Merlin dans le Lancelot propre : digression et art poétique
p. 153-161
Texte intégral
1Si ses origines sont obscures, très tôt le personnage de Merlin prend une place centrale dans l’historiographie arthurienne. Il apparaît dans les Prophetia Merlini, dans l'Historia Regum Britanniae et dans la Vita Merlini, où Geoffroi de Montmouth fixe pour l’essentiel la figure et l’histoire du devin, que Wace1 et Robert de Boron2 reprendront dans leurs récits en vers. La fortune littéraire du magicien est alors établie. Aussi célèbre qu’Arthur, « le fils sans père » devient, comme lui, un héros de la prose naissante. De vastes romans lui sont consacrés (ou font de lui un personnage éminent), parmi lesquels il faut notamment retenir le Merlin du Pseudo-Robert de Boron ainsi qu’une Suite, très longue, faisant le raccord avec le Lancelot propre, et visant à constituer ce que la critique nomme le Cycle-Vulgate ou le Lancelot-Graal.
2D’un point de vue narratif, le lien entre ces œuvres est évident. Merlin devin, magicien et enchanteur établit la Table Ronde, participe à la conception d’Arthur, à son accession au trône et il l’épaule dans les difficiles débuts de son règne avant de se retirer, enfermé en une cave dedens la perilleuse forest de Damantes (t. VII, p. 43)3. La constitution d’un cycle en prose dont l’objet est de relater l’établissement, le développement et la mort du monde arthurien ne pouvait faire l’économie de ces épisodes connus de tous depuis fort longtemps et faisant désormais partie de l’univers de référence de l’auditeur/lecteur. Il faut pourtant rappeler qu’ils sont, dans l’écriture, postérieurs au roman de Lancelot (composé au cours des années 1215-1225)4 dans lequel Merlin n’est qu’un protagoniste que l’on pourrait qualifier de lointain. Physiquement absent des événements pris en charge par la narration, ne perdurent plus de lui que son nom et son souvenir. Choisissant de faire débuter son roman au moment où Arthur est au sommet de sa gloire (et où Merlin, selon la tradition, s’est déjà retiré dans sa prison), l’auteur n’a pas à s’attarder sur la figure du prophete. Il choisit pourtant d’en faire mention à plusieurs reprises, notamment par l’intermédiaire de deux séquences digressives. Il n’y aurait là rien d’extraordinaire si l’écriture du Lancelot était précisément digressive. Or, il n’en est rien si l’on considère avec Geoffroy de Vinsauf que la digression (qui est l’un des huit procédés de l’amplificatio) constitue une « sorte de saut sur le côté5 ». Mais l’auteur de la Poetria nova6 observe qu’il existe deux espèces de digressions. Il y a celle qui consiste à sortir du sujet et celle qui propose une anticipation de la suite des événements, sans que jamais soit perdu de vue le fil de la narration7. C’est cette définition que je retiendrai pour spécifier la présence de Merlin dans le Lancelot.
3Il faut dès lors mesurer les motivations de ce choix auctorial. Pour quelle(s) raison(s) l’évocation de Merlin convoque-t-elle la digression ? Comment s’inscrit-elle dans le texte ? S’agit-il de conserver au personnage sa notoriété ? S’agit-il de concéder quelques lignes ou quelques pages à cette figure aussi embarrassante qu’incontournable ? Sa présence est-elle liée à un choix simple de la part de l’auteur, est-elle liée à des préoccupations plus littéraires et, peut-être, poétiques ?
4Dans la demi-douzaine de mentions significatives de Merlin dans le Lancelot, la première est, de loin, la plus importante. Située après l’enlèvement du jeune héros dans un lac8 au pied du tertre funeste où son père, le roi Ban, est mort de douleur, elle prend pour ainsi dire place au seuil du roman.
5Si Elaine de Benoÿc, sa mère, pense que ce forfait est l’œuvre d’uns dyables en guise d’une damoisele (t. VII, p. 29), le texte ne laisse pas longtemps le lecteur dans l’incertitude :
Or dist li contes que la damoisele qui Lanselot emporta el lac estoit une fee.
