Le Biausdous de Robert de Blois : la nature du roman et l’art de la digression
p. 187-198
Texte intégral
1Un roman qui présenterait une digression de quatre-vingt-deux pages figurerait à bon droit au nombre des entreprises de déconstruction romanesque les plus résolument modernes, faisant paraître Tom Jones et Tristram Shandy comme de timides attaques contre les structures narratives traditionnelles. Or un tel roman existe et il a été composé vers 1250 par Robert de Blois, mieux connu pour ses œuvres didactiques que pour ses succès romanesques. On lui doit certes le court roman de Floris et Lyriopé qui bénéficie d’un regain de popularité depuis quelques années – sous l’influence notamment des gender studies qu’alimente le travestissement de Floris, prétexte à une étonnante scène de pseudo saphisme –, mais ce texte n’a pas rencontré le même succès précoce que les œuvres didactiques du même auteur, tout particulièrement son Chastoiement des Dames qui a même eu droit aux honneurs de l’impression dès 15011.
2Le passage à la postérité du seul roman arthurien de Robert de Blois, le roman de Biausdous, a été particulièrement difficile. Conservé dans un manuscrit unique et amputé des dernières pages (BnF fr. 24301), il y sert de cadre à l’ensemble de l’œuvre du poète didactique qui profite des recommandations de la mère à son fils pour disserter sur les devoirs religieux et courtois du futur chevalier. Le discours de la mère s’ouvre avec les poèmes religieux de Robert de Blois, auxquels sont intégrés L’Enseignement des Princes et L’Honneur des Dames, suivis de son autre roman, Floris et Lyriopé, inséré entre un poème sur la création du monde et le Chastoiement des Dames, suivi encore d’une chanson d’amour composée par le romancier qui reprend alors seulement (quatre-vingt-deux pages plus loin) la suite de son récit !
3La singularité de ce manuscrit a déjà attiré l’attention d’Alexandre Micha qui y voyait une dernière mise en œuvre proposée vraisemblablement par l’auteur lui-même, mais le critique se montrait sévère sur la qualité littéraire de cette entreprise :
Il y a là un effort d’organisation assez puéril, et bien maladroit certes, mais qui nous fait assister au détail de la rédaction chez un poète du xiiie siècle. Ce que l’on peut regretter, c’est que ce soit moins un souci d’art qu’un besoin de nouveauté qui l’ait poussé à se pencher une fois de plus sur l’écritoire2.
4S’il faut admettre avec Alexandre Micha que le Biausdous n’est certainement pas à compter parmi les plus grandes réussites du roman arthurien au xiiie siècle, ce texte présente néanmoins un certain intérêt, ne serait-ce que par ses jeux d’échos intertextuels qui illustrent bien la conscience critique de ce qui définit alors la forme romanesque, notamment sa propension à la digression.
Digression ou interpolation ?
5Le caractère exceptionnel d’une telle excroissance à l’intérieur du cadre romanesque invite à se demander si elle relève véritablement de l’excursus ou s’il ne s’agirait pas plutôt d’un de ces beaux monstres codicologiques légué par quelque remanieur mutin. Après Alexandre Micha, John Howard Fox3, Gisèle Lemarque4 et Lori Walters5 se sont penchés sur ce manuscrit et en sont tous venus à la conclusion que le manuscrit BnF fr. 24301 serait la dernière édition des œuvres de Robert de Blois, opérée vraisemblablement sous la direction de l’auteur lui-même.
