La digression dans les arts poétiques des xiie et xiiie siècles : aperçu théorique
p. 229-240
Texte intégral
1La présentation de la digression dans les arts poétiques offerte jadis par Edmond Faral1 laisse entendre que le procédé n’a guère retenu l’attention de leurs auteurs, maîtres de grammatica, et que la plus grande diversité règne dans les quelques préceptes délivrés, ce que le lecteur a tôt fait d’interpréter comme une absence d’intérêt. Trois seuls des cinq auteurs d’arts poétiques sont mentionnés, Geoffroy de Vinsauf, Evrard l’Allemand et Jean de Garlande, tandis que Matthieu de Vendôme et Gervais de Melkley manquent à l’appel. En outre, à en croire le critique, « il n’y a rien chez les auteurs anciens qui corresponde exactement à ce que les auteurs d’arts disent de cette figure2 », ce qui ne manque pas de surprendre, puisque l’héritage latin constitue, dans l’ensemble de ces traités, un substrat théorique assez constant. Pourtant, la pratique digressive des auteurs de langue vulgaire et la manière dont ils en parlent, note encore Edmond Faral, indiquent clairement que « transparaît leur information théorique »...
2Je voudrais ici revenir sur ces appréciations et, en abordant à mon tour la question de la digression telle qu’elle est traitée dans les arts poétiques, redonner, d’une certaine façon, de l’importance à ces ouvrages, qui permettent de mettre en perspective la manière dont les auteurs de l’époque, contemporains ou légèrement prédécesseurs, pratiquèrent l’écriture de leurs fictions. En effet, en comparant d’une part les uns aux autres les six traités considérés3, qui ont été rédigés dans un laps de temps très restreint, entre 1170 et 1230 environ, en confrontant d’autre part leurs leçons à celles des auteurs latins qui sont les fondements de l’enseignement rhétorique médiéval, on voit nettement se dégager, au sein des positions théoriques, les tendances, durables ou sans lendemain, aussi bien que les évolutions, avec, en ligne d’horizon, l’art d’écrire du moment. En dépit du fait qu’il n’y a plus guère qu’un seul et même nom employé pour la désigner, digressio, ce qui, d’une part, tranche sur la multiplicité disponible dans les textes antiques4 et, d’autre part, pourrait laisser croire à une nature devenue monolithique, à un procédé qui s’est épuré, simplifié5, la digression s’affirme à vrai dire dans les arts poétiques comme une question assez embrouillée, mais pleine de renseignements sur la conception de la littérature telle qu’elle se théorise au tournant du xiie vers le xiiie siècle. Cette complexité est en fait reçue en héritage, comme on va le voir, et le détour par la rhétorique latine permettra aussi de mieux comprendre la situation théorique médiévale de la digression.
3Contrairement à ce qu’affirme Edmond Faral, l’héritage antique est en fait pesant dans les arts poétiques. Il est recueilli auprès de Cicéron, d’Horace, dont le De inventione6 et l’Ars poetica7 constituent des piliers de l’enseignement rhétorique au Moyen Âge, tandis que la Rhetorica ad Herennium8 (autre monument de la rhétorique médiévale, pour lors attribué à Cicéron) n’en parle pas de manière explicite9. L’influence de Quintilien sur la conception médiévale de la digression est également patente, alors que l’on sait que la transmission du savoir de ce rhétoricien ne s’est pas aussi bien faite que pour les auteurs précédents10. Par son intermédiaire, sont aussi connues à l’époque médiévale les positions adoptées par Cicéron sur la digression dans le De oratore et dans l’Orator, parce que Quintilien pour l’essentiel les reprend, et même assez précisément. Or, la question de la digression n’est pas traitée de façon unilatérale ou uniforme, ni chez ces différents rhétoriciens ni dans leurs différents ouvrages : elle apparaît soit sous la forme d’un bloc, ce qui laisse supposer une position claire et nette sur un sujet unitaire (c’est la position de Quintilien11), soit de façon émiettée en plusieurs lieux du texte, comme s’il était impossible de tout dire en une seule fois, comme s’il fallait nécessairement aborder le même sujet sous plusieurs angles (c’est le cas de Cicéron, d’Horace12 et aussi de Quintilien qui revient à plusieurs reprises, dans différents livres, sur la question).
4Cette présentation matérielle, de fait, met bien en lumière la complexité de nature qui est celle de la digression. Tantôt, les traités font d’elle une partie du discours, relevant de la dispositio, partie mobile supplémentaire à placer de préférence entre l’argumentation et la péroraison. Cette option, illustrée par Hermagoras et d’autres rhétoriciens mineurs, est récusée par Cicéron (De l’invention, I, LI, 97) aussi bien que par Quintilien (Institution oratoire, IV, III, 1 ou IX, II, 5513) Par ailleurs, c’est sous l’angle de la cohérence de l’agencement, qui est indispensable, que ces deux auteurs parlent encore de la digression, soulignant par là qu’elle constitue un point névralgique14. Au début de son Épître, Horace aborde de même la digression en la rattachant à l’ordo du discours poétique :
Inceptis gravibus plerumque et magna professis
Purpureus, late qui splendeat, unus et alter
Adsuitur pannus [...]15.