(t. VII, p. 38)
6Cette précision fournit l’occasion d’évoquer ces créatures qui étaient plus nombreuses en la Grant Bertaigne [...] qu’en autres terres, et de préciser que tout fu establi au tans Merlin le prophete as Englois qui sot toute la sapience qui des dyables puet deschendre (ibid.). C’est ainsi que la narration abandonne pour un temps le récit des succès de Claudas contrastant avec celui des malheurs de la reine Elaine et de sa sœur. Il se consacre pendant plusieurs pages, et d’une façon inattendue, à la vie de Merlin, depuis sa conception jusqu’à son enfermement dans la forest de Damantes (t. VII, p. 43).
7S’il faut considérer que l’expression figée inaugurale « Or dist li contes » ne fonctionne apparemment pas comme une marque digressive, il convient toutefois de s’interroger sur l’utilisation qui en est faite ici.
8Située à la charnière de motifs narratifs différents, elle se voit répétée et complétée quelques lignes plus loin :
Eles savoient [les fées], che dist li contes des Brethes Estoires, les forches des paroles et des pieres et des erbes [...].
(t. VII, p. 38)
9Le conte des Brethes Estoires, également nommé li contes des Estoires à la page suivante (t. VII, p. 39), n’est de toute évidence pas celui dont il est fait initialement mention, et qui renvoie à l’histoire de Lancelot. Il s’agit de celui qui raconte et devise, apprend-on, l’estoire [des] oevres d’Uterpendragon (t. VII, p. 41). Peu importe pour notre propos de savoir si la référence renvoie ici à Wace vulgarisant Geoffroi de Montmouth ou à Geoffroi lui-même, ou bien encore à l’œuvre de Robert de Boron, composée peu de temps avant le Lancelot. Il faut en revanche s’interroger sur les raisons de l’utilisation de cet intertexte, et plus encore sur celles qui poussent l’auteur à l’expliciter de la sorte, trois fois consécutivement. Assurément, il ne s’agit pas pour lui d’établir ou d’avouer ses sources au début de son œuvre et de son travail d’écriture. Plutôt, tout comme il refuse de prendre à son compte le nom de certains lieux rappelant peu ou prou des cultes anciens, pré-chrétiens, loin de l’orthodoxie affichée par son texte9, l’auteur place une distance entre lui et le contenu de son propos.
10Au tout début du roman déjà, il dénonce la fole gent mescreans qui, à une époque reculée, considérait Dyane comme une divesse (t. VII, p. 11). C’est une façon pour lui de ne pas reconnaître le nom que ces populations ignorantes de la vraie foi avaient donné au lac. On peut considérer que la démarche est identique en ce qui concerne le personnage de Merlin. Si, bien avant le Merlin-Huth, Robert de Boron (ou le PseudoRobert de Boron) l’a christianisé, faisant de lui la figure de la « libre volonté » opposée à la « mauvaise volonté10 », il embarrasse notre auteur. C’est à cause de sa sapience diabolique qu’il fu, écrit-il, tant redoutés des Bertons et tant honorés que tout l’apeloient saint prophete et toute la menue gente l’apeloient lor dieu (t. VII, p. 38).
11La fole gente, la menue gente s’adonne à des croyances qu’il ne peut en aucun cas cautionner. C’est la raison pour laquelle il prend de nombreuses précautions, emboîtant son récit dans de vieilles croyances et dans d’autres contes, pour présenter à son lecteur le personnage de Merlin. Il s’agit de marques modalisatrices qui peuvent apparaître comme autant de signaux parfaitement maîtrisés d’une digression.
