Au carrefour des intentions et des analogies. L’usage pragmatique de la digression dans l’historiographie ibérique des xiiie et xive siècles
p. 141-148
Texte intégral
1L’historiographie est une forme textuelle dominée par un puissant super ego chronologique, pouvant obéir aussi à des contraintes géographiques. C’est le cas précisément du corpus constitué par les récits de l’Estoria d’Espanna, qui ont été produits dans le scriptorium du roi Alphonse X de Castille et de Léon, ainsi que leurs réécritures postérieures, notamment la seconde rédaction de la portugaise Crónica de 1344.
2L’Estoria de Espanna1, en particulier dans sa « version primitive2 », conformément aux ambitions encyclopédiques de son « auteur idéologique » et à son ferme propos de suivre le fil « chronologiquement droit » dès le début des temps jusqu’au présent, déclare aussi sa volonté de circonscrire son attention au seul territoire Ibérique3 :
E por end Nos don Alfonsso, [...] mandamos ayuntar quantos libros pudimos auer de istorias en que alguna cosa contassen de los fechos dEspanna, [...] et compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della, desdel tiempo de Noe fasta este nuestro.
(PCG : I, 4a)
[Et pour ça, Nous don Alphonse, [...] avons ordonné de recueillir autant de livres d’histoires que nous avons pu obtenir qui racontassent quelque chose des faits de l’Espagne, [...] et nous avons composé ce livre avec tous les faits qui en ont pu être trouvés, dès le temps de Noé jusqu’au nôtre]
3Malgré ce cadre d’intentions bien définies, le texte est semé de plusieurs « détours » qui le « dévient » particulièrement des contraintes spatio-temporelles qu’il s’était imposées. Il s’agit des extraits d’ordre très disparate, mais qui peuvent, à notre avis, être groupés selon deux grandes lignes (une division qui, faute de pouvoir être rigide, peut toutefois nous servir d’orientation) :
- des digressions qui dérivent du désir d’exhaustivité du roi Sage, donc, de ses ambitions intellectuelles ;
- et celles qui nous signalent ses ambitions politiques4.
4Le premier cas a lieu lorsque le texte se perd dans le désir d’exhaustivité, dans le plaisir d’expliquer l’étymologie de quelques mots ou des expressions ou bien encore dans des renseignements d’ordre général qui servent à instruire le public, comme par exemple, l’explication des noms des mois et des jours de la semaine (PCG : I, 95) ou comment étaient organisés le pouvoir et l’administration chez les Romains (PCG : I, 87). Le penchant encyclopédique de ces chroniques est dû en grande partie à l’ambition intellectuelle d’Alphonse X, un roi qui semble vouloir tout connaître et tout rapporter. La révision continuelle de ses œuvres, qui a eu lieu jusqu’à la fin de ses jours, notamment en ce qui concerne les textes historiographiques, reflète aussi ce désir de perfection, de donner la parole finale, unique et exacte à propos de tous les événements et, de cette façon, aussi de les dominer, symboliquement.
5Il y a encore des digressions qui peuvent avoir leur origine dans la façon dont plusieurs récits furent travaillés dans le scriptorium alphon-sin avant son introduction dans le texte historiographique. En effet, il y avait tout un travail préalable où les sources, surtout en latin, étaient traduites et des chansons de geste ou des récits épico-romanesques étaient dérimés. Après, les nouveaux textes ainsi produits étaient, à leur tour, intégrés au fil du discours historiographique, soit en bloc (les « estorias unadas »), soit répartis selon les années (les « estorias departidas »)5. Un bon exemple du premier type est l’histoire de la vie de Didon et de ses amours avec Énée qui, selon une hypothèse, était un texte préparé pour la General Estoria (une histoire universelle conçue, aussi, par Alphonse X) mais qui a été intégré en bloc dans l’Estoria de Espanna6. Il y a d’autres exemples, aussi dans les périodes moins éloignées, comme l’intégration d’histoires à propos des aventures de quelques héros épiques ou romanesques, tels le Cid ou les nobles de Salas/Lara dans des chroniques qui, en général, suivent le fil des hauts faits des membres des familles royales.
