le public d’Occident en jetant comme un pont entre des types si éloignés de civilisations hétérogènes. Elle assume alors le rôle de traduction en langage plus lisible et plus audible de pratiques ou de réalités qui, sans cela, seraient demeurées lettre morte et eussent paru totalement incompréhensibles à ce public, profane en l’occurrence.
35Née du discours d’un baptême, la digression donne naissance finalement à un méta-discours qui est celui d’une auto-louange à l’attention de celui qui s’octroie le mérite d’être ce découvreur à qui Dieu a offert la découverte : la digression se fait liturgique et se mue en épiphanie du Nouveau. De plus, elle s’enrichit pour s’exercer à double sens : sanctionnant un état définitif sous forme de conclusion par conséquent, d’un côté, elle peut, à un autre moment être la marque du provisoire et se transformer en invitation à poursuivre l’aventure toujours recommencée dans le cadre de ce que les historiens, après coup, ont appelé au pluriel « l’ère des découvertes ».
36Il convient donc de tenir compte aussi d’un troisième type de récit, celui de la digression à l’envers que commande un regard de plus en plus critique qui s’interdit de trop gloser et vise à l’essentiel de la « découverte ».
Le troisième récit : la digression à l’envers ou l’œil critique sur le merveilleux
37S’émerveiller ne suffit pas, ou ne suffit plus ; gloser la merveille au risque de surenchère excessive non plus, à moins d’entendre ce verbe sous son acception qui, a contrario, prenant conscience que le merveilleux en question est tout de même trop beau pour être vrai. Commence à apparaître, certes lentement, l’idée qu’il n’est de vrai que ce qui est bref. Veritas rejoint brevitas, l’opposé de tout esprit à caractère digressif par conséquent.
38Un regard critique s’instaure petit à petit qui s’efforce, chez le voyageur devenu plus juge que partie, de proposer des enquêtes en vue de la vérité nue, dût-elle choquer et prendre le contre-pied de durables mais coupables tabous. Aux antipodes de toute distraction narrative, Odorico da Pordenone, déjà, examine non sans la contester l’opinion selon laquelle le paradis terrestre serait arrosé des larmes de nos premiers parents. On trouverait plus tard, au xve siècle, chez deux voyageurs, deux témoignages suggestifs : tous deux Vénitiens, et tous deux explorateurs de lointaines contrées orientales : Niccolo’ de’ Conti d’abord avec son interminable Voyage aux Indes (de 1414 à 1439) soit pendant un quart de siècle10, c’est-à-dire plus encore que le périple de la famille de Marco Polo jusqu’à Bagdad, Ceylan, jusqu’au Bengale et en Birmanie : largement le temps de s’imbiber d’une complexe culture asiatique ; mais plus encore chez son compatriote Ludovico di Varthema11 voyageant en Arabie, en Perse et aux Indes, quelque trois quarts de siècle plus tard, en 1503-1508 qui poussera l’initiation jusqu’à apprendre l’arabe et à se faire passer pour un musulman, au regard critique encore plus aiguisé que celui du précédent.
39En réalité, et principalement vers la fin du xve siècle quand s’intensifient les voyages-explorations en direction de terrae incognitae, la surenchère digressive n’est plus guère de mise, tant s’en faut. Deux exemples non-italiens pour commencer à l’appui de ce qui tend de plus en plus à être en vigueur : un effort en vue d’une vérité qui adhère aux faits constatés de visu, de auditu.
