Mes en nostre matiere n’apartient pas : la vengeance de Médée dans le Roman de Troie et sa mouvance
p. 99-113
Texte intégral
1Médée gardait au Moyen Âge toute l’intensité qu’elle avait acquise dans l’Antiquité. Personnage complexe – femme barbare, amoureuse, abandonnée, furieuse, meurtrière, divine ou humaine – elle a vu sa personnalité se transformer au fil des siècles et ses portraits se sont multipliés dans les différentes versions du mythe. Plusieurs de ces versions survivaient probablement à l’époque médiévale et il serait très passionnant d’en retracer l’histoire, mais je me limiterai ici à analyser quelques aspects, concernant la digression, bien sûr, de ce personnage tel qu’il apparaît dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et ses mises en prose.
2La tradition médiévale de la légende de Troie considérait que la cause de la guerre entre les Grecs et les Troyens remontait à l’expédition des Argonautes en Colchide, pour conquérir la Toison d’or. C’est la version racontée par Darès le Phrygien, auteur du De excidio Troiae1, principale source de Benoît. Selon cet auteur latin, Jason était devenu un fort et vaillant chevalier, et son oncle Pélias, qui tenait le royaume à la place du vieux Éson, père de Jason, craignait de perdre son pouvoir. Pour se débarrasser de son neveu, il l’invite à tenter la dangereuse aventure de la conquête de la Toison d’or. Jason, avec Hercule et d’autres vaillants chevaliers grecs, part à destination de Colchos. Pendant leur long voyage, les Grecs font étape à Troie pour le ravitaillement. Mais le roi troyen Laomédon, craignant leur présence, leur envoie un messager qui très impoliment les invite à repartir tout de suite. Jason et Hercule en sont très vexés et ils jurent de venger un jour l’outrage subi.
3Ce bref récit n’a chez Darès que la fonction narrative de faire connaître au lecteur les antécédents de la longue et cruelle guerre qui portera à la destruction de Troie. À ce point, l’auteur se limite seulement à dire :
Colchos profecti sunt, pellem abstulerunt, domum reversi sunt2.
(De excidio Troiae, p. 4, 7-8)
4C’est à partir de cette simple formulation – huit mots – que Benoît développe le long récit de presque mille vers de Jason en Colchide : il raconte richement l’arrivée des Grecs dans le royaume de Oëtès, l’amour de Jason et Médée, comment Médée révèle à son amant tous les enchantements pour la conquête de la toison, l’entreprise du héros et enfin le départ de Jason et Médée en Grèce. A ce point l’auteur coupe net son récit :
N’en dirai plus, ne nel veil faire
Quar mout ai grant uevre a retraire3.
(Roman de Troie, v. 2043-44)
5Les événements grecs du mythe de Jason et Médée ne concernent pas sa matière.
6D’un point de vue chronologique, si on considère l’ordo naturalis du récit, en fait, seulement ce que Benoît raconte de Jason et Médée concerne l’histoire de Troie. Le retour des amants en Grèce, le rajeunissement d’Éson, le meurtre du roi Pélias, l’infidélité de Jason qui se marie avec Creusa et la cruelle vengeance de Médée arrivent après le point où les deux histoires, celle des Argonautes et celle de Troie, se croisent. La suite de l’histoire de Jason et Médée n’aura plus aucun lien avec l’histoire troyenne. Jason ne partira même pas avec Hercule et les Grecs pour aller se venger de l’outrage fait par Laomédon4 et, même chez Darès, on en perd les traces aussitôt après la conquête de la Toison d’or. Dans l’économie du récit troyen donc, rien n’est à ajouter à ce que Benoît dit : le reste serait superfétatoire. Benoît explique ce choix par raison d’économie : mout ai grant uevre a retraire, dit-il. Il a bien raison : il est seulement à ses 2 000 vers, et il lui en reste 28 000 encore à écrire. Mais d’autre part, ses 30 000 vers témoignent qu’il ne s’est probablement pas trop soucié d’abréger sa matière, et dans beaucoup d’occasions il s’est livré à de longues digressions5. Benoît avait probablement alors aussi d’autres raisons pour se taire sur les crimes de la princesse colchidienne, des raisons qui concernaient sa voluntas : N’en dirai plus, ne nel veil faire, nous dit-il.
