Parenthèses généalogiques et « incidents » dans les chansons narbonnaises : du parcours du héros au parcours du texte
p. 165-181
Texte intégral
1Au début des Narbonnais, les fils d’Aymeri1 quittent Narbonne pour s’égayer à travers le monde. Leurs chemins se disjoignent, puis se retrouvent et s’entrecroisent. Dans les chansons du « petit cycle2 » (plus rarement dans celles du « grand cycle »), l’ampleur du lignage ainsi que les dispersions successives autorisent de multiples rappels généalogiques. Séparations et retrouvailles, en particulier, favorisent l’énumération des Narbonnais. D’autres énumérations sont dues à la volonté de répartir les Aymerides de par le monde.
2Ces parenthèses généalogiques ressemblent bien à des digressions, puisqu’elles interrompent le récit. De plus, elles annoncent ou décrivent bien souvent les déplacements des Narbonnais. Y aurait-il un parallèle entre le cours interrompu du récit et les parcours croisés des fils ? Un héros s’engage dans un autre chemin (di-gredior), tandis que la chanson s’éloigne de son sujet initial.
3De la digression procède en principe le désordre. La digression ne devrait pas être : elle fait aller le texte là où il ne devrait pas aller. Pourtant, c’est Aymeri lui-même qui organise la dispersion de ses fils. C’est ainsi que l’ordre – ou le désordre – du texte invite à s’interroger sur l’ordre du monde, tel qu’il est conçu dans le cycle d’Aymeri.
La généalogie comme chant
La terre a vu jadis errer des paladins ;
Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains...
Victor Hugo
Chant des noms
4Les énumérations des fils d’Aymeri sont nombreuses. Toutes ne coïncident pas avec un parcours, elles n’ont pas toutes la même ampleur ni la même forme ; cependant toutes contribuent à amplifier le chant. L’énumération complète du lignage, attendue, est un morceau de bravoure à peu près incontournable qu’on retrouve dans presque toutes les chansons du cycle.
5Le dénombrement le plus rapide consiste à donner un (ou plusieurs) nom(s) par vers : l’ensemble du lignage est alors évoqué en quelques vers glissés au milieu d’une laisse, comme dans la Mort Aymeri de Narbonne :
Huimais devons as enfanz revenir,
Au conte Hernaut, a Buevon, a Garin
Et a Guillaume d’Orange lo marchis
Et a Bernait de Brubant lo hardi,
Qui a Nerbone vienent a Aymeri3...
6On sait que les poètes épiques ont un goût prononcé pour les longues listes de noms, ainsi celle des soixante messagers d’Aymeri de Narbonne, celle des quarante garants de Raoul de Cambrai, ou encore celle des combattants païens dans la Chanson de Roland4. Mais si les énumérations de messagers, de garants ou de guerriers ont le charme de l’imprévu et mettent en valeur les dons d’improvisation d’un trouvère jonglant avec les noms les plus pittoresques ou les plus prestigieux, les noms des fils d’Aymeri n’apportent rien de nouveau : ces sept noms, toujours les mêmes, sont déjà connus de tous. Ni inventif ni informatif, le dénombrement n’est alors qu’un détour généalogique, une brève pause avant la poursuite du récit.
7Comme un refrain à l’échelle du cycle, les mêmes noms de personnes et de lieux reviennent :
Quens Aymeris a Nerbone escriee ;
Son filz Guillelmes, Monjoie la loee ;
Bernart, Brubant, a mout grant alenee,
Et Aimers, Venice la gastee ;
Hernaut, Gironde, une enseigne doutee,
Et Endernas a Guibert reclamee ;
Bueves, Barbatre, qui siet sor mer salee5.
8Au plaisir de nommer s’ajoute visiblement le goût pour la répétition des mêmes patronymes et toponymes. Ce procédé ne saurait exister que dans les chansons consacrées aux fils des Narbonnais, lesquels forment dans le panorama épique un groupe de héros récurrents unique par son nombre et par sa renommée. Il n’est pas sans rappeler un autre trait propre au « petit cycle » : le vers orphelin. Le petit vers accorde en effet une place importante à certains noms, toujours les mêmes, comme celui d’Aymeri ou de Narbonne6. La répétition des mêmes noms semble bien être une des originalités du cycle d’Aymeri. De même que le vers orphelin fait retentir de grands noms, de même l’énumération des Aymerides rehausse l’éclat d’un lignage glorieux entre tous. Le nom, répété, incanté, martelé, devient une composante d’un chant scandant l’excellence narbonnaise.
Jeu des laisses
9L’énumération des Narbonnais peut également s’étendre sur plusieurs laisses. Dans Aliscans, la structure de l’armée correspond à la structure de la généalogie narbonnaise. Guillaume « ordene sa gent » en sept bataillons, qui auront à leur tête six Aymerides et Renoart, lequel remplace Garin d’Anseüne dans cette septuple distribution :
XCVI. Sa gent ordene Guillelmes le marchis
Et ses batailles fist totes par devis :
Renoart ot les cuverz, les failliz [...]
Avec Guillelme fu ses pere Aymeris [...]
La tierce guie Bueves de Commarchis [...]
La quarte meine Aÿmers Ii chaitis [...]
La quinte eschiele ot Bernart li floris,
Cil de Brubant, qui tant fu seignoris [...]
XCVII. La siste eschiele Guillelmes commanda
Hernaut son frere, qui bien la guïera,
Cil de Gironde, que mout forment ama [...]
La sesme eschiele Guillelmes commanda
Guibert son frere, qu’Aymeris engendra [...]
A ! Dex, quex freres ! com chascun s’esprova7 !
10Ainsi, les noms des Aymerides permettent d’accentuer l’architecture d’une micro-structure, telle l’organisation des troupes avant une bataille. Le même procédé se retrouve dans le Siège de Barbastre, où le roi Louis répartit les eschieles :
CLXXX. « La premiere voudrai a Aymeri livrer,
O lui deuz de ses filz, que bien vous sai nonmer,
C’est Bernart de Brebant, que il doit moult amer,
Et Garin d’Ansseüne, qui moult fet a loer [...]
CLXXXI. A Guillaume d’Orenge cele aprez livrerons,
O lui .II. de sez freres, que moult bien nonmerons,
C’est Ernaut de Gyronde, que plus preu ne savons,
Aÿmer le Chetif, qui moult het Esclavons [...]
CLXXXII. Et j’averai la tierce, dist li rois Loeÿs,
S’iert en ma conpaignie Bueves de Conmarchis,
Et Guibers portera l’enseigne saint Denis8.