6Un bon nombre de ces arrêts ou de ces détours du discours « chronologiquement droit » peut également être lu dans le cadre des rêves politiques du roi Sage, ce qui nous mène à la deuxième ligne de force que nous avons définie. C’est le cas d’une longue digression dans laquelle est racontée l’histoire des empereurs romains. Les ambitions politiques d’Alphonse X, à l’image de ses ambitions intellectuelles, sont bien connues, ainsi que les influences mutuelles qu’elles exercent. Ce souverain rêvait de la Reconquête totale de la Péninsule ibérique aux musulmans et de son union politique, tout comme du trône du Saint Empire auquel il fut candidat, après le décès de Frédéric II, en 1250, d’abord contre Richard de Cornouaille, après contre Rodolphe d’Habsbourg. Ses prétentions étaient justifiées par son ascendance maternelle, Béatrice de Souabe, fille de Philippe de Souabe, donc petite fille de Frédéric Ier Barberousse. La production historiographique du scriptorium alphonsin, puisqu’elle nous donne un reflet assez bien défini de ses prétentions, a probablement été conçue, en grande partie, pour être utilisée en tant qu’arme de propagande, justifiant les ambitions et les rêves de ce souverain. Par conséquent, les 341 chapitres (PCG : chap. 23-364) qui rapportent l’histoire de l’empire romain peuvent en effet justifier l’hypothèse7 selon laquelle le projet initial de l’Estoria de Espanna prévoyait une fin en apothéose, lorsque Alphonse X aurait réuni le domaine de la Péninsule ibérique (l’héritage des Goths) et le Saint Empire (l’héritage des Romains) qui étaient depuis longtemps éparpillés. Cette lecture nous permet effectivement de comprendre la phrase qui essaye de justifier l’insertion des chapitres sur l’histoire de Rome :
Mas por que en los fechos de los romanos tanne mucho de los de Espanna, por esso non podemos escusar que no fablemos dellos.
(PCG.I, 84b)
[Mais parce que les faits des romains touchent beaucoup ceux de l’Espagne, pour cette raison nous ne pouvons pas manquer d’en parler.]
7La version de l'Estoria de Espanna, dite « version critique », a été écrite après les désillusions politiques du roi Sage, lorsqu’il se trouvait « exilé » dans son propre pays, isolé à Séville, entouré du petit nombre de ceux qui lui étaient restés fidèles, s’opposant à la révolte menée par le prince Sancho, fils et successeur d’Alphonse X, à la tête de la plus grande partie du royaume8. Il s’agit d’un texte plus étroit et dogmatique, mais dont la sobriété narrative et la tendance pour l’abbreviatio n’ont pas empêché le développement du récit sur des questions considérées comme fondamentales. Un bon exemple, et qui constitue également un argument pour la datation de cette version, est la continuation du raisonnement qui considère la perte de l’Espagne (lors des invasions musulmanes de 711) comme un châtiment divin parce que les visigoths ne respectaient pas le droit de succession et avaient commis plusieurs régicides. Le dénombrement des rois goths assassinés, dont les histoires avaient déjà été rapportées, est amplifié par ce « saut » vers des exemples plus récents :
El infante don Garcia tomo el rregno por fuerça a su padre et rrey don Alfonso el Magno. Al rrey don Sancho matol Velit Adolfez a trayçion siendo su vasallo. Al rrey don Alfonso, fijo del rrey don Fernando el que gano Seuilla, toliol el rregno su fijo el infante don Sancho. Alçaronse con don Sancho todos los del rregno e ajuramentaronse contra et rrey para prenderle e echarle de la tierra, mas ayudole Dios e los de Seuilla e el rrey Abenenjufal de los abonmarines a ese rrey don Alfonso, asy commo adelante lo diremos en su lugar. Mas agora dexa la estoria de fablar desto et torna a contar de Tarif et del conde Yllan9.
[Le jeune don Garçia a pris par la force le royaume de son père et roi don Alphonse, le Magne. Au roi don Sancho, Velit Adolfez, étant son vassal, lui a pris sa vie, par trahison. Au roi don Alphonse, fils du roi don Ferdinand qui a pris Séville, son fils, le jeune don Sancho lui a pris le royaume. Tous les habitants du royaume se sont révoltés avec don Sancho et se sont unis contre le roi pour le prendre et le rejeter de la terre, mais ce roi don Alphonse a été aidé par Dieu et par ceux de Séville et par le roi Abenenjufal des abonmarines, tout comme nous le dirons plus avant, en son lieu. Mais maintenant l’histoire s’arrête de parler sur ce sujet et revient à l’histoire de Tarif et du comte Yllan.]