7L’Antiquité offrait une tradition très complexe et diversifiée de portraits de Médée6. Il n’est malheureusement pas possible de savoir quelles sont les versions du mythe que Benoît connaissait, mais il est possible de l’entrevoir dans ses vers. Par exemple, dans la description de Médée, quand Benoît énumère les enchantements que la magicienne sait faire :
D’arz saveit et de conjure
De cler jor feïst nuit oscure ;
S’ele vousist, ço fust viaire
Que volisseiz par mi cel aire ;
Les eves faiseit corre ariere [...],
(Roman de Troie, v. 1223-27)
8il y a un écho de la magnifique invocation de Médée aux dieux de la nuit dans les Métamorphoses d’Ovide :
Quorum ope, cum volui, ripis mirantibus amnes
in fontes rediere suos, concussaque sisto,
stantia concutio cantu freta, nubila pello
nubilaque induco, ventos abigoque vocoque,
viperes rumpo verbis et carmine fauces,
vivaque saxa sua covulsaque robora terra
et silveas moveo, iubeoque tremescere montes
et mugire solum manesque exire sepulchris7.
(Ovide, Métamorphoses, Liber VII, v. 199-206)
9Tandis que dans son choix de traiter seulement la partie du mythe relative à la toison d’or, on retrouve la matière des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes ou de Valérius Flaccus.
10Mais, quelles que soient ses sources, la Médée du Roman de Troie est une création de Benoît. Dans les 50 vers qui présentent son personnage, à plusieurs reprises, il met en évidence sa beauté :
Trop fu bele de grant maniere
De cors, de façon e de chiere,
(Roman de Troie, v. 1241-1242)
11son savoir, ses arts magiques :
Trop ert cele de grant saveir :
Mout sot d’engin e de maistrie,
De conjure e de sorcerie ;
Es arz ot tant s’entente mise
Que trop par ert sage e aprise ;
(Roman de Troie, v. 1216-1220)
12puis il insiste sur la richesse de ses vêtements, et surtout, pour conclure son beau portrait, sur la courtoisie de son attitude :
Autre parole ne vos faz,
Mais el païs ne el regné
N’aveit dame de sa beauté.
Par mi la sale vint le pas ;
La chiere tint auques en bas,
Plus fine e fresche e coloree
Que la rose quant ele est nee :
Mout fu corteise e bien aprise.
(Roman de Troie, v. 1246-53)
13Médée devient ainsi chez Benoît une belle et savante princesse courtoise.
14La courtoisie de cette princesse est représentée de manière très efficace dans la tradition iconographique. On peut voir, à titre d’exemple, la miniature du f° 47 du magnifique manuscrit Paris, BnF, fr. 608 (fig. 1) : le miniaturiste représente Médée et son père sur la droite et de l’autre côté Jason et Hercule. Une superbe élégance caractérise la jeune femme.
15Dans le manuscrit Reginense Latino 1505 de la Biblioteca Apostolica Vaticana9, qui est spécialement intéressant pour la parfaite correspondance texte-image, on trouve au f° 12 r° (fig. 2) une très belle représentation d’un moment qui, comme on verra, est très significatif : l’artiste dessine à gauche Jason qui promet son amour éternel à Médée sur l’image de Jupiter et, à droite, le moment où le chevalier la despucela. Médée est peinte comme une très belle princesse, blonde, richement habillée et avec sa précieuse couronne.