11Dans Le Siège de Barbastre, la structure est encore plus nette que dans Aliscans : chaque bataillon est commandé par un guerrier au prestige supérieur (Aymeri, son fils Guillaume, le roi lui-même) ; chacun d’eux est encadré par deux Aymerides. Les armées s’organisent ainsi autour du lignage narbonnais, et l’ordre des laisses reflète à son tour l’ordre de bataille, puisque chaque laisse décrit une eschiele avec les héros qui la conduisent. La structure par laisses se superpose donc à la structure du lignage.
12Cette architecture généalogique peut se transformer en un jeu complexe, comme dans Guibert d’Andrenas, qui présente un remarquable entrecroisement d’horizontales généalogiques. Les laisses VIII à XVII en offrent une triple variation, avec convocation des fils à Narbonne (laisses VIII à XII), délivrance du message (laisses IX, XI à XIII), puis arrivée des Aymerides à Narbonne (laisses XII à XVII) :
13Dans la première série apparaissent Bernart, Hernaut, Garin, Guillaume, Bueves et Aÿmer ; la deuxième ne mentionne que Hernaut, Garin, Aÿmer et Guillaume ; enfin, la dernière série de laisses décrit les arrivées successives d’Aÿmer, de Guillaume, de Bernart, d’Hernaut et de Garin. Cette suspension de l’action, réitérant les mêmes discours et les mêmes gestes, répète toujours le même projet héroïque : la prise d’Andrenas.
14Là encore, la triple énumération des fils n’apporte rien sur le plan narratif. Le poète pourrait dire en quelques vers qu’Aymeri appelle ses fils, et que c’est tout le lignage qui se lance dans la bataille ; mais il se plaît à mentionner chaque fils, chaque fief, chaque voyage et chaque message. Cette variation sur le lignage est un lent et majestueux prélude à la conquête d’Andrenas.
Lyrisme et individu
15Il y a donc un certain lyrisme dans l’énumération des fils. Le début de Guibert d’Andrenas est une sorte d’immense « horizontale lyrique », selon la terminologie proposée par J. Rychner :
La reprise du même thème est un procédé lyrique, appartenant au chant ; si, à chaque recommencement, le récit fait un pas en avant, comme dans les laisses parallèles, lyrisme et narration vont de pair, s’équilibrent. Mais si la narration, de laisse en laisse, n’avance plus qu’imperceptiblement, si son progrès ne consiste plus qu’en de légères variantes du même acte, comme dans les laisses similaires, alors, cette halte dans la narration permet au lyrisme de s’épanouir. Plus de partage ! Libérées de leur tâche narrative, les laisses concourent tout entières à la puissance du chant9.
16Les énumérations de Narbonnais imposent une halte dans la narration : l’action est suspendue pendant la liste des noms et des hauts faits des membres du lignage. Chaque parenthèse généalogique est en effet l’occasion d’un bref panégyrique des fils. Il n’y a plus de narration, mais chant à la gloire du lignage, où la seule progression est celle du décompte des fils. Le texte est emporté par une ritournelle généalogique qui exalte les Aymerides.
17Dans les énumérations, les trouvères couraient le risque d’aligner les noms de fils absolument interchangeables. C’est précisément grâce au recours à la digression que cet écueil est évité. Contrairement aux listes de noms habituelles, chaque fils est individualisé brièvement. Bien qu’il appartienne à une structure fixée par une tradition généalogique immuable, il se distingue du groupe. Chaque fils se différencie des autres par quelques détails. Les énumérations d’Aymerides brossent ainsi un portrait sommaire mais efficace des héros.
18Les chansons insistent par exemple souvent sur l’ordre des fils. Bernait est désigné comme l’aîné, et il est fréquemment mentionné le premier, tandis que Guibert, le benjamin, est nommé en dernier10 :
Li premiers filz Aymeri le vaillant,
Il ot a non dant Bernart de Brebant.
« A vos le di, Bernart, q’estes l’ainné. »
[Aymeri] Mande Bernart de Brubant lo jentil,
C’est li ainznez des filz dant Aimeri...
Li sepmes filz Ermengart au cuer fin
Et Aymeri, le conte palasin,
Fu apelez le mendre Guibelin.
« Biaulz filz Guibert, ce dist li quens courtois, [...]
Il est escrit es ancianes lois [...]
Que li puisnez doie avoir les menoirs.
Vostre ert Nerbone et tot le Biaulandois... »
[Aymeri] Au port d’Ossau envoia Aufelis
Por Guibert querre lo menor de ses filz...
19Cet ordre est très rigoureux dans Aymeri de Narbonne et dans Les Narbonnais ; il l’est moins dans d’autres chansons où les fils, un peu plus âgés, se définissent davantage d’après leurs exploits et leurs fiefs que d’après leur naissance. On remarque aussi une caractérisation fonctionnelle (Bernait et Bueves représentant la première fonction, Guillaume et Aÿmer la deuxième, Hernaut et Garin la troisième) et géographique (Bueves en Gascogne, Aÿmer en Espagne, Garin à Pavie11). Quelques fils se distinguent par leur apparence physique, comme Guillaume au cort/corb nez12 ou Hernaut li rox13 ; d’autres enfin sont associés à leurs enfants, comme Bernait, peut-être moins fameux que son fils Bertrand14. La digression est alors, plus que jamais, généalogique. À partir de ces noms nouveaux, le récit s’égare franchement vers d’autres épisodes, d’autres considérations :
La quinte eschiele ot Bernart li floris,
Cil de Brubant, qui tant fu segnoris.
Pere iert Bertran, si com dist li escris,
Que paien tienent enz en un chalant pris
Avec les autres, dont il i avoit .VI.
Mes, se Dex sauve Renoart le marchis
Et son tinel, qui grant est et faitis,
Nos les ravrons ainz que jor soit fenis.
Avec Bernart sont cil de son païs15...
20En quelques vers, et au beau milieu d’une laisse censée décrire la répartition des forces de Guillaume, le trouvère trouve le moyen de rappeler la généalogie narbonnaise (Bernart, fils d’Aymeri, commande un bataillon, et il est lui-même père de Bertrand), de renvoyer au début de la chanson (ce même Bertrand a été fait prisonnier par les païens), enfin d’annoncer la suite de l’histoire (la victoire sur les païens sera remportée grâce à Rainouart). Le recours à la généalogie est donc un excellent moyen d’évasion : il offre une architecture suffisamment explicite pour que le trouvère puisse se permettre quelques écarts vers le passé ou vers l’avenir. Encore cette parenthèse a-t-elle un rapport avec le récit d’Aliscans ; les horizontales généalogiques du Siège de Barbastre font en revanche allusion à des épisodes totalement étrangers à la chanson16. Au moment où Bueves, assiégé de Barbastre, appelle ses frères à l’aide, il raconte comment il leur a lui-même, par le passé, porté secours et s’attarde complaisamment sur les folies d’Hernaut le roux, qui ne voulait pas de femme rousse. L’appel à l’aide devient alors plus burlesque que dramatique. C’est inattendu. Voilà campé le personnage d’Hernaut, roux, excessif, et vaillant chevalier. Mais quel que soit le ton, il s’agit bien d’un chant, qui scande l’appel à l’aide et que répète plus loin le messager du Narbonnais.