(Art poétique, v. 14-16)
5Tantôt, la digression est l’une des méthodes privilégiées de l’amplification, à rattacher à l’nventio. Pour Cicéron autant que pour l’auteur d’Hérennius, elle est d’abord un type de narratio particulière16 qui, « prise en-dehors de la cause, [...] sert à accuser, à comparer, à amuser (mais sans s’éloigner du sujet dont on débat) ou encore à amplifier ». Elle est donc perçue comme un moyen pragmatique efficace qui permet, mine de rien, à celui qui l’utilise d’arriver à ses fins et de renforcer sa position. En tant que véritable dérivatif qui feint d’abandonner le judiciaire pour le démonstratif, elle revêt notamment la forme de l’éloge, du blâme ou d’une description, déployant le sujet, rompant la trame événementielle tout en servant l’histoire ; même, chez Quintilien, la digression peut faire obliquer vers le rappel de quelques détails, vers le récit d’exploits ou encore vers le récit d’une fiction fabuleuse : autrement dit, ses formes sont nombreuses et variées17. La digression est un lieu, ou plutôt un moment d’ostentation des sentiments (calme, colère, pitié...), propice à l’abandon de soi, à l’excitation des émotions ou des passions chez autrui18 ; c’est ce qui explique ses affinités avec l’exorde ou la péroraison, qui sont soulignées à maintes reprises par Cicéron et Quintilien19. Tantôt, enfin, elle est une figure, dont l’étude appartient au domaine rhétorique de l’elocutio. Cette dernière identification apparaît très instable au sein des différents traités considérés : présente dans le De oratore20 de Cicéron, elle manque dans l’Orator, et Quintilien ne manque pas d’interpréter ce revirement comme une condamnation tardive de l’option jadis défendue21. Lui-même se montre d’ailleurs hésitant, ne faisant que concéder cette catégorisation : « s’il faut toutefois la compter parmi les figures22... ». L’identifier plus précisément comme figure semble ainsi éminemment délicat pour Quintilien : ici, c’est une figure qui permet de suivre un ordre avantageux et non pas l’ordre des faits23 ; là, c’est une figure qui rappelle le phénomène de l’aposiopèse ou de la réticence24 ; ailleurs encore, dans la lignée cicéronienne affirmée de façon hésitante, c’est une figure de pensée, plutôt qu’une figure de mots25, ce qui n’empêche pas, toutefois, de la recenser aussi dans les figures de mots aux côtés de la périphrase ou de la disjonction26... Mue par une poussée centrifuge, qui fait sortir du sujet, et close par une force centripète, qui ramène dans le sujet, cette figure possède en tout cas un caractère duel, en forme de diptyque, enregistrée comme une marque de reconnaissance27.
6De manière transcendante, c’est la valeur fonctionnelle de la digression qui est affirmée : elle est « employée pour orner et rehausser la matière28 », elle « peut donner au discours beaucoup de lustre et d’élégance29 ». Mais cette ornementation d’apparat du discours n’est permise que si elle est utile, parce que la beauté de l’exornatio ne se conçoit pas sans le rôle pragmatique qui lui est affilié et qui motive, en retour, de façon essentielle, le choix du discours figuratif. L’agrément et l’ornement sont conçus sous un angle stratégique comme des pièges. Dans le discours judiciaire où la digression s’origine, elle doit servir la cause, celle de l’accusateur autant que celle du défenseur : elle est d’abord un procédé propédeutique dont la brièveté est nécessaire parce que celle-ci, seule, peut garantir l’efficacité30. C’est ce qui explique aussi que, indépendamment de sa nature, fluctuante ou multiple, la digression soit l’objet d’une tension.
7Dans l’Antiquité latine et dans le Haut Moyen Âge, les citations qui enregistrent la présence d’une digression, presque toujours soulignée par les auteurs, témoignent très souvent de cette tension entre l’élégance particulière et la légitimation de ce développement à part, vite taxé de gratuité ou d’ennui. Cassiodore est le plus fameux exemple du plaisir que la digression génère chez l’auteur ou l’auditeur-lecteur31 : il emploie presque systématiquement le nom de digressio en le caractérisant par un adjectif affectif laudatif, comme voluptuosa (Variarum Libri XII, Liber II, XL, 17), deliciosa (Ibid., Liber XII, XXII) ou suavis (Ibid., Liber XII, IX32), par quoi l’on voit bien que ce qui est beau est présumé bon. À rebours, les auteurs interviennent tout autant à son sujet pour s’excuser de leur longueur, prévenir l’ennui, souligner le caractère nécessaire des développements digressifs : les adjectifs évaluatifs fastidiosa, compendiosa, prolixa, superflua, longa, necessaria surgissent alors pour caractériser, entre autres, l’excursus signalé33. Dans Les Noces de Mercure et de Philologie (275, 8), Martianus Capella recommande carrément l’emploi des digressions et celles-ci connaissent ensuite effectivement, comme fleurons de l’esthétique, une vogue croissante, encore renforcée au xiie siècle à cause de la mauvaise compréhension par Sidoine Apollinaire (I, 48) d’un vers d’Horace (celui cité plus haut où il parle des fameux « lambeaux de pourpre34 »).