16Il n’y a qu’un aspect de la Médée classique que Benoît retient : c’est la force de l’amour naissant, les tourments de son cœur frappé par Amour, de son âme qui se découvre prête à se donner à un homme, un étranger, qu’elle vient de connaître. Tout le reste disparaît presque. Il commence à peine son portrait que son fratricide est déjà complètement effacé : Apsyrte, le frère de Médée, qui dans les différentes versions classiques sera tué par Jason, comme dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, ou par Médée même, comme chez Euripide, n’existe pas. Médée est la seule fille du roi Oëtès : à part Médée
Il n’aveit plus enfant ne heir,
(Roman de Troie, v. 1215)
17dit Benoît, ce qui sera transmis dans toute la tradition troyenne médiévale. Les autres crimes, le meurtre de Pélias, de Creusa, et de ses enfants ne sont même pas mentionnés. L’avenir funeste de Médée n’est qu’une ombre légère dans les vers du clerc tourangeau. L’auteur laisse entrevoir à son public la tragédie à venir seulement au moment où Jason jure fidélité à Médée sur l’image de Jupiter :
Jason ensi li otreia,
Mais envers li s’en parjura ;
Covenant ne lei ne li tint,
Por ço, espeir, l’en mesavint.
Mais jo n’ai or de ço que faire,
Del raconter ne del retraire :
Assez i a d’el a traitier
Ne le vos quier plus porloignier ;
(Roman de Troie, v. 1635-1642)
18et à la fin :
Grant folie fist Medea :
Trop ot le vassal aamé,
Por lui laissa son parenté
Son pere e sa mere e sa gent.
(Roman de Troie, v. 2030-34)
19Voilà la folie de Médée : ne pas avoir respecté son lignage. Mais ce n’est pas elle la coupable. C’est Jason, homme infidèle et méconnaissant. Pour le punir, les dieux agissent par la main de la magicienne :
Laidement li menti sa fei.
Trestuit li deu s’en corrocierent,
Qui mout asprement l’en vengierent.
(Roman de Troie, v. 2024-26)
20Voici la seule mention de la vengeance que Benoît fait et il conclut son épisode avec la formule déjà citée :
N’en dirai plus, ne nel veil faire
Quar mout ai grant uevre a retraire.
(Roman de Troie, v. 2043-44)
21Dans la mise en prose la plus ancienne du Roman de Troie, composée en Morée, l’auteur suit en général de très près le poème de Benoît. Même s’il l’abrège et élimine les longues descriptions, il respecte profondément la structure narrative du poème en vers. Les ajouts sont très peu nombreux et il s’agit surtout de moralisations.
22Le prosateur raconte l’histoire de Jason et Médée, en suivant minutieusement le récit du clerc tourangeau. Mais quand il arrive à la fin, il ne peut s’empêcher de faire une riche aversio a materia qui condense en peu de lignes toutes les cruautés de la reine de Colchos :
Et en la parfin l’en mena Jason aveuc lui en son pais, dont elle fist grant follie, et mout s’en repenti après, si comme li auctor dit, quar celi lassa sur une ille de mer, et si estoit grosse de dous enfans. Et puis fist elle tant que elle se parti de l’isle et se delivra des enfans, et tant quist Jason qu’elle le trova, et lors tua ses deus enfans, si en prist les cuers et les entrailles et les dona a mangier a Jason qui engendrés les avoit de sa char, et puis après geta devant lui les piés et les mains des enfans et li dist que ce estaient les membres de ses filz que il avoit engendrés, dont il avoit les entrailles mangiees, et qu’ele avoit cen fait en venjance de ce qu’ele l’avoit delivré de mort et il l’en avoit rendu aspre gueredon comme d’elle laissier en une ille sauvage. Por quoi les sages jugent que cest fu la plus cruel mere qui onques fust. Et si ne parlerons plus de li, ançois dirons de Jason et Hercullès et de leur compaignie, qui se vindrent en Grece an grant joie et mout furent bien recuillis de leur amis10.
(Le Roman de Troie en prose, p. 18-19, § 23, 50-68)
23Quelques paragraphes avant, au moment du vœu de fidélité sur l’image de Jupiter, l’auteur dit :
« Veez ci l’ymage as deuz – fait elle – si me jurés à tenir et porter foi, et je vos tendrai des ore mais a leial ami et a seignour. »
(Le Roman de Troie en prose, p. 14, § 20, 11-14)
24Et il conclut :
Tot ensi li jura Jason, ja soit chose que il s’en esparjurera aprés vilainement. Mes en nostre matiere n’apartient pas, pour quoi nos nous en soufrerons, mes que toute la nuit furent ensamble et li tolli Jason le non de pucellage.