21Ainsi, la parenthèse généalogique interrompt le récit et crée un effet d’attente. Sa structure élaborée, son étendue mettent en valeur les talents du compositeur, mais l’isolent aussi du reste du récit. Elle s’apparente donc bien à une digression – digression poétique, où se déploie une grandiose généalogie.
La généalogie comme ordre du monde
Les hommes en travail sont grands des pas qu’ils font ;
Leur destination, c’est d’aller, portant l’arche ;
Ce n’est pas de toucher le but, c’est d’être en marche.
Victor Hugo
Une démonstration d’unité
22Selon Quintilien17, une digression n’est jamais gratuite. Charme poétique mis à part, le retour constant à la généalogie narbonnaise présente-t-il une utilité ? Il semble en effet que la généalogie soit un moyen d’organiser le monde. Le lignage narbonnais, toujours uni dans l’adversité, constitue un ensemble indivisible. L’aide des fils, des frères ou du père, selon le cas, ne fait jamais défaut à celui qui la réclame. La Chanson de Guillaume en fait la démonstration la plus éclatante : alors que le roi Louis abandonne froidement Guillaume, les membres du lignage présents à la cour interviennent et offrent leur aide, si bien que le roi, bon gré mal gré, est finalement contraint d’accorder son appui à son vassal en détresse18. La solidarité familiale joue toujours à plein. Dans le cycle, la demande d’aide est précisément une des occasions d’introduire l’énumération des Aymerides. Le Siège de Barbastre montre Bueves faisant appel à son père et à ses frères19 ; dans Les Narbonnais20 et dans Guibert d’Andrenas21, c’est le père qui mobilise le lignage. Dans la Mort Aymeri, le motif varie légèrement, puisque c’est à cause de sa mort prochaine que le vieil Aymeri fait venir ses fils22 ; mais ceux-ci arriveront à point nommé pour l’aider à repousser une nouvelle invasion sarrasine.
23Aÿmer représente au sein de ce groupe soudé une exception : s’il est possible d’envoyer des messagers auprès de tous les Narbonnais, il n’est pas envisageable d’appeler Aÿmer, chevalier errant et par conséquent inaccessible, à la rescousse. Guibert ne manque pas de le faire observer à Aymeri :
« Biax filz Guibert, dit Aymeris li ber,
Vous irez querre le Chetif Aymer.
— Diex, dist Guibers, ou le porrai trouver23 ? »
24Par un heureux hasard, Guibert rencontre cependant très vite son frère. Le même heureux hasard veut qu’Aÿmer arrive toujours, sans avoir été convoqué, là où ses frères se rassemblent : c’est le cas dans Les Narbonnais, dans Le Siège de Barbastre ou encore dans Aliscans24. Car la fratrie est destinée à se recomposer sans cesse. Bien qu’il en manque souvent un ou deux pour que le lignage soit au complet, les Aymerides constituent un seul essaim : ils combattent ensemble, ont les mêmes aspirations, les mêmes ennemis, la même force. Narbonne est le centre de leur monde. S’ils s’en éloignent, c’est pour reproduire l’itinéraire paternel ; mais le lien avec la ville-mère n’est jamais rompu25, et c’est ensemble qu’ils agissent. Comme la chanson des Quatre fils Aymon, les chansons du cycle d’Aymeri prennent un groupe pour héros. Seul Guillaume mène une existence épique indépendante, en ce sens qu’il est le héros de poèmes où son père et ses frères n’apparaissent pas ou peu. Ses autres frères n’ont de destinée que collective : s’ils sont séparés, c’est pour mieux se retrouver, et c’est seulement une fois qu’ils sont rassemblés que la bataille décisive a lieu. C’est pourquoi l’énumération des Narbonnais est souvent combinée avec un parcours : parcours des messagers allant vers eux, parcours de chaque frère vers le lieu du rendez-vous. Les Aymerides forment ainsi une seule entité héroïque, plus souple que celle des indissociables Aymonides26, et acquérant grâce à cette souplesse une ferme emprise sur le monde.
Une démonstration de force
25Cette solide cellule familiale est un noyau rassurant. Aussi désespérée que soit la situation, le lignage narbonnais se réjouit des retrouvailles27. À partir du moment où ce noyau est reconstitué, il n’y a plus place au doute ou à la défaite. Dans la geste d’Aymeri, la famille est conçue comme une armée. Narbonne est inexpugnable tant qu’elle est défendue par Aymeri et par ses fils. C’est pourquoi Ermengarde jugeait déraisonnable leur départ. Dès lors que les fils sont partis, Narbonne est en péril, car les païens reviennent à l’assaut28. Après le départ des fils, au début des Narbonnais, vient très vite le retour. Les Aymerides dispersés font bloc face au danger, et c’est cette unité qui fait leur force. Autant Aymeri (dans Les Narbonnais, La Mort Aymeri), Guillaume (dans La Chanson de Guillaume) ou Bueves (dans Le Siège de Barbastre) peuvent se sentir impuissants et démunis, autant l’arrivée du lignage implique une victoire certaine.
26Ainsi, la réunion des Aymerides implique la fin du chaos. Ce n’est pas un hasard si l’énumération des fils coïncide souvent avec la description de l’armée. La mise en place des eschieles relève d’un rigoureux agencement, tant militaire que stylistique. Le regroupement des Aymerides permet de reconstituer une structure pré-établie, bien organisée et immédiatement fonctionnelle. Aussitôt que le lignage est mis en place, la bataille commence et se termine invariablement par la déroute de l’adversaire. C’est le retour, sinon à l’ordre, du moins à la joie. La fête, commencée avec l’arrivée des fils, se poursuit : à l’instar d’Aymeri, son fils Guibert célèbre ses noces dans son nouveau fief29. La bataille de Larchamp s’achève par des réjouissances au cours desquelles Renoart est baptisé par tout le lignage, puis se marie avec Aelis, petite-fille d’Aymeri30. La fin des Narbonnais associe un mariage (celui du roi Louis avec Blanchefleur, fille d’Aymeri) et une conversion (celle de Clargis, un roi païen31). Quant à la fin du Siège de Barbastre, elle est particulièrement riche en mariages et en conversions : Girart, petit-fils d’Aymeri, épouse Malatrie ; Clarion épouse Blanchandine ; et Libanor épouse Almarinde. Ce triple mariage s’accompagne d’une triple conversion :
Une cuve a fet d’aiguë emplir roys Loeÿs,
L’uile et le cresme y mist .I. presures beneïs,
L’amustant baptiza, nel fist pas a envis,
Pour l’amour au franc conte ot a non Aymeris,
Et Faburs ot a non Guillaume li marchis,
Et li roys Lybanor ot a non Loeÿs32.
