La digression encyclopédique dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure : définition et enjeux de la translatio diagonale
p. 201-211
Texte intégral
1Au seuil du Roman de Troie1, Benoît de Sainte-Maure présente son projet littéraire : relater la guerre de Troie, depuis la genèse du conflit jusqu’à la chute de la cité troyenne. Le récit historique s’accompagne de pauses descriptives : des palais aux tombeaux, les ors et les gemmes saturent le décor, selon une esthétique propre aux romans antiques. La pléiade de personnages se prête à de micro-épisodes épiques ou romanesques, comme le combat des Amazones ou les amours de Briséida. L’aride trame narrative fournie par les textes de Darès et de Dictys subit une gigantesque amplificatio. Dans quelle mesure ce surplus s’apparente-t-il à une digression ? Faut-il considérer l’œuvre romane tout entière comme une digression, à partir des sources latines ? Ou bien se limiter aux ramifications qui dévient du dessein initial ? Au sein de cette œuvre-somme, il est bien difficile d’isoler les développements superfétatoires des épisodes essentiels, et de délimiter les digressions.
2La notion de digression requiert tout d’abord une approche théorique. Les commentaires de Benoît fournissent cependant une définition plus appropriée, liée à la translatio studii : dans Le Roman de Troie, la digression promulgue un savoir emprunté aux ouvrages encyclopédiques, selon différentes modalités. Elle permet progressivement au poète de dépasser son rôle de médiateur du savoir et lui ouvre la voie de l’inventivité romanesque.
3Dérivée de l’étymon latin digressio – proprement, « action de s’éloigner » –, la digression est une notion rhétorique soumise à codification depuis l’Antiquité. Dans son Institution oratoire, Quintilien la définit en ces termes :
Tout ce qui se dit en dehors des cinq parties que nous avons définies (exorde, narration, confirmation, réfutation, péroraison) est une digression : indignation, commisération, détestation, injure, excuse, conciliation, réfutation des propos outrageants. Il en est de même pour tout ce qui n’est pas impliqué dans la question, à savoir toute amplification, toute atténuation, tout genre d’appel aux sentiments, tout passage surtout qui apporte au discours de l’agrément et de l’ornement, et traite du luxe, de l’avarice, de la religion, des devoirs [...]2.
(Livre IV, 3, 15)
4Les théoriciens médiévaux, qui classent la digression parmi les procédés de l’amplijïcatio, en ont proposé des définitions variées3. Dans la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, la digression s’apparente, selon l’expression de Jean-Yves Tilliette à « un effet de contrepoint4 » :
La digression ne doit pas être trop longue ; elle se caractérise par l’introduction brutale (saltu quodam quasi transvolo, v. 540), à l’intérieur du thème, d’un second thème lointain, puis par le retour au thème premier5.
5Mouvante et protéiforme, la digression a partie liée avec la comparaison et avec la description, tout en s’en démarquant. A l’instar de leurs ancêtres médiévaux, les théoriciens contemporains éprouvent des difficultés à faire entrer la digression dans des cadres précis. Citons par exemple la définition qu’en donne Henri Morier dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique :
Digression : partie du discours où l’auteur s’éloigne du sujet, pour narrer une anecdote, un souvenir, dépeindre un paysage, un objet d’art, etc., et leur donner un développement inattendu. C’est une histoire en marge de l’histoire. La digression peut répondre à plusieurs intentions : 1 elle distrait le lecteur d’un sujet trop aride ; 2 elle peut être une sorte de suspension destinée à faire languir le lecteur dans l’attente impatiente d’un bonheur ou d’un malheur prévu. Prenons garde à la digression : elle fait perdre le fil des événements, rompt l’unité d’action, ennuie parfois le lecteur. Mais elle peut être utile à l’orateur, à l’avocat désireux de créer une diversion, une détente, avant de revenir avec plus de fougue ou de sérénité au sujet traité6 [...].
