La digression pour une didactique du bien dans Le Livre de la Deablerie1 d’Eloy d’Amerval
p. 245-255
Texte intégral
Tu ne frapes point au but ;
Tu ne vas qu’alentour du pot. [...]
Je veuil que tu frapes au blanc.
(LD, v. 17024-17029)
1On ne peut rêver plus bel aveu de digression que cette invitation de Lucifer à Satan à renouer avec le fil principal de sa narration. Les digressions dans Le Livre de la Deablerie sont en effet nombreuses et de longueur variable, tantôt bornées par des marqueurs, tantôt non signalées mais suffisamment repérables pour apprécier cette échappée à senestre. Cette figure de pensée à laquelle s’exerce l’auteur dessert plusieurs fonctions dans le LD mais celle qui nous intéressera dans cette étude est celle de la digression mise au service du bien.
2En 1508 paraît chez Michel Le Noir, imprimeur et éditeur parisien, Le Livre de la Deablerie dont l’auteur serait Eloy d’Amerval. Cet ouvrage, qui se veut une aide à la reconstruction spirituelle en France à l’issue de la Guerre de Cent Ans « traicte comment Satan fait demonstrance à Lucifer de tous les maulx que les mondains font selon leurs estaz, vacations et mestiers. Et comment il les tire à dampnation2 ». Cette œuvre aura nécessité une dizaine d’années de rédaction. Si la recherche a fait porter son effort sur Eloy d’Amerval, la Deablerie reste, quant à elle, peu étudiée.
3C’est alors qu’il est prêtre3 à Béthune qu’Eloy entreprend l’écriture de cet ouvrage, son expérience du monde et des milieux dont il parle l’aidant. Ce livre peut prétendre au titre de guide qui aiderait les pécheurs à s’amender de leur méchante vie. Tel est, en tous cas, le désir de son auteur à la suite d’un songe qu’il eut un soir de mai4, moment de renaissance de Nature pour une reverdie de la foi chrétienne...
Dieu veuille que l’œuvre en soit belle
Et proufittable a tous pescheurs !
J’ay esperance que plusieurs,
Quant bien savourer le vouldront,
Pour leur salut mieulx en vauldront.
(LD, v. 196-200)
4Dans ce rêve, Eloy est transporté aux portes de l’enfer où il surprend une conversation fort édifiante entre Lucifer et son serviteur Satan sur le rôle que joue le diable dans notre monde. Il y reste une journée et, de retour sur terre, transcrit ce songe d’une nuit de printemps.
5La Deablerie se compose de 20 800 vers octosyllabiques divisés en deux livres, le premier réunissant 45 chapitres et le second 207 autres. Dans le premier livre, Lucifer et Satan se disputent et s’insultent copieusement5, le premier accusant son serviteur d’être ingrat et de ne pas fournir suffisamment sa maison en âmes chrétiennes et le second s’offensant devant le manque de bonne foi de son maître :
« Lucifer, tu mens par les dens, [...]
Comment as-tu eu hardement
En toy de m’appeler ingrat ? »
(LD, v. 486-491)
6Et de lui rappeler qu’Adam a perdu sa condition d’immortel grâce à « son beau fait6 » de seductio. Le premier livre tend donc à montrer que Satan ne faillit pas à son rôle de tentateur. Les 207 chapitres du second livre fournissent, quant à eux, un vivant tableau de la société7 du xve siècle finissant adonnée à ses plaisirs mondains : une revue des états du monde et des péchés au moyen desquels Satan tente ses mignons8 : avarice, luxure, gourmandise, orgueil, envie, colère, désespérance... C’est dans cet éventail de péchés exposés par le représentant du mal que se glisse alors le type de digression qui nous intéresse, celle qui va servir le projet d’édification religieuse d’Eloy.
7Un mundus inversus va alors se mettre en place et dans cet ordre du monde inattendu va s’installer notre première digression. Est digressif ce qui est hors sujet et Eloy d’Amerval digresse, non pas dans le cadre d’un discours narratif mais dans la construction de son protagoniste phare. En effet, Satan, en lui-même, est une digression car son personnage est bestourné de la figure conventionnelle du diable, un hors sujet à sa représentation traditionnelle. La digression se place alors dans la composition même du personnage.