27Aymeri, Guillaume, Louis : trois noms de baptême qui révèlent le désir de reproduire ailleurs à l’identique le monde des Narbonnais. La victoire des Aymerides a donc deux conséquences : l’extension de la chrétienté, par conquête ou par conversion, et le renforcement du lignage narbonnais, par les mêmes moyens. L’intervention des fils est donc aussi un retour à l’ordre, puisqu’elle permet de redoubler le modèle narbonnais tout en repoussant l’hérésie sarrasine.
Une organisation familiale du monde
28Plus l’histoire du lignage progresse, et plus son emprise sur le monde s’accentue. Dès Aymeri de Narbonne, l’organisation du monde en fonction du lignage se fait sentir. Mais c’est dans la première partie des Narbonnais que l’avenir annoncé des fils est mis en œuvre. Ces deux premières chansons annoncent la mise en place d’un nouvel ordre du monde, dont le corollaire est le déploiement des fils. Les Aymerides se déplacent pour instaurer un ordre qui n’est pas encore, et que leur père, patriarche fondateur, a seulement établi autour de Narbonne. Les parenthèses généalogiques constituent alors une répartition des fils de par le monde.
29À l’inverse, les autres chansons présentent les fils déjà dispersés. Dans Le Siège de Barbastre, Guibert d’Andrenas, Aliscans, et la seconde partie des Narbonnais, les fils sont installés dans leurs fiefs respectifs et ne se déplacent qu’à l’heure du danger. Ils se rassemblent, rétablissent l’ordre perturbé – s’ils se battent dans une terre étrangère, ils y mettent en place un Narbonnais ou un de leurs alliés – et, l’ordre une fois restauré, s’éparpillent à nouveau vers leurs fiefs. C’est toujours le même mouvement de convergence puis de dispersion. Dans les parenthèses généalogiques apparaissent les motifs de l’appel à l’aide (ou convocation), de l’arrivée puis du départ des fils.
30Ainsi, les parcours des Aymerides ne sont pas uniformes.
31Les premiers sont placés sous le signe de la reconnaissance et de la conquête. Sous un apparent désordre, ils visent à faire connaître la descendance du héros narbonnais afin qu’elle obtienne, selon le cas, un fief, une femme ou une fonction. La jeune génération fait irruption dans un monde ancien. Avec Guillaume, qui vient au secours du tout jeune roi Louis, se recommence l’histoire d’Aymeri, venu devant Narbonne assister Charlemagne abandonné des siens. C’est un nouvel élan dans l’histoire épique.
32Les autres itinéraires narbonnais se limitent à la défense de la chrétienté et du lignage. Mis à part Guibert d’Andrenas, où Aymeri convoque ses fils sans avoir été au préalable agressé33, les chansons reproduisent toutes ce schéma. Il y a donc, dans un premier temps, déplacement pour établir un ordre donné, puis dans un second temps, déplacement pour restaurer cet ordre ou pour l’imposer ailleurs (par exemple à Andrenas ou à Barbastre). Les parcours des Aymerides ont donc bien pour but de structurer le monde, autrement dit de le répartir entre les différents membres du lignage pour mieux le défendre.
Vers le désordre ? Une généalogie à l’échelle du cycle
C’est pourquoi le chercheur triste avorte.
Victor Hugo
Cycle et récit
33Les parenthèses généalogiques se répètent ainsi d’une chanson à l’autre sans guère varier. Usent des mêmes techniques littéraires, elles permettent de mettre en valeur l’organisation narbonnaise. D’une chanson à l’autre reviennent les mêmes structures et les mêmes motifs34. Le retour des mêmes images, parfois des mêmes anecdotes n’a par conséquent rien d’étonnant. Ainsi, dans Aymeri de Narbonne comme dans Le Siège de Barbastre, Hernaut est un héros vaillant mais hâbleur, formant des vœux qu’il ne parvient pas à tenir :
Cil se venta d’une grant foleté,
Mes toz ses diz torna a fauseté ;
Car il dist ce, voiant tot son barné,
Que fame rouse n’avroit en son aé ;
Puis en ot une, einz lonc terme passé,
Qu’il n’ot plus laide en une grant cité ![...]
Puis se venta d’une autre foleté :
Ne mengeroit de tortre en son aé.
Puis fu tele eure, einz lonc terme pasé,
Qu’il en menjast volentiers et de gré [...],
Qant asegié l’orent en sa cité
Li .XII. fil Borrel le desfaé35 !
« [...] el palés de Nerbonne
Vous oÿ il vanter a Aymeri le conte,
[...]
[...] en vostre vivant n’averiés fenme rousse,
Qu’autressi en seroient li enfant rous encontre.
Puis fustes tez .II. mois el palés Gyronde,
Quant assis vous y orent li fils Bourrel tout .XI.,
Ne menjastes de pain ne de blé ne d’aumosne,
Pour .I. quartier de pain donnissiez tout le monde36... »
34Dans les deux chansons, Hernaut jure de ne pas épouser une femme rousse, et en épouse une malgré tout, fort laide de surcroît ; il jure de ne plus jamais manger de pain noir, et se retrouve réduit à la famine, rêvant de pouvoir manger de ce pain qu’hier il dénigrait. Ces deux laisses, extraites l’une d’Aymeri de Narbonne, l’autre du Siège de Barbastre, n’ont dans les deux cas aucune incidence sur la suite du récit. Excursions hors de deux narrations bien distinctes, elles ne correspondent qu’entre elles et tissent un lien complémentaire entre les deux chansons. A cet égard, la généalogie finale d’Aymeri de Narbonne est exemplaire : elle énumère, laisse par laisse, les douze enfants d’Aymeri et leur descendance, et rappelle pour chaque héros ses prouesses les plus remarquables. La chanson fait donc allusion à de très nombreux autres poèmes : la laisse CX par exemple, consacrée à Guillaume, renvoie à des épisodes du Couronnement de Louis, du Charroi de Nîmes, de la Prise d’Orange et du Moniage Guillaume. Ainsi les chansons se font-elles constamment écho, grâce aux parenthèses généalogiques, terrains privilégiés de ces effets de résonance.