6L’idée que Robert de Blois ait pu superviser l’édition de ses œuvres est renforcée par l’étude systématique qu’a menée Claudia Guggenbühl sur un autre manuscrit (le manuscrit 3516 de l’Arsenal) qui comporte aussi pratiquement tout l’œuvre didactique de Robert de Blois6. Elle conclut que les ajouts et les omissions ne sont pas dus à un copiste peu soucieux mais peuvent être interprétés, à partir d’une lecture continue du recueil entier, comme des interventions nécessitées par la conception globale du volume7. Elle va jusqu’à soutenir que Robert de Blois serait responsable de la conception du plan et qu’il pourrait avoir été lui-même le remanieur de l’ensemble du recueil8. Les conclusions de Claudia Guggenbühl au sujet de manuscrit 3516 de l’Arsenal s’ajoutent à ce que Paul Meyer avait noté de longue date à propos du manuscrit 5201 de l’Arsenal, autre recueil des œuvres complètes de notre auteur, privé simplement du Biausdous. Pour Meyer, il semblait qu’il s’agissait là d’une copie exécutée sous la supervision de Robert de Blois qui aurait « présenté son œuvre en deux ou même trois états très différents9 ». La pratique de l’édition de ses propres œuvres ne semble donc pas étrangère à Robert de Blois et la présence de ce long monologue maternel, prétexte à toutes les digressions, peut ainsi lui être imputée sans trop de difficulté.
7La différence entre la présentation des œuvres complètes de Robert de Blois dans le manuscrit du Biausdous et dans les autres recueils qu’il aurait vraisemblablement organisés lui-même tient essentiellement à l’imbrication des œuvres didactiques en un seul discours continu, alors que les autres manuscrits encadrent les différentes œuvres par des titres de rubrique ou des notations d’ouverture et de clôture10. Non seulement les différentes œuvres ne sont pas encadrées explicitement à l’intérieur du Biausdous, mais elles sont au contraire imbriquées au point où le début d’une nouvelle section dans le discours de la mère – c’est-à-dire l’incipit d’une nouvelle œuvre de Robert de Blois – n’est pas systématiquement signalé.
8Une grande capitale rouge marque bien le début des poèmes religieux qui ouvrent le discours maternel, mais rien ne vient signaler matériellement le passage de l’Enseignement des Princes à l’Honneur des Dames, ni à l’Éloge d’une Dame, ni encore aux différents poèmes moraux (D’Envie, De Médisance, De Trahison, Contre les « losenjors », D’Avarice, De Souffrance11). Ces longs passages sans rupture dans la copie sont d’autant plus surprenants du fait que le manuscrit utilise par ailleurs de nombreuses lettrines, et ce, de manière très méthodique. Ainsi, dans la Vie des pères, qui ouvre le manuscrit, les prologues sont systématiquement précédés par les titres, signalés par une grande capitale ornée, de même qu’une lettrine plus petite vient encore souligner la morale de chaque conte. Après la fin de la Vie des pères, signalée par un explicit, les deux courts textes suivants (Chronique des rois de France et Passion en vers) sont aussi encadrés par une lettrine (p. 263a et 265a) et un explicit (sous la forme française « Ci fait... » (p. 264b) pour la Petite Chronique en vers). De manière encore plus significative, le Roman de Dolopathos, qui précède immédiatement Biausdous, est introduit par une grande capitale ornée (sept lignes en regard des vers 1-3 segmentés), mais – mieux encore – l’arrivée de chacun des sept sages et celle de Virgile est invariablement marquée par une grande capitale ornée (de sept à huit lignes, les vers correspondants y étant systématiquement segmentés12).
9Dans un manuscrit qui se signale par l’adéquation entre les structures narratives et le recours aux grandes capitales, l’absence de rupture matérielle entre les différentes œuvres qui composent le discours de la mère indique vraisemblablement une recherche de fluidité, voire un désir de dissimuler le collage à la source de l’exhortation maternelle. Qui plus est, Robert de Blois ajoute ponctuellement aux prologues des œuvres qu’il récupère un Biausfils chargé de rappeler que nous sommes toujours dans le même discours et dans le même roman. Ainsi les poèmes religieux sont introduits par deux vers supplémentaires :
« Biaus fiz, sur tout te wel louer
Mez tout ton cuer a Deu amer. »
(Biausdous, ms. BnF fr. 24301, p. 484a).