(Le Roman de Troie en prose, p. 14, § 20, 15-18)
25Il respecte donc les bornes que Benoît avait établies pour sa matière. Il est d’accord avec lui : la suite de l’histoire de Jason et Médée en [leur] matiere n’apartient pas, et il marque ainsi clairement son ajout par les signes linguistiques de la digression.
26Sa digression est d’autant plus étonnante si l’on considère que normalement le prosateur tend à éliminer du poème de Benoît tout ce qui apparaît trop cru, cruel ou vulgaire. Guy Raynaud de Lage remarque qu’il est absolument surprenant que l’auteur insiste sur « l’horrible dépeçage de ses enfants par Médée11 ».
27Le résultat de cette digression est un net changement dans la dispositio interna de l’œuvre : l’auteur suit la narratio des faits de Jason et Médée au delà du point de rencontre avec les faits de Troie. Sa digression est ainsi une amplificatio : le prosateur ajoute en quantité, même si son style sec lui permet de dire beaucoup plus que Benoît, mais plus brièvement. Mais, surtout, sa digression est une amplificatio par l’augmentation de l’effet d’intensité qu’elle produit, elle est ainsi un puissant instrument émotionnel : par l’énumération serrée des atrocités commises par Médée, l’œuvre atteint le ton tragique, l’opus sublime, dans un crescendo qui aboutit à l’impitoyable jugement final : cest fu la plus cruel mere qui onques fust.
28Le beau portrait de Médée dessiné par Benoît n’est pas acceptable pour notre auteur. La figura de la digressio lui permet, d’une part de respecter l’autorité de Benoît et la structure de son histoire de Médée et Jason, et d’autre part de rattacher le personnage de Médée à la tradition ancienne, comme sa sensibilité le lui suggère. Lui, qui probablement a écrit sa prose justement à Corinthe12, la ville où l’infanticide de Médée s’était accompli et où il est fort probable que la tradition conservait la version la plus féroce du mythe13, il ne peut permettre que son œuvre efface la faute de la plus cruel mere qui onques fust.
29Le portrait de Médée, ramené à la tradition ancienne, acquiert les traits horrifiques que Benoît avait voulu effacer. Notre digression influe par conséquent aussi sur la descriptio du personnage.
30Et l’auteur avait déjà pris un décalage par rapport à Benoît dans la description de la magicienne :
Et elle estait de merveillouse biauté, mais aveuc tout ce si estait ele tres sage durement en l’art de nigromance, comme cele qui tout son tens i avoit mis. Que dirons de ce merveilles ? Assés vos seroient merveillouses a entendre et a moi grevouses de raconter, a ce que assés avons a dire encore autre chose.
(Roman de Troie en prose, p. 11-12, § 13, 11-17)
31Dans l’iconographie on remarque un phénomène intéressant : Médée n’apparaît que très peu dans les miniatures de cette mise en prose, et notre digression, la vengeance, malgré la force de l’épisode, n’apparaît dans aucune miniature. Plusieurs explications sont possibles : les images de Médée existantes, de belle magicienne bienfaisante, ne correspondaient pas au nouveau personnage créé par la prose et les maîtres enlumineurs ne trouvaient ainsi aucun modèle pour cette digression. Mais, peut-être, l’épisode de la vengeance est ressenti par les illustrateurs comme une digression, comme ne faisant pas partie de la matière, et par conséquent, à ne pas insérer dans leur programme d’illustration du texte.
32La tradition troyenne disposait à ce point de deux différents portraits de la princesse colchidienne : celui innovateur de Benoît et celui traditionnel du prosateur. Qu’est-ce qu’on trouve dans les textes plus tardifs ? Des autres quatre mises en prose14, trois ignorent complètement cette digression, et ce n’est que dans la dernière – celle insérée dans la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César, encore inédite – qu’on retrouve le récit digressif de la vengeance de Médée. Le manuscrit qu’on considère comme l’original de ce texte, aujourd’hui à la British Library, le Royal 20 D. I., a été composé à la cour angevine de Naples vers 133515.
33Son auteur s’inspire des deux œuvres : dans sa prose on reconnaît Benoît, mais très souvent il suit à la lettre le texte de la première mise en prose.