12En cela le texte correspond à ce qu’énonce Geoffroy de Vinsauf lorsqu’il affirme qu’en tant qu’insertion d’un second thème dans le premier, toute digression doit avant tout être mesurée11. Selon lui, cette mesure se justifie notamment par la taille (la digression doit être courte12). Mais il faut également considérer que la mesure se vérifie par le contrôle que conserve l’auteur sur son texte. C’est ce que nous vérifions ici, au moment où le narrateur abandonne le droit fil de son récit pour raconter l’histoire de Merlin. À proprement parler, et au-delà des précautions modalisatrices qui ont été prises, la digression débute concrètement sur ces mots :
Voirs fu que Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable mismes, car pour che fu il apelés li enfes sans pere.
(t. VII, p. 38)
13La formule introductive fait référence à une vérité qui déclenche la digression et remplit ainsi sa fonction didactique. Elle répond à cette libido sciendi, ce désir d’apprendre qui justifiera pour longtemps l’emploi de la digression dans le roman13. C’est la raison pour laquelle les pages contenant la vie de Merlin abritent plusieurs présents à valeur gnomique, destinés à délivrer un enseignement au lecteur. Ainsi lit-on à propos des diables :
Et chele maniere de deables converse moult el siecle, mais il n’ont forche ne pooir d’acomplir lor volenté ne sour creant ne sour mescreant, car il sont caut et luxuriex.
(t. VII, p. 39)
14Ou encore :
[...] et neporquant diables n’a ne cors ne autre menbre que l’en puisse manoier, car espiriteus cose ne puet estre manoie et tout deable sont chose espiriteus ; mais deable entreprenent a le fie cors de l’air, si qu’il samble a cheus qui les voient qu’il soient formé de car et d’os14.
(t. VII, p. 40-41)
15Ainsi, ce qui est vrai, ce qu’il est important de savoir, peut désormais être énoncé. Les formules attestant la véracité des propos ne tardent pas à se multiplier. Impersonnelles dans un premier temps, comme c’est le cas du voirs fu initial repris à la page suivante sous la forme il fu voirs, elles sont ensuite directement prises en charge par le narrateur :
De teus manieres de dyables fu estrais Merlins [...] et si vous dirai comment.
(t. VII, p. 39)
16On lit aussi :
La damoisele vint en eage de marier et vous di qu’ele avoit en soi une teche qu’ele disoit a son pere et a sa meire [...].
(Ibid.)
17Ou encore :
Aprés che ne demoura mie grantment que uns deables de tel maniere comme je vous ai dit vint a la damoisele en son lit par nuit.
(t. VII, p. 40)
18Ces insertions personnelles se répartissent tout au long du récit de l’engendrement et de la vie de Merlin, jusqu’à son enfermement par Ninienne. Et ce n’est qu’à ce moment-là que le fil de la narration, abandonné un temps, reprend ses droits :
Chele qui l’endormi et seela si fu chele damoisele qui Lancelot porta dedens le lac.
(t. VII, p. 43)
19Placée après l’enlèvement de l’enfant suivi de l’évocation du malheur de sa mère et le début du récit de son enfance heureuse dans le lac, cette digression possède une double fonction. Comme le demandera Dante un siècle plus tard en écrivant que la digression doit avoir un rôle argumentatif, c’est-à-dire qu’elle doit être utile à quelque chose dans le récit15, elle sert avant tout à présenter un des grands lieux du roman.
20Le lac est en effet ce lieu où Lancelot, tel Moïse sauvé de la mort en étant confié aux eaux, est préservé d’un sort funeste16. C’est ici aussi que s’active le principe féminin et fécond de l’élément liquide. Dans le lac, Lancelot trouve en effet la protection la plus absolue, mais il gagne également l’amour d’une mère qui, à l’intérieur de cette matrice, lui redonne la vie et lui préserve un avenir prestigieux. De cette enfance passée sous le lac et dans ses alentours, Lancelot gardera à jamais une relation particulière avec l’eau, comme le suggère ce nom, et surtout ce surnom, qu’il découvrira lors de son premier grand exploit, dans le cimetière de la Douloureuse Garde17.
21La digression possède également, et c’est là sa fonction essentielle, une dimension poïétique. Elle se révèle espace textuel dans lequel l’écriture mesure ses propres enjeux et où elle se met elle-même en scène. Cela se mesure notamment à la lecture d’autres épisodes dans lesquels Merlin est mentionné.