- Et tout d’abord, en 1453, l’expédition du Portugais Gomes Eanes de Zurara, en direction de l’Afrique, précédant de fort peu le voyage guinéen d’Alvise Ca’da Mosto (1455-1456) : le navigateur portugais déclare vouloir être avant tout « le témoin exact » sans fioritures stylistiques de « choses vues de nos yeux vues12 » souligne-t-il avec redondance (op. cit., p. 208, chap. LXIX). Mieux : son vif désir de « rassembler et ordonner » (p. 131, chap. XLVIII) l’induit, le force pour ainsi dire, à écrire une histoire vécue à rigoureuse ordonnance, à savoir sans la complaisance et le retard narratif qu’impliquerait de facto quelque digression de quelque nature qu’elle fût. Le plus surprenant toutefois est que le modèle cité en matière d’exploration et d’investigation demeure encore Marco Polo, maître ès mirabilia (p. 143, chap. XLVIII). Tel est le premier de ces témoignages. Un second est aussi à mettre à l’actif de cette volonté manifestée de surveiller la stricte économie d’un récit qui devrait se satisfaire à lui-même, sans ajouts d’aucune sorte.
- Le second témoignage, quelque quarante années plus tard, mais aux Amériques cette fois, en 1494, est celui de Ramon Pané ; un religieux encore, après Odorico da Pordenone, moine hiéronymite soumis à la règle de saint Augustin, fondée en Espagne au xive siècle, dont le texte, rédigé en castillan, ne sera publié que tard, en 1571, en italien, à Venise (le texte original ayant disparu). Deux ans après la « découverte » de Christophe Colomb, sans en avoir été l’ami toutefois comme Pierre Martyr, lorsque le navigateur ibérique débarque sur les rivages d’Hispaniola (l’actuelle Haïti), il confesse, quant à lui, ne pas noter d’incompatibilité majeure entre l’autorité des récits des Anciens et l’observation directe, individuelle et personnelle du découvreur qu’il est par ailleurs (chap. VIII, p. 24), à partir des témoignages directs des Indiens auprès desquels, à Hispaniola, il enquête. Ce qui signifie que, bien loin de se laisser aller à quelque digression indue et parfaitement superfétatoire, sa Relation de l’histoire ancienne des Indiens (c’est son titre) choisit comme écriture, une écriture sèche, rapide qui vise à l’essentiel, et rien de plus : une suite de très courts chapitres de la valeur d’un paragraphe qui se conclut par cette mise au point finale elle-même expéditive :
Voilà ce que j’ai donc pu comprendre et apprendre sur les mœurs et les rites des Indiens de l’île espagnole (c.à.d. Hispaniola). J’ai observé avec diligence sans prétendre à une quelconque utilité d’ordre spirituel ou temporel13.
40Tout est dit dans ce bilan en forme d’acribie, sans plus de commentaires. Le récit, rien que le récit.
41Avec ces deux témoignages non-italiens (qu’ils soient, ceux-ci florentins, vénitiens, milanais ou... frioulans), et à tant de distance, et, qui plus est, au sujet de deux continents si différents, la digression n’est plus guère à l’ordre de ces types de « relations » qui, en revanche, s’attachent de plus en plus à démontrer c’est-à-dire d’abord à bien montrer, se gardant bien d’en rajouter et, par des ajouts fort peu pertinents, à trouver facile prétexte ou occasion à euphorisation, matière superflue à hédonisme complaisant. En somme, on assiste, en volonté du moins, à la mise à l’écart de toute digression fâcheusement prolixe. Quand exceptionnellement elle paraît encore, c’est uniquement en tant qu’éclairage complémentaire à la véracité de l’observation intrinsèque (cf. conclusion de Ramon Pané), un gage de plus en faveur de ce qui se rapprocherait le plus du « récit authentique ». En somme, si élection encore se fait jour d’une quelconque digression, il ne pourra s’agir que d’une digression parcimonieuse avec la conscience de plus en plus affirmée que la vérité, toute vérité est bien en deçà (R. Pané, chap. XL, p. 129) : lucide constat désormais que ce récit, peut-être même tout récit de la découverte, ne peut être que déficitaire en fin de compte. De là la prédilection marquée pour la brevitas (4e lettre d’Amerigo Vespucci, p. 171 datée de Lisbonne, le 4 septembre 1504) et, au-delà pur la barrière du non-dit que s’impose souvent le narrateur-découvreur, par humilité chrétienne plus que par appât du désir à réfréner, et par souhait justifié d’une juste crédibilité de l’ordre du nécessaire et du suffisant (le « je ne mets pas en écrit car nul ne le voudrait croire », d’Odorico da Pordenone14).