35La profusion de ces allusions, ainsi que le regroupement des chansons dans les manuscrits cycliques, ne contribuent-ils pas à faire exploser le cadre du récit ? Les parenthèses généalogiques se répondent l’une l’autre, ou font allusion, dans un récit, à d’autres récits, si bien qu’il n’y a plus de frontières (sinon artificielles, imposées par les éditeurs) entre les différentes chansons du cycle. La fin d’Aymeri de Narbonne introduit toute la suite du cycle, des Narbonnais jusqu’à Fouques de Candie : est-ce une digression ? Oui, si l’on considère que le résumé des exploits des fils et petits-fils s’écarte de l’histoire d’Aymeri ; non, si l’on admet que la chanson d’Aymeri n’est qu’une vaste introduction à l’histoire du lignage narbonnais.
36Où commencent et où finissent les chansons, dans la mesure où les manuscrits cycliques, bien souvent, ne les séparent pas37 ? H. Suchier rassemble en une seule chanson, Les Narbonnais, ce qui auparavant était considéré comme deux chansons distinctes ; de plus, les Enfances Guillaume se glissent au milieu des Narbonnais dans deux manuscrits du grand cycle (B1 et B2)38. Le Departement des fils Aymeri, texte propre au manuscrit D, est édité par H. Suchier comme une version abrégée des Narbonnais39, tandis que P. Henry le met à la suite, sans séparation, de son édition des Enfances Guillaume40. S’il est aussi difficile de marquer la frontière entre deux chansons de geste, ne convient-il pas de nuancer la notion de récit ? Selon N. Andrieux-Reix, « tout manuscrit cyclique est un “objet sémiotique” », c’est-à-dire « une forme à appréhender dans sa spécificité et comme entier de signification41. » Un manuscrit cyclique ne serait donc qu’un immense et unique récit. Dès lors, faut-il encore interpréter les parenthèses généalogiques comme des digressions ?
Incidence et incident
37Pour qu’il y ait digression, il faut admettre qu’un récit est un texte linéaire, qui va tout droit, sans jamais s’écarter de sa route. Or les manuscrits cycliques, c’est le moins que l’on puisse dire, ne progressent pas de la façon la plus rectiligne qui soit ! La seule coexistence des Narbonnais et des Enfances Guillaume est problématique, puisqu’elle met côte à côte deux versions bien distinctes de la jeunesse de Guillaume. Comment définir la notion de digression dans un cycle qui pratique le jeu des incidences ?
38L’incidence est un procédé qui consiste à glisser dans un récit un autre récit, ainsi que l’a décrit M. Delbouille : « si l’on jugeait contemporains et simultanés les événements racontés dans deux chansons de geste dont les héros et le théâtre étaient différents, on intercalait une de ces chansons dans l’autre, de manière à conserver autant que possible l’ordre chronologique dans l’ensemble des récits de tout le cycle42. » C’est ainsi que B1 et B2 placent les Enfances Guillaume dans Les Narbonnais, ou que B2 glisse la Mort Aymeri dans le Moniage Rainouart. L’écriture cyclique pratique, avec les incidences, une sorte de digression, mais afin de maintenir un ordre dans l’histoire de la geste. L’incidence est donc un procédé littéraire qui vise non pas à distraire, à égarer vers un autre chemin, mais à respecter – tant bien que mal, certes – un agencement choisi pour sa logique chronologique.
39À l’échelle d’une unique chanson de geste, ne pourrait-on parler d’incident lorsque l’action est partagée entre plusieurs lieux et plusieurs héros ? Dans le cycle des Narbonnais, l’incident représenterait le parcours solitaire d’un Aymeride, qui, au lieu de marcher avec ses frères ou de faire route pour les rejoindre, fait cavalier seul. On sort alors du cadre de la parenthèse généalogique (où tout le lignage est énuméré) pour s’attacher à l’un des fils. La technique apparaît essentiellement dans Les Narbonnais. Tantôt un Aymeride se sépare du groupe pour continuer seul son chemin ; tantôt il s’illustre par sa bravoure ou son impertinence et mérite à ce titre de devenir pour un temps l’unique héros de la chanson. C’est le cas d’Hernaut qui provoque un évêque en chemin avec beaucoup d’agressivité43 ; c’est aussi le cas de Guibert qui, réveillé par le bruit de la bataille, s’arme et se jette dans la mêlée sans aucun compagnon, si bien qu’il est fait prisonnier44. L’épisode d’Aliscans où Guillaume combat sans le reconnaître son frère Hernaut s’apparente également à un incident, et pourrait être supprimé sans dommage pour la narration45. La parenthèse n’est plus énumérative mais narrative : elle raconte une anecdote, un parcours particulier d’un Aymeride, qui s’intègre plus ou moins bien avec le reste du récit. L’incident est donc une sorte de récit inséré dans un récit plus vaste, comme l’incidence à plus grande échelle. Il peut prendre des proportions honorables. Les Narbonnais se consacrent ainsi, laisses XXXIV à XLIII, au parcours de Bueves (qui part pour la Gascogne et qui va épouser la fille du roi Yon) ; puis les laisses XLIII à XLVI en viennent au parcours de Garin (qui part vers la Lombardie et provoque les Lombards avant d’être reconnu par Boniface). C’est à chaque fois une réduction du parcours d’Aymeri, autrement dit une chanson de geste miniature où le héros conquiert un fief ou une femme. L’incident remplit donc en partie les mêmes fonctions que la parenthèse généalogique : il exalte la gloire des Aymerides ; mieux qu’elle, il individualise les fils ; mais il est narratif et non lyrique. La chanson des Narbonnais est truffée de ces incidents qu’elle superpose, et qui constituent en définitive la matière de son récit : l’histoire des six fils d’Aymeri après leur départ de Narbonne.
La généalogie : un ordre dans le désordre
40De fait, le foisonnement des histoires est incompatible avec la rigueur d’un récit sans digression. Puisque Les Narbonnais racontent six entrées dans le monde, il est logique que la chanson ait cet aspect morcelé. De même, puisqu’Aymeri a sept fils, et deux fois plus de petits-fils, puisqu’ils sont tous, à des degrés divers, les héros de la geste, le cycle est voué à un certain éparpillement.
41Par conséquent, il devient nécessaire de renforcer l’ossature généalogique de la geste. La répétition des noms – parenthèses dans l’action -prend tout son sens à l’échelle du cycle : énumérer le lignage, rappeler les hauts faits de chacun des Aymerides, annoncer leur descendance, c’est relier une chanson donnée à l’ensemble du cycle. C’est donc affirmer la cohérence du cycle. La lyrique généalogique est loin d’être gratuite : s’il existe, chez les auteurs de chansons de geste, un indéniable goût pour la répétition, si le refrain des noms contribue à faire ressentir la grandeur du lignage, il semble aussi que le retour des mêmes motifs, des mêmes structures, avec les mêmes personnages, vise à renforcer la charpente du cycle. Dès lors, ce qui se présentait à l’échelle d’un poème comme une digression apparaît comme l’architecture primordiale du cycle.