22Incidemment, il est d’abord évoqué au moment où un chevalier parvient à un gué. Nous apprenons que c’est Merlin qui a donné à ce dernier le nom de Gué des Bués, alors que le château de Sindenort le lui avait jusque-là conféré18. Ce changement paraît bien énigmatique, d’autant que ce château est loin de constituer un lieu important du cycle et que le détail n’est d’aucune utilité dans le récit. Il faut donc s’interroger sur cette mention de Merlin alors que l’auteur aurait pu en faire l’économie. Il semble que, loin d’insister sur le nom même du gué, le texte rappelle ici la puissance nominatrice du personnage, qui n’est qu’un aspect de ses capacités à dire le monde, à connaître le passé et l’avenir des choses et des êtres. Cette aptitude fondamentale prend toute sa dimension par la suite, à la fin du roman, dans un épisode tout à fait inattendu.
23Lorsque Gauvain fait à la cour le récit de ses aventures, il dit être parvenu sur l’Ile Étrange, autrement nommée l’Ille des Mervelles, où il y a précisément « tant de merveilles que nus ne porroit croire se il n’i estoit, car la est la force de touz les anchanteors del monde » (t. VI, p. 55). Le chevalier explique aussi :
« Et en cest ille trouvai je le lit Merlin ou nus ne se couche qui ne perde le sens et le memoire, car li leus est enchantez. Et si tost com il est fors, si revient en son droit pooir. [...] Et la trouvai je l’espee aventureuse que nus hom, tant ait grant main, ne puet empoignier par le heut ; et de cele espee me dist uns chevaliers her-mites que j’en morroie, si m’en tueroit li hom el monde qui riens ne me soit qui plus m’aimme et si an seroit achoisons Mordrez mes freres. »
(Ibid.)
24Ce qui étonne d’abord c’est que nulle part dans le roman nous ne trouvons d’épisode comparable. Or, il n’est absolument pas question de remettre la parole de Gauvain en doute. Il faut dès lors se demander pourquoi l’auteur a choisi de faire état de cette aventure. Il faut de nouveau évaluer le rôle que le texte prête à l’évocation de Merlin.
25Ce qui apparaît en premier lieu c’est qu’après avoir été mentionnée à propos du lac, après avoir été évoquée lors de la présentation du Gué des Bués, la figure du devin est de nouveau exploitée à propos d’un lieu marqué par la présence de l’eau19. Il se trouve que par l’intermédiaire d’une étymologie possible de son nom, Merlin est essentiellement rattaché à l’élément liquide. En effet, son nom originel, Mori-dunum, peut être traduit par « la forteresse de la mer20 » ou par « le maritime21 ». Même si son lien à l’eau n’est guère évident dans le roman arthurien, il faut supposer avec P. Walter que « l’essentiel de la mythologie protéenne de la mer continue de hanter la figure de ce devin insaisissable dans ses apparences22 ». Il faut également souligner le lien existant entre la mer et la prescience dans les mythologies archaïques des Grecs et des Celtes. « Vieux de la mer » chez les uns, devin chez les autres, le dieu, le devin, l’être supérieur, puise dans l’élément liquide toute la puissance de sa magie. Cela apparaît clairement dans l’épisode de l’Ile des Merveilles où Gauvain découvre son avenir par l’intermédiaire du lit de Merlin et de l’espee aventureuse qui s’y trouve.
26Le constat ne doit cependant pas s’arrêter là. Il apparaît à présent que Merlin sert une stratégie élaborée par l’auteur. En effet, il faut constater combien nous sommes loin à présent de l’embarras initial vis à vis de ce personnage. Les indices modalisateurs ont disparu du texte. Parvenu à la fin de son œuvre, l’auteur du Lancelot utilise la figure du devin pour s’emparer de sa science et pour la mettre au service de son écriture, pour servir sa propre autorité. Et ce n’est qu’arrivé à ce point que la digression initiale révèle sa pleine mesure. Son rôle n’était pas seulement de situer la narration dans un univers de référence connu du lecteur, pas uniquement de donner au lac et à Ninienne leur pleine dimension. L’auteur y parlait de Merlin pour mieux s’emparer de son pouvoir et de son image qui est, selon Howard Bloch, « la plus forte image de l’écrivain que le Moyen Âge ait produite ; il est même l’incarnation du principe d’écriture23 ».