42L’aboutissement de ce long travail du texte de la découverte sur lui-même, c’est-à-dire du découvreur sachant prendre ses distances par rapport à son propre dire, nous le trouverions, à nouveau, chez deux voyageurs italiens à la fin du Quattrocento ; deux marchands florentins relatant, chacun à sa façon, la première expédition de Vasco de Gama15, celle de 1497-98 : Girolamo Sernigi et Guido Detti.
- Girolamo Sernigi d’abord (texte à la Biblioteca Riccardiana à Florence) : marchand florentin donc, mais établi à Lisbonne, il rédige deux lettres à ce sujet à trois semaines d’intervalle : le 10 juillet 1499, puis le 29 du même mois de la même année. Dans la première, on constate le caractère aléatoire de la digression entendue comme doute suspensif où le narrateur pratique en quelque sorte une auto-correction en s’auto-censurant (p. 176), n’hésitant pas à « revenir sur ce qu’il a dit précédemment » pour, confesse-t-il en s’en excusant, « rétablir la vérité » par le biais d’un nouveau discours, diacritique. Digression égale correctif. Dans la seconde de ses lettres, celle de la fin juillet 1499, la digression, cette fois, déplore une incomplétude fâcheuse de l’information, une carence préjudiciable à l’établissement de la vérité. Cette nécessaire mise au point, fracture dans le récit de la découverte, pousse donc Sernigi à risquer des hypothèses sans doute hasardeuses, faute de mieux. Dans ce cas de force majeure, la digression remplit une fonction de complément d’enquête, de récit sursitaire devenu aléatoire presque, signe d’inachèvement et d’insatisfaction. Tout le contraire de la digression primitive jubilatoire, hyperbolique comme le récit premier qu’elle connote, péremptoire.
- Guido Detti est l’autre marchand et compatriote du précédent : il envoie, lui, le mois suivant (le 10 août de la même année 1499) et, à son tour, son récit de l’expédition portugaise porteuse comme la seconde de la future épopée des Lusiades de Camoëns. Pratiquant une sorte de prophétisme calculateur, Guido Detti se risque à des probabilités à plus ou moins longue portée quant à la longévité ou à la survie éventuelle de ce commerce, fortement compromis, selon lui, chez les Portugais, complétant également par la supputation d’un avenir sombre à envisager et pour le commerce jusque-là dominateur en Orient des Arabes, et pour le commerce vénitien, le grand rival des Florentins (!) de pourtant fort durable tradition. La digression, avec Detti, vise donc de plus en plus à se faire conjecture à partir de l’examen d’une conjoncture estimée par celui-ci comme fort peu propice dans un avenir proche.
43Au total, que doit-on retenir de tous ces témoignages du xive et du xve siècles, italiens, portugais, espagnols, flamands et afférents à trois continents (asiatique, africain, américain) ?
44Que deux tendances très nettes affleurent dans leurs écrits produits soit pendant leur aventure, soit après et même parfois bien plus tard, en latin (souvent encore) ou en volgare (castillan, italien, portugais) :
- première tendance sur les traces et à l’imitation de Marco Polo maître de mirabilia : en rajouter pour émerveiller, à son tour, le destinataire d’abord, puis tout autre lecteur ignorant ensuite, devenu par là-même témoin, par le miracle (chrétien) de l’écriture de la Découverte sous l’autorité de Dieu, premier auteur de la Création ainsi re-découverte par le voyageur à l’instar d’un Christophe Colomb plaçant « la somme de ces merveilles » sous l’égide de la Haute Providence (lettre de février 1493 signée Christophe Colomb, adressée de Lisbonne à Santangel, chancelier d’Aragon, aussitôt traduite en latin, « sur les îles récemment découvertes » et dont une autre version, italienne versifiée, sortira à Rome, à l’automne de la même année, le 25 octobre16 !) ;
- autre tendance, antinomique de la précédente, s’en tenir, vu le caractère quasi sacré de ladite Création re-transcrite dans toutes ces « relations » et de l’écriture qui en rend compte, s’en tenir à une brevitas de bon aloi, règle de mise qui rend plus majestueuse ce qui, sans ajout ou rajout digressif, doit/devrait pouvoir se suffire en soi, en évitant le plus que faire se peut, toute surenchère superflue. Même sous cet aspect de retenue et de relative sécheresse narrative, le voyageur qui se fait narrateur, inconsciemment ou non, revêt l’allure d’un démiurge pour le compte des Puissants qui l’emploient, rois chrétiens d’Espagne et du Portugal en général.