8Que, fondamentalement, les arts poétiques recueillent cet héritage antique sur la digression, dans sa diversité, ne va pas de soi, à plusieurs égards. Cela mérite d’être noté et commenté au préalable. Ces traités transcrivent en effet un enseignement délivré en grammatica, art de bien écrire (c’est-à-dire avec correction et élégance) fondé sur la connaissance des auteurs littéraires du passé ; mais, aux xiie et xiiie siècles, la grammaire a considérablement étendu son domaine de compétences et elle empiète largement sur celui de la rhetorica, art de persuader. De ce fait, on attend des arts poétiques une prédilection pour l’elocutio, intégrée dès la latinité au champ grammatical, mais non pas forcément la présence, sauf intérêt spécifique (et donc remarquable), de préceptes relevant de la dispositio ou de l’inventio, prises en charge, en principe, par l’enseignement de la rhetorica, voire de la logica. Or, c’est sans aucun doute comme figure que la digression est le moins reconnue, le plus instable. Donat, par exemple, n’en parle pas, lui qui est une référence essentielle pour le Moyen Âge en matière d’enseignement de la grammatica35. Isidore de Séville commet une erreur grossière à son sujet, en faisant d’elle le synonyme de l’épanalepse, figure de répétition qu’il a par ailleurs parfaitement définie36, mais sa confusion est aussi symptomatique d’une difficulté à appréhender la digression comme simple figure microstructurale. La présence ou l’absence de la digression dans les arts poétiques et, dans le détail, le fait que les procédés et les figures de toutes sortes semblent envahir les analyses et dominer l’ensemble s’apprécient par conséquent dans cette perspective historique de ce que l’on pourrait appeler des champs disciplinaires. Il ne serait pas, de ce fait, scandaleux qu’un auteur d’art poétique n’aborde pas cette question, ou en parle peu, et ce que l’on pourrait hâtivement interpréter comme une lacune, ou un désintérêt, ne serait qu’une soumission à la restriction d’un champ purement grammatical. Pourtant, de façon remarquable, tous nos auteurs parlent explicitement de la digression ou, comme Matthieu de Vendôme, implicitement : c’est dire l’importance qui lui est accordée.
9L’absence d’homogénéité des propos tenus saute aux yeux, de manière déconcertante, et la précision avec laquelle chaque maître délivre son système tend à masquer des lignes de force pourtant certaines. L’essentiel, à savoir que la digression est une sortie hors du sujet, ne semble même pas faire l’unanimité. Evrard l’Allemand, bref et synthétique, comme toujours, est le seul à ne retenir que cette unique caractéristique :
Desero materiam, quandoque relabor in illam
Sic, ut non videar deseruisse tamen [...]37.
(Laborintus, v. 325-326)
10En plus de cette présentation attendue de ce qui s’appelle la digressio a materia, toujours évoquée selon moi en premier38, Geoffroy de Vinsauf, Gervais de Melkley et Jean de Garlande distinguent systématiquement un autre type de digression, ce qui complique les choses. Les préceptes tenus sont d’autant moins faciles à comprendre que, contrairement à ce qui se passe sur d’autres questions, il n’y a guère de continuité, de filiation évidente, d’un ouvrage à l’autre39... Geoffroy de Vinsauf dans ses deux traités40 distingue une forme de digression qui consiste à anticiper un épisode dont ce n’est pas la place chronologique, mais qui appartient bien au sujet traité : c’est ce qui se passe, précise-t-il dans le Documentum, quand on interrompt la trame narrative pour placer en premier une description ; quant à la digression qui consiste à sortir du sujet pour aller vers un autre sujet, elle s’effectue en employant une comparaison (au sens large). Gervais de Melkley parle lui aussi, en plus de la digression traditionnelle (la digressio a materia), qui se fait par l’emploi d’une description ou d’une comparaison, d’un second type, la digressio a sententia, qui fait répondre au plan macrostructural le plan microstructural et qui advient quand on attribue à l’un ce qui appartient à l’autre, comme dans le cas de l’antonomase, de la métonymie, de la périphrase, de la synecdoque41 :
Digressio est exitus a materia vel a sententia ex vicinitate vel comprehensione rerum acceptus42.
(Gervais de Melkley, Ars poetica, I, A, p. 65, 1. 3-5)
11Enfin, Jean de Garlande envisage, me semble-t-il – puisque, comme je l’ai déjà dit, tous les traducteurs ne comprennent pas de la même façon ce qu’il écrit –, qu’il y a digression quand, tout en restant dans le sujet, on intercale une histoire ou on adapte un apologue, tandis que l’on sort du sujet quand on propose une description ou une comparaison :
Digressio fit aliquando ad id quod est de materia, ut quando fit aliqua descriptio vel comparatio. Item digressio fit aliquando ad id quod non est de materia, sed materie convenienter adjungitur, ut quando interseritur fabula, vel apologus adaptatur43.