10Dans le même esprit, quatre vers introductifs sont ajoutés à L’Enseignement des princes :
« Biaus fiz, entent un bel savoir
Qui molt puet a prince valoir ;
De tous senz nul plus bel ne sai
Et par ce ke je te dirai. »
(Ibid., p. 487b)
11Il y a donc manifestement une volonté d’intégrer l’ensemble des œuvres dans le discours maternel, au risque de pousser la digression jusqu’aux limites de l’éclatement. Ce faisant, Robert de Blois se situait par rapport à la tradition poétique contemporaine et, plus particulièrement, par rapport aux formes narratives qui s’étaient alors développées « en roman » depuis un peu plus d’un siècle.
La digression et l’art du roman
12On sait déjà que la digression occupe une place particulière dans les arts poétiques du Moyen Âge, où elle est comptée au nombre des procédés d’amplification13. Geoffroy de Vinsauf, par exemple, en distingue deux types, l’une qui consiste à s’éloigner légèrement du sujet avant d’y revenir (digressio propinqua) et l’autre qui suppose un renversement de l’ordre naturel de la narration, digression que certains commentateurs médiévaux appelleront digressio remota14. Un nombre important de commentateurs étudie aussi ces différentes formes de digression du point de vue de l’usage plus ou moins répandu qu’en font les poètes :
Uno modo fit quando poeta, intermissa materia, de alia re agit que forte incidit, sicut de situ alicuiu loci uel de natura alicuius rei, uel de laude aliqua e de simi-libus, et post hec redi ad materiam quam reliquerat. Alio modo fit digressio quando relicta materia aliud inducitur, quod longe remotum est, sed in fine adaptatur15.
13Le même commentaire précise encore que Geoffroy ne donne pas d’exemple du premier type de digression puisqu’il s’agit là d’un usage répandu « non solum apud poetas verum etiam apud hystoriographos16 ».
14Si, pour Geoffroy et pour la majorité de ses commentateurs, la digression se justifie pleinement dans l’art poétique, certains commentaires médiévaux sont plus critiques et distinguent encore la digressio utilis (qui comprend les deux formes de digressions identifiées par Geoffroy) de la digressio inutilis, à laquelle ont recours les « insapientes17 » et qui est à juste titre condamnée par Horace. Pendant longtemps encore, ces longues digressions inutiles seront associées à l’absence de culture et même, plus précisément, à l’art du roman. Jusqu’à Boileau, on justifiera (non sans mépris) les pires digressions sous couvert de fiction romanesque :
Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;
C’est assez qu’en courant la fiction s’amuse ;
Trop de rigueur alors serait hors de saison.
15Le roman médiéval est sans doute le meilleur représentant de cette liberté accordée à un genre que dédaignent les arts poétiques.
16La technique de l’entrelacement, si caractéristique de la narration médiévale, relève très précisément de la digressio. À l’opposé, du point de vue de la technique narrative, la construction paratactique s’apparente aussi à la digression dans la mesure où le narrateur affirme abandonner une matière pour une autre (sans plus de transition), en se promettant parfois d’y revenir quand il en aura le loisir. Dans le même ordre d’idées, Douglas Kelly a montré comment le roman médiéval repose sur l’usage de la digressio inutilis et qu’il fonctionne par juxtaposition d’épisodes ouverts, comme la quête de la Toison d’Or dans le Roman de Troie, l’amour de Lancelot et Guenièvre dans Le Chevalier de la Charrette ou encore l’histoire du Graal dans le Cycle Vulgate18.
17Le roman arthurien apparaît ainsi comme le paradis de la digression et sa popularité croissante au cours du xiiie siècle semble donner raison à Horace et à ses épigones pour qui la digressio inutilis est le lot du vulgaire. Ces digressions, qui dévient du propos de l’auteur pour explorer des voies sans retour ou initier des quêtes laissées inachevées, ont l’heur de plaire au plus grand nombre, au point que même la prédication doit s’abaisser aux digressions les plus inappropriées, comme le révèle Césaire de Heisterbach qui rapporte le cas d’un abbé cistercien réduit à mentionner le nom du roi Arthur au milieu de son sermon afin de réveiller son auditoire endormi19 !