42C’est ainsi que les parcours des fils encadrent les différents épisodes de la geste. Leur arrivée coïncide avec le début de l’action, leur départ avec la fin dans Guibert d’Andrenas et La Mort Aymeri. Parfois, l’arrivée des fils est retardée, jusqu’à ce que l’un des membres du lignage se trouve dans une situation inextricable qu’ils viendront résoudre ; mais toujours la fin correspond avec leur départ, comme dans Le Siège de Barbastre, Aliscans et Les Narbonnais. De plus, la composition du groupe varie en fonction des nécessités de l’action : dans la deuxième partie des Narbonnais, Aymeri est secouru par tous ses fils sauf Bueves, qui arrive plus tard, après la bataille. Ce parcours indépendant des itinéraires fraternels prépare le début du Siège de Barbastre, où Bueves et ses fils sont faits prisonniers devant Narbonne. Si Guibert, l’enfant sans fief, reste à Narbonne à la fin du Siège de Barbastre tandis que les autres partent, c’est pour amener la conquête d’Andrenas. Les parenthèses généalogiques forment donc bien une armature qui encadre chaque récit et le soude aux autres. À ce titre, elles apparaissent comme un heureux procédé spécifique de l’écriture cyclique : tout en exaltant les héros du cycle, elles instaurent un ordre – parfois flou, parfois contestable, mais un ordre qui croise et complète efficacement l’ordre chronologique recherché par les incidences et les incidents. La trame généalogique du cycle de Narbonne est solide.
43Que penser dès lors de la chanson des Narbonnais, où les parcours des Aymerides se multiplient ? Les fils du Narbonnais essaiment, se regroupent à la cour de Charlemagne, se séparent après un banquet qui ressemble fort à un épilogue46 ; mais ils se rassemblent une nouvelle fois devant Narbonne pour secourir leur père, et se quittent là encore après un banquet. Cette structure invite à considérer Les Narbonnais comme deux épisodes distincts, ainsi que le faisait la tradition avant H. Suchier47, Le Departement des fils Aymeri d’une part, et Le Siège de Narbonne d’autre part. Ce dernier épisode suit exactement le même schéma que Le Siège de Barbastre ou Guibert d’Andrenas, tandis que le Departement décrit le passage des enfanz à l’âge responsable, comme Aymeri de Narbonne le faisait pour leur père. Il y a donc bien un ordre dans le désordre !
44La chanson de geste n’offre certes pas un récit linéaire, et le cycle narbonnais encore moins. Pour autant, le récit ne s’égare jamais dans les méandres d’un discours incertain ou incohérent. C’est que la digression donne ordre et sens : les parenthèses généalogiques, incises dans la narration, renforcent la cohésion exceptionnelle de ce cycle, dans la mesure où elles chantent toujours les noms des mêmes héros, et où elles relatent toujours les mêmes histoires. Pauses poétiques, mémorielles, elles sont empreintes d’un souffle majestueux autant que mélodieux, qui emporte le récit tout en l’organisant. Cette architecture puissante souligne les parcours des Aymerides, en particulier les parcours convergents qui précèdent l’action collective. Les incidents, en revanche, signalent un parcours individuel, une bifurcation du récit et d’un héros. Ainsi, de même que les itinéraires des fils d’Aymeri contribuent à la création d’un ordre narbonnais du monde, de même le cheminement du texte, d’incises en bifurcations, organise le cycle des chansons narbonnaises
Notes de bas de page
1 Le présent article s’appuie sur les éditions suivantes : Aymeri de Narbonne, étude littéraire et édition d’après tous les manuscrits connus, thèse de doctorat nouveau régime, présentée et soutenue le 12 décembre 2003 par H. Gallé, 3 vol. – Les Narbonnais, éd. H. Suchier, Paris, F. Didot, 1898, 2 vol., I, texte ; II, introduction, appendices, vocabulaire et corrections – Le Siège de Barbastre, éd. B. Guidot, Paris, cfma, Champion, 2000 – Guibert d’Andrenas, éd. M. Ott, Paris, cfma, Champion, 2004 – La Mort Aymeri de Narbonne, éd. J. Couraye du Parc, Paris, satf, F. Didot, 1874 – Les Enfances Guillaume, éd. P. Henry, Paris, satf, 1935-Aliscans, éd. Cl. Régnier, Paris, cfma, Champion n° 110 et 111, 1990, 2 vol., I, introduction et texte ; II, fin du texte, notes, corrections, variantes, glossaire et table des noms propres – La Chanson de Guillaume, éd. F. Suard, Classiques Garnier, nouvelle édition revue et mise à jour, 1999.
2 Selon la terminologie proposée par H. Suchier dans son édition des Narbonnais, op. cit., p. III.
3 La Mort Aymeri de Narbonne, op. cit., v. 1861-1865.
4 Cf. Aymeri de Narbonne, op. cit., laisses XLIV à XLVII ; Raoul de Cambrai, éd. S. Kay, Le Livre de Poche n° 4537, Lettres Gothiques, laisses XXXV à XXXVII ; La Chanson de Roland, éd. C. Segre, trad. M. Tyssens, glossaire établi par B. Guidot, Genève, Droz, 2003, laisses CCXXXIII à CCXXXV.
5 Aliscans, op. cit., v. 5361-5367.
6 « L’extrême fin de la laisse est une place privilégiée qui fournit au terme qui l’occupe le statut de mot-clé. Nerbone est le plus souvent mise en valeur de cette façon. [...] Le réemploi du mot met en valeur le maître de Narbonne, chef incontesté de la geste, mais aussi le palais de Narbonne, centre géométrique d’une grande partie de la vie épique dans le Cycle de Guillaume. » (B. Guidot, « Stylistique et versification médiévales : le “vers orphelin” dans Guibert dAndrenas », Le Génie de la forme, Nancy, 1982, p. 19). Le vers orphelin comme refrain, toujours à propos de Narbonne, est également examiné par A. Roncaglia, dans « Petit vers et refrain dans les chansons de geste », La Technique littéraire des chansons de geste. Actes du colloque de Liège, 1957, éd. 1959, p. 141-160 [p. 148-149 consacrées à Nerbone], et par moi-même dans l’introduction d’Aymeri de Narbonne (op. cit., t. I, p. 68-80).
7 Aliscans, op. cit., v. 5131-5168. C’est nous qui soulignons.
8 Le Siège de Barbastre, op. cit., v. 6795-6815. C’est nous qui soulignons.
9 J. Rychner, La Chanson de geste : essai sur l’art épique des jongleurs, Société des publications romanes et françaises, 1955, p. 93.