(Jean de Garlande, Parisiana Poetria, IV, 313-318, p. 72)
12Cette dualité de vues quasiment régulière sur ce qu’est la digression semble a priori fort bizarre. Elle traduit d’abord la réalité d’une matière fuyante et particulièrement difficile à définir : à côté de ce que l’on reconnaît intuitivement comme une digression, il existe d’autres éléments textuels qui partagent avec elle des points communs et méritent, de ce fait, d’être rattachés à elle sous le nom de digression. Elle est ensuite le fruit des systématisations opérées de manière radicale par les arts poétiques sur ce que l’Antiquité latine offrait, dans sa multiplicité, et que l’époque moderne (des xiie-xiiie siècles) semble ne pas vouloir perdre : on retrouve en effet dans les modèles antiques la plupart des composantes médiévales, ce qui en limite l’étrangeté. L’héritage est donc transmis, mais, coupé de ses origines et modifié, il perd tout de même en clarté et en netteté immédiates. Ainsi en est-il du choix de la comparaison (présent chez Cicéron) ou de la description (fait par Cicéron, Horace, Quintilien), de l’insertion narrative d’une fiction mensongère ou d’un apologue (proposée également par Quintilien) : tous ces procédés logico-discursifs se caractérisent par un même effet d’interruption de la machine narrative, proprement événementielle, qui semble devenir la grande préoccupation du moment, comme une sorte d’étalon pour juger. L’anticipation est plus originale, quoiqu’elle opère, elle aussi, une trouée dans la trame chronologique des faits ; appeler digression ce phénomène d’anachronie, comme le fait Geoffroy de Vinsauf, est une invention médiévale dans son application de détail mais non dans son principe, puisque Cicéron et Quintilien évoquaient déjà des digressions en forme de rappels narratifs. Ce choix cache aussi, peut-être, l’exploitation du lien entre amplification, digression et exorde ou péroraison, la première trouvant à se réaliser en particulier dans les lieux périphériques. Or, l’une des façons de conduire l’exorde est de suivre un ordre artificiel, qui bouleverse l’ordre chronologique des faits, mais obéit à un ordre logique ou psychologique marqué par l’appréciation subjective. La digressio a sententia de Gervais de Melkley, enfin, est à rattacher à la possible nature figurative de la digression, telle qu’elle existe chez les Latins, ou au fait qu’entre la macrostructure textuelle et la microstructure phrastique il existe, sur bien des points, d’étroites correspondances : elle se traduit par l’emploi de tropes de contact (non d’analogie), qui appartiennent à la même famille (la synecdoque et la métonymie dont relèvent de manière particulière l’antonomase et la périphrase). Mais, même si on peut l’expliquer, cette position théorique, qui envisage le transfert de sens comme une forme de la digression, ne manque pas d’originalité.
13Comme on le voit par cet ensemble, la digression intervient majoritairement, dans ces traités médio-latins, au niveau rhétorique de l’inventio ou de l’elocutio. Dans le sillage de ce qu’affirmaient Cicéron et Quintilien, elle n’est plus la partie du discours qu’elle était à son origine et la question de sa place ne se pose plus : elle peut être greffée n’importe où44. Pour autant, dans les arts poétiques, la digression n’est pas totalement désolidarisée de l’ordo du discours. Elle est, en effet, répertoriée comme pouvant être un défaut de composition qui met à mal l’unité de l’œuvre : c’est l’ncongrua partium dispositio. On a donc ici la mise en balance de son utilité ou de sa nécessité, d’une part, et du caractère unitaire de la composition dans lequel Horace enracinait la littérarité du texte45, d’autre part. Ce qui se dit par là, c’est qu’il faut veiller au rassemblement des matériaux du discours en vue de la cohérence, de la clarté et de l’unité de l’ensemble. C’est une linéarité idéale du récit qui se profile, et les quelques rares et rapides perturbations digressives qui l’affecteront de temps à autre ne feront que renforcer l’impact des propos tenus, l’adhésion émotionnelle et intellectuelle. Que l’on trouve cette opinion (venue d’Horace, Art poétique, v. 1-9) dans plusieurs ouvrages est le signe d’un certain consensus régnant sur son sujet, même si, dans le détail, les auteurs en parlent de façon divergente. Geoffroy de Vinsauf, par exemple, se contente de généralités et met en garde notamment contre les descriptions inutiles qui écartent du sujet, qui font digresser (Documentum, II, 3, 156, p. 314-315). Jean de Garlande rappelle que la digression peut être motivée de deux façons : expliquer une difficulté, toucher les esprits ; mais il considère que la description ou la comparaison, formes particulières de la digression, ne doivent pas être employées pour toucher le public :
Incongrua materie digressio deviat a specie recti. Est enim species recti a mate-ria digredi duplici de causa, scilicet causa difficultatis explanande et causa movendi animos auditorum et instruendi in difficilibus. Sed fit digressio incongrua quando ponitur aliqua descriptio vel comparacio vel similitudo causa movendi, cum non deberet fieri [...].
