Errances et digressions dans un récit de voyage au xve siècle : l’Evagatorium de frère Félix Fabri
p. 115-122
Texte intégral
1Félix Fabri, dominicain allemand, a fait deux voyages à Jérusalem et en Égypte le premier en 1480, et le second en 1483, ce dernier élargi à un passage par le désert et Sainte-Catherine du Sinaï, Le Caire, la vallée du Nil, avec un retour par Alexandrie. Son Evagatorium Fratris Felicis in Terrae sanctae, Arabiae et Egypti peregrinationem rend compte de l’expérience du pèlerin en Terre sainte, Arabie et Égypte. Mais, lors de son premier voyage (1480), Fabri a éprouvé un sentiment d’échec quant à la facture de son récit. Aussi, trois ans plus tard, quand il repart, c’est avec l’idée de tirer le meilleur parti littéraire de son périple. Entre temps, il a réfléchi à sa méthode : tout noter, tout intégrer pour faire ce qu’il appelle son evagatorium, néologisme formé sur evagatio « errance, égarement, divagation » et le suffixe -orium qui rend compte du double statut de l’œuvre : « endroit où Félix raconte ses errances, et instrument qui amène le lecteur à errer1 ». L’errance de plume rendra compte de l’errance de corps. L’auteur adopte une architecture narrative propre à inclure la plus grande masse possible d’informations ; il dit aussi avoir tout lu en la matière, écrits profanes ou sacrés, récits de voyage antérieurs. Ce prêcheur bavard, l’encyclopédie vivante du couvent d’Ulm, élabore une véritable somme qui n’a plus rien à voir avec les récits modélisés des visites de lieux saints2. Au contraire, Fabri ouvre des fenêtres sur tout, insérant à l’infini des digressions de toutes tailles, faisant de son récit un arbre à multiples rameaux. Nous verrons donc comment Félix Fabri prône une nouvelle écriture tranchant avec le formalisme hiératique du traditionnel récit de pèlerin, puis à quels signes déictiques on reconnaît la digression, l’auteur allant jusqu’à donner un mode d’emploi de son livre ; nous examinerons enfin quelques types de digression.
Le parti pris d’une écriture nouvelle : indispositio et distractio
2L’ouvrage est placé sous le signe de l’errance tant physique que livresque (tantam evagationem mentis et corporis), et la digression est quasiment donnée comme principe d’écriture. Fabri a beau construire son livre selon un ordre des traités, suivant un calendrier des mois et des jours, une fois cette charpente posée, il va s’autoriser tous les écarts. S’il agit ainsi, c’est qu’il entend se dégager des modèles ancestraux, sentis comme redondants, et qu’il veut intégrer sa dimension « égologique » : il dira tout, même et surtout, ce qu’on n’attendrait pas. À côté de la norme, ce qui est « grand et vrai, saint et sérieux » (magna et vera, sancta et seriosa), il n’a pas craint d’introduire « des choses frivoles, apocryphes et plaisantes » (puerilia, apocrypha et facetica), bien conscient qu’à ce faire, il transgresse les modèles académiques de la construction rhétorique du traditionnel pèlerinage écrit :
J’ai noté tout ce qui m’est arrivé à moi et à mes compagnons de pèlerinage : les événements heureux et malheureux, les désagréments et les satisfactions, provoqués et fortuits, ainsi que certains faits insignifiants et d’autres extraordinaires. J’ai même été jusqu’à entrer dans le détail de choses personnelles au point d’outrepasser les limites d’une narration et de rendre quelque peu embrouillé le récit lui-même. Il m’est en effet arrivé, ce qui arrive souvent aux personnes particulièrement émotives : quand elles doivent dire ou exposer quelque chose clairement et sur un sujet qui les touche, très vite leur sentiment dépasse leur raison et vient par des digressions (interruptionibus) entraver ou brouiller complètement leur discours3.