8Une fois encore, la digression s’insinue dans l’un des deux axes principaux du discours. Si l’histoire des empereurs romains obligeait à l’éloignement des limites géographiques que le récit s’était imposées, maintenant, il y a un détour du fil chronologique puisqu’il y a une allusion à des faits postérieurs, ce qui constitue une digression ad aliam partem materiae, selon la nomenclature de Geoffroi de Vinsauf10. Toutefois, si dans les Arts la digression est considérée comme un moyen pour l’amplification et l’embellissement du discours, il ne s’agit pas ici seulement de cela puisque cette digression, comme la précédente, entre bien d’autres exemples possibles, est un récit avec des intentions pragmatiques assez claires. Notamment dans le cas du dernier exemple que nous avons signalé, il s’agit des allusions à des succès qui devraient être racontés beaucoup plus tard selon l’ordre chronologique mais qui sont rappelés à propos d’autres cas similaires, servant ainsi à renforcer un point de vue favorable aux intérêts du commanditaire du texte, accusant ceux qui s’étaient levés contre lui.
9Après la mort d’Alphonse X, les œuvres historiographiques produites sous son patronage sont restées inachevées. En ce qui concerne surtout l’Estoria de Espanna, des textes appartenant aux diverses versions ont été dispersés. Par la suite ils ont été réorganisés, traduits, résumés, amplifiés, refaits... Dans ces processus de ré-élaboration il est possible de remarquer que bien de chroniques circuleront seulement avec le récit de la période de la Reconquête et qu’il se vérifie une tendance générale indiscutable à accentuer et à développer les événements plus récents11. Cette coupure d’une tranche d’Histoire implique la destruction de toute la trame d’allusions impériales que le roi Alphonse X avait tissées dans les premiers chapitres de son Histoire. Après tout, les questions politiques qui avaient été posées par le roi Sage ne se posaient plus puisque le Saint Empire se trouvait sous les Habsbourg et que la Péninsule ibérique continuait d’être divisée en plusieurs royaumes.
10Par contre, la première rédaction de la Crónica de 1344, un texte portugais qui s’est servi d’une traduction galicienne, désormais perdue, fait preuve d’un certain sentiment de manque en ce qui concerne l’histoire de l’Antiquité. Cette œuvre est attribuée à Pierre Alphonse, comte de Barcelos (mort en 1354), fils bâtard de Denis, roi du Portugal, qui à son tour était le petit-fils d’Alphonse X12. Dans son labeur historiographique, ce noble portugais essaiera de récupérer quelques éléments du passé plus lointain qui se trouvaient absents des sources qu’il a utilisées pour les périodes plus récentes (surtout la « traduction galicienne »). Toutefois, à cause du nombre plus limité de textes qu’il trouva disponibles, cette œuvre prendra un caractère mixte dans la mesure où le manque de matériel alphonsin pour les époques plus anciennes sera comblé avec des sources d’un autre type, notamment des listes généalogiques13.
11La seconde rédaction de la Crónica de 134414, écrite probablement vers les années 80 du xive siècle, récupérera le récit alphonsin des temps anciens mais de façon extrêmement habile puisqu’elle le manipule largement. Pour justifier les coupures de ses sources, le texte présente les critères qu’il aura l’intention de respecter :
E, por que esta estoria dos que conquistaron as Spanhas ataa os Godos, fala de muytos que en ella veheron a conquistar, he forçado, por a hordenança da storya hir dereita, que, daqueles principes que en ella veheron e fezeron grandes feitos, que nos os metamos na estoria algunas vezes, tomando hunas cousas pequenas que fazem hordenâça na scriptura, ainda que non tangam muyto aos feitos d’Espanha, e leixando algunus outros grandes feitos que elles fezeron que non pertençen a esta estoria. (1344b : II, 76)
[Et parce que l’histoire de ceux qui ont conquis les Espagnes, jusqu’aux Goths, parle de beaucoup qui y sont venus pour conquérir, il faut bien, pour que l’histoire suive son droit ordre, intégrer dans l’histoire, quelquefois, [des récits sur] ces princes qui y sont venus et qui y ont fait de grands exploits, choisissant quelques choses petites [mais] qui font ordre dans l’écriture, même sans toucher beaucoup aux faits de l’Espagne, et abandonnant quelques autres grands exploits qu’ils ont fait [mais] qui n’appartiennent pas à cette histoire.]
12Et pourtant, la chronique portugaise rapporte des succès non ibériques15 et oublie plusieurs références à l’Hispania et aux empereurs d’origine hispanique16. En effet, il s’agit d’une réintégration très habile de l’histoire ancienne puisqu’elle a lieu moyennant un processus de déconstruction (par omission) de l’idéologie impérialiste auparavant construite, et qui ne convenait point aux desseins de ce qui était à l’époque le royaume le plus récent de la Péninsule.