8Le diable qu’Eloy compose est assez inhabituel. Dans son œuvre commencée à la fin du xve et terminée en 1508, en cette période où nombre de bûchers sont allumés pour détruire les émissaires de Satan, Eloy choisit pour son poème didactique, un diable plus proche des hommes, loin des fantasmes démoniaques propres à l’époque, pour véhiculer le message de la Deablerie. L’image surhumaine de Satan, créée vers le xiiie siècle9 pour effacer les caractères trop peu inquiétants du diable berné10, disparaît pour un diable sentant et souffrant comme un humain. Chose étonnante, ce diable met en garde les pécheurs contre l’enfer en leur dispensant un catéchisme du salut alors que son rôle est d’attirer ces mêmes âmes en enfer. En démythifiant le mythe d’un diable dans sa nouvelle majesté maléfique, Eloy utilise cette légende dévoyée pour mettre efficacement en garde les pécheurs et surtout pour relever la valeur réelle du bien qui ne peut exister que par rapport à ce mal. Qui mieux que Satan peut parler du bien et du mal et de la perte subie quand on se détourne de la lumière divine ? Car cet ange déchu, au contraire des hommes, ne connaîtra pas la Rédemption, condamné par Dieu pour l’éternité aux feux de l’Enfer. Le diable d’Eloy est donc composite, ambigu : à la fois animal dans les quelques traits physiques qui lui sont donnés et humain (car il est doté d’une sensibilité ouverte sur la souffrance et le remords). Comment croire en un catéchisme fait par le mal alors que son but même est d’éloigner le plus de chrétiens de Dieu ? Pourtant, d’Amerval conjugue cette ambiguïté digressive du diable avec l’objectif didactique qu’il a donné à son libelle, d’abord en évoquant sa souffrance quasi humaine et sincère et aussi dans son dire voir.
9Nos deux diables souffrent. Souffrance d’être éternellement damnés et surtout d’être exilés de la lumière divine, comme le déplore Satan :
Tous ceulx qui sont en paradis,
Dont nous tombames tous jadis, [...]
Tousjours regardent face a face
Et contemplent en ce beau lieu
En trois personnes ung seul Dieu,
Qui est la souveraine gloire
Des bieneurez, [...]
Leur grant bien et felicité
Inestimable en verité. [...]
Ceste vision la s’appelle,
Ce dit il, la vie eternelle
Que Dieu sans fin leur donne la.
Mais scez tu bien avec cela
Quel est la le beau passe temps
A quoy sans fin pasent le temps ?[...]
Les bieneurez qui sont lassus [...]
[...] chantent devant Dieu sans cesse
A plaisance, joye et lyesse
Tous ensemble ung beau chant nouveau.
(v. 18759-18793)
10Comment ne pas voir dans ce panégyrique de la béatitude des élus un regret de ne plus briller dans la lumière divine, et surtout quelle différence avec leur royaume infernal ! Un domaine où les gorges des usuriers sont remplis de :
[...] beau metal coulant,
Du plus rouge et du plus boullant,
(v. 5481-2)
11tandis qu’aux gourmands seront servis :
Crapaulx, lezardes, scorpions,
C’est la viande a telz pions,
Dragons, aspicz, serpens, couleuvres. [...]
De telz metz seront ilz servis
Car ilz les ont bien desservis.
(v. 4775-4784)
12Euphorie et dépression alternent de plus chez nos deux diables : tantôt ils louent Dieu, tantôt ils émettent des propos blasphématoires contre ce même Dieu. Satan passe de la confiance dans ses méfaits qui font venir les âmes en enfer au désespoir profond que les hommes s’amendent, alors que plus tôt il louait cette même Rédemption et conseillait aux pécheurs de se détourner du mal. Cette souffrance se manifeste également dans les insultes qu’il échange avec Lucifer, principal mode de communication qui dit son mal être et son absence d’harmonie, son besoin de trouver un vis-à-vis qu’il souhaiterait harmonieux comme celui entre Dieu et les élus. De plus, il n’a de cesse de se heurter à Lucifer et de se contredire, trahissant ainsi un malaise dans cette relation destructrice. Pourtant, doit-on croire en ce diable et dans une sincérité de sa souffrance ? Car le diable est double et menteur. Ces attitudes digressives et contraires à un tempérament diabolique, Eloy continue à les cultiver quand il pose Satan en émissaire du dire voir de la doctrine chrétienne.