(Jean de Garlande, Parisiana Poetria, V, 20-33, p. 84)
14Aussi, quand Matthieu de Vendôme conseille, pour réécrire des sujets déjà traités dans le passé, de supprimer tout ce qui ne paraît pas essentiel au sujet principal et qu’affectionnent pourtant les Modernes, on ne peut s’empêcher de penser qu’il vise la digression. À la lettre, le nom attendu n’est pas prononcé et sont simplement évoqués les comparaisons et les procédés amplificateurs, les licences poétiques concernant la mesure des quantités et des syllabes, les constructions figuratives comme les répétitions inutiles, les pléonasmes, les périssologies46 : cependant les comparaisons, citées en premier, nous font signe, parce qu’elles sont l’une des formes possibles de la digression, répertoriée comme telle dans l’Antiquité et encore à l’époque médiévale.
15Tous les auteurs ont beau proposer des présentations différentes de la digression, ils se rejoignent cependant, avec une certaine unanimité, sur quelques-unes de ses caractéristiques, sur sa valeur ou ses fonctions. La digression apparaît comme une pièce parmi d’autres au sein d’un système nouveau, qui fait son apparition à cette époque : l’amplification. L’héritage latin est ici patent, qui liait la digression à l’amplification, conçue comme l’expression de la passion et plus généralement des sentiments. Mais dorénavant l’amplification est un moyen privilégié pour conduire la vraisemblance dans l’œuvre, qui accapare le domaine de l’inventio et se définit à partir de Geoffroy de Vinsauf par la convocation d’un certain nombre de figures de rhétorique, de celles que l’on peut appeler, avec Georges Molinié, macrostructurales47. Les formes qui étaient le plus souvent avancées par les rhéteurs latins, la description et la comparaison, continuent d’être choisies avec prédilection pour habiller la digression et une confusion s’instaure parfois entre ces différents procédés. Ainsi en est-il dans le traité de Matthieu de Vendôme qui, lorsqu’il aborde la description, le fait en des termes traditionnellement employés pour parler de la digression : l’utilité fonctionnelle de la description, qu’il requiert avec insistance48, évoque celle qui est exigée de la digression. Ce type de propos fait réfléchir sur les motifs qui poussent à rapprocher ces deux procédés, visiblement sur la sellette théorique. Dans les deux cas, on a affaire à des unités textuelles enkystées, facilement autonomes, dont il ne faut pas abuser. D’ailleurs, Geoffroy de Vinsauf n’hésitera pas à lier en gerbe la digression et la description quand il exigera leur nécessité à toutes deux comme seul laissez-passer possible dans l’œuvre littéraire (Documentum, II, 3, 156, p. 314-315). Dans ce cadre, la terminologie sur la nature proprement dite de la digression demeure éminemment floue, preuve de son caractère subsidiaire. Seul Gervais de Melkley fait d’elle une figure de rhétorique (color), mais sans aller au-delà dans la précision, et l’on sait que cette identification restera mal dessinée jusque dans la modernité49.
16Aussi, la digression vaut-elle essentiellement par sa ou plutôt ses fonctions : orner, plaire, ou encore, pour Jean de Garlande, expliquer et toucher les esprits (Parisiana poetria, V, p. 84,1. 20-33). C’est pour affirmer sa valeur pragmatique de base, qui cherche à créer un effet (ou à l’empêcher : simple variante), qu’ici ou là sont précisées des caractéristiques de la digression, à la fois traditionnelles et pleines d’évidence, grâce auxquelles on se dit que la perception de la digression n’a guère varié de l’Antiquité au Moyen Âge et jusqu’à l’époque contemporaine, puisque c’est toujours la même litanie de remarques qui advient. La brièveté est demandée avec insistance par Geoffroy de Vinsauf autant dans sa Poetria nova que dans son Documentum (II, 3, 135, p. 310). La brusquerie avec laquelle elle intervient est une autre marque discriminante : la digression, conçue en diptyque et définie par ses bornes, n’est pas un procédé embrayé ou débrayé avec douceur ; au contraire, elle est marquée par la soudaineté de sa plongée hors du sujet ou de son retour dans le sujet. Geoffroy de Vinsauf le dit et il illustre bien ce point dans sa Poetria nova.
17De manière patente, se dégagent donc des lignes de force qui donnent à penser. Le fait que la question de la digression soit abordée dans tous les arts poétiques traduit d’abord, de manière évidente, l’intérêt constant dont elle est l’objet aux yeux de ces professeurs de grammaire. Qu’elle n’apparaisse pas, à la lettre, sous la plume de Matthieu de Vendôme, mais y demeure sous-jacente est peut-être le signe d’une théorisation qui ne s’est pas encore clairement affirmée ou n’a pas encore abouti dans le dernier quart du xiie siècle et qui n’éclora qu’au siècle suivant. On constate d’ailleurs qu’au fil du temps, de Geoffroy de Vinsauf, repris sur ce point par Evrard l’Allemand, à Jean de Garlande, la digression remonte, dans la hiérarchie des procédés recensés pour participer à l’amplification, de la sixième place à la place d’honneur50. L’allongement et la précision croissante des propos qui lui sont progressivement accordés confortent cette impression et traduisent une attention de plus en plus grande à cette question, ce qui laisse supposer, en amont, de la part des écrivains médiévaux, un engouement de plus en plus marqué pour ces excursus. Car la digression peut bien sembler l’emblème d’une écriture de la copia, celle qui s’épanouit au xiiie siècle justement, écriture boulimique en état de manque, prête à saisir le moindre prétexte pour prendre de l’ampleur et se regarder. Ainsi, en bout de chaîne, pour Gervais de Melkley, la description n’a même plus d’existence autonome et elle est réduite à n’être qu’une variante de la digression qui la subsume51 ; quant à Jean de Garlande, il est un peu plus prolixe sur la digression (Parisiana Poetria, IV, p. 72-74, 1. 314-344) que sur la description (Ibid., IV, p. 74-75, 1. 345-368) : on mesure le trajet accompli depuis Matthieu de Vendôme !