6Face à cette multiplicité d’approches, comment appréhender la notion de digression sans en faire un fourre-tout ? La seule manière d’éviter ce travers semble être d’établir pour chaque texte littéraire, plus exactement pour chaque poète, l’acception particulière qu’il donne à cette notion : au lecteur critique de la mettre au jour. Pour le Roman de Troie, dans lequel les ramifications thématiques et rhétoriques forment un kaléidoscope, les présupposés théoriques apparaissent inefficaces, du moins inappropriés. En revanche, les interventions de Benoît, parsemées ça et là au fil du texte, ont parfois trait à la digression : c’est sur ces vers que nous nous appuierons pour définir et délimiter les digressions dans Le Roman de Troie.
7Dans le prologue, Benoît revendique sa fidélité aux sources latines, et promulgue son art poétique :
Le latin sivrai e la letre ;
Nule autre rien n’i voudrai metre
S’ensi non com jol truis escrit.
Ne di mie qu’aucun bon dit
N’i mete, se faire le sai,
Mais la matire en ensirrai.
(v. 139-144)
8Dans cette profession de foi paradoxale, Benoît promet d’être fidèle à la lettre, tout en s’arrogeant le droit d’ajouter des développements, aucun buen dit7, du moment qu’ils conviennent à l’esprit du texte ; il réfute ainsi l’idée de digresser. Chaque fois qu’il se prend en flagrant délit de digression, le poète s’interrompt pour retourner à sa trame initiale. Par exemple, lors de la glose du verset attribué à Salomon, Benoît met un terme à son discours sur l’inconstance féminine pour revenir aux amours de Briséida :
Ici porrions dire assez,
Mes n’est or lieus ; retornerons
A ço que proposé avons.
(v. 13492-13494)
9À la fin de l’épisode de la Toison d’or, le poète abrège son propos, considérant l’étendue de la matière qu’il lui reste à traiter :
N’en dirai plus, ne nel vueil faire,
Quar mout ai grant ovre a retraire.
(v. 2043-2044)
10Au terme de la description de la Chambre de Beautés, Benoît développe la même idée par le truchement d’une métaphore marine. Il refuse de s’attarder sur la description du lit d’Hector, par crainte de ne parvenir au terme de son projet littéraire :
Del lit par sereit trop grant chose,
Se j’en comenceie a parler,
Mais ne m’i leist a demorer :
Molt ai a corre e a sigler,
Car encor sui en haute mer.
Por ce me covient espleitier,
Sovent sort noise e destorbier ;
Maintes ovres sunt conmencees
Qui sovent sunt entrelaissees.
Ceste me doinst Deus achever,
Qu’a dreit port puisse ancre geter !
(v. 14940-14950)
11Lors de la description du tombeau d’Hector, le poète énumère les différentes gemmes dans lesquelles furent taillées les colonnes du monument. La troisième, nommée geteine, donne lieu à une amorce de développement encyclopédique, que Benoît interrompt brusquement en refusant d’introduire une interpolation :
Li tierz esteit d’une geteine,
soz ciel n’a pierre a si grant peine
seit eue ne conquestee,
ne qui plus chier seit achatee.
Bien vos deïsse ou hon la prent,
E ses vertuz, dont el a cent,
Mes por l’intierposicïon
N’en voil or fere mençïon.
(v. 16673-16680)
12Benoît hésite entre la tentation de recourir à la digression, afin d’étoffer et d’enrichir son texte, et la nécessité d’être bref, pour mener son ambitieux programme littéraire à terme. Ces passages métatextuels fonctionnent également comme des bornes qui délimitent a posteriori la digression, effective ou avortée, pour mieux la mettre en évidence et la définir.