13Les moments où Satan en appelle à Dieu pour légitimer ses propos, surtout ceux touchant à la question du salut, sont nombreux, sans oublier les diverses occasions où, en énonçant un point de la doctrine chrétienne ou tout simplement en parlant de quelque fait concernant les hommes, il ressent le besoin d’affirmer qu’il ne ment point. Ce « père du mensonge », comme le nomme saint Jean11 « parce qu’il n’y a pas de vérité en lui », a le désir ardent qu’on le croie. Ainsi, « pour dire vray sans trufer », « Je ne te dy que choses vrayes », « [De] mentir, ce me seroit honte » ou encore « Si je mens, Dieu me confonde12 » ponctuent régulièrement les propos qu’il tient sur les hommes de bien et les pécheurs. Et il a besoin d’être crédible dans le rôle qu’Eloy lui attribue.
14Tel un prédicateur qui donne alors plus de poids à son discours, Satan utilise les autorités scripturaires, patristiques et les écrits des docteurs de l’Église pour parler de la Rédemption et de la nécessité de se tourner vers Dieu. Dans des éloges émouvants de Dieu, il rappelle que le Créateur :
[...] est tout bon, tout vray, tout juste,
Et ne quiert que toute equité,
(v. 2112-3)
15et que par sa grande miséricorde il accueille le pécheur qui, au dernier moment, se repent par amour de lui. De même, conseille-t-il aux hommes de se nourrir de la parole divine car :
[...] la saincte escripture,
[...] donne toute creature
Entendement et congnoissance
De toutes choses sans doubtance,
Non pas seullement temporelles
Mais, j’en suis certain, eternelles ;
Par laquelle escripture saincte,
Pour bien parler sans point de faincte,
A leur salut pourront entendre
Et de moy tresbien se deffendre13. [...]
Ce sont icy, il le fault dire,
Les belles armures de Dieu,
Desquelles parle en ung beau lieu
Le docteur, aux Ephesiens,
Saint Pol, et a tous crestiens,
Lesquelles armures, de droit,
Doibt avoir tout homme orendroit,
Qui contre moy veult batailler14
Et a son cas tresbien veiller.
(v. 11389-11408)
16Étrange conseil de la part de celui qui a tout intérêt à recueillir les âmes perdues en son estre. Une seconde forme de digression, dans le discours même de ce diable construit hors de son image traditionnelle, apparaît alors.
17En effet, dans ses diableries que Satan évoque avec une certaine truculence et délectation, s’insère une parole de « louangeur » du bien. Satan loue ces gens qui lui résistent et qui savent vivre selon la doctrine chrétienne. Ainsi exalte-t-il les bons avocats et juges qui défendent et jugent équitablement les femmes de bien qui ne tombent point dans l’orgueil de la beauté et la luxure, les bons prêtres et les bons bergers qui ne cherchent pas profit ainsi que les marchands qui ne trompent pas leur clientèle. Parole paradoxale du bien dans la bouche de celui qui sur 20800 vers se réjouit du mal qu’il sème et dit son immense satisfaction à ce que les pécheurs :
[...] ou fons d’enfer
[Il] en puisse voir tomber les ames
En feu eternel et en flames.
(v. 16486-16488)
18La digression se situe alors en cet aparté qui consiste à parler du bien, à discourir sur la nécessité de penser au salut au sein même du discours diabolique.