18Robert lui-même mentionne, dans son Enseignement des Princes, que la vogue est aux romans arthuriens et que le « romancier » qui choisit cette matière s’ouvre des perspectives fort prometteuses :
Si sont en maintes cors oï
Volentiers et bien conjoï
Cil qui de lui sevent conter.
S’avons veü en pris monter
Aucuns de ces et en richesce
Qui sorent prisier sa prouesce20.
19Devant un tel constat, il semble tout à fait légitime de chercher à entreprendre une œuvre édifiante sous des atours arthuriens afin de « chastoier » le plus grand nombre. C’est ainsi que Robert de Blois présente son Roman de Biausdous :
Car je wel por toz chastoier
Un novial dit encomencier.
Qu’il avient sovent c’om mesprent
Par faute de chastiement.
(Biausdous, v. 209-212)
20Dans ce dessein, Robert de Blois multiplie les allusions à la fois au roman d’Antiquité et au roman arthurien. Outre des références explicites à des héros antiques comme Hector (v. 1640) et Ajax (v. 1645) ou des comparaisons à des personnages arthuriens comme Morgue la fée (v. 2420), Robert se permet aussi des évocations plus subtiles à des motifs popularisés par le roman, comme les chausses de Biausdous que la peau de salamandre rend ignifuges, à l’image de la tente d’Alexandre composée aussi de la peau de cette « fïere beste » (Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre, br. I, v. 1972) et des couvertures posées sur le lit de la fée Melior dans Partonopeus de Blois. De même, l’orgueilleuse demoiselle qui promet de se rendre aux requêtes d’amour de son chevalier, quand il aura conquis par les armes vingt chevaliers, évoque assez naturellement l’épisode de la Joie de la Cour dans Érec et Énide. On peut encore ajouter la fontaine, près de laquelle Biausdous trouve les deux écus, et les onguents, que Biautés utilise pour le soigner (v. 2361-2364 et 2721-2723), qui rappellent étrangement le Chevalier au Lion.
21Malgré – ou peut-être précisément en raison de – l’abondance des allusions au roman courtois, il semble bien qu’il faille se méfier de l’adhésion du poète didactique à l’univers romanesque de son temps et tout particulièrement dans un manuscrit qui commence avec une Vie des Pères, texte qui se voit parfois gratifié, à la même époque, d’un prologue condamnant explicitement la vacuité des fables de Bretagne :
Leissiez Cligés et Perceval
Qui les cuer tue et met a mal,
Et les romanz de vanité.
(Vie des Pères, v. 33-35)
22Robert de Blois a manifestement décidé de combattre le roman arthurien en s’en prenant à la fois à la topique et à la structure ; à ces romanciers qui sont passé maîtres dans l’art de la digression, il oppose une digression pléthorique (manquant en cela au principal conseil de Geoffroy de Vinsauf qui justifie la digression dans les limites du raisonnable). L’ironie dans l’immense digression qui est au cœur du roman de Biausdous est d’autant plus frappante que le roman commence sur un appel à la mesure dans l’art de la parole :
De trop parler est vilonie
Et de trop taisir est folie :
Damaiges vient de trop taisir
Et trop parler ce fait haïr.
Por ce se doit amesurer
Qui vuelt avoir pris de parler.
(Biausdous, v. 1-6)
23La logorrhée maternelle est ainsi le contre-exemple parfait de ce qu’elle même cherche à inculquer à son fils, l’art de la mesure dans le discours, à l’image de cette apparent roman arthurien qui devient l’illustration contre-exemplaire des dérives de la fiction.
Les excès du roman
24À l’image de cette digression obèse, le roman de Biausdous franchit constamment les limites entre amplification et exagération. On pourrait d’ailleurs dire que rien n’est simple dans ce roman qui a pour héros un chevalier aux deux écus et qui s’achève par un double mariage. Pour ajouter au caractère inusité de cette conclusion, l’autre mariage, célébré parallèlement à celui du chevalier et de Beauté, concerne les parents de Biaudous, Gauvain et la mère du héros qui convolent enfin en justes noces !