13Au fil du texte, Benoît attire notre attention sur un type particulier de digression : l’excroissance encyclopédique qui s’apparente à un chemin de traverse via la clergie, dans la mouvance de la translatio. Remontant au haut Moyen Âge, le concept de translatio studii et imperii8 théorise le transfert du savoir et du pouvoir depuis l’Antiquité orientale, plus exactement depuis la ville de Troie, jusqu’à l’Occident médiéval, dont l’Empire Plantagenêt constitue le parangon. Sur le plan littéraire, la translatio studii équivaut au concept moderne d’intertextualité, suivant deux axes : la translatio verticale réfère aux textes-sources ; la translatio horizontale aux textes contemporains. Dans le cas du Roman de Troie, la translatio verticale renvoie aux textes latins de Darès et Dictys ; la translata horizontale aux autres romans antiques du xiie siècle. Il convient cependant d’adjoindre à ces deux premières directions une troisième, très opérante dans les romans antiques. C’est la translatio diagonale qui, à mon sens, opère un transfert depuis l’encyclopédisme vers la littérature romanesque. Le processus s’effectue de la manière suivante : le poète, grâce à ses qualités de clerc, puise dans les écrits encyclopédiques – lapidaires, bestiaires et divers traités – pour enrichir sa trame romanesque9. La translatio diagonale connaît différentes modalités, exemplifiées par Le Roman de Troie sous la forme de digressions encyclopédiques. Elles convergent vers un même dessein : la peinture des créatures – en l’occurrence les peuples du monde, les monstres et les gemmes10. La translatio diagonale revêt deux formes : le collage et l’emprunt, identifié ou voilé. Ces modalités s’organisent en un crescendo pour aboutir à une translatio en trompe-l’œil : l’imitation créatrice.
14La description du monde, qui s’étend sur plus de deux cents vers (v. 23127-23356), constitue un exemple de translatio diagonale selon le procédé du collage11 : cette digression est directement extraite de textes encyclopédiques pour être insérée dans le roman. Benoît semble ici rivaliser avec la mappemonde décorant la tente d’Adraste, dans Le Roman de Thèbes12. Il s’attarde sur une des parties du monde, l’Amazonie, anticipant ainsi l’arrivée dans la bataille de Penthésilée, la reine des Amazones. Leur pays et surtout leurs mœurs sont décrits dans les ouvrages encyclopédiques, depuis les Etymologies d’Isidore de Séville jusqu’au Livre du Trésor de Brunet Latin13. Programmatique, cette digression donne un avant-goût de la mappemonde que le poète a le projet d’écrire (v. 23302-23356).
15La deuxième modalité de la translatio diagonale est l’emprunt : comme pour le collage, la clergie est intercalée dans le texte, mais après avoir été modifiée et adaptée à la trame romanesque, comme l’illustre l’exemple du Sagittaire14 :
Il ot o sei un Saietaire
Qui mout ert fel e deputaire.
Des le nombril enjusqu’a val
Ot cors e forme de cheval.
Il n’est rien nule, s’il vousist,
Qui d’isnelece l’atainsist ;
Cors, braz et chiere aveit semblant,
As noz, mais n’ert mie avenanz ;
Il ne fust ja de dras vestuz,
Quar come beste esteit peluz.
La chiere aveit de tel façon,
Plus ert vermeille d’un charbon.
Li ueil el chief li reluiseient,
Par nuit oscure li ardeient ;
De treis granz liuës, senz mentir,
Le poüst om tres bien choisir.
Tant par aveit la chiere orrible,
Soz ciel n’a nule rien qui vive
Qui de lui ne preïst freor.
(v. 12353-12371)
16Archer d’excellence, le Sagittaire participe activement à la guerre et devient le héros d’un épisode épique (v. 12337-12506). L’équipement précieux du monstre est composé d’un carquois d’or et de flèches d’acier, empennées de plumes d’alérion15 (v. 12372-12379), oiseau réputé pour ses plumes au tranchant d’acier. Il ne s’agit donc plus seulement d’illustrer la clergie issue des bestiaires, mais d’utiliser cette clergie comme tremplin de l’étoffement narratif.