19Il n’y a pas un ordre spécifique d’apparition de ces digressions même si elles s’insèrent assez souvent en entrée de chaque catégorie. En effet, avant de discourir sur les « beaux faits » de chacune d’entre elles, Satan glisse d’abord sur les bonnes gens de cette catégorie. Ainsi, dans le deuxième groupe de chapitres (celui des femmes), loue-t-il d’abord les « femmes prudentes qui scevent leur entregens15 » avant de « retourner a [ses] gracieuses16 » impudiques qu’il avait abandonnées au vers 7932. Au vers 1796217 et au vers 1705018, un même schéma est adopté : avant de se réjouir des exactions du clergé et de la noblesse, Satan loue d’abord les prestres qui sont :
La lumiere et clarté du monde,
Qui partout reluyt et rebonde. [...]
[Car] on ne sçaroit, [...]
Trop priser les prestres de bien [...]
[Qui baillent] aux aultres le chemin,
[...] du royaulme celeste,
Par sa doctrine et vie honneste.
(v. 17531-17554)
20ainsi que ceux :
[Qui] ont esté contens
De mettre leur vie en danger
Et d’y mourir, [...]
Pour leur peuple et pays deffendre !
[...]
[Ces] princes hardis et preux,
[Ces] barons avantureux,
[Ces] chevaliers si vaillans
En belle guerre armez tous blans
(v. 16772-16780)
21De même, aux vers 12835 et suivants, terminant son « compte » sur les meuniers larrons, il entame aussitôt, avant de célébrer leurs méfaits, les louanges des gens de labour qui :
[Et] scavent la terre
Bien labourer et cultiver,
Semer grains et metiver
Et puis les batre en belles granges.
Labour est une vie d’anges.
[...]
(v. 12886-12890)
22et :
Sont nobles, bons et honnestes
(v. 12896)
23Cela se fait au grand dam de Lucifer qui s’attendait à quelque frétillant panégyrique des péchés des hommes ! « Retourne toy a ton propos19 », ordonne-t-il à Satan qui ne s’empresse toutefois pas de reprendre sa narration sur les exactions des mondains. De plus, Lucifer doit lui rappeler :
« Sathan, s’ilz (les pécheurs) t’escoutent bien,
Ce serait peut estre leur bien,
Car tu dis cy des mos plusieurs
Bons pour eulx et pour tous pecheurs,
Mais il n’appartient point aux dyables
De racompter si bons notables.
Nous ne devons que tous maulx dire. »
(v. 4551-7)
24Comme toute digression qui se doit de retourner à sa matière, Satan reprend alors son rôle traditionnel et comme il l’affirme plus tard, il serait :
[...] bien un vray sot
De parler contre [son] prouffit.
(v. 12338-9)
25En effet, les incursions à senestre dans le monde du bien dans la Deablerie opèrent en règle général un retour à la matière principale : les « Pour reprendre donc mon propos », « Pour donc a mon point revenir », « Or sus, retournons a mon compte », « Sy m’en revien a mon propos20 », entre autres, balisent alors la fin de la digression. D’ailleurs, Lucifer, au vers 12123, ponctuant ce retour à la matière par un « Toujours reviens a tes moutons », les moutons étant ici les futurs pensionnaires du lieu infernal, met en relief cette subtilité incursive du mal dans le bien et le soin qu’il a ensuite de « revenir à ses moutons ». Poursuivant le rôle de prédicateur que lui assigne d’Amerval, Satan ne manque pas de rappeler les actes que tout bon chrétien doit accomplir comme faire l’aumône, écouter les prédications et laisser germer la bonne parole en son cœur, s’éloigner du mal et faire le bien, croire en la miséricorde et aimer Dieu qui a la puissance d’aider les tentés :
[...] Dieu
Comme loyal au grant jamais
Congnoissant que suis tant maulvais,
Ne me seuffre, n’en fay doubtance,
Tempter l’homme oultre sa puissance.
Mais de sa grace aurait merite, [...]
A tous ceulx qui vont resistant
Au dyable qui les va temptant
Et de son bien leur donne aussi
Couraige, [...]
Et puissance d’y résister.
(v. 11292-11303)
26Enchâsser le discours du bien entre deux récits qui font exulter les deux diables à propos des péchés qui sont commis, donne alors plus d’impact au but premier d’édification spirituelle de la Deablerie. Satan digresse pour servir le bien, comme malgré lui, et met ainsi l’accent sur l’essentiel du poème. Eloy, dans ses circonvolutions digressives qui sied à un Renaît21, impose ainsi cette couleur de tortherique22 qui agit sur les cœurs de par le décalage du prêcheur avec son prêche. Manipuler Satan et Lucifer, les plus importants bénéficiaires et inspirateurs de tous les péchés du monde, pour leur faire louer le bien, se révèle alors ingénieux.