27Le Pseudo-Robert de Boron le choisit pour occuper la place de narrateur symbolique, racontant à Biaise l’histoire de Joseph. Mais l’auteur du Lancelot va plus loin. C’est sur Merlin que se porte son choix pour révéler toute la puissance de l’écrivain. La prolepse narrative finale participe de ce projet. Sur l’Ile des Merveilles, Gauvain apprend son sort futur et le lecteur entrevoit l’échec du monde arthurien. Cela a certes déjà été évoqué à plusieurs reprises dans le roman. Trop nombreux sont les reproches adressés à Arthur24 pour qu’une fin harmonieuse soit envisageable. Les songes du roi25, les visions de Corbenic26 prédisent la catastrophe finale. Mais la mention de Merlin dans le discours que fait Gauvain à la cour n’en a que plus de poids et se veut plus significative encore. Elle permet à l’auteur de faire éclater sa double autorité sur son œuvre.
28Si l’on considère en effet que l’« écrivain n’est pas celui qui invente une histoire [mais qu’il est celui qui] l’adapte à partir d’un canevas que lui livre le plus souvent la tradition orale27 », on constate à quel point notre auteur hérite d’une matière tout en gardant sur elle une emprise absolue. Le personnage de Merlin apparaît puis disparaît à sa guise. Il est à l’image de toute cette matière arthurienne qui, selon Eugène Vinaver, est telle « un fleuve qui se perd dans des régions souterraines pour sourdre ailleurs au moment où l’on s’y attend le moins28 » ; à l’endroit où on l’attend le moins, et de la façon dont on l’attend le moins. Ce dernier point est essentiel pour saisir l’autre aspect de cette maîtrise qui s’applique à la conjointure de ce roman en prose.
29La critique littéraire a observé que dès sa naissance le roman s’est fondé sur une démarche réflexive et intellectuelle. Il est un miroir tendu vers lui-même29. Et la prose, que Bernard Cerquiglini définit comme une forme contraignante30, contribue grandement à ce phénomène. Tout comme les évocations du personnage de Merlin, qui permettent de « substituer à l’ordre naturel du récit et du défilement du temps un ordre artificiellement complexe et qui devient de plus en plus le “lieu” où l’écrivain peut exercer ses droits sur le récit31 ». Cette définition de la digression selon Emmanuèle Baumgartner montre à quel point l’apparition du devin appartient avant tout à cette conjointure. Elle montre que la figure de Merlin n’a de puissance que dans la mesure où elle sert celle de l’auteur. Merlin magicien, Merlin devin, Merlin conteur est réveillé de son silence pour servir la figure émergente de l’écrivain.
30La prose est une forme qui va « droit devant elle32 ». Elle est une voie large et pleniere33 qui, a priori, ne peut ni ne doit rien concéder à cette « sorte de saut sur le côté » qui, selon Geoffroy de Vinsauf, définit la digression. Mais en considérant avec lui qu’elle peut aussi être anticipative, à condition d’être mesurée et que le fil du récit ne se soit jamais perdu de vue, c’est précisément ce type de passage digressif que nous rencontrons au début du Lancelot, lorsque l’auteur raconte la conception et la vie de Merlin.