25Plus encore, comme si la longue digression didactique ne suffisait pas, Robert de Blois interrompt encore le discours maternel pour y intégrer une digression en forme d’exemplum ou, plus exactement, de contre exemplum, avec le roman de Floris et Lyriopé21, histoire des parents de Narcisse chargée d’illustrer les dangers de l’orgueil. Dans ce portrait généalogique, Robert de Blois insiste dès la présentation des protagonistes sur les prédispositions littéraires du grand-père22, puis de la mère de Narcisse :
Mout sot d’eschaz, mot sot de taubles,
Lire romanz et conter faubles,
Chanter chançons, envoiseüres,
Totes les bones norritures
Que gentil fame savoir doit
Sot ele que riens n’i failloit.
(Floris et Lyriopé, v. 265-270)
26Dans ce bricolage intertextuel, « lire romanz et conter faubles » semblent aller de pair. D’autant que, au cœur du récit, l’action romanesque (ou plus précisément, ce qui en est le moteur dans la tradition courtoise, la naissance du désir) est relancée par un livre, puisque c’est la lecture du « romant » de Pyrame et Thisbé qui permet à Floris d’obtenir « de li tot son pansé » (v. 1049).
27Avec le rôle central accordé à la lecture de Pyrame et Thisbé, Robert de Blois déchire un peu plus le tissu du roman, déjà mis à mal par la césure digressive, en réussissant à introduire un conte (Pyrame et Thisbé) dans un conte (Floris et Lyriopé) dans un conte (Biausdous). Véritable pivot entre les deux parties du récit (puisque c’est cette nuit-là qu’est conçu le beau Narcisse), la mise en abyme du roman est l’occasion de revisiter le locus amœnus (la scène se passe dans un verger, « en mai au tens serain », v. 962) dans un jeu de confusion des signes et des sexes (Floris est alors travesti en Flore) qui signale à la fois l’influence du romancier et les dangers de la lecture.
28Il ne s’agit pourtant pas de condamner en bloc les plaisirs du roman. Là encore, tout est question de mesure et, dans la Chanson d’amour qui marque la fin de la digression maternelle, Robert s’étonne moins des sentiments excessifs des amoureux que de la propension aux palabres qui caractérise les amants :
C’est merveille que li amant
Truevent don il parolent tant.
S’uns jors un an entier durait,
Ja parlemanz ne lor faudrait23.
29De même, le poète ne condamne pas les effusions lyriques, il souligne plutôt que le danger vient de l’excès, en musique comme en toutes choses. Ainsi, dans le Chastoiement des Dames (qui suit immédiatement Floris et Lyriopé dans notre manuscrit) Robert recommande-t-il aux Dames – non sans ironie dans le contexte – de ne pas abuser des plaisirs du chant :
Beaux chanters en leu et en tans
Est une chose molt plaisanz ;
Mais sachiez que par trop chanter
Puet on bien beaul chant aviler.
Por ce le dïent mainte gent :
Beaux chanters ennue sovant.
De totes choses est mesure,
S’est saiges qui s’an amesure24.
30On pourrait dire que Robert de Blois ne prêche pas par l’exemple ou peut-être mieux que la démesure qui caractérise la digression au cœur de son projet romanesque rejaillit a contrario sur l’ensemble de ces romans qui multiplient les chemins de traverse et détournent les lecteurs de la « droite voie » que tracent les chastoiements et autres ouvrages didactiques dédaignés au profit d’errances chevaleresques et de quêtes aventureuses.