3Il reconnaît que l’interruptio n’est pas un mode d’écriture sans défaut. Là où les autres sélectionnent prudemment ce qui est dicible, Fabri rejette tous les tabous dans sa politique d’intégration systématique de l’anecdote ou du texte compilé. Un problème se pose alors : quel nom donner à cette œuvre qui semble échapper à toutes les règles génériques ? Fabri prend les devants :
C’est pourquoi je me suis convaincu que cet ouvrage ne pouvait s’appeler ni pèlerinage, ni itinéraire, ni traversée ou que sais-je encore ?, mais qu’il méritait d’être connu et désigné sous le titres d’Errances de Frère Félix et que c’était bien là ce qu’il était. Ainsi le titre montrerait clairement la matière hétéroclite et variée du livre, et le désordre et le manque d’unité de la composition4.
4Fabri entend donc dépasser un genre codifié d’où était éliminé le quotidien personnel en tant qu’objet de narration tandis qu’étaient privilégiées les visites de sanctuaires. À ce modèle, il oppose la notion d’errance : evagatio, evagatorium, evagari et discurrere per mundum deviennent les maîtres mots de son système.
Les signes déictiques : evagatus sum
5Dans cette arborescence, le problème est alors de savoir ce qui relève du futile, et surtout, au nom de quoi nous classons « digression » ce qui est intégré à un texte d’un style nouveau dont l’auteur a lui-même énoncé les codes. En effet, cette notion pourrait ne dépendre que de notre appréciation arbitraire du calibrage des textes, et on pourrait saluer ces excroissances de l’Evagatorium comme un type nouveau d’écriture viatique intégrant l’être humain dans sa dimension existentielle ou intellectuelle, si Fabri lui-même n’avait instauré une échelle de l’essentiel et de l’accessoire, et s’il n’avait signalé comme tels ces écarts du fil du récit.
6Car les signes déictiques de l’égarement sont bien visibles : l’evagatus sum de proposito (« je me suis égaré de mon propos ») apparaît comme un signal. Fabri se rappelle périodiquement à l’ordre par un tonitruant et tantum de hoc (« mais en voilà assez à ce sujet »), censé annoncer la fin de l’égarement. Il bat sa coulpe après une trop longue divagation (« Mais en voilà assez à ce sujet ! Je l’avoue je me suis trop égaré de mon propos, mais pardonne-moi, aimable lecteur »), ou il se rappelle à l’ordre (« Mais pourquoi donc est-ce que je m’attarde si longuement » f° 211). Au traité 8, par exemple, il se lance dans une somptueuse évocation du Caire, pages dans lesquelles il convoque des auteurs de référence, fait des observations, disserte sur les catégories de religieux, sur la taille des mosquées, pour conclure bizarrement (et c’est à ce signe qu’on décèle la présence d’une digression) :
Voilà, frère, comment de nouveau je me perds en diversions (iterum evagatus sum) quand mon intention était juste d’indiquer que la multitude des mosquées démontrait l’immensité démesurée de la ville du Caire5.
7L’ouverture de dossiers, l’introduction de parenthèses, le glissement analogique par association d’idées, tout cela constitue une formule d’écriture, avec ses paramètres essentiels : d’une part, les aléas du voyage, qui rendent le discours imprévisible, et d’autre part, l’homme dans son histoire, qui se laisse volontairement mener par son émotivité lors de telle visite ou de telle mésaventure, homme de l’instant dans son parcours existentiel, ces deux paramètres étant transcendés par l’homme de l’écriture, omniscient, qui rédige dans sa bibliothèque d’Ulm et intègre lectures et commentaires. La nouveauté du projet était bien de casser ce que le pèlerinage avait d’immuable et de formel, parfois jusqu’à la répétition textuelle, et ce projet iconoclaste est sans doute la raison de la contrition, toute littéraire, affichée lors de ses égarements.