34Je me permets, à ce point, une petite digression, mais sans trop m’éloigner de ma matière. Dans ce manuscrit, Jason devient napolitain et un ancêtre du roi de Naples, Charles d’Anjou, par un très simple jeu de similitude de toponymes. Dans le Roman de Troie de Benoît la ville de Jason est appelée Pelopene16. Dans la première mise en prose, après une longue digression sur quels regions et quex païs s’appelloient par le non de Grece, on lit :
En un de ces pais de Grece dont je vos ai parlé desus, ce est en la terre de Labour, avoit une cité que Penelope fu apelee, qui hui est apelee Naple, en la quelle un roi avoit que l’en apeloit Pelleüs.
(Roman de Troie en prose, p. 5, § 5, 3-6)
35L’indication en la terre de Labour ne laisse pas de doute : ce toponyme désigne déjà au Moyen Âge les campagnes à côté de Naples en Italie. Est-ce que l’auteur a confondu Naple de Romania, c’est-à-dire la ville grecque de Nauplie, avec Naple en Terre de Labour ? Ou ce déplacement est volontaire ? Ce qui est sûr c’est que dans sa riche description, il montre une très bonne connaissance de la géographie de la Magna Grecia.
36L’auteur du manuscrit angevin complète l’opération de déplacement et Penelope est transformé en Parthénope :
En un de ces pais de Grece dont je vos ai parlé desus, si avoit une cité que on appelloit Partonope, qui ore est appellé Naples du principat, en la quele avoit .i. roi qui on a nom Peleus qui molt tenoit grande partie de ce pais17.
(Histoire ancienne jusqu’à César, ms. Royal 20 D. I. f° 28 v°b)
37pour aboutir, quelques lignes après, à une généalogie tout à fait stupéfiante :
Et depuis que Jason ala conquister la Toison, engendra il à Challes [...].
(Histoire ancienne jusqu’à César, ms. Royal 20 D.I. f° 29 r°a)
38Voilà que Jason est de Naples – ce qui devait sans doute plaire aux rois angevins – et père direct du roi Charles. Il serait intéressant de savoir comment ce déplacement en Italie du mythe de Jason est transmis dans les autres manuscrits18.
39Je reviens à ma matière. Dans l’épisode de Jason et Médée, l’auteur suit de très près la première mise en prose, jusqu’à en recopier mot à mot de longues parties. Mais au moment du vœu de fidélité, il dit :
Jason li jura tout en la maniere que elle voult, mes il se parjura bien.
(Histoire ancienne jusqu’à César, ms. Royal 20 D.I. f° 32 v° b)
40Et, en omettant soigneusement les marques linguistiques de la digression Mes en nostre matiere n’apartient pas, il reprend :
Mes toutes voies il furent toute la nuit ensemble et cele nuit perdi Medea le nom de pucele.
(Histoire ancienne jusqu’à César, ms. Royal 20 D.I. P32 v°b)
41Cet auteur ne percevait pas du tout l’épisode de la vengeance de Médée comme digressif. Une différente voluntas anime cette œuvre. On y ressent le classicisme à venir, ou pour mieux dire la nouvelle manière de voir les classiques. Son œuvre est pleine de mythes de l’Antiquité, Ovide y est très présent. Le propos de l’auteur est de raconter l’ancienne légende de Jason et Médée en entier, et déjà il a ajouté le récit de l’origine de la toison d’or avec la fable de Phrixos et Hellé. Il est tellement à l’aise avec sa matière qu’il coupe le récit de Jason et Médée en deux parties. Il suit la chronologie de Benoît jusqu’à la première destruction de Troie et, après avoir raconté la cruelle bataille et la destruction de la ville pour réparer la honte subie, il reprend le récit de l’histoire de Jason et Médée, sans rien en omettre. Il raconte comment la magicienne rajeunit le vieux père de Jason, comment elle tue le méchant Pélias, l’infidélité de Jason et enfin l’affreuse vengeance de la femme trahie.