17La translatio diagonale peut prendre la forme d’un emprunt voilé, variante des exemples précédents, utilisé notamment pour les gemmes. Dans la Chambre de Beautés, une pierre brûle d’une flamme inextinguible :
Une piere ot enz alumee,
Dont il n’ist flambe ne fumee :
Senz descreistre art e nuit e jor,
Granz est li feus de sa chalor.
(v. 14903-14906)
18La même pierre, toujours anonyme, flambe dans le tombeau d’Hector :
Teuls est li feus, ja n’esteindra
Ne ja a nul jor ne faudra.
D’une pierre est de tel nature,
Que toz jorz art e toz jorz dure.
(v. 16803-16806)
19Benoît reprend ici un motif du Roman d’Enéas : l’abeste qui éclaire les tombeaux16. L’amiante, identifiée et décrite depuis L’Histoire Naturelle de Pline, est mentionnée dans les lapidaires romans17, fidèles au De Lapidibus de Marbode de Rennes. Les poètes des romans antiques ont fait de sa principale vertu – brûler d’une flamme pérenne – un motif littéraire. Sœur de l’escarboucle qui illumine villes et palais, l’abeste brille dans les tombeaux pour l’éternité : l’une éclaire l’espace des vivants ; l’autre le monde des morts.
20Dans l’épisode du Bélier à la Toison d’or, Médée remet à Jason des objets magiques, afin que le héros mène à bien sa quête. Parmi eux se trouve un anneau orné d’une gemme, dont la magicienne énonce les multiples vertus :
E si saches bien que la pierre
Ne puet estre en nul sen plus chiere.
Soz ciel n’a home qui seit vis,
Des qu’il l’avra en son deit mis,
Qui ja puis crienge enchantement.
Feu, arme, venin ne serpent
Ne li pueent faire encombrier
Ne en eve ne puet neier.
Tant cum l’anel avras sor tei,
Mar avras dote ne esfrei.
Ancore a il autres vertuz :
Se tu ne vueus estre veüz,
La pierre met defors ta main ;
Adonc puez bien estre certain
Que ja rien d’ueil ne te verra.
E quant ço iert qu’il te plaira
Et que tu n’auras d’iço soing,
Clo la pierre dedenz ton poing :
Si te verra l’om com autre home.
(v. 1679-1697)
21Cette gemme protège son porteur de tous les maux, et lui permet en outre de se rendre invisible. Ces vertus rappellent celles de l’héliotrope18, gemme de référence laissée ici dans l’ombre.
22Benoît fait également allusion à des monstres anonymes, qui ne donnent pas toujours lieu à digression et sont impossibles à identifier. Ces créatures sont systématiquement cautionnées par l’auctoritas. Ainsi, lors de la description du lit funéraire d’Hector, Pline est cité pour l’identification du poisson :
Les espondes e li limon
Esteient des denz d’un peisson
Que Plines nome en son escrit.
(v. 16539-16541)
23Le recours à l’auctoritas sonne comme un gage de véracité et laisse attendre une digression sur le poisson. Il n’en est pourtant rien : Benoît joue ici avec la curiosité du lecteur, qu’il suscite pour finalement le frustrer. Le nom de l’auctoritas disparaît pour laisser place à un autre garant du savoir transmis, l’Autor. Ce dernier permet d’attester que les plumes utilisées pour la confection des chapeaux d’Ulysse et de Diomède proviennent d’oiseaux multicolores, qui vivent en Inde :
En lor chiés orent dous chapeaus
Faiz de la plume d’uns oiseaus
Qui conversent, ço dit l’Autor,
En Inde la Superïor.
Soëf uelent, ços sai retraire,
E si n’est color que n’i paire.