8Fabri, conscient des inconvénients de ces ruptures multipliées, va jusqu’à proposer au lecteur un mode d’emploi de son livre : il l’avertit quand il peut sauter des pages ; il lui signale l’ouverture de vastes digressions qui vont couper le fil narratif ; il invite l’amateur de récits à sauter les pages d’un ensemble descriptif qui régalera au contraire un lecteur savant. Ainsi, au 8 septembre 1483, avant de procéder à une description de la Palestine diluée sur plusieurs folios (18B-26B), et qui interrompt le temps de l’action, il lance cet avertissement : « Cherchez le jour suivant au f° 26 B6 ». Grâce à ces renvois internes, Fabri aide le lecteur à se promener en amont et en aval de sa gigantesque chronique, à éviter le détour par telle digression ou, au contraire, à ouvrir lui-même une digression en se reportant à tel folio. Il l’amène parfois aussi à construire une lecture thématique spécifique en traçant de folio à folio des chemins au sein de son œuvre monumentale.
9Il pratique même la digression in absentia : un des aspects originaux de l’Evagatorium aux destinations plurielles – outre son architecture – est le renvoi à des sources parallèles. Fabri suggère à son lecteur d’aller compléter son information avec l’ouvrage de Bernard de Breydenbach ou avec l’Histoire de Venise de Sabellicus. Dans le traité 11, estimant pour sa part avoir épuisé le sujet sur la cité des doges, il conclut :
Tu trouveras une description très belle et très fidèle de cette ville dans le récit de pèlerinage du vénérable doyen de l’église de Mayence [...]. Mais lis la description de Venise depuis son origine jusqu’à notre époque, écrite en un style si élégant dans le volume de Marco Antonio Sabellicus sur l’histoire de Venise depuis sa fondation7.
10L’auteur omet volontairement des détails que son lecteur trouvera ailleurs : pour l’étude des erreurs, hérésies, mœurs et costumes des peuples étrangers à la foi du Christ, il renvoie encore son lecteur au livre de Breydenbach8 :
Que celui qui le souhaite se reporte à cet ouvrage et il trouvera de nombreux détails que j’ai laissés de côté. Pour ma part, je vais pour l’instant aller plus avant dans ces errances9.
11De même, le lecteur pourra enrichir ses connaissances en lisant la description faite par Burchard du Mont Sion10. Des ouvrages de la bibliothèque du couvent se trouvent comme annexés à l' Evagatorium :
Si quelqu’un veut voir une très belle et très fidèle description de la Terre sainte, qu’il lise le petit livre de Frère Burchard de l’Ordre des Prêcheurs, à Ulm à la bibliothèque des frères Prêcheurs11.
12L’Evagatorium apparaît bien comme un livre à tiroirs multiples.
Quelques types de digression
13Comment cette politique d’écriture se traduit-elle dans l’application ? Ces digressions sont de tous types : mémorielles, historiques, philosophiques, anecdotiques. On trouve la digression née de l’émotivité, qui fait appel au passé intime et inclut tout ce qui relève du glissement par association d’idées. Dans cette configuration, Fabri incruste des souvenirs du premier voyage à l’intérieur du développement narratif du second. Il ouvre des parenthèses : par exemple, alors qu’il est train de raconter, presque en temps réel, sa visite de l’église du Saint-Sépulcre en 1483, il s’interrompt pour faire un aveu sur « ce qu’il advint à FFF lors de son premier pèlerinage ». Ce sera une digression en forme de confession avant sa nuit de pieuse veille :
Ah mes frères ! La vérité me pousse à commencer par l’aveu de ma sotte négligence et d’un irrespect douloureux pour lequel je vous supplie d’invoquer Dieu en ma faveur, afin qu’il ne retienne pas mes fautes pour le Jugement12.
14Et il raconte comment, en 1480, il s’était arrêté à un endroit pour contempler la voûte ; deux dames s’étaient jetées à ses pieds en sanglotant, lui disant qu’il se trouvait sur le lieu même où Joseph et Nicodème avaient descendu de la croix le corps du Seigneur. Il dit comment il avait alors embrassé l’endroit qu’il piétinait, et reconstitue sa prière de confession. Voilà une digression qui le libère d’une faute. Ainsi, Fabri n’est jamais l’esclave d’un ordre événementiel. Les souvenirs du voyage de 1480 interpénètrent ceux de 1483 : comme il est passé plusieurs fois dans les villes italiennes du Trentin, il ouvre des fenêtres sur ses passages antérieurs : en 1476, il allait à Rome, en 1480, il allait à Jérusalem.