10 Les citations concernant Bernart et Guibert sont tirées de trois énumérations des fils : 1) la généalogie finale d’Aymeri de Narbonne, de la laisse CX (Bernart, B1 4392-4393/R 4496-4498) à la laisse CXV (Guibert, B1 4483-4485/R 4592-4594) ; 2) la répartition des fils de par le monde au début des Narbonnais, de la laisse III (Bernart, v. 85) à la laisse IX (Guibert, v. 263-270) ; 3) la convocation des fils par Aymeri au début de la Mort Aymeri, du vers 538 (Bernart) au vers 556 (Guibert, v. 544-545 cités). Le nom d’Aÿmer vient après celui de Guibert, mais Aymeri « ne manda pas Aimer lo chetif/Que en Espaigne ont Sarrazin ocis » (Mort Aymeri, v. 557-558).
11 Je ne développe pas cet exemple. Se reporter, pour de plus amples détails, à l’Archéologie de l’épopée médiévale (Payot, Paris, 1981) de J.-H. Grisward : « il s’agit bien dans l’esprit du Narbonnais d’organiser le monde, et de l’organiser autour du comté de Narbonne considéré comme centre. À partir de ce pays central échu au plus jeune, il disperse ses fils selon les quatre points cardinaux : au nord (la France) il envoie les « aînés », Bernard, Guillaume et Hernaut ; à l’ouest (la Gascogne) Beuve ; à l’est (la Lombardie) Garin ; au sud (l’Espagne) Aïmer. Deux structures interfèrent donc, l’une d’elles – à savoir les trois fonctions sociales – étant intégrée à la seconde, celle de la division du monde selon le schéma des « cinq pays » ; ces deux structures étant à la fois coordonnées et superposées » (p. 61).
12 Ce surnom, expliqué par un épisode du Couronnement de Louis et par Le Charroi de Nîmes, apparaît aussi dans Aymeri de Narbonne (op. cit., B1 4398/R 4502) ou dans les Narbonnais, au moment où le jeune Guillaume se fait adouber (op. cit., v. 3170). Guillaume au moins est donc perçu comme un personnage déjà constitué avant même le début du récit, ce qui renforce la nécessité d’individualiser les Aymerides : il faut bien que l’auditeur retrouve dans ce Guillaume, jeune chevalier et deuxième fils d’Aymeri, le héros magnifique qu’il connaît par des chansons plus anciennes.
13 Dans Guibert d Andrenas, Hernaut est le « felon rous » (v. 347), dans les Enfances Guillaume « Ernalt le rous » (v. 3302), dans les Narbonnais, « Hernaut li rox, qui fu de grant bofois » (v. 1657).
14 À propos de Bertrand, Aymeri de Narbonne se contente de dire : « Si fit son filz le palazin Bertrant, / Qui en sa vie fist de proesces tant / Par mi Espaigne contre gent mescreant » (B1 4394-4396/R 4499-4502).
15 Aliscans, op. cit., v. 5148-5155. Cf. également, dans la même chanson, les v. 4350-4353.
16 Cf. Le Siège de Barbastre, op. cit., laisses CIV à CVIII et CXVI à CXIX.
17 Quintilien définit la digression comme « une partie ajoutée contre l’ordre naturel du discours, qui traite un point étranger, mais néanmoins utile à la cause » (cité par G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, coll. La Pochothèque, 1996, article « digression », p. 136-137).
18 « Ço dist Boeves, quons de Comarchiz la cité : / « Jo sui sun frere, se ne li puis faillir ; /Jo ne larrai pur home qui seit de vif/ Que ne li ameine chevalers quatre mil. /- E jo treis, fait Hernald le flori. /- E jo dous »,fait li enfes Guibelin » (La Chanson de Guillaume, op. cit., v. 2561-2565. Dans Aliscans, c’est Ermengarde qui réagit la première à l’annonce des infortunes de Guillaume, et qui lui promet ses richesses et son bras (op. cit., v. 3095-3114).
19 Le Siège de Barbastre, op. cit., laisses CIV à CVIII.
20 Aymeri envoie un messager auprès du roi, mais ses fils font partie de l’armée qui vient à son secours et arrivent avant le roi à Narbonne (op. cit., laisses CLXXVII à CLXXX).
21 Guibert d’Andrenas, op. cit., laisses VIII à XII.
22 « Dedans Nerbone fu li quens Aymeris : / Il est malades, si se dote amorir ; / Or se porpense que mandera ses filz ; / Mande Bernart de Brubant lo jentil, / C’est li ainznez des filz dant Aimeri, / Et de Gironde sire Hernauz lo hardi, / Et si manda Bueve de Conmarchis, / Et d’Anseüne lo pogneor Garin, / Et a Orenge Guillaume lo hardi ; /Au port d’Ossau envoia Aufelis / Por Guibert querre lo menor de ses filz / Qui ert en ost sor Judas l’arrabi » (La Mort Aymeri de Narbonne, op. cit., v. 535-546).
23 Guibert d’Andrenas, op. cit., v. 416-418.
24 Cf. Narbonnais, op. cit., laisse CLXXXII ; Siège de Barbastre, op. cit., laisse CXXX ; Aliscans, op. cit. laisse LXXXVI.
25 Cf. B. Guidot, « Le mythe familial de Narbonne dans la Chanson des Aliscans : une insertion souriante », Travaux de Littérature publiés par TADIREL, VII, 1994, p. 9-25.
26 A. Adler, comparant Aymerides et Aymonides, note que les seconds sont beaucoup moins autonomes que les premiers : « Jeder der sechs (oder sieben ?) Aymeriden trägt schon in seinem Namen das Attribut eines ausserhalb der Sphäre der Vaterstadt gewonnenen Besitztums. Die vier Aymonsöhne haben nur ihre Vornamen. Wenn Renaut die Burg Montauban erbauen darf und daher als Renaut de Montauban anzusprechen ist, muss er seine drei Brüder schön bei sich behalten. » (Epische Spekulanten, Fink Verlag München, 1975, p. 122) Les Aymonides forment une unité compacte parce qu’ils sont seuls contre tous ; les Aymerides sont solidaires parce qu’ils partagent le même esprit de conquête, la même volonté de défendre la chrétienté. Ils sont donc, de fait, plus épanouis et plus libres que ne le sont les fils d’Aymon.