42C’est dans cette mise en prose qu’on trouve la première illustration de la vengeance de Médée, et cela nous confirme que la digression de la première mise en prose s’est parfaitement intégrée dans la narratio. Dans une magnifique miniature au f° 37 v° (fig. 3), on voit Médée qui vole sur un char tiré par deux dragons, et elle jette les morceaux de ses deux enfants à côté de la table où Jason mange avec ses convives. La beauté courtoise de Médée dans l’iconographie des manuscrits de Benoît disparaît. La Médée qu’on représente ici est la femme blessée qui, en proie à son désespoir, à sa fureur vengeresse, se transforme en sorcière maléfique19. Une autre remarque est à faire : dans ce manuscrit qui compte plus de 300 miniatures, il n’y a qu’une image qui représente Médée. Les enlumineurs rejettent la tradition du Roman de Troie, qui prévoyait des miniatures pour les moments fondamentaux de cet épisode. La transformation du personnage est tellement forte qu’il devait être très difficile de représenter la belle Médée courtoise et bienfaisante devenue une sorcière.
43Beaucoup d’exemples seraient encore à étudier pour avoir une idée exhaustive de Médée dans la tradition troyenne. Pour conclure, je ne ferai que quelques petites remarques relatives à l’Ovide moralisé, encore un texte qui s’inspire, dans sa partie relative à Troie, du roman de Benoît.
44Une belle miniature, qu’on trouve dans un manuscrit de la deuxième mise en prose de ce texte, le BnF fr.13720, au f° 91, nous révèle que la transformation du personnage est pleinement accomplie. L’artiste représente Médée au moment du rite de rajeunissement d’Éson, le père de Jason (fig. 4). Tout contribue à souligner qu’elle est désormais une sorcière malfaisante : des diables apparaissent sur le fond.
45Dans le livre VII de l’Ovide, l’histoire de Jason et Médée est racontée en entier, sans rien omettre sur les crimes de la princesse. Au début du récit, au moment où les Grecs sont impoliment invités par Laomédon à quitter Troie, l’auteur insère une dense digression, qui n’est pas, bien sûr, dans les Métamorphoses latines :
En mer s’esquipent li Grejois,
Molt dolens de ce que li rois
Si vilainement les enchace.
Tant fort redoutent sa manace,
Que plus n’i osent sejorner,
Mais se vif pueënt retorner
De la toison d’or qu’il vont querre,
Il li cuident bastir tel guerre
Dont il sera desheritez.
Il distrent voir, c’est veritez,
Qu’il li bastirent au retour
Si grant guerre, si grant estour
Dont sa terre fu confondue
Et Troie, la riche, abatue,
Et dont il en perdi la vie,
S’en fu Hesyona ravie,
Sa fille, et livree à hontage :
Thelamon l’ot en soignantage.
Quant ses filz Prians l’oï dire,
Grant pesance en ot et grant ire.
Son pere plaint et son damage
Et de sa serour le hontage.
Des lors commença la racine
Et la cause de la ravine
D’Elaine, que Paris ravit.
Tant mar le fist, tant mar la vit,
Puis en fu Troie arse et gastee
Et la gent morte et afolee,
Si com porrois oïr ou conte.
(Ovide moralisé, livre VII, v. 213-241)21
46Il résume ainsi, en peu de vers, toute l’histoire de Troie. Pour revenir à Jason, l’auteur dit :
Mes n’est or leus que plus en conte.
Quant tans iert, bien i revendrai
Et ma matire reprendrai,
Mais pour acomplir ma matire
M’estuet avant conter et dire
De ceulz qui en estrange terre
Vont la doree toison querre
O grant plenté de bone gant.
(Ovide moralisé, livre VII, v. 242-249)
47Une digression, sans doute, par rapport à la matière de son septième livre, consacré à Jason et Médée. Mais l’auteur semble bien considérer son œuvre comme unitaire et, dans les livres XI et XII, il racontera Troie22. Par rapport à l’ensemble de l’œuvre, il ne s’agit pas d’une digression donc, mais seulement d’une anticipation : il reviendra à cette matière après.