45La digression joue, on l’a constaté également, à double sens : en glosant d’un côté, c’est-à-dire par surenchère ; et, d’un autre côté, en s’abstenant le plus possible de le faire ; le non-dit qui est souligné par le narrateur (du type : « je pourrais en rajouter »...) est encore, et par préténtion, un gage supplémentaire d’authenticité, comme un acte de foi à la gloire de « nouveaux mondes » dont la prospection, pour divers motifs, ne doit point en rester à ce stade : littérature inépuisable, elle est à la taille de l’incommensurable, intra-continentale ou inter-continentale.
46En résumé, la digression in absentia et nommée comme telle, rejoint paradoxalement la digression en expansion, et désignée au départ et en son issue comme un nécessaire appendice enrichissant et glorifiant : de là les nombreuses mentions de captatio benevolentiae tout aussi nombreuses que les faits mis bout à bout et inventoriés au fur et à mesure des étapes de périples parfois étalés sur une voire sur deux décennies, et plus (cas, on l’a vu, de Niccolo’de’Conti). Au fond, tout se passe comme si, pour une histoire (celle de la conquête de nouvelles routes maritimes et de nouveaux espaces de négoce) de plus en plus jugée en train de s’accomplir (res gerendas), en cours de réalisation, l’écriture de plus en plus hachée de type digressif c’est-à-dire hâtive, calquait, mimait de ce fait celle-ci ; comme si cette histoire perçue de cette manière désormais contaminait une écriture entendue de plus en plus comme sursitaire, jugée sujette à révisions, à corrections, et même, le cas échéant, à contestation par celui-là même qui se savait en être l’auteur tout provisoire, un mortel comme un autre ; d’où l’aspect volontiers testamentaire que cette écriture-là revêt, en guise de conclusion « ouverte ». Une écriture par conséquent qui n’est nullement une fin en soi mais bien au contraire un instrument comme un autre de conquête du vrai sans cesse recommencée. Comme le prouvent encore, tout au début du xvie siècle, et concernant l’autre expédition portugaise de Vasco de Gama (celle de 1502-1503), deux autres récits, italiens encore, de Matteo de Bergamo (lettres expédiées du Mozambique le 30 mars 1503 et le 18 avril 1503, lettres conservées à la Bibliothèque St Marc de Venise, narrateur qui est encore un commerçant, mais lombard cette fois) ; ces deux rapports se présentent clairement comme un « à-suivre » et offrent un exemple qui deviendra de plus en plus fréquent de rebondissement narratif, événementiel et idéologique, de nature quasi mythique.
47Avec ces tout derniers exemples, à la limite de notre corpus et de sa chronologie, nous pouvons constater que les récits de la découverte, sur quelque continent que ce soit, relèvent bel et bien, fût-ce de manière contradictoire, de cette littérature que nous avons proposé, au début de notre exposé, de baptiser « digressive ».
Notes de bas de page
1 Marco Polo, le Devisement du Monde, éd. critique de Ph. Ménard, t.1 (« Départ des voyageurs et traversée de la Perse) éd. par M.-L. Chêneraie, M. Guéret-Laferté et Ph. Ménard, Droz, Genève, 2001, 1 vol. ; t. II (« Traversée de l’Afghanistan et entrée en Chine), éd. par Jeanne-Marie Boivin, Laurence Harf-Lancner, Mathey-Maille, Droz, Genève, 2003, 1 vol.