31Pour marquer ses distances avec le roman, Robert de Blois s’attaque donc très clairement à l’œuvre qui a sans nul doute le plus influencé les romanciers du xiiie siècle : le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. C’est là que notre romancier montre le mieux la nature parodique de son entreprise romanesque qui n’est ni une continuation du roman inachevé de Chrétien, ni une réécriture de la même matière, mais bien un anti-Perceval. Outre les exhortations à la mesure dans l’art de la parole et les « Biaus fils » qui viennent ponctuer la digression, le contrepoint s’entend parfois dans les détails du roman, comme la mère de Biausdous qui n’est pas « Veuve Dame de la gaste forest soutaine », mais plutôt « Riche Dame » (v. 1253). A l’inverse de la mère de Perceval, qui souhaitait préserver son garçon de la chevalerie, celle de Biausdous entreprend elle-même d’adouber son fils avec trente-deux de ses compagnons (v. 729-730). L’essentiel du renversement se situe d’ailleurs dans la relation avec la mère puisque, comme la Veuve Dame, elle donne à son fils une série de conseils (qui tiennent quatre-vingt-deux pages, rappelons-le), mais cette fois pour le plus grand bénéfice du jeune homme qui « dedens son cuer met escrit / tout ce ke la mere li dit » (v. 698-699), alors que, on s’en souvient, dans le Conte du Graal : « Li valsiez antant mout petit / a ce que sa mere li dit » (v. 487-488).
32Ce renversement est crucial et donne son sens à la démarche de Robert puisque c’est à travers les « chastoiements » maternels que s’insèrent ses ouvrages didactiques. Il semble bien que le clerc ait choisi ici de combattre le roman avec ses propres armes en proposant à celles et à ceux qui préfèrent Cligés et Perceval aux traités moraux une somme de son œuvre didactique (l’essentiel de son travail jusqu’alors) dans un cadre aux allures de roman de Perceval mais dont la trame narrative offre subtilement une critique de sa source.
33Car Robert poursuit ce renversement dans la deuxième partie du roman, celle qui vient clore le manuscrit après l’insertion des autres textes. Là encore, des détails et des glissements permettent d’entendre le Biausdous comme une réponse au Perceval. Ainsi une épée merveilleuse est, comme pour Perceval, un signe d’élection du héros, mais, contrairement à l’épée aux « estranges ranges » appelée à être détruite, Honorée, l’épée que seul Biaudous réussit à tirer du fourreau, rend son porteur à jamais invincible.
34Le déplacement le plus important est bien sûr celui qui concerne le Graal, remplacé par Beauté chez Robert de Blois. Son entrée en scène se présente nettement en écho à l’entrée lumineuse du Graal chez Chrétien de Troyes :
Ausi com li feus ki cler art
Par nuit en chasse l’ocurté
Tant rent entor li grant clartei,
Ausi fait cele, tant est bele ;
Jai n’i covient autre chandel
Ou k’ele vient par nuit oscure,
Tant est sa biautez clere et pure.
Tantost com en la chambre entra,
De sa biautei l’enlumina
Si k’ele est tote resclarcie.
Troi cierge ne rendissent mie
Tel clartei, c’il fussent empris.
(Biausdous, v. 2422-2433)
35La quête du sens est ici remplacée par un signifié beaucoup plus limpide que le mystérieux Graal mais qui, comme les noms du héros et de son épée d’ailleurs, fait glisser le roman du côté de l’allégorie alors en vogue et très certainement l’une des principales voies de renouvellement du genre romanesque au xiiie siècle.
36Ce héros qui doit conquérir l’Honneur et la Beauté est d’abord un héros en mal d’identité (ce que vient renforcer l’insertion du long exemplum romanesque de Floris et Lyriopé, doublement marqué par la question des identités, à travers le travestissement de Floris puis à travers l’oracle qui prédit le destin de Narcisse). Il s’agit donc bien de se faire un nom en intégrant Honneur et Beauté au sein du monde arthurien. La démarche initiatique du héros refléterait ainsi celle du romancier-moraliste qui entreprend d’introduire ses leçons dans l’univers romanesque de son temps.
37Là encore, Robert de Blois s’inscrit dans la tradition romanesque, mais cette fois dans une production plus contemporaine qui multiplie, depuis le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu (ca. 1200) où un autre fils de Gauvain est à la recherche de son identité jusqu’au Wigalois de Wirnt von Grafenberg (ca. 1220-1225), où le fils de Gauvain doit, comme Biausdous, égaler la renommée de son père. On notera au passage que Gauvain offrait déjà la meilleure prise aux parodistes, du Chevalier à l’Épée à la Mule sans frein, en passant par la Vengeance Raguidel et par Meraugis de Portlesguez.