13Le combat que le remanieur portugais mène contre son modèle nous montre qu’il a très bien compris la portée pragmatique de ce texte, particulièrement celle de la digression sur l’histoire romaine dont nous avons parlé. Grâce à cette stratégie, entre autres, l’auctoritas alphonsine est absorbée mais simultanément déviée de façon à porter l’accent sur l’existence des divers royaumes de la Péninsule, et, surtout, à faire valoir l’histoire du Portugal17. En effet, la seconde rédaction de la Crônica de 1344 accentue le ton pro-portugais qui se dessinait déjà dans le texte du comte Pierre Alphonse. Parmi d’autres procédés, nous pouvons vérifier l’amplificatio et la continuation des digressions sur les histoires des divers royaumes périphériques (le Portugal, Aragon et Navarre), auparavant racontées de façon plus brève et à cause des relations établies entre leurs familles royales et celles de la Castille-Léon. De cette façon, un texte qui dans un premier temps essayait de promouvoir la convergence de récits et de souverainetés sous une idéologie unioniste est amené à faire miroiter, de plus en plus, la dispersion, tant territoriale et politique que textuelle.
14Dans la chronique portugaise, la digression continue ainsi à obéir à des intentions pragmatiques, à l’image de ce qui était déjà la pratique dans le scriptorium alphonsin. Pour un autre exemple, nous pouvons signaler l’intégration d’un récit sur la triste fin d’une reine française perfide qui subit un châtiment exemplaire. Cette histoire est mentionnée de façon plus ou moins succincte par la tradition alphonsine, étant reprise dans la seconde rédaction de la Crónica de 1344 malgré le fait que ces événements ont eu lieu hors du territoire péninsulaire et dans une période où beaucoup d’autres succès sont oubliés18. L’intégration de cette histoire peut être lue dans le cadre de l’accentuation du topos de la « reine méchante » opérée par cette chronique19.
15En plus de la misogynie habituelle à cette époque-là, l’accentuation de ce topos est le reflet d’une question plus troublante de la politique des années 80 du xive siècle portugais, une période de crise, marquée par la forte personnalité de la reine Leonor Teles (vers 1350-1386) contre laquelle a été faite une vraie campagne de dépréciation. Elle était considérée comme une femme très influente auprès de son mari, le roi Ferdinand Ier (1345-1383), lascive, ambitieuse et criminelle. Pendant sa régence, le Portugal a failli perdre son indépendance, ne fût-ce la guerre civile, reflet de la guerre contre la Castille, et l’émergence de la deuxième dynastie20.
16Par conséquent, nous avons dans cette chronique une critique subtile non seulement des femmes en général mais, en particulier, des reines qui se mêlent des affaires de l’État ou qui ont une influence néfaste sur leurs maris. Cette critique est menée à bout par la suggestion d’analogies discrètes, souvent des digressions, qui fonctionnent comme des exemples a contrario. Il s’agit d’un procédé discursif qui avait déjà été utilisé dans les textes alphonsins ainsi que dans tant d’autres récits, également engagés et didactiques, qui arrivent à transmettre leurs idées non seulement au moyen d’un raisonnement direct et clair mais aussi de façon subtile, par « détours ».
17Il est donc ici question d’une rhétorique qui se développe dans un discours en écho qui insiste sur la narration de beaucoup d’événements différents qui servent à souligner un nombre assez réduit de questions. En effet, la suggestion d’analogies est une des armes discursives les plus importantes, de tous les temps, puisqu’elle rend plus facile la transmission, la compréhension et l’intériorisation de notions et de concepts. L’exemplum étant au zénith de ce procédé qui a été utilisé dans toutes les formes discursives, variant seulement selon son extension ou son intensité, il faut souligner que les comparaisons et les similitudes ont aussi été considérées, notamment par Geoffroi de Vinsauf, comme un type particulier de digression (ad aliud extra materia)21.
18Les digressions peuvent prétendre être une simple condescendance au plaisir de raconter « un peu plus », fruit de l’abandon à un « désir » ou à une « attraction » un peu trop forte. Elles surgissent comme une « fuite » ou une « coupure » tant du discours « chronologiquement droit », que des critères géographiques que ces chroniques s’imposent à elles-mêmes. Toutefois, le fait reste que dans la plupart de ces « détours » la pertinence de la matière ne se perd pas. En effet c’est dans ces arrêts momentanés que des actions et des événements tenus comme importants sont accentués et que des questions idéologiques essentielles sont transmises, ainsi que des modèles de bon et de mauvais comportement. C’est ici que les dimensions éthique, civilisationnelle, didactique (comme préconisait Cicéron22), ainsi que la portée pragmatique trouvent le meilleur terrain pour leur épanouissement.