15On trouve d’innombrables digressions savantes. La vaste bibliothèque mentale de Fabri vient en renfort d’un développement encyclopédique. La deuxième partie du traité 2 est une véritable enquête sur la navigation. Son livre devient alors le réceptacle d’une masse de citations, résumés, allusions, références. Il renvoie à Odoric de Pordenone, à Diodore de Sicile, à Aristote, à Ptolémée, à Augustin, à Josèphe. Il intègre des théories glanées dans des livres de géographie (pourquoi la mer est salée etc.), ou dans des récits de voyage.
16Mais la digression peut n’avoir qu’une simple fonction ornementale : être comme l’enluminure verbale qui rehausse élégamment le texte, l’enrichit en lui donnant une dimension littéraire inattendue. Elle est appelée par le sentiment d’analogie ou par la réminiscence née d’une circonstance. Grâce à sa mémoire culturelle, le voyageur associe constamment expérience et connaissance : par une identification qui peut être flatteuse, il se mettra alors en scène aux côtés d’antiques héros, établissant un lien de connivence amusée avec son lecteur cultivé, par le dépoussiérage de pages connues de ses pairs comme des classiques.
17Voyons comment s’opère le glissement du fait avéré à l’imaginaire littéraire : Fabri raconte qu’au cours d’un arrêt de la galère, il est descendu sur une plage où se trouvait un cadavre en décomposition : les matelots terrifiés par ce signe funeste s’enfuirent. L’auteur conclut ainsi l’anecdote personnelle : « Personne n’eut pitié du mort ni ne lui accorda de sépulture. » Là devrait s’arrêter son récit, mais il se poursuit en une anecdote parallèle littéraire, tirée de Valère Maxime :
Peut-être que si on avait enterré le cadavre, c’eût été de bon augure, comme on le lit à propos du poète et philosophe Simonide dans le récit de Valère Maxime (Livre I, chapitre 7, exemple 8) : naviguant en mer et atteignant la côte, il trouva un cadavre sans sépulture ; pris de pitié, il l’ensevelit aussitôt et tandis qu’il le retournait pour le jeter dans la fosse, le mort fit entendre sa voix pour engager son bienfaiteur à ne pas reprendre la mer le lendemain en compagnie de ceux avec qui il était venu. C’est ainsi que les autres repartirent et que lui resta. Quelques heures plus tard, le navire avec tous ceux qui s’y trouvaient, périt, englouti par les flots déchaînés13.
18Ce rappel légendaire donne une coloration particulière à l’œuvre : les références, les citations d’auteur, tout ce qui se précipite sous sa plume pour soutenir le texte d’un éclairage quelconque aura ce pouvoir de l’arracher à la contingence pour lui donner une portée universelle. Son expérience sensible s’anoblit considérablement à travers le souvenir livresque.
19Fabri raconte aussi le scandale suscité par un pèlerin ivre de vin, lors d’une escale en Crète. Il en profite pour rappeler la métamorphose morale de Polémon devenu disciple de Xénocrate. Polémon est le contre-exemple qui donne une extension littéraire à un incident commun dont l’auteur tire une petite leçon à l’usage de ses frères lecteurs. La futilité du récit plaisant est habilement détournée en utilité :
Dans les chutes dangereuses, les hommes ivres ont généralement plus de chance que les autres, mais non pas plus de sagesse, exception faite pour ce jeune homme très porté sur le vin, Polémon, dont on lit l’histoire dans la vie du philosophe Xénocrate14.