18Reconsidérées sous cet éclairage, les divergences de vues d’un auteur à l’autre, dans le détail, manifestent la difficulté éprouvée à théoriser la digression d’une façon satisfaisante et définitive et elles laissent entendre qu’il s’agit d’une question quelque peu insaisissable. Même s’il est impossible de la circonscrire en lui assignant un contenu définitoire, celui-ci s’avérant éminemment variable, les arts poétiques font le choix de la rapprocher de façon tangentielle de la description et de l’analogie qui, comme elle, sont des questions problématiques occupant le devant de la scène théorique d’alors. La description partage en effet avec elles d’être aisément sentie par le récepteur comme une entité autonome qui embellit l’œuvre, mais interrompt et retarde la marche narrative : même fonction ornementale, même souci d’utilité ou de nécessité à cause d’une indépendance essentielle, même contenu éventuellement52. L’analogie peut être expliquée, elle aussi, dans cette perspective qui envisage des contenus : une comparaison peut aisément servir de point de départ au processus digressif, elle en est l’un des mécanismes déclencheurs, plus ou moins conscients.
19Parallèlement, s’affirment clairement sa valeur pragmatique et sa valeur ornementale, montrant bien, s’il en était besoin, l’affiliation proprement rhétorique de la digression. Bien gérée, la digression est loin d’être cette odieuse boursouflure, ce greffon disgracieux dont parlent certains auteurs médiévaux. Qu’elle devienne progressivement objet de prédilection dans les arts poétiques traduit, à mon avis, plus l’emprise du rhétorique sur l’œuvre littéraire que le désintérêt des auteurs de cette époque pour une composition lisse et unie des œuvres de fiction. Car la digression, en soi, qui établit une hiérarchie entre les différents moments du texte, ses différents endroits, renforce l’idée d’une composition recherchée, soignée, d’une linéarité dominante qu’on peut interrompre, mais non pas annuler. Et c’est, en définitive, dans cet équilibre instable entre emprisonnement rhétorique et liberté de création littéraire que gît l’un des enjeux de la réflexion sur la digression : faut-il canaliser la parole écrite au même titre que la parole orale ? Peut-on seulement le faire ? Peut-on réserver à la digression une définition unilatérale, qui supposerait « une relation isotopique des actants émetteur-récepteur homogènes53 », alors que ce n’est jamais le cas, alors que son contenu est mouvant et que le sentiment de son existence est éminemment subjectif, différent pour chaque auditeur-lecteur ? Asservie au rhétorique, la digression est aussi en prise directe sur le littéraire qu’elle alimente. Cela est patent dans le fait qu’elle est sentie comme un lieu où peut s’épanouir l’originalité de l’écrivain. Parce qu’elle est destinée à faire briller celui qui en fait usage, elle est, dans la durée, « morceau d’apparat », « opérateur de spectacle, sorte de poinçon, de signature du langage souverain54 », comme le disait joliment Barthes. C’est ce qui explique que Matthieu de Vendôme55 et Geoffroi de Vinsauf56 parlent d’elle justement à propos de la réécriture des sujets déjà traités par les Anciens : derrière le côté anecdotique qui nous renvoie à un type particulier, historiquement daté, de création littéraire, la digression est bien, entre autres, un moyen de se singulariser par rapport à ses prédécesseurs. Les questions posées par notre modernité se laissent donc déjà deviner dans les arts poétiques médiévaux et nul doute qu’à cette époque aussi la digression soit une notion litigieuse, parce qu’à la frontière du rhétorique et du littéraire57.
Notes de bas de page
1 E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Genève-Paris, Slatkine-Honoré Champion, 1982 [1924], p. 74-75.
2 Id., p. 74.
3 Pour les arts poétiques de Matthieu de Vendôme, Geoffroi de Vinsauf, Évrard l’Allemand, je ferai référence aux éditions proposées par E. Faral dans son ouvrage déjà cité, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Par ailleurs, j’ai utilisé les éditions suivantes : Gervais von Melkley, Ars poetica, hrsg. H.-J. Grabener, Forschungen zur romanischen Philologie, 17, Munster, 1965 ; Jean de Garlande, The Parisiana Poetria, éd. and trans. T. Lawler, New Haven (Conn.) and London, Yale University Press, 1974.
4 Cette constance excède en fait le cadre des arts poétiques, comme l’atteste un dépouillement réalisé sur les ouvrages de la Patrologle latine : grâce à la base de données The Full Text Database (version électronique de la première version de la Patrologia latina de Paul Migne publiée entre 1844 et 1855), on se rend compte que c’est pratiquement toujours le même mot, digressio, qui est partout et toujours employé.