27 Les arrivées des Aymerides peuvent se combiner avec le motif du « panorama épique » : un des assiégés observe l’arrivée des frères du haut d’une tour et jubile en reconnaissant son lignage. Dans Les Narbonnais, c’est Ermengarde qui, regardant par la fenêtre, croit voir venir des renforts ennemis et c’est Aymeri qui la détrompe (laisses CLXXX à CLXXXII) ; dans Guibert d’Andrenas, Aymeri et Ermengarde observent avec plaisir les arrivées de Bernard (laisse XV), d’Ernaut (laisse XVI) et de Garin (laisse XVII) ; dans Aliscans, Guillaume et Guibourc regardent ensemble par la fenêtre et c’est Guillaume qui nomme les arrivants (laisses LXXXII à LXXXVI). Les femmes sont souvent présentes au moment des arrivées successives et des effusions, de sorte que les préparatifs de la guerre commencent par une très sentimentale réunion de famille !
28 « Aymeris sire, mout le fes folement / Qant d’antor nos en chaciez noz enfanz, / Ma nore-ture que je amoie tant ! / Que diront or Sarrazin et Persant, / Qant i savront cestui departement ? Dire porront, bien est aparissant / Que Aymeris se vet apovroiant. /Lores avront asamblee lor gent. Mer paseront en nef et an chalant... » (Les Narbonnais, op. cit., v. 249-257).
29 Guibert d’Andrenas, op. cit., laisses LXVII-LXVIII.
30 Aliscans, op. cit., laisses CLXXXII-CLXXXIII.
31 Les Narbonnais, op. cit., laisses CCXXXI-CCXXXIV.
32 Le Siège de Barbastre, op. cit., v. 7484-7489.
33 Guibert d’Andrenas raconte comment le dernier fils d’Aymeri obtient un fief : on retrouve donc à la fois le mouvement de conquête (mouvement centrifuge qui conduit de Narbonne à Andrenas) et le mouvement de convergence (mouvement centripète des frères appelés par Aymeri à la rescousse).
34 Dans les chansons étudiées, les parenthèses généalogiques se répartissent de la façon suivante :
- répartition des enfants de par le monde : Enfances Guillaume (L. 86-93), Narbonnais (L. 3-7) ;
- répartition des troupes dans une armée, dénombrement des fils : Aymeri de Narbonne (L. 110-115), Narbonnais (L. 80-85), Siège de Barbastre (L. 180-182), Aliscans (L. 96-97), Aliscans (L. 102) ;
- appel à l’aide, convocation du lignage : Siège de Barbastre (L. 104-108 et L. 116-119), Guibert d’Andrenas (L. 8-12, puis 11-14), Mort Aymeri (L. 23), Chanson de Guillaume (L. 155-156).
- arrivée/départ des Aymerides : arrivée dans Les Narbonnais (L. 178-179, puis 180-182), Guibert d’Andrenas (L. 12-17), Aliscans (L. 82-86), Enfances Guillaume (L. 55-56), Mort Aymeri (L. 70). Le mouvement du retour donne lieu à des parenthèses plus succinctes : Narbonnais (L. 87), Narbonnais (L. 236-237), Siège de Barbastre (L. 210-211), Guibert d’Andrenas (L. 70), Mort Aymeri (L. 135).
35 Aymeri de Narbonne, op. cit., B1 4431-4455/R 4537-4560.
36 Le Siège de Barbastre, op. cit., v. 3910-3920. Le même récit apparaît encore aux v. 3500-3514.
37 Cf. à ce propos les synthèses de N. Andrieux-Reix : « Un programme d’écriture et sa réalisation : les manuscrits B1 et B2 du cycle de Guillaume », Romania, 1983, t. 104, p. 229-236 ; « Au cœur du cycle », Comprendre et aimer la chanson de geste (À propos d’Aliscans), Feuillets de l’E.N.S. de Saint-Cloud, Formation Histoire des Idées et des Lettres, mars 1994, p. 13-26 ; « Pré-dire un cycle : textes d’Enfances et architectures narratives dans les manuscrits cycliques de la geste de Guillaume d’Orange », Cyclification – The Development of Narrative Cycles in the Chansons de geste and the Arthurian Romances, Proceedings of the colloquium Amsterdam 17-18 dec. 92, 1994, p. 143-144 ; « La dernière main. Approche de fins cycliques », Littérature au Moyen Age, Hommage à J. Fourquet pour son centième anniversaire, Reineke-Verlag, Greifswald, 1999, p. 109-120.
38 Sur ce point très débattu, cf. D. Mac Millan, « Les Enfances Guillaume et les Narbonnais dans les manuscrits du grand cycle – Observations sur la fusion du cycle de Narbonne avec le cycle de Guillaume », Romania, t. 64, 1938, p. 313-327 ; M. Delbouille, « Dans un atelier de copistes. En regardant de plus près les manuscrits B1 et B2 du cycle épique de Garin de Monglane », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1960, 3, p. 14-22 ; M. Delbouille, « Le système des ‘incidences’. Observations sur les manuscrits du cycle épique de Guillaume d’Orange », Revue belge de philologie et d’histoire, 1927, 6, p. 617-641.
39 H. Suchier écrit à propos du texte proposé par D (fr. 1448) : « C’est un texte factice destiné à remplir la lacune dans les événements entre les Enfances Guillaume et le Couronnement de Louis. Aymeri y parle à ses fils presque dans les mêmes termes qu’au commencement des Nerbonois [...] L’auteur du Département avait probablement entendu réciter à un jongleur le commencement des Nerbonois » (op. cit., p. LXVI).
40 P. Henry fait cependant remarquer dans son introduction que la fin de son texte se distingue nettement du corps des Enfances Guillaume : « il faut, pour apprécier équitablement la valeur du poème, écarter la fin de la chanson (3123-3425). Ces vers, qui forment le Departement des fils d’Aymeri ne sont certainement pas de l’auteur des Enfances. Le ton en est différent, la tendance à la rime s’y marque dans la laisse XCI et l’abondance des chevilles montre que c’est un texte factice et postérieur. La fin du poème étant mise à part, le reste présente un ensemble agréable... » (op. cit., p. XLII).
41 N. Andrieux-Reix, « Un programme d’écriture et sa réalisation... », op. cit., p. 230.
42 M. Delbouille, « Le système des incidences... », op. cit., p. 622.
43 Les Narbonnais, op. cit., laisse XLVII.
44 Les Narbonnais, op. cit., laisses CXXI à CXXIV.
45 Aliscans, op. cit., laisses LXVII à LX.
46 46 Les Narbonnais, op. cit., v. 3300-3324.
47 H. Suchier remarque d’ailleurs également une coupure à la fin de la laisse LXXXVII, mais place malgré tout le début de la deuxième partie au v. 3676 (cf. Les Narbonnais, op. cit., Introduction, t. 2, p. VII-VIII).
Auteur
Auxonne
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