19Étant à la fois discours didactique et d’intervention politique, cette historiographie est donc véhicule d’un discours où les digressions ne sont jamais futiles. Même lorsqu’il y a des détours qui semblent ne pas avoir un grand rapport avec le fil narratif ou lorsqu’ils sont entourés d’excuses et d’allusions à la brièveté avec laquelle il faut les raconter, à cause de leur caractère plus marginal, tous ces extraits sont accessoirement valables même si ce n’est que parce qu’ils permettront de mieux comprendre le tout ou fournissent des renseignements culturels importants ou essaient de stimuler encore le lecteur pour qu’il cherche ou établisse des relations moins évidentes ou pour qu’il intériorise des principes idéologiques déterminés ; ou bien encore ils ont de la valeur en tant qu’exemple pour le perfectionnement du public... Le texte peut ainsi se développer infiniment sans jamais tomber dans la prolixitas, dont la définition se base non pas sur la quantité du discours mais sur sa qualité, sur son utilité en tant que moyen pour la transmission de contenus valables.
Notes de bas de page
1 Alphonse X, dit le Sage (23/11/1221 – 14/04/1284) a régné de 1252 à 1284. Nous étudierons ici, en particulier, son Estoria de Espanna. De nos jours, la critique connaît deux principales versions alphonsines de cette œuvre, la « version primitive » (vers 1270-74) et la « version critique » (vers 1282-84). Par la suite, ces versions ont été remaniées de plusieurs façons, abrégées, développées, adaptées, traduites et combinées avec de nouvelles sources ou avec des extraits délaissés de sources déjà considérées. Ces diverses manipulations ont donné lieu à une famille textuelle énorme et extrêmement complexe. Sur ces questions cf. Diego Catalán, De Alfonso X al conde de Barcelos, Madrid, Gredos, 1962 et, plus récemment, id., De la silva textual al taller historiográfico alfonsi – Códices, crónicas, versiones y cuadernos de trabajo, Madrid, Fundación Ramón Menéndez Pidal/Universidad Autónoma de Madrid, 1997 et id., La Estoria de España de Alfonso X – creación y evolución, Madrid, Fundación Ramón Menéndez Pidal/Universidad Autónoma de Madrid, 1992. Cf. encore Inés Fernández-Ordóflez, Versión Crítica de la Estoria de España, Madrid, Fundación Ramón Menéndez Pidal/Universidad Autónoma de Madrid, 1993, ainsi que le bilan : id., « La transmisión textual de la « Estoria de España » y de las principales « Crónicas » de ellas derivadas », id. (éd.), Alfonso X el Sabio y las Crónicas de España, Valladolid : Fundación Santander Central Hispano/Centro para la Edición de los Clásicos Españoles, 2000, p. 219-260.
2 Nous considérons ici la version éditée par Ramón Menéndez Pidal en tant que Primera Crónica General de España, Madrid, Gredos, 1977 (dorénavant PCG). Il faut néanmoins ajouter que cette édition a utilisé deux mss. composites où plusieurs mains sont intervenues et qui n’ont été que partiellement élaborés sous la surveillance d’Alphonse X (jusqu’au chap. 616). Sur cette question, voir les textes mentionnés dans la note précédente, en particulier Inés Fernández-Ordóñez (2000), surtout p. 222-230 où sont indiqués les divers témoins manuscrits de cette version.
3 C’est cette circonscription qui définit la frontière plus marquée entre cette chronique et la General Estoria, commanditée par le même souverain mais qui se voudrait une histoire universelle, un projet qui n’a jamais été terminé mais qui voulait raconter tout ce qui était arrivé, partout dans le monde, dès sa création, jusqu’à l’actualité : « e fiz ende fazer este libro, e mande y poner todos los fechos sennalados tan bien delas estorias dela Biblia, como delas otras grandes cosas que acahesçieron por el mundo, desde que fue començado fastal nuestro tiempo. » (Antonio G. Solalinde (éd.), Alfonso el Sabio, General Estoria, Primera Parte, Madrid, Junta de Estudios e Investigaciones Científicas/Centro de Estudios Históricos, 1930, p. 3b.)