2 Odoric de Pordenone : Le livre de sa pérégrination de Padoue à Pékin au Moyen Age, Coll. « Collection des sources », introduction, adaptation en français moderne et notes établies par Michel Alby, Éditions Hots, 1982, 90 p.
3 Iacopo da Sanseverino, Il libro piccolo di meraviglie, a cura di Marziano Guglielminetti, coll. Oltramare, Milano, Serra e Riva, 1985.
4 Alvise Ca’da Mosto, Voyages en Afrique noire (1455-56), Éd. Chandeigne, UNESCO, Librairie portugaise, relations traduites et représentées par Frédérique Verrier, oct. 1994, 221 p. Notre étude également, « La quête du Vénitien Alvise Ca’da Mosto, pionnier de l’aventure africaine au Quattrocento », Italies, n° 2, janv. 1998, revue d’études italiennes, Univ. de Provence, Aix-en-Provence, p. 113-135.
5 Métamorphoses du récit de voyage. Actes du colloque de la Sorbonne et du Sénat (mars 1985), recueillis par François Moureau, préf. de P. Brunei, Slatkine, Champion, Droz, Paris, Genève, 1986.
6 Le Nouveau Monde : récits d’Amerigo Vespucci, de Christophe Colomb, de Pierre Martyr d’Anghiera, traduits et commentés par Jean-Yves Boriaud, préf. de Tzvetan Todorov, coll. La roue à livres, Paris, Les Belles-Lettres, 1992. Également notre étude, « L’écriture de la Découverte : réalités « nouvelles » et hyperbole », Christophe Colomb et la Découverte de l’Amérique, réalités, imaginaire et réinterprétation, SHS et SIES, rencontres des 3-5 avril 1992, Études hispano-italiennes, n° 5, Publications de l’Université de Provence, 1994, textes réunis par José Guidi et Monique Mustapha, p. 69-87.
7 Idrîsî, La première géographie de l’Occident, trad. du chevalier Jaubert, présentation par Henri Bresc et Annliese Nef, Paris, GF Flammarion, n° 1069, 1999.
8 Lettre de Christophe Colomb, Le Nouveau Monde, op. cit., p. 3, présentation (il s’agit de la lettre sur les « îles récemment découvertes »).
9 Voyages d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, du Portugal et en Espagne (1479-1481), Librairie portugaise, Éd. Chandeigne transcrit et présenté par Denis Escudié, oct. 1992.
10 Niccolo’de’Conti, Le Voyage aux Indes (1434-1439), préf. de Geneviève Bouchon et Anne-Laure Amithat Szary, trad. de Diane Ménard, Paris, Librairie portugaise, Éd. Chandeigne, avril 2004.
11 Ludovico di Varthema, Voyage en Arabie, en Perse, aux Indes, Paris, Librairie portugaise, Éd. Chandeigne, juin 2004 (préface, introd. et notes de Paul Teyssier).
12 Chroniques de Guinée (1483) de Gomes Eanes de Zurara, trad. et annotée par Léon Bourdon et autres, cartes, illustr., index, bibliogr., présentation de J. Paviot, Librairie portugaise, Éd. Chandeigne, 1994.
13 Ramon Pané, Relation de l’histoire ancienne des Indiens, trad. de l’italien et présenté par André Ughetto, Minos, Éd. la Différence, p. 63, chap. XXVI, mars 2003.
14 Odorico da Pordenone, op. cit., « Du royaume de Mobarum », p. 39.
15 Les Voyages de Vasco de Gama (relations de 1497-98 et 1502-1503), préface de Jean Aubin, trad. et notes de Paul Teyssier et Paul Valensin, Librairie portugaise, Éd. Chandeigne, 1994, 398 p.
16 Cf. Le Nouveau Monde, op. cit., p. 5 sq. (« les îles récemment découvertes »). Également, Amerigo Vespucci, Il Mondo Nuovo suivi de « Vespucci autentico e apocrifo », a cura di Mario Pozzi, Milano, Serra e Riva editori, 1984.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003