(v. 6227-6232)
24Cet Autor, qui ne peut désigner ni Darès ni Dictys, dont les textes ignorent toute digression, renvoie peut-être à Benoît lui-même. Le plus souvent, c’est le livre, et non plus la figure auctoriale, qui est cité. S’agit-il de l’ouvrage encyclopédique ou du Roman de Troie ? Une source écrite est ainsi mentionnée lors de la description du manteau de Briséida, confectionné avec plusieurs créatures, dont un monstre oriental pour la bordure. À défaut d’être nommé, le monstre est ici décrit – c’est une bête à la robe tachetée, jaune et bleue :
Dedenz le flun de Paradis
Sont e conversent, ço set l’om,
Se ço est veir que nos lison.
D’inde e de jaune sunt gotees ;
(v. 13398-13401)
25Au fil de ces exemples, Benoît utilise l’auctoritas, l’Autor ou le livre comme un écran qui brouille la source. D’où proviennent ces amorces de digression ? D’un traité encyclopédique ou de l’imagination de Benoît ? Tout se passe comme si, par le truchement de ces passages, la digression encyclopédique changeait subrepticement de nature et glissait de l’emprunt vers l’imitation : les passages extraits de traités encyclopédiques, et plus ou moins remaniés, sont progressivement remplacés par des vers écrits à la manières des bestiaires et lapidaires, en un mot par des exercices de style. L’imitation, détachée du processus de translatio diagonale, semble néanmoins en être la résultante.
26Benoît franchit une étape majeure en nommant les créatures, fruits de son imagination : il procède alors à une création, au sens démiurgique du terme. Ainsi, le manteau de Briséida est taillé dans de la peau de dindïalos19, monstre oriental au pelage multicolore :
Co truevent clerc en escriture
Que bestes a vers Oriant, –
Cele de treis anz est mout grant –
L’om les claime dindïalos ;
Mout vaut la pel e plus li os.
Onc Deus ne fist cele color,
En taint n’en herbe ne en flor,
Dont la pel ne seit coloree.
(v. 13364-13371)
27La mention du livre se lit ici comme un prétexte, un paravent pour camoufler l’innovation de Benoît, et surtout son élan créateur et créatif. Habile, le poète insère ce monstre fictionnel dans la tératologie traditionnelle : les dindïalos sont chassées par les Cynocéphales, hommes à tête de chien répertoriés dans les bestiaires20. Si le poète détaille la technique de chasse et les risques encourus par les Cynocéphales, il ne décrit cependant pas l’animal, comme si le monstre de papier ne pouvait prendre forme que dans l’imagination du lecteur/auditeur. L’onomastique permet d’en donner la senefiance : dindïalos sonne comme d’Inde y a los. Or c’est bien à une célébration de l’Inde, de ses monstres et de ses merveilles que se livre Benoît dans ses digressions encyclopédiques.
28Le procédé d’imitation créatrice est davantage utilisé pour les gemmes. S’inspirant de l’onomastique et des vertus des gemmes décrites dans les lapidaires, le poète façonne des pierres précieuses fictives, des gemmes romanesques. Dans la Chambre de Beautés, un des automates masculins se trouve dans un fauteuil taillé dans une ofiane, dont une digression précise les vertus :
D’une ofiane esteit ovrez :
C’est une pierre riche assez.
Cil qui la veit auques sovent,
Ce dit li livres qui ne ment,
En refreschist e renovele,
E la colors l’en est plus bele,
Ne grant ire ja n’en avra
Le jor q’une feiz la verra.
(v. 14763-14770)
29S’agit-il d’une obsidienne, comme le pense Edmond Faral, ou bien plutôt de l’obsianus21, répertoriée dans Le Lapidaire de Philippe de Thaon ? La tentative d’identification reste vaine : ces pierres ne possèdent pas les mêmes vertus que l’ofiane, à savoir des qualités de jouvence et l’apaisement de la colère ; a contrario de nombreuses gemmes possèdent des qualités similaires (par exemple la cornaline, le diamant et le saphir sont réputés calmer la colère).