48Mais cette digression nous donne surtout l’impression qu’il était devenu indispensable de raconter une histoire en citant l’autre et vice versa, ce qui crée dans la tradition médiévale tardive un jeu intertextuel de références, rappels, ou parfois de digressions, selon les bornes que les différents auteurs posaient. Probablement la matière s’était désormais élargie, les deux histoires s’étaient profondément entrelacées et la digression de la première mise en prose, en s’intégrant parfaitement dans l’ensemble de l’œuvre, n’a plus de raison d’exister. La vengeance de Médée appartient désormais à la matière.
Notes de bas de page
1 C’est un texte latin, probablement du vie siècle, dont la seul édition est Daretis Phrygii de excidio Troiae historia, recensuit Ferdinandus Meister, Leipzig, Teubner, 1873, réimprimée en 1991.
2 Éd. Ferdinand Meister, 1991. Dans la traduction médiévale du De excidio Troiae par Jofroi de Waterford, éditée par Marc-René Jung d’après le ms. BnF fr. 20125 on lit : « [...] si nagierent par la mer tant qu’il vindrent en Colcos, si i firent bien ce qu’il queroient, quar, atot le mouton qui avoit le visage doré, repairerent ariere en Gresse. » dans Marc-René Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge. Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Tübingen et Bâle, Francke Verlag, 1996 (désormais La légende), p. 360, ch. 3,1. 34-36.
3 Éd. Constans, Paris, Didot, satf, 1904. Toutes les citations de ce texte sont tirées de cette édition.
4 Seulement dans une des mises en prose, la version dite méridionale – classée par Jung comme Prose 2 dans La légende – Jason partira avec les Grecs et Hercule pour la première destruction de Troie.
5 Des exemples très intéressants de digression chez Benoît ont été analysés dans la communication de Valérie Gontéro : « La digression encyclopédique dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure : définition et enjeux de la translatio diagonale », qu’on peut lire dans le présent recueil.
6 L’histoire de la transformation du personnage de Médée dans l’Antiquité est dessinée par Alain Moreau dans Le mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les belles Lettres, 1994. Elle est au début une divinité bienfaisante et ce n’est qu’au fil des siècles qu’elle devient le personnage meurtrier et tragique d’Euripide. Sur la transformation du personnage dans l’Antiquité, on peut voir aussi Antonio Melero, « Les autres Médées du théâtre grec » dans Médée et la violence. Actes du Colloque international organisé à l’Université de Toulouse-Le Mirail les 28, 29 et 30 mars 1996, « Pallas » XLV (1997), p. 57-68.
7 Éd. Piero Bernardini Marzolla, Torino, Einaudi, 1994, p. 258.
8 C’est un manuscrit qui réunit dans un cycle de romans antiques le Roman de Thèbes, de Troie et d’Eneas, composé probablement à Paris entre 1315 et 1340. Sur ce ms. cf. Marc-René Jung, La légende, p. 149-164 et sur le rapport texte-image Laurence Harf-Lancner, « Les manuscrits du Roman d’Eneas : assonance et dissonance du texte et de l’image » dans « Wodan » 15 (1992), p. 125-135.
9 C’est un manuscrit qui ne contient que le Roman de Troie, de l’Italie centrale, datant de la fin du xiiie ou du début du xive siècle. Cf. Marc-René Jung, La légende, p. 274-287.
10 Éd. Léopold Constans et Edmond Faral, Paris, Champion, 1922, t. I. Toutes les citations de cette mise en prose sont tirées de cette édition.
11 Guy Raynaud de Lage, Du Roman de Troie de Benoît au Roman de Troie en prose, dans The French Language. Studi es presented to Lewis Charles Harmer, édités par T.G.S. Combe et P. Rickard, Londres, 1970, p. 175-81, que je cite d’après la réimpression dans Guy Raynaud de Lage, Les premiers romans français et autres études littéraires et linguistiques. Liminaire de Omer Jodogne, Genève, Droz, 1976, p. 205-209, p. 208.