20Dans le même esprit, on trouvera l’anecdote d’Aristippe (philosophe du ive siècle av. J.-C), pris de nausées dans la tempête, et saisi de la crainte de mourir, au grand étonnement des marins. Elle est intégrée à un développement appelant d’autres références. Fabri reprend Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres :
« — Comment se fait-il que nous, qui sommes illettrés, soyons intrépides, alors que vous les philosophes vous tremblez ? — C’est, répondit-il que nous ne nous soucions pas l’un et l’autre de la même âme. En effet, toi, tu n’avais nullement à t’inquiéter de l’âme d’un garnement sans intérêt. Moi, en revanche, exposé au danger, j’ai dû craindre la mort d’un philosophe15. »
21Ainsi Albert le Grand apparaît-il, le 6 juin 1483, à travers son De Vegetalibus à propos d’une plante aromatique trouvée sur le rivage. Les digressions se multiplient à propos de tout : ici elles prennent la forme d’un dialogue entre le pèlerin et le Christ à propos des grottes souillées d’immondices de Jaffa, qui renvoient à la dure mangeoire de la crèche16, ailleurs les anecdotes se précipitent comme autant d’exemples développant le thème de la cruauté des Sarrasins envers les chrétiens17. Comme l’a montré Jean Meyers dans une étude éclairante, « la digression a aussi la particularité, outre d’égarer le lecteur, de le retarder aussi, tout comme les pèlerins l’ont été par les vents contraires ». La description de Jaffa correspond à la longue attente des pèlerins dans cette ville18.
22Enfin certaines digressions anecdotiques, répondent au projet d’un livre « à lire dans la joie et la bonne humeur ». Elles sont faites pour divertir les moinillons du couvent. Dans le dossier ouvert au traité 2 sous le titre : Informations utiles pour comprendre le voyage en mer, Fabri fait le tour de la question par enquête : étude sur les trois mers (il intègre tout ce qu’il a pu lire), les dangers de la navigation (tout ce qu’il a pu entendre dire), la structure matérielle et le fonctionnement de la galère (tout ce qu’il a pu comprendre) la vie à bord (tout ce qu’il a pu observer). Il procède par petites scènes à l’infini sur la façon dont les pèlerins se distraient sur le navire (course, jeux de carte, chorales improvisées, lectures, contemplation de la mer). À propos de la chasse aux poux, une activité quotidienne et collective, il glisse sur ce qu’il a lu dans La vie des philosophes au sujet des plaisanteries des marins qui disaient en énigme, parlant des poux « nous rions parce que tous ceux que nous avons pris, nous ne les avons pas, et ceux que nous n’avons pas pris, nous les gardons ». Son morceau de bravoure étant la partie intitulée : Les difficultés sur la galère pour aller aux retraits accomplir ses besoins naturels. Là dessus, il promet d’être bref : « De modo ergo, quo tam urinatio quam stercorisatiofit navi, parum dicam ». Et pourtant, il n’en finit pas de dire comment les pauvres voyageurs trébuchent sur des vases d’argile qui répandent, avec leur contenu, une odeur atroce. Il évoque la course vers la proue, le matin, pour occuper les lieux d’aisance, les disputes de ceux qui font la queue et s’impatientent, les astuces de ceux qui passent par les cordages pour aller s’installer sur les rames. Il raconte qu’on se met tout nu les jours de tempête pour éviter de mouiller ses vêtements, que certains osent s’accroupir n’importe où19. Sa brièveté est toute relative : manifestement là-dessus, il se veut exhaustif et plaisant.
23Chez Fabri, le louvoiement de l’errance est donc propice à la digression, ou plutôt la digression est une forme de l’écriture « erratique », à l’image de l’errance viatique. Le même mot evagatorium qualifie l’action de la marche et celle de l’égarement de plume. Effet de l’art ou de la nécessité, la digression est explicitement assumée dans le projet de construction : non seulement l’errance du voyage se traduit en errance de récit, mais ces digressions, signalées comme telles (mémorielles, philosophiques, anecdotiques, culturelles), sont agencées pour donner naissance à un texte original qui va radicalement transformer le traditionnel récit de pèlerinage en une œuvre où l’individu, « ondoyant et divers », s’installe pour longtemps, et revendique le droit d’exprimer son identité psychologique, morale, intellectuelle dans tous ses détours et recoins, dans toute sa complexité.
Notes de bas de page
1 Félix Fabri, Les errances de Frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte (1480-1483), texte latin, introduction et notes sous la direction de Jean Meyers et Nicole Chareyron, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2000, t. 1, Introduction, p. XXX, n. 74. Pour ne pas alourdir l’exposé, nous ne donnons en notes le texte original latin que lorsqu’il présente un intérêt de langue dans le cadre strict de cette étude.