38L’auteur de ce dernier roman, Raoul de Houdenc, est sans doute celui qui se rapproche le plus de notre auteur puisque, comme lui, il propose une œuvre en deux volets, à la fois didactique et allégorique d’un côté et arthurienne aux accents parodiques de l’autre. La singularité de Robert de Blois vient de ce qu’il a tenté (avec un bonheur certes relatif) la synthèse de ces deux grands courants qui traversaient l’écriture narrative depuis le début du siècle. Le Biausdous de Robert de Blois est un exemple éclairant de la vitalité du genre romanesque au milieu du xiiie siècle et de la flexibilité de cette forme. Il témoigne aussi d’une volonté de résister à une certaine hégémonie du roman arthurien dans la production « en roman » au moment où l’on s’apprête à composer en latin des « romans » d’Arthur et de Gauvain, paradoxe insoutenable un siècle plus tôt.
39En creusant la faille que la digression ouvre dans la structure narrative, Robert de Blois cherchait visiblement à miner le plaisir du récit. Mais en attaquant le genre là où il pèche le plus naturellement – dans sa propension à la digression – le poète didactique contribuait paradoxalement à montrer la flexibilité de cette forme, tout en préfigurant ce que Randa Sabry identifie comme un mouvement de « digressionisme critique » qui, de Cervantès à Thomas Mann en passant par Diderot, « dans le jeu complexe de la réflexivité, de la mise en question de l’activité narrative, et, au delà, des activités descriptive, discursive, commentative, scripturale, lectoriale, et critique [...] contribuent à produire en raccourci une figure du Texte dans tous ses états25 ». Sans sa longue digression, le roman de Biausdous présenterait aujourd’hui bien peu d’intérêt. Paradoxalement, l’excursus exorbitant qui devait faire imploser la forme se révèle une première preuve de l’extraordinaire malléabilité du genre, ce que viendront confirmer des siècles de digressions romanesques, comme si la multiplication des voies transversales était dans la nature du roman.
Notes de bas de page
1 Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique, Paris, Antoine Vérard, 1501. Édition reproduite en fac-similé par Eugénie Droz, 2 vol., Paris, Firmin Didot, 1910-1925. Le Chastoiement des Dames est encore édité au xviiie siècle par Étienne Barbazan, dans ses Fabliaux et Contes des Poètes français des xiie, xiiie, xive et xve siècles, Paris et Amsterdam, 1756, édition revue et augmentée par Dominique-Martin Méon, Paris, Warée, 1808.
2 Alexandre Micha, « Les éditions de Robert de Blois », Romania 69 (1946-1947), p 255.
3 John Howard Fox, Robert de Blois, son œuvre didactique et narrative : étude linguistique et littéraire, Paris, Nizet, 1950, p. 39.
4 Gisèle Lemarque, Le Roman de Biausdous : a critical edition, thèse dactylographiée, University of North Carolina at Chapel Hill, 1968, p. 32.
5 Lori Walters, « Manuscript Context of the Beaudous of Robert de Blois », Manuscripta 37 (1993), p. 188-190.
6 À l’exception du court poème De Souffrance et de son poème religieux La Création du monde.
7 Claudia Guggenbühl, Recherches sur la composition et la structure du ms. Arsenal 3516, Bâle, Francke, coll. Romanica Helvetica, 1998.
8 Ibid., p. 261-268.
9 Paul Meyer, « Notice du Ms de l’Arsenal 5201 », dans Romania 46 (1887), p. 27.
10 Par exemple, « Chil commence li enseignement et honor as dames », ms. Ars. 3516, f° 296 v°c.
11 Les derniers poèmes religieux qui encadrent cette première section du discours maternel ont droit à une lettrine, de même que le début de La Création du Monde, de Floris et Lyriopé et du Chastoiement des Dames.
12 Pour le Roman de Dolopathos, cf. l’édition de Jean-Luc Leclanche, Paris, Champion, 1997. Notre manuscrit (qui a servi de manuscrit de contrôle) y est décrit à la p. 10 de l’introduction.