31Si son écriture est régie selon le principe de l’entrelacement qui se réclame des règles de l’ordo artificialis, cette digression reste une exception dans son œuvre. Consacrée à Merlin, elle établit une mise en scène singulière de ce personnage clé de l’imaginaire médiéval. En effet, elle permet dans un premier temps de l’introduire dans un récit qui, chronologiquement, est censé l’ignorer. Ainsi la narration s’ouvre-t-elle, par son intermédiaire, sur un univers connu et apprécié du public. La digression permet aussi et surtout de mieux contrôler ce personnage aussi envahissant qu’embarrassant pour qui veut inscrire l’histoire du royaume arthurien dans une perspective chrétienne. Les nombreuses modalisations utilisées avant même de débuter le récit de sa vie l’attestent. Mais cet « enserrement » narratif, cette prison de mots, apparaît aussi comme un moyen pour l’auteur de se servir à sa guise de l’image du devin. En effet, la digression initiale connaît des échos et des développements ultérieurs dans lesquels la voie/voix de l’auteur s’affirme après s’y être cherchée. L’Ile des Merveilles, qui abrite le lit de Merlin et une partie de ses pouvoirs, devient le lieu où, au moment de conclure son roman, l’auteur choisit de jouer avec son récit, ses personnages et son lecteur. Il affirme alors et affiche son pouvoir absolu. Il est le seul maître de son récit, le seul maître des secrets du monde qu’il invente. Et la digression située au début de son roman n’est rien d’autre qu’un espace de texte où s’élabore la conception non de Merlin mais celle du je de l’auteur34.
Notes de bas de page
1 Wace, Le roman de Brut, éd. Ivor Arnold, Paris, 1938-1940, 2 vol. (satf) ; La Partie arthurienne du roman de Brut, (extrait du manuscrit BnF fr. 794), éd. Ivor Arnold et Margaret Pelan, Paris, Klincksieck, 1962.
2 Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. W. A. Nitze, Paris, Champion, 1983. De son Merlin (dont nous possédons la translation en prose) nous n’avons conservé que les 502 premiers vers.
3 Édition utilisée : Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. par Alexandre Micha, 9 vol., Paris-Genève, Droz, 1978-1983. Afin de mieux situer la chronologie des exemples qui suivront, je rappelle ici l’ordre des volumes du Lancelot : tomes VII, VIII, I, II, IV, V et VI.
4 Leur rédaction (1230-1235) n’intervient qu’après l’écriture de La Queste del Saint Graal (vers 1225) et celle de La Mort le roi Artu (vers 1230).
5 C’est ainsi, en effet, qu’il définit la digression au v. 540 de la Poetria nova : saltu quodam quasi translovo. Cf. Jean-Luc Tilliette, Des Mots à la Parole, une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Droz, Genève, 2000, p. 95.
6 Il a également écrit le Documentum de modo et arte dictandi. Ces deux œuvres ont été composées aux alentours de 1210, c’est-à-dire peu avant la composition du Lancelot.
7 Cf. E. Vinaver, A la Recherche d’une poétique médiévale, Paris, Librairie Nizet, 1970, p. 134.
8 T. VII, p. 27.
9 Pour cela, il a le plus souvent recours au discours direct ou rapporté d’un personnage ou d’une instance anonyme, comme c’est par exemple le cas pour la Fontaine du Pin que chil de la terre appelaient ainsi (t. VIII, p. 147), ou de la Fontaine aux Fées, nommée de la sorte par de sauvages populations sylvestres (par définition ensauvagées) qui en la forest habitoient (t. II, p. 276).
10 Cf. à ce propos l’article de Fanni Bogdanow : « La vision de l’histoire arthurienne selon Robert de Boron », Le fils sans père, études sur le Merlin de Robert de Boron, textes réunis par Denis Hue, Orléans, Paradigme, Medievalia n° 35, 2000, p. 51-76, notamment les pages 68-69.
11 Cf. Jean-Luc Tilliette, Des Mots à la Parole, une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, op. cit., p. 95.
12 C’est le cas de notre passage qui s’écrit sur cinq pages, alors que le roman en comprend plus de 2 600.
13 Cf. pour cela Curiosité et libido sciendi, de la Renaissance aux Lumières, textes réunis par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard, Paris, E.N.S. Éditions, 1998, 2 t.