4 Sur la dimension intellectuelle de ce souverain et ses ambitions politiques cf., par exemple, Cayetano Julio Socarras, Alfonso X of Castile and the idea of Empire, UMI – Dissertation Information Service (New York University, Ph.D., 1969), 1990 ; Francisco Márquez Villanueva, El Concepto Cultural Alfonsí, Madrid Mapfre, 1995, ou Charles F. Fraker, The Scope of History – Studies in the Historiography of Alfonso el Sabio, Ann Arbor/The University of Michigan Press, 1996, notamment « Alfonso X, the Empire and the Primera Crónica », p. 155-169. Cf. aussi Robert A. MacDonald, « Derecho y política : El programa de reforma política de Alfonso X », Robert I. Burns, S. J. (éd.), Los mundos de Alfonso el Sabio y Jaime el Conquistador – Razón y fuerza en la Edad Media, Valencia, edicions Alfons el Magnanim/Institució Valenciana d’Estudis i Investigació, 1990, p. 179-232 ; Joseph F. O’Callaghan, « Image and reality : the king creates his kingdom », Robert I. Burns, S. J. (éd.), Emperor of Culture – Alfonso X the Learned of Castille and His Thirteenth-Century Renaissance, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990, p. 14-32 ou encore Joseph F. O’Callaghan, El rey Sabio – el reinado de Alfonso X de Castilla, Sevilla, Universidad de Sevilla, 1996 ; Leonardo Funes, El modelo historiográfico alfonsí : una caracterización, London, Department of Hispanic Studies/Queen Mary and Westfield College, 1997 et Manuel González Jiménez, « Alfonso X, rey de Castilla y León (1252-1284) », Jesús Montoya Martínez et Ana Domínguez Rodríguez (éd.), El Scriptorium alfonsí : de los libros de astro-logía alas « Cantigas de Santa María », Madrid, Editorial Complutense, 1999, p. 1-15.
5 Les « estorias unadas » que Inés Fernández-Ordóñez a identifiées comme des récits plus développés auxquels s’opposent les « estorias departidas », des récits distribués sur plusieurs années, entrecroisés avec d’autres succès. Les « estorias unadas » auraient été composées dans le scriptorium en tant que travail préalable à la composition du texte chronistique. « Con el fin de poder exponer de forma comprensible fechos complejos de excepcional importancia, rescatándolos así de entre la multitud de acontecimientos simultáneos, los redactores alfonsíes inventaron las estorias unadas, unidades narrativas autónomas que, superando la fragmentación analística, concentran en un punto histórico todo el saber vinculado a un suceso o a un personage para realzar estructuralmente su relevancia. » (Inés Fernández-Ordóñez, Las Estorias de Alfonso el Sábio, Madrid, Istmo, 1992, p. 32. La question est développée aux p. 53-64.)
6 Sur la « estoria unada » de Carthage, cf. Estoria de Espanna, éd. cit., p. 88. Il y a bien d’autres « estorias unadas » dans l’Estoria de Espanna, comme l’histoire d’Hercule ou celle de Troie. Ces récits ont probablement été écrits pour la General Estoria mais l’Estoria de Espanna les a aussi intégrés. Pour des exemples de « estorias departidas », nous pouvons faire référence à l’histoire de la vie de Jésus Christ qui se trouve semée le long de l’histoire de l’empire romain, poursuivie avec des références aux succès de l’Église catholique, d’habitude en fin de chapitre (à partir du chap. 165 – PCG : I, 116). L’histoire romaine est aussi coupée par des références aux rois que les romains plaçaient en Judée (comme par exemple dans la PCG : I, 120). Plus tard, l’histoire de Mahomet est encore un exemple d’histoire entrelacée puisqu’à partir du chap. 466 de la PCG, l’histoire des musulmans en général est racontée soit par chapitres qui reviennent tour à tour, soit en fin de chapitre.
7 Cette hypothèse a été posée par Charles F. Fraker, The Scope of History – Studies in the Historiography of Alfonso el Sabio, Ann Arbor/The University of Michigan Press, 1996, notamment « Alfonso X, the Empire and the Primera Crónica », p. 155-169. Selon cet auteur, l’Estoria de Espanna, quoique inachevée, contient des indices suffisants pour considérer qu’il s’agissait d’une histoire péninsulaire et, en même temps, d’une histoire impériale, deux aspects qui, s’ils avaient abouti, auraient convergé, à la fin du texte, en Alphonse X. Puisque les circonstances historiques ont rendu impossible la fin désirée par le roi Sage, le texte inachevé a été terminé de façon différente, les extraits sur l’histoire romaine ont perdu leur raison d’être et le contenu qu’ils auraient eu si le projet initial avait été mené à bon terme. Sur ces questions, cf. aussi Leonardo Funes, « Nuevas y viejas lecturas de la historiografía alfonsí », Incipit, XVII, 1997, p. 255-273. En ce qui concerne la question de la convergence des idéaux romano-visigoths d’une Espagne unie dans le projet alphonsin, cf. encore Roberto Julio González-Casanovas, « Alfonso X’s Concept of Hispania : Cultural Politics in the Histories », Simon Forde, Lesley Johnson e Alan V. Murray (éd.), Concepts of National Identity in the Middle Ages, Leeds, Leeds Texts and Monographs, 1995, p. 155-170.