27Qui mieux que lui, « cest ancien serpent23 » qui « de tous maulx [est] l’inventeur24 », peut parler des hommes qu’il tente et leur donner les armes qui le combattraient ? Et surtout qui mieux que cet ancien ange, ayant vécu dans la lumière divine, peut parler de la félicité des élus et la souffrance d’en être privé ? Apprécier la valeur réelle du bien, c’est alors le transgresser.
28Il n’y a pas de volonté sans tentation. Du moment qu’il y a tentation, la question du choix se pose et c’est alors que le libre arbitre est mis à contribution. C’est dans cette considération de l’altérité que le libre arbitre est légitimé. Satan est cette altérité et représente la mise à l’épreuve de la volonté de tout chrétien dans sa réponse libre à Dieu, à son amour. De plus, le diable pose une valeur réelle du bien qui ne peut exister que par rapport au mal. Valeur réelle ? Oui, car celui qui n’a jamais fait que le bien ne peut vraiment apprécier le bien fondé de son choix. La portée du bien, existant par rapport à sa négation, le mal, ne peut être évaluée qu’en l’absence de ce même bien. C’est ainsi que Satan, ayant choisi le mal, est à même désormais d’apprécier à sa juste valeur les biens que son Créateur lui avait destinés et dont il ne bénéficiera plus. C’est en cela que la souffrance du diable et son discours sur le bien sont didactiques. En disant les regrets du diable d’avoir préféré les biens inférieurs, l’Oeuvre à l’Ouvrier, Eloy espère que l’exemple de ses diables convertisse les fils de Dieu encore plongés dans l’erreur.
29L’homme est faillible et il est inhérent à tout humain de faire le mal. L’expérience des deux, bien et mal, permet de privilégier alors consciemment l’un des deux. Dans le poème d’Eloy, Satan affirme que même le meilleur homme peut pécher :
Il faut bien dire qu’il n’est homme,
Tant soit vertueux toutefois
Et juste qui auculnefois
En quelque peché ne trebusche.
(v. 17930-3)
30Pour voir Dieu, il faut considérer le mal, comme l’écrit Yves Ledure :
Dieu ne peut être pensé en soi, il lui faut la relation à son contraire qui est le mal, qui relève de l’expérience humaine la plus profonde25.
31Deux épisodes de la Bible illustrent cette nécessité de s’éloigner de Dieu pour mieux l’appréhender et lui dire « oui » librement. Le premier raconte l’histoire du fils prodigue26. Cette parabole expose l’histoire de tout homme qui a la possibilité de vivre en parfaite communion avec Dieu mais qui décide librement de la rompre au profit de son autonomie. Faisant l’expérience de cette nouvelle liberté, il a bientôt conscience qu’elle n’est pas satisfaisante car elle est jouissance solitaire et destructrice. Il décide alors de retourner vers son père, Dieu, pour lui demander de vivre dans sa lumière. Le retour du fils prodigue signifie le retour du pécheur vers Dieu qui accepte cette contrition et qui se réjouit que ce fils, perdu par les biens inférieurs, revienne à son héritage un et indivisible. Ce détour par le mal est destiné à rehausser l’éclat du bien et à le mettre en valeur, permettant ainsi d’opérer une conversion où l’homme serait capable de dire librement « oui » au Bien, à Dieu et d’orienter sa vie vers lui. Le second relate la conversion de l’apôtre Paul ; cela sert également de faire valoir au bien et son expérience du mal, alors qu’il « ne respirait toujours que menaces et carnage à l’égard des disciples du Seigneur27 », sut donner une efficacité certaine à sa prédication. Ainsi en va-t-il du personnage de Satan qui loue le bien, sur un mode ironique certes28, et qui ce faisant, devient alors le meilleur allié d’Eloy d’Amerval pour convertir les pécheurs.