30Un des piliers du tombeau d’Hector est sculpté dans une egetaine-une pierre en provenance d’Égypte, selon le glossaire de l’édition Constans22. Benoît n’indique pas ses vertus, mais insiste sur sa rareté et son coût :
Li tierz esteit d’une egetaine,
Soz ciel n’a pierre a si grant peine
Seit eüe ne conquestee,
Ne que plus chier seit achatee.
(v. 16673-16676)
31C’est la même pierre qui est utilisée pour la dalle de cercueil de Pâris. Benoît établit alors une hiérarchie des gemmes dont l’egetaine occupe le sommet :
Sin ont le sarcueil seelé
O une mout riche plataine
De pierre qu’om claime Egetaine,
Plus preciose e mout plus riche
Que calcedoine ne qu’oniche.
(v. 23066-23070)
32La quatrième colonne de la Chambre de Beautés est faite d’un pédoire23, pierre donnant lieu à une longue digression qui prend la forme d’un article de lapidaire :
Li quartz pilers fu d’un pedoire.
Ensi cum nos retrait l’Estoire,
Dedenz le flun de Paradis,
A uns arbres d’estrange pris :
Pomes chargent que al fonz vont.
Celes qui set anz i estont
Pierres devienent forz et dure.
Teus vertuz ont granz e teus natures
Qu’orne desvé, senz escïent,
Qui rien ne set ne rien n’entent,
Rameinent tot en son memoire ;
C’est la nature del pedoire.
(v. 16681-16692)
33Au-delà de ses vertus liées à la mémoire24, le pedoire illustre la commutabilité des espèces, le passage du règne végétal au règne minéral, grâce au processus de fossilisation. Cette transmutation évoque le devenir de l’histoire antique, son passage de l’oral à l’écrit, son adaptation du latin en langue romane, afin d’accomplir un devoir de mémoire.
34C’est le traitement textuel des gemmes qui illustre le mieux les différentes strates de la translatio diagonale25. Les gemmes traditionnellement nommées, à l’instar de l’escarboucle ou du diamant, ne donnent jamais lieu à digression – et c’est pour cette raison que nous ne les avons pas mentionnées. A contrario, lorsque le poète emprunte et insère un article de lapidaire, il ne nomme jamais la gemme. Enfin, si la gemme est à la fois nommée et décrite, c’est l’indice d’une gemme romanesque, d’un exercice de style élaboré à partir du savoir du clerc.
35Ainsi la digression possède, dans Le Roman de Troie, une acception réduite, que Benoît de Sainte-Maure prend soin de préciser grâce à ses interventions. Elle met néanmoins en évidence les enjeux majeurs du texte. Encyclopédique, la digression participe de la translatio studii : elle s’effectue en diagonale pour opérer un saut générique, un transfert du traité de clergie vers le texte romanesque. Benoît s’impose comme le virtuose de cette troisième translatio, également marquante dans les autres romans antiques. Du collage à l’emprunt, il en utilise toute la palette de modalités. Déroutant progressivement le sens de la translatio diagonale, il lui fait ouvrir la voie de l’imitation créatrice. Sous prétexte de promulguer la clergie, le poète laisse libre cours à sa verve et à son imagination, et façonne, des dindïalos à l’ofiane, des créatures de papier.
Notes de bas de page
1 Le Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, Firmin Didot, 1904-1912, 6 vol. (vol. I, 1904 : v. 1-8328 ; vol. II, 1906 : v. 8329-14958 ; vol. III, 1907 : v. 14959-23126 ; vol. IV, 1908 : v. 23127-30316 ; vol. V, 1909 : notes, table analytique des noms propres, glossaire ; vol. VI, 1912 : introduction) (Société des Anciens Textes français).