5 Randa Sabry interprète, et à juste titre, la multiplicité des dénominations latines ou grecques, comme un facteur d’hétérogénéité du processus digressif : « l’excentricité [de cette composante] éclate à travers la série des signifiants choisis pour la désigner : parekbasis, diexodos, puis, plus tard : digressio, digressus, egressio, egressus, excursio et excessus ». (« La digression dans la rhétorique antique », Poétique, n° 79, septembre 1989, p. 259).
6 Cicéron, De l’invention, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
7 Horace, Art poétique, dans Épîtres, éd. et trad. Fr. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 202-226.
8 Rhétorique à Hérennius, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1997.
9 Plus justement, l’auteur d’Hérennius reprend dans son évocation des différents types de narrations (I, 12) la même partition, les mêmes catégories que celles dégagées par Cicéron dans l’Invention (I, XIX, 27) et le second type énoncé correspond précisément dans les deux cas à un excursus digressif, identifié comme tel sous le nom de digressio par Cicéron, mais non par l’auteur d’Hérennius.
10 Les manuscrits médiévaux complets de l’Institutio oratoria connus à ce jour sont rares et l’on pense que cette somme rhétorique a été plutôt divulguée par des écrits de seconde main, résumés ou commentaires. Cf. sur ce point J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages : A History of Rhetorical Theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley-Los Angeles-London, University California Press, 1974, p. 109 et 123-130.
11 Quintilien consacre tout le chapitre III de son livre IV à cette question de la digression (Institution oratoire, Livres IV et V, t. III, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976).
12 Cf. Horace, Art poétique, v. 14-19, 42-45.
13 Quintilien, Institution oratoire, Livres VIII et IX, t. V, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
14 Cicéron, De l’orateur, Livre deuxième, éd. et trad. Ed. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, II, 80 ; Quintilien, Institution oratoire, IV, II, 83 ; IV, III, 3-5, 11, 14, 16-17.
15 Soit : « Souvent, à un début imposant et qui promettait de grandes choses, sont cousus un ou deux lambeaux de pourpre, faits pour resplendir au loin [...]. »
16 La narratio est la partie du discours qui est destinée à l’exposé des faits ; elle suit l’exorde et précède la réfutation et la conclusion ou péroraison.
17 Quintilien, Institution oratoire, IV, III, 12-13.
18 Id., IV, III, 5-7.
19 Cf. Cicéron, Divisions de l’art oratoire, éd. et trad. H. Bomecque, Paris, Les Belles Lettres, 1960, IV, 14-15 et XXXVI, 128 ; Quintilien, Institution oratoire, IV, III, 9 et 11.
20 Cicéron, De l’orateur, Livre troisième, éd. H. Bornecque, trad. Ed. Courbaud et H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1930, III, 203.
21 Quintilien, Institution oratoire, IX, III, 90.
22 Id., IX, II, 55.
23 Id., IV, II, 83.
24 Id., IX, 2, 55.
25 Id., IX, I, 32-33 et IX, III, 90.
26 Id., IX, I, 35.
27 Cf. Cicéron, De l’orateur, III, 203 et Quintilien, Institution oratoire, IX, I, 28 et IX, III, 90.
28 Soit : omandi aut augendi causa digredi (Cicéron, De l’orateur, II, XIX, 80).
29 Soit : maxime inlustrari ornarique orationem (Quintilien, Institution oratoire, IV, III, 4 ; cf. Id., III, IX, 4 ; IV, III, 15).
30 Cf. Cicéron, Divisions de l’art oratoire, IV, 14 ; Quintilien, Institution oratoire, IV, III, 8 et 17.
31 Ernst Robert Curtius avait jadis bien repéré cette spécificité : « Cassiodore, Variae, II, 40, emploie fréquemment et avec complaisance la voluptuosa digressio. » (La littérature européenne et le Moyen Age latin, trad. de l’ail. J. Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 135, n. 5).
32 Cf. aussi de Cassiodore, entre autres, Patrologia Latina LXX, col. 295C, 681B, 1293B. Ces relevés ont été obtenus par la consultation de diverses bases de données (Patrologia Latina Database, déjà mentionnée, et the Latin Library, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.thelatinlibrary.com).
33 Ces occurrences ont été également relevées dans le corpus dégagé par l’examen de la Patrologie latine dans Database.
34 Cf. E. R. Curtius, à qui j’emprunte ces données, « Dichtung und Rhetorik im Mittelalter », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, XVI, 1938, p. 460.
35 Cf. L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical : étude sur l’Ars Donati et sa diffusion (ive-ixe siècle) et édition critique, Paris, CNRS, 1981. Donat n’en parle même pas lorsqu’il recense les principaux défauts de l’écriture qui, sous sa plume, ont valeur proprement grammaticale.
36 Isidore de Séville, Etymologies II, éd. et transi. P. K. Marshall, Paris, Les Belles Lettres, 1983, 21, 36 : Epanalepsis est digressio : « Tulit calor me dicendi et dignitas rerum paulo longius quam volebam, sed redeo ad causam. »
37 Soit : « J’abandonne ma matière et, quand je reviens à elle, je fais en sorte de ne pas donner l’impression d’avoir fait défaut [...] ».