32Sous les auspices du mal donc, la nécessité de mener sa vie selon la doctrine chrétienne est abordée : par l’insertion d’un discours du bien dans une narration jubilatoire sur les péchés des hommes et les diableries de Satan et, plus particulièrement, en faisant de Satan lui-même une digression par rapport à sa nouvelle majesté maléfique acquise au xiiie siècle, digression qui se situe dans sa souffrance tout humaine d’être éloigné de la lumière divine et digression quand, ce père du mensonge, par force d’auctoritas, pose la nécessité du salut et promeut le message de la Rédemption et du retour à Dieu. Ici s’opère ce que Roland Barthes appelle « le vol du langage » où un mythe est démythifié au profit d’un message percutant. Claude Reichler, dans son livre La Diabolie, l’analyse ainsi :
Le vol de langage se décompose en deux temps : confisquer et reproduire. [...] Le mythe est ainsi « une parole volée et rendue », mais la restitution ne livre pas la parole telle qu’elle a été prise, ou du moins « pas exactement à sa place29 ».
33Roland Barthes a dénoncé la fourberie de ce vol :
A vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie. Puisque le mythe vole le langage, pourquoi ne pas voler le mythe30 ?
34En volant le mythe traditionnel du diable et en lui faisant faire l’éloge paradoxal du bien, Eloy incite ainsi le lecteur à s’interroger sur la signification qu’il faut donner à son poème et offre alors, dans ces espaces digressifs, cette part d’espérance nécessaire et possible à tout pécheur.
Notes de bas de page
1 Eloy d’Amerval, Le Livre de la Deablerie, édition critique par Robert Deschaux et Bernard Charrier, Genève, Droz, 1991. L’abréviation LD sera dorénavant utilisée pour désigner Le Livre de la Deablerie.
2 Partie du titre que l’imprimeur, Michel Le Noir, donna à la Deablerie, lors de sa réédition en 1510, soit à la fin du congé royal de deux ans qui fut accordé à Eloy d’Amerval par Louis XII. Le Livre de la Deablerie a, en outre, connu une réimpression partielle, publiée en 1884 par Georges Hurtrel (cf. l’article de Michel Brenet, « Un poète musicien français du xve siècle : Eloy d’Amerval », Revue d’histoire et de critique musicales, n° 46, 1901, p. 50, note 2). Ce livre a ensuite été reproduit en 1923 dans la revue de l’université américaine d’Iowa (cf. Humanistic studies, vol. II, fascicule 2, 1923) avant d’être réédité, en 1991, par R. Deschaux et B. Charrier.
3 R. Deschaux, dans sa présentation de l’auteur, pense qu’Eloy serait devenu prêtre sur le tard, après avoir été marié et père de famille. Cf. op. cit., p. 24.
4 LD, v. 47.
5 LD, chapitres 1 et 2, v. 231-346.
6 LD, Livre I, chapitres 6 à 9. Comme un refrain lyrique conclusif, « Si je n’eusse fait ce beau fait ? » clôt chacune des descriptions que fait Satan à Lucifer de ce qu’aurait été l’enfer si le premier homme n’était tombé dans les rets du tentateur (v. 740-792).
7 La vision du monde, présentée dans le Livre II de la Deablerie, s’ordonne en neuf groupes de chapitres. À chacune de ces catégories correspond un péché (voire plusieurs) en particulier. La première catégorie, introductive, décrit les plaisirs des mondains, de leur attachement aux jouissances et richesses terrestres, activités qu’on ne concilie pas avec le salut. Les 7 péchés capitaux y sont dépeints. La deuxième catégorie est consacrée aux femmes et la troisième au monde de la justice. La quatrième regroupe les intellectuels, clercs et étudiants ; la cinquième convoque le monde des marchands et artisans ; la sixième, les petites gens de la campagne ; la septième, le mariage et la famille, la huitième, les voleurs, les pillards et les gens d’armes, et finalement, la neuvième traite de la noblesse et du clergé.