12 C’est l’opinion courante que cette mise en prose – Prose 1 dans le classement de Marc-René Jung – ait été écrite en Morée, à Corinthe vers le milieu ou la deuxième moitié du xiiie siècle. Jung reporte l’épilogue du texte : « C’est la fin de la vraie estoire de Troie, telle qu’elle fut trouvée dans l’almaire de Saint-Paul de Corinthe ; traduite en latin je la translatai en françois. – Saint-Paul de Corinthe dans A F L1 P1 P2 ; Saint-Pierre d’Oriente dans L3 P6 P7. » Cf. Marc-René Jung, La légende, p. 440- 449. L’épilogue est p. 449. La version remaniée parle d’un texte latin trouvé dans la bibliothèque de Saint-Denis, en France.
13 La liaison entre Médée et Corinthe est très forte. Plusieurs poètes, même avant Euripide, ont mis en relation ce mythe avec cette ville. Alain Moreau affirme, en citant des témoignages, qu’un culte des enfants de Médée existait à Corinthe et qu’il est fort possible que Médée faisait elle-même l’objet d’un culte. Cf. Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, aux p. 50, 102 et 168. Dans l’Antiquité il y a eu, selon Moreau (ibid., p. 52), trois différentes versions de l’infanticide commis par Médée : 1. Médée tue involontairement ses enfants ; 2. Médée est accusée calomnieusement d’avoir tué volontairement ses enfants ; 3. Médée tue volontairement ses enfants.
14 Seulement une de ces mises en prose – Prose 4 – a été éditée : Le Roman de Troie en prose (Version du Cod. Bodmer 147) édité par Françoise Vielliard, Cologny-Genève, 1979. Pour les Prose 2 et 3, je tire mes informations des analyses faites par Marc-René Jung dans La légende. Pour Prose 5, je lis le ms. Londres, British Library, Royal 20 D.I.
15 Pour la très riche bibliographie sur ce beau manuscrit et son texte, je renvoie à la notice de Marc-René Jung dans La légende, p. 532-538, à laquelle j’ajoute l’intéressante étude de Catherine Croizy-Naquet, « Insertion et réécriture : le cas du Roman de Troie dans la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César », communication au 10e Colloque sur le Moyen Français tenu en octobre 2000 à l’Université McGill (Montréal), publié dans Le Moyen Français, 51-52-53 (2002-2003), p. 177-191, et Alessandra Perriccioli-Saggese, « L’enluminure à Naples au temps des Anjou », L’Europe des Anjou. Aventure des princes angevins du xiiie au xve siècle, Paris, Somogy, 2001, p. 122-133.
16 Constans a édité Penelope (t. I, p. 38, v. 724), mais après il a corrigé en Pelopene (t. II, p. 395). Dans les différents manuscrits, selon son édition, on a plusieurs variantes graphiques de ce toponyme. Dans l’éd. Baumgartner et Vielliard, Paris, 1998, collection Lettres gothiques, d’après le ms. Milan, Bibliothèque Ambroisienne, D55, on retrouve Penelope. Comme il a été mis en évidence dans la table des noms propres de Constans (t. V p. 73), c’est le Péloponnèse de Darès qui a été pris pour un nom de ville par Benoît.
17 L’italique marque la résolution des abréviations du scribe.
18 Dans l’Histoire de la première destruction de Troie, texte qui s’insère dans la tradition de l’Histoire ancienne, le mythe de Jason est ramené en Grèce, en Thessalie. Cf. éd. Paul Roth, Tübingen et Bâle, Francke Verlag, 2000, p. 6, § 2.
19 Cette représentation s’insère désormais dans la tradition iconographique de cette œuvre. Dans une autre copie de la British Library, le ms. Stowe 54, par exemple, on trouve au f° 44 r° également une miniature de la vengeance de Médée.
20 Cf. Marc-René Jung, La légende, p. 627-628.
21 Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle publié d’après tous les manuscrits connus par Cristina De Boer, Martina G. De Boer et Jeannette Th. M. van’t Sant, Amsterdam, 1931, t. III. Les deux citations de cette œuvre sont tirées de cette édition. La digression sur la destruction de Troie est aussi dans la mise en prose éditée par Cristina de Boer, Amsterdam, North-Holland publishing Company, 1954, p. 203.
22 Cf. Ovide moralisé, éd. cit., t. IV.
Auteur
Naples (Italie) et Aix-en-Provence
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