8 « Ello se deduce de un pasaje que se añade en la Versión crítica al texto de la Versión primitiva, el cual nos revela la situación dramática de destronamiento y de soledad en que se encontraba el rey a raíz de la rebelión contra el gobierno de Alfonso de todos los estamentos de su reino encabezados por su infante heredero Sancho. Entre el otoño de 1282 y el 4 de abril de 1284, fecha de su muerte, el rey, que únicamente contaba con la lealtad de Sevilla, onde residía », Inés Fernández-Ordóñez, « El Taller de las ‘Estorias’», id. (éd.), 2000, p. 61-82 (p. 80). En ce qui concerne les frontières temporelles de ce texte, la critique n’a pas trouvé des témoins textuels pour les périodes plus anciennes mais croit à leur existence : « La segunda redacción de la obra o Versión crítica (h. 1282-84) puede leerse desde el inicio de la historia de los bárbaros hasta la muerte de Femando II de León, aunque hay motivos para suponer que esta segunda redacción también contendría la sección de la historia de los primeros dominadores. » (Inés Fernández-Ordóñez, 2000, p. 219).
9 Ms. Ss, f 66 v°, selon la transcription d’Inés Férnandez-Ordóñez (1993) p. 54-55.
10 Sur les définitions médiévales de « digression » cf. Edmond Faral, Les Arts Poétiques du xiie et du xiiie siècle, Genève/Paris, Slatkine/Champion, 1982, qui fait la comparaison entre ce qui est dit dans les divers Arts Poétiques sur cette question, soulignant que la digression, étant conçue comme une forme d’amplificatio, se confond en partie avec la comparaison, et en partie avec la description (p. 74). Nous faisons ici référence, en particulier, à la division établie par Geoffroi de Vinsauf : « Digressio similiter ampliat et decorat materiam. Fit autem digressio duobus modis, sed pluribus ex causis. Unus modus digressionis est quando digredimur in materia ad aliam partem materiae ; alius modus quando digredimur a materia ad aliud extra materiam. [...] A materia ad aliam partem materiae, quando ommittimus illam partem materiae quae proxima est et aliam quae sequitur primam assumimus », Geoffroi de Vinsauf, « Documentum de Arte Versificandi, II, 2 » (p. 274, §17 et 18). Sur l’anglais Geoffroi de Vinsauf (sec. XII-XIII), l’influence qu’il a exercée et la diffusion de son œuvre, notamment de la Poetria Nova, dans la Péninsule ibérique, cf. l’introduction de Manuel dos Santos Rodrigues (éd. et trad.), Geoffroi de Vinsauf, Poetria Nova, Lisboa, Instituto Nacional de Investigaçâo Científica/Centro de Estudos Clássicos da Universidade de Lisboa, 1990 et Charles Faulhaber, « Retóricas clasicas y medievales en bibliotecas castellanas », Abaco, 4, 1973, p. 151-300 (p. 191-194). Sur l’utiüsation de la digression par l’historiographie médiévale et ses excuses pour le faire, cf. aussi Benoît Lacroix, O.P., L’Historien au Myen Âge, Montréal/Paris, Inst. d’Etudes Médiévales/Vrin, 1971, p. 125-128.
11 Ceci peut être dû à une plus grande disponibilité de sources. Mais il n’est pas moins vrai qu’il y a des branches qui poussent cette tendance au point de complètement ignorer le passé plus lointain, tel la Crónica de Veinte Reyes qui, dans sa plus grande partie, utilise le texte de la « version critique » alphonsine. Toutefois, elle a circulé de façon indépendante et avec un format assez défini, notamment sans les extraits sur l’histoire plus ancienne. La traduction galicienne de l’Estoria de Espanna suit également cette logique. Cette œuvre copie un texte déjà ré-élaboré (la « version rhétoriquement amplifiée ») et ignore complètement l’histoire antérieure au royaume de Ramire de Léon (roi de 842 à 850). Cf. Ramón Lorenzo (éd.), La Traduccion Gallega de la Cronica General y de la Cronica de Castilla, Orense, Instituto de Estudios Orensanos « Padre Feijoo », 1975 (dorénavant Trad.Gall). Le premier chapitre de la Trad.Gall éditée correspond au chap. 628 de la PCG, étant donc postérieur à la fin du ms. El (orig) – qui se termine au chap. 616 de la PCG.