2 La parenté formelle et thématique des mémoires sur les lieux saints a été explorée par Josephie Brefeld grâce à une méthode d’investigation moderne, l’hypothèse d’une source commune à des récits d’origines géographiques diverses étant vérifiée à l’aide de l’ordinateur : cf. J. Brefeld, A guidebookfor the Jerusalem Pilgrimage in the Late Middle Ages, A case for Computer-aided Textual Criticism, Hilversum Verloren, 1994, ch. 3. Nous évoquons ce processus à travers quelques exemples dans notre ouvrage Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Age. L’aventure du Saint Voyage d’après Journaux et Mémoires, Paris, Imago, 2000, p. 110-111.
3 Félix Fabri, Les errances de Frère Félix, t. 1, p. 5 : « In super ea, quae mini et aliis compere-grinis acciderunt prospera et adversa, amara et dulcia, ex proposito et a casu, et quaedam indifferentia, et aliqua singularia, intuitu vestrarum charitatum annotavi, et adeo ad particula-ria determinate descendi, ut narrandi modum excesserim, ipsamque narrationem intricatam quodammodo reddiderim. Contigit enim mihi sicut miltum affectuosis frequenter accidere solet, qui dum ordinate, et de re, cui afficiuntur, aliquid aut proponere debent, mox affectus rationem praeveniens orationem ipsam interruptionibus aut impedit, aut penitus confundit. »
4 Ibid., p. 7 : « Idcirco decrevi hunc librum, non Peregrinatorium, nec Itinerarium, nec Viagium, nec alio quovis nomine intitulare, sed EVAGATORIUM Fratris Felicis juste dici nominari, et esse statui. Ex quo titulo, materia confusa et diversa libri, et compositionis indispositio et distractio patesceret » (c’est nous qui soulignons par l’emploi de majuscules).
5 Félix Fabri, Le voyage en Égypte de Félix Fabri, t. 2, traduction de Jacques Masson, Paris-Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire, 1975, p. 550.
6 Ibid. t. 1, p. 40. La description couvre les p. 41-93.
7 Félix Fabri, Fratris Felicis Fabri Evagatorium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti Peregrinationem, (1483-1484), éd. Conrad Dietrich Hassler, Stuttgart, Literarischer Verein, 1849, t. III, p. 436. Audrey Elzière, Traité de Venise, traduction, Mémoire de Maîtrise, Université Paul-Valéry, Montpellier, 1998, p. 115.
8 Bernard de Breydenbach, Sanctae Peregrinationes in Montem Sion, Mayence, E. Reuwich, 1486. Béatrice Dansette et Christiane Deluz préparent une édition critique de ce texte.
9 Les errances de Frère Félix, t. III, traité 4, f° 136A, p. 59-60 (à paraître). Fabri dit que, pour ce récit, le théologien Martin Rôth a été chargé de l’aspect doctrinal et des mœurs, tandis que Erhard Reuwich a fait des croquius sur les ports et les tenues des peuples.
10 Burchard de Monte Sion (fin xiiie), Peregrinationes Medii Aevi quatuor, Buchardus de Monte Sion, Ricoldus de Monte Crucis, Orderic de Foro Julii, Wilbrandus de Oldenborg, éd. J.-C. M. Laurent, Leipzig, Hinrichs Bibliopola, 1873 ou Albino de Sandoli Itinera Hierosolymitana Crucesignatorum, vol. 4, p. 119-219.
11 Les errances de Frère Félix, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2002, t. 2, p. 44.
12 Ibid, p. 167.
13 Les errances, t. 1, p. 46.
14 Ibid., p. 66.
15 Ibid., t. 1, p. 148.
16 Ibid., t. 2, p. 60-62.
17 Ibid., t. 2, p. 64-65 et p. 90-91.
18 Jean Meyers, « L’Evagatorium de Frère Félix Fabri : de l’errance du voyage à l’errance du récit », Le Moyen Âge (à paraître). Dans cet article, l’auteur étudie quelques types de digression, leur rôle et leur insertion signifiante dans le texte.
19 Ibid., t. 1, p. 180-183.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
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