2 Cité par Joëlle Gardes-Tamine, La rhétorique, Paris, Armand Colin, 2002 (Cursus), p. 101-102.
3 Comme l’a relevé Edmond Faral, « Geoffroi de Vinsauf [...] en distingue deux espèces. La première consiste à sortir du sujet ; elle a lieu quand on emploie des comparaisons ou similitudes. La seconde consiste à anticiper sur la suite des événements pour reprendre ensuite, en revenant sur ses pas, le fil du récit : c’est ce qui arrive quand, voulant raconter qu’Actéon fatigué vint s’asseoir auprès d’une fontaine, on commence par décrire la fontaine ; ou quand, voulant raconter la séparation de deux amants au printemps, on commence par décrire le printemps. Evrard [...], sans faire la distinction, cite seulement comme exemple chez Lucain la description d’Antée aux prises avec Hercule. Jean de Garlande [...], différant de Geoffroi, considère qu’on reste dans le sujet quand on fait une description ou une comparaison : on en sort quand on insère une fable ou un apologue », Les arts poétiques du xiie et xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, Champion, 1924, rééd. Slatkine, 1982, p. 74.
4 Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000 (Recherches et rencontres 16), p. 96.
5 Id., p.95.
6 Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1981.
7 Cf. l’article de D. Kelly, « Horace et le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », Miscellanea Mediaevalia. Mélanges offerts à Philippe Ménard, Etudes réunies par J.-C. Faucon, A. Labbé et D. Quéruel, Paris, Champion, 1998, 2 tomes (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge), t. I, p. 723-731.
8 Cf. l’analyse d’Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUR, 1956 (Presses Pocket, Agora), p. 70-73.
9 Sur ce concept de translatio diagonale appliqué aux romans antiques, cf. mon ouvrage Parures d’or et de gemmes. L’orfèvrerie dans les romans antiques du xiie siècle, Aix-en-Provence, PUP, 2002, deuxième partie, Une orfèvrerie encyclopédique, p. 95-162.
10 Cette classification repose sur la notion de Terre-Mère. Comme le souligne Mircea Eliade, « si la Terre est une Mère vivante et féconde, tout ce qu’elle produit est à la fois organique et animé ; non seulement les hommes et les plantes, mais aussi les pierres et les minéraux », Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1989 (Folio Essais), p. 209.
11 Le collage est un procédé d’écriture récurrent chez les encyclopédistes, qui sont aussi des compilateurs. Dans son article « Les petites encyclopédies du xiiie siècle », Pierre Michaud-Quantin écrit à propos du De Naturis rerum de Thomas de Cantimpré : « Thomas se borne à juxtaposer en paragraphes successifs les matériaux qu’il emprunte à ses diverses sources et ne leur fait subir qu’une élaboration personnelle peu marquée ; il lui arrive même d’insérer de longues citations formant un bloc massif », La Pensée encyclopédique au Moyen Âge, Neuchatel, Éditions de la Baconnière, 1966 (Langages Documents), p. 105-120, en particulier p. 115-116.
12 Le Roman de Thèbes, éd. par G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1966 et 1968, 2 tomes (Classiques français du Moyen Âge), t. I, v. 3175-3212 et 4217-4302.
13 Sur les Amazones et leurs sources livresques, cf. l’article d’Aimé Petit, « Le traitement courtois du thème des Amazones d’après trois romans antiques : Enéas, Troie et Alexandre », Le Moyen Âge. Revue d’Histoire et de Philologie, t. LXXXIX, n° 1, Bruxelles, Renaissance du Livre, 1983, p. 63-84.
14 Cf. l’étude de Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature médiévale (xiie-xiiie siècles). L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, 2 vol. (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge), vol. 1, p. 527-539.
15 Le poète introduit ici un autre monstre récurrent dans les bestiaires ; sur l’alérion, consulter l’ouvrage de Claude Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne. Essai de présentation, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993 (Cultures et Civilisations Médiévales), p. 37.