12 Le texte que le comte Pierre Alphonse a probablement utilisé serait un ms. *α désormais perdu, et qui a probablement été aussi la source du ms. galicien Al (Diego Catalán : 1997, p. 292-93). Il est presque sûr que ce ms. *α ignorait également le récit des périodes plus anciennes. Le texte de la première rédaction de la Crónica de 1344 n’existe désormais que dans sa traduction castillane qui a été partiellement éditée par Diego Catalán et Maria Soledad de Andrès, I Edición Crítica del Texto Español de la Crónica de 1344 que ordenó el Conde de Barcelos don Pedro Alfonso, Madrid, Gredos, 1970. Le texte plus complet se trouve dans le ms. 2656 de la Bibliothèque Universitaire de Salamanca.
13 En ce qui concerne les sources de cette chronique cf. l’introduction de Diego Catalán et María Soledad de Andrés à leur édition partielle de la première rédaction de la Crónica de 1344, indiquée dans la note précédente.
14 Luís Filipe Lindley Cintra (éd.), Crónica Geral de Espanha de 1344, Lisboa, I.N.-C.M., 1954-1990 (4 vol.) – dorénavant 1344b.
15 C’est le cas du dénombrement des batailles entre Hannibal et les Romains (1344b : II, 84-86).
16 Notamment Galba qui est élu empereur en Espagne (PCG : chap. 178). Les bons empereurs Nerva et Trajan (PCG : chap. 190-91) qui étaient naturels de l’Hispania, ainsi que le sage Adrian (PCG : chap. 196, 198). La PCG fait encore référence à d’autres personnages illustres tels Quintilien, « sage espagnol » (chap. 179) ou Paul Orose (chap. 357) également oubliés, plus tard, dans le texte de maintes chroniques.
17 En effet, l’histoire des royaumes périphériques d’Aragon, Navarre et Portugal est ici développée dans une version continuée, absente soit de la PCG soit de la Trad.Gall (1344b : chap. 429, 437-442 et 705-727). Cet élargissement devient plus significatif lorsqu’il est possible de remarquer que beaucoup d’extraits plus élogieux concernant les souverains plus récents de Castille et de Léon sont souvent abrégés. Sur cette question cf. Isabel de Barros Dias, « Cantares de unificação e de partição », Discursos. Língua, Cultura e Sociedade, III série, 1, 1999, p. 153-163 ou id., « Dialogue et Confrontation Idéologique », Buschinger, Danielle (éd.), La Guerre au Moyen Âge, Amiens, Presses du Centre d’Études Médiévales : Université de Picardie – Jules Verne, 2000, p. 47-54.
18 L’histoire de cette reine se trouve de façon sporadique, d’habitude parmi les succès génériques mentionnés en fin de chapitre dans la PCG : I, 260 (cap. 463), 262 (cap. 469) et 267 (cap. 482), finissant en apothéose (PCG : 1,267b). La 1344b rapporte la fin de l’histoire et le châtiment exemplaire de la reine au vol. II, 207 (cap. CXXXVIII) : « E, em este anno, prendeo Locario, rey de França, os filhos del rey Teuderico e matouhos. E outrossy fez decepar hunu pee e huna mâao aa raynha dona Branchila e fezea arrastar aa coa de huna egoa brava, de tal guysa que foy toda desnembrada, por que dezia que dez reis foron mortes por ela. » Chez la 1344a toute la période en question est omise.
19 Sur cette question cf. Isabel de Barros Dias « Uso pragmático do topos da rainha má na segunda redacção da Crónica de 1344 » (sous presse).
20 Pour en savoir plus sur cette période de crise cf. José Mattoso, Fragmentos de uma compo-sição medieval, Lisboa, Estampa, 1987, p. 263-293.
21 « Digredimur etiam a materia ad aliud extra materiam, quando scilicet inducimus compa-rationes sive similitudines, ut eas aptemus materiae. », Geoffroi de Vinsauf, « Documentent de Arte Versificandi, II, 2 », Edmond Faral (éd.), Les Arts Poétiques du xiie et du xiiie siècle, op. cit., p. 274-5 (§21).
22 « Historia vero testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae, nuntia vetus-tatis, qua voce alia, nisi oratoris immortalitati commendatur ? » Cicero/Sutton, E. W. (trad.) / Rackham, H. (intr.), De Oratore / On the Orator, Cambridge – Massachusetts/London, Harvard University Press, 1996, p. 224 (II, 9,36). Cette notion cicéronienne selon laquelle l’histoire doit servir à transmettre des exemples qui aideront le public à suivre des comportements vertueux a été acceptée, dans la période médiévale, par plusieurs auteurs.
Auteur
Universidade Aberta – Lisbonne
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