8 LD, chapitre 23, v. 1462, entre autres.
9 Le peu d’envergure que connaît le diable avant le xiiie siècle apparaît dans l’iconographie. Il n’y a quasiment pas avant le ixe d’iconographie chrétienne de Satan et ce n’est qu’au xie qu’elle se développe vraiment. Si le diable est représenté, il ne se distingue guère. De plus, il y a un manque d’unification dans sa représentation. En outre, s’il est présent, il est étouffé par le Christ en majesté, par la cour du Paradis et de la béatitude des élus. À partir d’un corpus de 63 miniatures provenant de manuscrits français et anglais du xiie au xve siècles, Jérôme Baschet (cf. « Satan ou la majesté maléfique dans les miniatures de la fin du Moyen Âge », Le mal et le diable, leurs figures à la fin du Moyen Âge, études réunies sous la direction de Nathalie Nabert, Paris, éd. Beauchesne, 1996, p. 187-210) analyse la figuration du diable au xve lors de la scène biblique de la Chute des anges et surtout dans celles qui illustrent Le miracle de Théophile où le diable, selon les recueils des Miracles de Notre-Dame compilé par Jean Miélot en 1456, est assis sur un trône, arborant couronne et sceptre, image de ce nouveau et vaste pouvoir que l’Église cautionna pour réunir toute une société en son sein.
10 On rencontre ce diable berné, par exemple, dans les fabliaux du xiie siècle. Dans ces brefs contes à rire (au nombre de 147, selon Joseph Bédier), la personne du diable n’y figure que deux fois, deux fois où le mal sera berné par plus rusé que lui. En effet, Saint Pierre et le jongleur (W. Noomen et N. Van Boogard, Nouveau Recueil complet des fabliaux, Assen, éd. Van Gorcum, 1983, tome 1) et Le pet au vilain (W. Noomen et N. Van Boogard, op. cit., tome V) mettent en scène deux âmes en enfer qui arrivent à échapper à Satan : la première par engien et la seconde, de par son côté mal dégrossi, est renvoyée illico à saint Pierre. Dans le Miracle de Théophile (xiiie siècle) également, le diable s’avère ridicule dans sa défaite devant la Vierge Marie.
11 Jean 8, 44.
12 V. 12204, 12414, 15189, 13028.
13 C’est moi qui souligne.
14 Id.
15 LD, titre du chapitre 55.
16 V. 8005.
17 Au vers 17962, Satan retourne à sa matière (« Pour retourner a mon propos »), c’est-à-dire aux mauvais prêtres qu’il avait abandonnés au v. 17512 pour discourir sur les bons prêtres qui vivaient selon les préceptes de l’Église.
18 Au vers 17050, Satan revient sur ces mauvais capitaines et mauvais princes dont il avait évoqué succinctement l’existence au v. 16580, à la demande insistante de Lucifer au v. 17029 de « ... [fraper] au blanc » car sur près de 450 vers Satan digresse sur ces capitaines, guerriers et princes de bien.
19 LD, v. 13125.
20 LD, v. 8240, 11708, 12021, 17232.
21 Au mains monstre il bien en son art,
qui est subtil et cault regnart. (LD, v. 12425-6)
22 Roman de Renart, édition publiée sous la direction d’Armand Strubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998. Branche Ia, v. 1299.
23 V. 11453
24 V. 2192.
25 Yves Ledure, « L’impossible figuration du mal », Le mal et le diable, op. cit., p. 262.
26 Luc 15.
27 Actes des apôtres, 9, 1.
28 Un exemple de cette ironie mordante s’élève dans l’éloge que fait Satan sur les « trois beaux estaz » :
Qui secours l’un a l’aultre font
Et ont ansamble grant amour :
L’esglise, noblesse et labour. [...]
L’esglise prie pour noblesse
Et pour labour aussy sans cesse.
Noblesse garde nuyt et jour
Et defend l’esglise et labour.
En aprés, il fault dire ainsy,
Pour l’esglise et noblesse aussy
Labour a toute heure laboure, (v. 16994-17004)
29 Claude Reichler, La diabolie, Paris, Éd. Minuit, 1979, p. 154.
30 Propos rapporté par C. Reichler, op. cit., p. 155.
Auteur
Aix-en-Provence
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Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003