16 Eneas. Roman du xiie siècle, éd. par J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1925 et 1929, rééd. 1983 et 1985, 2 tomes (Classiques français du Moyen Âge), t. 2 : tombeau de Pallas, v. 6512-6518 ; tombeau de Camille, v. 7673-7678.
17 Par exemple le lapidaire du manuscrit BnF., fr. 14470 : XXXIII. De abesto. / Abestos vient de la contrée / De Archade u el est trovee. / Ceste piere a de fer culur, / Si par est de si grant vigur/S’a fou est prise d’une part / N’iert mais esteinte, tus jurz art. (Les lapidaires français du Moyen Âge des xiie, xiiie et xive siècles, publiés par Léopold Pannier, Paris, Vieweg, 1882, p. 58, v. 673-678).
18 XXIX. De Eliotropia. / Elyotrope est une piere / De bien vertuose manere : / Metez la el rai del soleil / En un vaisel, si l’fait vermeil ; / Ce ert avis Ici la tendra / Ke novels eclypse sera. /En poi de tensfara saillir/L’aive del vaisel e buillir, / Cum se il ploveit a plenté. / Bon los dunet e grant santé ; /Venim destruit, e sanc estanche ; / Boisdie veint, ne fait noisance. I Une erbe i a ke mult est chere / Ke si a num cume la piere ; / Si um les poit andous aveir, / S’il volt, nuls nel porra veeir. /D’Ethyope vient e de Cypre, /Si rest trovée en Aufrique. / A esmaragdes semblent tutes, / Mais k’eles ont sanguines gutes. (Les lapidaires français du Moyen Âge des xiie, xiiie et xive siècles, op. cit., p. 55-56, v. 599-618).
19 Sur le dindïalos du manteau de Briséida et la barbiolete de la robe d’Erec, cf. l’article de G. Burgess, « Berbiolete and dindialos : Animal magic in some Twelfth-Century Garments », Medium Aevum, Oxford, Society for the Study of Mediaeval Languages and Literature, LX, 1990, p. 84-92.
20 Cf. l’article de Claude Lecouteux, « Les cynocéphales, étude d’une tradition tératologique de l’Antiquité au xiie siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, XXIV, 2, Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale, Université de Poitiers, 1981, p. 117-128.
21 Obsianus, ço est une pere, /Mult ad vertuose manere. / Ki ceste pere portera / Ja sunge mal ne lifera : /Ignelepas que il l’orra/Senz mençunge si l’espondra ; / Ne/nus/hom que il maldira / Ja lungement puis ne vivra. / Ki le soleil i enz peindra /U la lune i entaillera, / Ja de male mort ne murra ; /Itant suffist de li ki l’ad. (« Les plus anciens lapidaires français », publiés par Paul Meyer, Romania, 38, Paris, 1909, p. 44-56, 254-295 et 481-552, en particulier p. 519, v. 1533-1544).
22 Le Roman de Troie, op. cit., tome V, p. 162.
23 Selon Edmond Faral, « le nom de la pierre et son existence même ont bien l’air d’être l’invention de Benoît ». Il nuance pourtant ce jugement en mentionnant le « pedoros » ou « pedoretes », présent dans le lapidaire de Cambridge, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, Champion, 1967, rééd. 1983, p. 357.
24 Notons que guérir la démence est une vertu attribuée à la célidoine : XVII. De Celidonio I La ruige toilt la passiun/Ke prent ume par luneisun, / Dunt il chef et est afolez. /Langurus saine etforsenez. (Les lapidaires français du Moyen Âge des xiie, xiiie et xive siècles, op. cit., p. 48., v. 401-404.)
25 Le traitement des bestes, qui oscille constamment du collage à l’emprunt, de l’anonymat à l’appellation, ne permet pas de définir aussi clairement les strates de l’écriture.
Auteur
Université de Provence – Aix-Marseille I
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