13 Edmond Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, Champion, 1958, p. 74-75.
14 An Early commentary on the Poetria nova of Geoffrey of Vinsauf, éd. Marjorie Curry Woods, New York, Garland, 1985.
15 Ms. Munich Bayerische Staatsbibliothek, Clm 4603, f° 132 r°. Cité par Marjorie Curry Woods, « Poetic Digression and the Interpretation of Medieval Literary Texts », Acta Conventus Neo-Latini Sanctandreani, Binghamton, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1986, p. 624. « Une manière de faire [une digression] consiste, pour le poète, à interrompre son propos pour traiter d’un autre sujet qu’il a trouvé par hasard, comme d’un certain lieu ou de la nature de quelque chose, ou d’une louange ou de quelque chose de semblable, après quoi il revient à la matière qu’il avait quittée. L’autre façon de faire une digression consiste à abandonner le sujet pour introduire quelque chose qui en est très éloigné, mais qui est finalement approprié. »
16 Ms. Munich Bayerish Staatsbiblipthek, Clm 4603, f° 132 r°. Art. cit., p. 625. « Non seulement chez les poètes, mais aussi chez les historiens. » Je ne suis pas convaincu par la lecture que fait Marjorie Curry Woods de ce passage qui voudrait que le deuxième type de digression soit moins propre aux poètes puisque le sujet grammatical en est indéterminé. Il me semble qu’on peut lire, au contraire, que Geoffroy ne donne pas d’exemple du premier type précisément parce qu’elle n’est pas spécifique à l’expression poétique (non solum apud poetas).
17 Mss Princeton, Robert Garrett Library 121, f° 26r° et British Library Add. 18153, f° 14 v°. Art. cit., p. 618.
18 Douglas Kelly, « The rhetoric of adventure in medieval romance », Chrétien de Troyes and the Troubadours. Essays in memory of the late Lesile Topsfield, Cambridge, St-Catherine’s College, 1984, p. 172-185. Du même auteur, cf. aussi The Art of Medieval French Romance, Madison, The University of Wisconsin Press, 1992, p. 61-66 et chap. 7, « Roman : Ordre and Parties », p. 263-305.
19 Césaire de Heisterbach, Dialogus miraculorum, éd. Joseph Strange, Cologne, J.-M. Heberle (Henri Lempertz & co.), 1851, reprint Ridgewood, Gregg Press, 1966, t. I, 4e partie, chap. XXXVI, p. 205.
20 L’Enseignement des Princes, éd. J.H. Fox, dans Robert de Blois : son œuvre didactique et narrative, op. cit., v. 1177-1182
21 Ce premier « romanz » d’un auteur alors plutôt habitué aux ouvrages didactiques offre une facture particulière, à mi-chemin entre la réécriture et la « translation » puisque le récit des amours compliquées de Floris et Lyriopé est dans sa première partie une adaptation libre de l’Alda, fabliau latin attribué à Guillaume de Blois, travail de réécriture d’une matière connue à laquelle Robert de Blois adjoint une « translation », généralement fidèle, du récit de Narcisse tiré des Métamorphoses d’Ovide (livre III). Aux yeux de Robert de Blois, le travail du romancier serait donc à la fois mise en forme ou « conjointure » d’une matière et translation plus ou moins respectueuse d’une « autorité » latine.
22 « Por une latres bien ditier, / Por rimer, por versifier, / Se mestiers fu [s] t, por bien escrire / Et en perchemin et en cire, / Por une chançon controver, / Por envoisier, por bien chanter » (Floris et Lyriopé, v. 123-126).
23 Chanson d’amour, éd. Jacob Ulrich, Robert von Blois sämmtliche Werke, Berlin, Mayer und Millier, 1891, v. 211-215.
24 Le Chastoiement des Dames, éd. John Howard Fox, op. cit., v. 455-462.
25 Randa Sabry, Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, Éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1992, p. 291.
Auteur
Université de Montréal
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003