14 On trouve également l’utilisation d’un tel présent justifiant l’amour que l’on doit porter à un enfant : « Il n’avoient andui plus d’enfans, si l’amoient tant com l’en doit amer son seul enfant » (t. VII, p. 40).
15 Dante, Lettre 13, éd. et trad. André Pézard, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1965, p. 790-809, p. 795.
16 L’histoire de Moïse et de Lancelot varie en effet un motif qui remonte au troisième millénaire avant J.-C. et selon lequel des lignées entières d’enfants futurs rois sont confiés à l’eau, à l’image de Sargon d’Agadé, roi de Mésopotamie que sa mère confie au fleuve dans une corbeille de jonc. Philippe Walter rappelle que les eaux participent aussi à la genèse du héros dans la mythologie mazdéenne. Il cite l’exemple de Zarathoustra qui plonge dans un lac et laisse sa semence s’y répandre. Trois jeunes femmes s’y baignent, qui donneront la vie à trois enfants. Le troisième, deviendra le véritable maître du monde. Cf. Arthur, l’ours et le roi, Paris, Imago, 2002, p. 178.
17 C’est en soulevant la lame de sa tombe future qu’il peut lire : « Chi gerra Lancelos del Lac, li fiex au roi Ban de Benoÿc » (t. VII, p. 332).
18 T. I, p. 46. Une variante des branches BFGS donne comme nom le gué des bos, ce qui ne facilite pas la compréhension de ce nom.
19 Par ailleurs, Merlin est également cité au moment où le texte fait le récit de la construction des ponts sur l’Assume qui sépare le Sorelois du royaume d’Arthur, cf. t. VIII, p. 128 sq.
20 Cf. F. Le Roux et Ch. Guyonvarc’h, Les Druides, Rennes, Ouest-France, 1986, p. 405.
21 Cf. C. Sterckx, Les Dieux protéens des celtes et des Indo-Européens, Bruxelles, 1994, p. 52. Pour une mise au point globale sur l’origine du nom de Merlin cf. également P. Walter, Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago, 2000, p. 32.
22 Ibid., p. 120.
23 Howard Bloch, Etymologie et Généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français, Paris, Seuil, 1989 (pour la traduction), p. 11 [texte original : Etymologies and Genealogies. A Literary Anthropology of the French Middle Ages, the University of Chicago Press, Chicago and London, 1983].
24 Sa conduite est par exemple condamnée par un preudom au moment des guerres contre Galehot (t. VIII, p. 13 sq.), ou par Bohort lors de sa première apparition à la cour (t. II, p. 86 sq.).
25 T. VII, p. 434.
26 T. II, p. 381 sq.
27 P. Walter, Merlin ou le savoir du monde, op. cit., p. 169.
28 Eugène Vinaver, À la Recherche d’une poétique médiévale, op. cit., p. 45.
29 « [...] le roman se définit dès le début comme un genre réflexif, préoccupé par ses propres démarches, et donc comme un genre intellectualisé », (Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992, p. 131).
30 Bernard Cerquiglini, La Parole médiévale. Discours, syntaxe, texte, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 17-18. Le critique observe plus loin que « la liberté se trouve du côté du vers, la contrainte du côté de la prose » (p. 34).
31 Emmanuèle Baumgartner, « Le choix de la prose », introduction à Le Choix de la prose (xiiie-xve siècles), Cahiers de Recherches Médiévales (xiiie-xve siècles), n° 5, année 1998, Orléans, 1998, p. 7-13, p. 12.
32 Déjà en son siècle, Isidore de Séville écrivait : Prosum enim antiqui productum dicebant et rectum, Etymologies, I, 38, cité par E. Baumgartner dans « Le choix de la prose », art. cit., p. 10.
33 Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. Francis James Carmody, Berkeley, 1939-1948, rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1975, p. 327.
34 L’idée selon laquelle la digression est le lieu où prend place le je de l’auteur a notamment été développée par Françoise Laurent dans Plaire et édifier, Paris, Champion, 1998.
Auteur
Université de Toulon et du Var
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