38 Le cas de Jean de Garlande est en fait litigieux, car ses propos reçoivent de la critique deux traductions contradictoires ; mais, justement, la récurrence de l’ordre généralement adopté pour présenter la digression me semble un élément à prendre en compte pour opter pour telle ou telle traduction.
39 Je précise ainsi que je ne suis pas toute d’accord avec la présentation faite par Edmond Faral dans son ouvrage cité, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, p. 74-75.
40 Cf. Geoffroi de Vinsauf, Poetria nova, v. 527-537 pour la partie théorique et 538-553 pour l’exemple donné ; Documentum, II, 2, 17-21, p. 274-275.
41 Cf. Gervais de Melkley, Ars poetica, I, A, p. 67, 1. 23-24.
42 Soit : « Une digression est une sortie du sujet ou une échappée de l’idée, imputée ou bien à l’analogie ou bien à la compréhension des choses. »
43 Soit : « On fait parfois une digression vers quelque chose qui est hors du sujet, comme quand on fait une description ou une comparaison quelconque. On fait parfois de même une digression vers quelque chose qui n’est pas hors du sujet, mais qui est relié de manière convenable au sujet, quand on insère une fiction inventée ou un apologue. » Tr. Lawler, qui édite et traduit en anglais le traité latin de Jean de Garlande, comprend différemment de materia qui, selon elle, signifie « qui appartient au sujet » et non pas à l’inverse « qui est en-dehors du sujet ». Cette interprétation, qui était déjà celle de Faral (Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, op. cit., p. 74) présente l’avantage de rattacher les propos de Jean de Garlande à ceux de Geoffroi de Vinsauf. Elle est séduisante, je l’avoue ; mais elle suppose une belle unité qui, sur la question, n’existe pas : rappelons tout simplement que, pour Gervais de Melkley, on sort bien du sujet avec une description ou une comparaison. En outre, on constate que cette perspective a contre elle d’inverser l’ordre de présentation des deux sortes de digressions, systématique dans les précédents traités : mentionner d’abord la digression qui fait sortir du sujet, puis celle qui permet de rester dans le sujet.
44 Alors que la partition latine, spécifique du genre oratoire, subsiste, plus ou moins fidèlement, à la même époque dans le dictamen, les arts poétiques ne la conservent pas, tout naturellement, pour les fictions littéraires, car elle n’y est pas opératoire. Jean de Garlande, qui intègre l’enseignement du dictamen à son ouvrage, rappelle effectivement les six différentes parties qui enserrent le discours oratoire, mais il ne retient pas celle qui fait une place à la digressio. Je me permets de renvoyer à la présentation que je fais de la question dans mon ouvrage Approche du style de Chrétien de Troyes, Thèse pour l’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 2002, (à paraître chez Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge »).
45 Cf. Horace, Art poétique, v. 23.
46 Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, IV, 3-5, p. 180-181.
47 Cf. G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », article « Figure », p. 152-153. Rappelons que le dispositif à huit éléments proposé par Geoffroy de Vinsauf dans sa Poetria nova comporte la paraphrase, la périphrase, la comparaison, l’apostrophe, la prosopopée, la digression, la description, l’opposition.
48 Cf. Ars versificatoria, II, 38, p. 118 ; II, 110, p. 147.
49 P. Fontanier, par exemple, déclare à ce sujet : « Les figures de pensée ont lieu par imagination, par raisonnement, ou par développement. Certains rhéteurs en distinguent aussi qui auraient lieu par liaison, telles que la Transition, la Rejection, la Digression, et la Révocation. Mais il est sans doute assez inutile d’en parler, et d’ailleurs, comment en citer des exemples, à moins de copier des volumes ? » (Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 403).
50 Sixième procédé de l’amplification sur huit enregistrés par Geoffroy de Vinsauf dans la Poetria nova et par Evrard l’Allemand dans son Laborintus, troisième sur six dans le Documentum, la digression est proposée par Jean de Garlande en tête de sa liste de cinq procédés.
51 Cf. Gervais de Melkley, Ars poetica, p. 65, 1. 16-p. 67, 1. 22. Sur la question de la description dans les arts poétiques, on peut consulter D. James-Raoul, « La description en question dans les arts poétiques au tournant des xiie et xiiie siècles », Médiévales, 24, Actes du colloque de janvier 2002 à Amiens, dir. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie-Jules Verne, 2003, p. 52-63.
52 P. Bayard, par exemple, distingue à côté des digressions de ressemblance (qui se font par association d’idées, qui font jouer les métaphores) celles qu’il appelle digressions de continuité (spatiale, temporelle, causale, métalinguistique). (Le hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996).
53 J. Mazaleyrat et G. Molinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989, article « digression », p. 105.
54 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications, 16, décembre 1970, p. 213 ; repris dans L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, « Points », 1985.
55 Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, IV, 3-5, p. 180-181.
56 Geoffroi de Vinsauf, Documentum, II, 3, 133-134.
57 Cf. l’article déjà cité de G. Molinié, pour qui la digression est une des limites entre le rhétorique et le littéraire.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne – Paris IV
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003